Au Pays de Galles

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Au Pays de Galles
Revue des Deux Mondes5e période, tome 20 (p. 897-922).
AU PAYS DE GALLES

Comme la proue d’un navire submergé, la masse montagneuse de Galles recueillit la fortune des premiers maîtres de l’île, après le naufrage de leur domination. L’Ecosse m’avait inspiré le désir de visiter cet autre asile d’un passé héroïque, d’observer cette vieille race, sœur de notre Bretagne armoricaine. Je me serais contenté sans doute de regarder sa vie présente et d’y associer les images que, dans le décor de la nature, suggèrent les ruines à nos yeux et les souvenirs à notre pensée, si je n’avais eu l’avantage, en passant à Oxford, d’être présenté au professeur Rhys, principal de Jesus College et le plus notoire celtisant de l’Université. Il venait de publier, en collaboration avec M. David Brynmor-Jones, un livre érudit sur le Peuple Gallois[1]. Toutes ces recherches d’ethnographie, de philologie, d’histoire constitutionnelle et religieuse, m’entraînèrent, — à travers un dédale obscur parfois, hélas ! et compliqué, — le long des périodes révolues. D’avoir ainsi remonté le cours des siècles, mes impressions et mes réflexions se trouvèrent animées du mouvement même de l’histoire et ordonnées suivant la loi qui fit évoluer le drame de la destinée galloise.


I

Vers le soir, nous entrons dans le pays de Galles par Chester. Le changement d’aspect coïncide avec le déclin du jour, qui attriste encore le paysage mélancolique et rude. Sa désolation annonce le voisinage de la côte septentrionale et l’abord de la région montagneuse dont l’ossature projette sa poussée dans la mer. Les arbres se font plus rares et plus grêles ; les prairies deviennent des landes marécageuses : rien n’évoque plus la belle santé des plaines du Warwickshire. Des maisons étriquées, de maigres villages remplacent les grandes fermes aux pignons pointus, aux poivrières de vieilles tuiles. La demeure du tenancier gallois ne ressemble guère à celle du fermier anglais. Le train longe l’estuaire de la Dee, puis tourne avec la côte elle-même. Voici les plages de la mer d’Irlande : Prestatyn, Rhyl, Abergele, Colwyn Bay… Ce sont d’immenses orbes de sable fin, à qui la faveur anglaise a valu, sur une longue promenade d’asphalte, une file de lampes électriques, devant un Pavillion ou casino, généralement polychrome et délavé, qui ressemble à quelque laissé pour compte d’une exposition de Chicago. La côte pousse vers le nord une petite presqu’île, où s’engage notre train, sur Llandudno.

Il fait nuit noire quand nous arrivons à cette pointe extrême du Nord-Galles. Dans la petite ville, désertée des touristes, le vent fait vaciller les lumières. Les rues sont trop larges et trop droites, les maisons trop régulières et trop unies. C’est le courant d’air et la solitude qui nous accueillent. Je pense avec mélancolie aux pittoresques cités de jadis, dont chacune a sa physionomie, et qui détachent au-devant du voyageur leurs rues capricieuses, avancent vers lui des façades hospitalières, ouvrent sur son chemin des portes d’hôtellerie. Nous cherchons un gîte. Les hôtels sont loin de la gare, du côté de la plage, et fermés depuis la fin de la saison. D’ailleurs, je voudrais loger chez des Gallois. Dans une de ces rues de petit commerce, dont tant de maisons étalent la banale devanture d’épicerie et de refreshment-room, l’écriteau apartments désignait presque chaque porte. Je m’arrêtai au nom d’Owen, sûr d’avoir affaire à un Gallois.

M. Owen était l’hôte que je pouvais souhaiter. Son empressement, sa politesse et son obligeance me furent une bienvenue. Il me donna sa meilleure chambre, qui était fort bonne, affecta le salon à mes repas, mais parut inquiet quand je parlai de dîner. « C’est mercredi, » me dit-il. Et comme je le regardais surpris, il accentua : « T is Wednesday. » — « J’entends bien, fis-je ; mais pourquoi ne dînerais-je pas le mercredi ? » — M. Owen m’expliqua que les boutiques étaient fermées à partir de midi. Puis il alla conférer avec sa femme et reparut, l’air ragaillardi d’un homme qui a pu se tirer d’un mauvais pas : le ménage avait décidé de nous abandonner son dîner.

Dans la tiédeur close du petit salon, plus nettement encore qu’à mon entrée, je me sentis enveloppé d’une hospitalité prévenante. Que l’on souhaitât nous contenter, rien de plus naturel ; mais il y avait quelque chose de cordial dans ce désir, et depuis notre départ de Calais, nous étions déshabitués même de sa forme commerciale. La loi de l’échange fonctionne sans grâce, comme un mécanisme impersonnel, dans les hôtels anglais. On vous donne une chambre, vous donnez de l’argent : qu’est-il besoin d’aménité dans cette affaire ? Le bon Gallois, au contraire, se plaisait à nous voir satisfaits chez lui et s’y employait de tout son zèle. Dans certaines races, les visages humains se sourient volontiers.

Cependant, au dehors, le vent soufflait avec furie. Il ébranlait le châssis mobile de la fenêtre à guillotine, qui frappait à petits coups impatiens, comme sous le choc acharné d’un assaut. Et j’entendais mugir la mer.

Dès le matin, j’allai voir la ville. Llandudno est un de ces sea-resorts que vantent les guides illustrés. Elle ressemble à toutes les stations anglaises de bains de mer : régulière, insignifiante et neuve, avec trop de boutiques, trop de maisons à louer, trop de temples. Il y en a de toutes les confessions, surtout des calvinistes méthodistes. Ils sont généralement d’un goût médiocre, contrefaçons d’église qu’une nudité confortable laisse sans grandeur et sans beauté. Il y a un pupitre pour la Bible et point d’autel pour la croix. A force de lectures et de discours, semble s’être rompu le charme du silence. Et rien ne favorise non plus le charme du mystère : ni vitraux, ni chœur, ni tabernacle. Nulle émotion n’attendrit le respect ; et, dans un murmure lointain, les vers de Hugo parlent à mon cœur :


C’était une humble église au cintre surbaissé
L’église où nous entrâmes,
Où depuis trois cents ans avaient déjà passé
Et pleuré bien des âmes…


J’arrivai à la plage. Elle déploie l’amplitude de son demi-cercle géant entre deux caps : Little Orme’s Head, ondulé en colline là-bas, vers l’est ; et Great Orme’s Head, dont la silhouette lourde domine la côte et tombe, brusquement coupée, dans la mer. On peut contourner sa base par une route taillée en contre-bas qui offre une merveilleuse promenade ouverte sur le large, Marine Drive. Je m’y engageai dans le vent. Le soleil, vif au ciel nuageux, jouait sur l’ondulation glauque des flots et la nuançait de vert, d’ardoise et de mauve, avec de scintillantes traînées d’argent. Par-delà cette étendue changeante, c’est, à l’ouest, Anglesey et l’Irlande, au nord, les Highlands gaéliques d’Ecosse, le fabuleux domaine du Roi des Iles, dont la gloire emplit les poèmes d’Ossian. Je suis au centre de ce monde celte, obstiné à vivre et qui garde le souvenir légendaire d’une grandeur dont son imagination n’a pas fait tous les frais. Que pourrai-je en retrouver ici ? C’est ce que je me demande déjà dans ce paysage qui l’évoque si bien, à quelques pas de cette ville qui le rappelle si mal.

Toutes les plages se ressemblent, le long de cette frange anglaise et balnéaire. Elles ne donnent guère mieux l’idée d’une petite ville galloise que Paramé ne représenterait chez nous une ville bretonne et Houlgate ou Cabourg un village normand. Vous ne trouverez jamais en de tels lieux cette empreinte des mœurs, des goûts, des idées, des habitudes, que le temps a patiemment marquée sur le décor des choses. J’ai cherché, dans les vieux comtés du « Gwynedd » — Carnarvon et Merioneth — de médiocres cités sans gloire dont la destinée se fût écoulée paisible au train ordinaire des travaux et des jours. Il est bon qu’elles ne soient ni des sanctuaires d’histoire, façonnés par les siècles et environnés de prestige, ni des centres d’industrie, ouverts à l’activité des races et aux transformations de la vie, ni des carrefours de tourisme, enrichis à l’exploitation commerciale de la beauté. J’ai vu ainsi Dolgelley, Portmadoc, Pwlheli. Les guides ne les signalent que pour les excursions du voisinage, et leur intérêt semble nul au passant qui oriente sa course vers les attractions de la nature ou de l’art. Mais qu’elles sont précieuses, dans la paix de leur roture, au voyageur moins curieux de spectacles que d’humanité ! Elles lui révèlent, s’il flâne dans les rues au hasard des heures, se mêle aux passans affairés ou ralentit le pas aux devantures des boutiques, toute la vie du présent façonné au pli des habitudes héréditaires, toute la destinée des gens qui s’est fait un miroir des lieux où ils vivent, aussi bien que de leurs gestes et de leurs figures, tout leur passé de grandeur ou de misère. Me voici bien loin de la sérénité des petites villes anglaises, Stratford, Warwick, Chester, que j’ai visitées au passage. Leur activité s’épanouit à l’aise, comme par un jeu régulier d’habitudes, dans le milieu qu’une longue prospérité a préparé et orné, et qu’une sagesse conservatrice embellit encore avec reconnaissance, toute fière d’un héritage dont elle ne répudie rien et que jour à jour elle augmente. Autour de ces îlots bien aménagés, la nature développe ses paysages de grasses prairies, de rivières et de beaux arbres. La tour carrée d’un clocher ennoblit le décor et évoque les stalles de bois sculpté où le vicaire en surplis blanc lit chaque soir, avec des versets de la Bible, les prières anglicanes… Ici la vie fut manifestement moins heureuse. Rien n’attire ni ne retient. Nul édifice ne raconte l’histoire. Il n’y a pas d’architecture. Les temples sont des bâtisses hybrides, intermédiaires entre la Bourse et la Salle de Conférences. Nombreux et de dénominations diverses, baptistes, congrégationalistes, calvinistes, méthodistes, ils attestent le développement de la vie religieuse, tel que le comporte l’âge moderne, l’âge de la conscience sans amour, de l’indépendance sans union, de la pensée sans rêve. Les rues, les maisons, l’allure des gens, tout révèle que la vie fut morne et médiocre. Ni le sens du bien-être ni celui de la beauté ne s’est éveillé dans ce peuple qui se contente de peu, ne raffine pas ses goûts, reste insensible à la privation de luxe et même de confort. Mais cette indifférence respire une sorte d’idéalisme où je reconnais l’âme de notre Bretagne, et je ne me sens pas en pays étranger avec ces Gallois empressés, généreux. Ils ont nos attentions, notre cordialité. Dans je, ne sais plus quel petit hôtel, le patron m’invita avec un bon sourire à boire un verre de liqueur rose dont il me fit d’abord complaisamment admirer la transparence, le verre à la hauteur de l’œil. Puis il me dit qu’elle était préparée par sa femme et enfin porta ma santé en me disant : « Nous sommes un peu de la même famille, Français et Gallois : vos Bretons sont nos frères. » Ailleurs, j’entrai dans la boutique de mon hôte au moment du départ. Comme elle était fort bien pourvue de chocolats, il en assortit un choix : For the lady, me dit-il, « Pour Madame. » Ce sont des mœurs de chez nous.

À ces riens, non moins qu’au visage et aux manières, je distinguai toujours les gens d’Angleterre et ceux de Galles. Il me sembla même qu’on serait mal reçu à les confondre, car s’ils n’ont plus qu’une vie, ils gardent deux âmes, qui se jugent sans bienveillance et se rapprochent sans sympathie. Le moindre autochtone de la Principauté se considère comme supérieur aux premiers de l’Angleterre et se croit « de meilleure et de plus noble race, » disait l’un d’eux au siècle dernier, « que cette noblesse d’hier, issue de bâtards, d’aventuriers et d’assassins. » De son côté, l’Anglais me parut regarder ce concitoyen si différent avec quelque mépris et se plaire à le rabaisser. Il le dit volontiers menteur, vaniteux, brouillon et trouve grossière sa façon de vivre. La divergence s’aggrave encore dans les campagnes où l’antagonisme des conditions renforce l’opposition d’esprit, de langage. Nul lien entre le propriétaire et le tenancier, pas même cette longue tradition de vie commune qui peut atténuer la différence d’origine. Le paysan, que ni la conquête, ni les transformations n’ont pu déraciner du sol, y vécut des siècles loin du centre des affaires, isolé de toute influence, et réfractaire à une domination tard venue, qu’il ne reconnut jamais. Je n’étais pas depuis huit jours dans le Nord-Galles que déjà l’impression de ce conflit dominait en moi toutes les autres. A mesure qu’elles se précisèrent, s’ordonnant autour de celle-là, je discernai mieux la part et le sens des deux forces hostiles, leur jeu dans le passé, et, du point où ce jeu en est venu, l’issue qu’il présage.


II

On parle des cent vingt-six châteaux de Galles. Jamais terre ne fut écrasée sous le poids de tant de forteresses. Partout elles ont obsédé mes regards : les unes gardent les côtes, d’autres les estuaires, d’autres les défilés, — Harlech, sur une falaise à pic qui domine la mer ; Beaumaris dans son île, Conway et Carnarvon, masses prodigieuses, posées là par cet Henry de Elreton dont le génie d’architecte égala la grandeur que son maître, l’ayant abattue, lui donnait mission de contenir.

Quand la conquête de 1282 eut réduit la dernière principauté indépendante, l’annexion du Gwynedd marqua la fin de la domination cambrienne dans la grande île de Bretagne si longtemps soumise, comme son nom l’atteste encore, à cette antique suprématie. Les ancêtres de la dynastie galloise avaient régné sur la confédération de tribus bretonnes qui, après le départ des Romains, se liguèrent pour résister aux envahisseurs anglo-saxons. De Cuneda à Cadwaladr, l’épopée de cette monarchie rayonne dans le mystère de la légende. Puis les Cymry[2] sont relégués dans la partie occidentale de l’île qui, de leur nom, s’appellera Cambrie. Le dragon rouge recule devant le dragon blanc des Hengist et des Orsa. Mais dans le territoire où elle s’accule, leur nationalité demeure intacte et les voilà, durant quatre siècles, libres, indépendans, agités ; liés par une solidarité invincible, quoique déchirés de dissensions perpétuelles, frères ennemis aussi incapables d’oublier leur fraternité que d’organiser politiquement leur grande famille ; maîtres chez eux sous les lois patriarcales des dans ; accueillans à tous ceux de leur race dont la détresse accourt vers leur asile hospitalier de marais et de montagnes ; heureux, malgré tout, de vivre leur vie querelleuse, ennoblie de rêves et de poésie, impuissante à s’établir et ardente à se défendre. La domination territoriale est réduite, mais l’indépendance nationale reste intacte : la personnalité est sauvegardée.

Survient la conquête normande. L’armée qui a vaincu les Anglo-Saxons ne s’arrête pas à la tranchée d’Offa ; Guillaume et ses successeurs donnent, comme une sorte de supplément de solde aux chefs de bandes établis dans les provinces de l’Ouest, « licence de conquérir sur les Gallois, » et vers 1070, un chef normand, Baudouin, élève, non loin de Shrewsbury, dans les marches galloises, la première forteresse que les nouveaux maîtres de l’Angleterre aient fait peser sur le sol cambrien. Elle est le premier anneau de la chaîne qui enserrera le pays dans la domination des lords-marchers. Une nouvelle période commence pour le pays de Galles. Elle va durer plus de deux siècles. La puissance anglo-normande mord tous les jours sur le territoire dont elle arrache de magnifiques lambeaux ; Breknock, Glamorgan, Pembroke. Les seigneurs conquérans sont souverains dans leurs domaines. S’ils relèvent nominalement du roi d’Angleterre, leurs droits régaliens les investissent de pouvoirs qui constituent une insupportable tyrannie. Les historiens du XIIe siècle nous disent du comte de Shrewsbury qu’il avait « déchiré les Gallois avec des ongles de fer. » Ce Robert de Bellesme n’avait point agi d’autre sorte que Robert de Maupas ou Robert de Rudlan, et le même témoignage ne conviendrait pas moins à Hugues le Loup et à tant d’autres. On conçoit que les Gallois soient entrés avec enthousiasme dans le grand complot des Saxons pour secouer le joug normand. En 1138, une prise d’armes générale est suivie d’une attaque des châteaux forts sur toute la ligne des frontières. Il y eut de terribles représailles. Mais ce n’est là qu’une interruption d’un instant dans le progrès irrésistible de la conquête. À la fin du XIIIe siècle, il y avait environ cent quarante de ces marches seigneuriales, lordships-marchers, où régnaient le désordre, l’arbitraire et la tyrannie.

Pourtant, la patrie galloise, pour amoindrie qu’elle fût, subsistait toujours. Dans la région du Nord-Galles, appelée communément Gwynedd (du vieux nom de Guenedota) se succédaient sans interruption les princes nationaux de la lignée de Cuneda. En eux s’incarnait « l’espérance bretonne, » c’est-à-dire, avec le souvenir de la gloire passée, le rêve d’une domination reconquise.

Cette contrée montagneuse, plus reculée et plus inaccessible que les autres, restait la citadelle de la puissance et de l’idéal gallois, l’asile sacré de l’inspiration des bardes. Elle était le foyer de l’indépendance ; et, de toutes parts, se tournaient vers ses princes, montaient vers la cime vénérée du Snowdon, les aspirations nationales encore vivaces sous toutes les contraintes. Les sujets mêmes des lords-marchers se réclamaient de cette suzeraineté contre laquelle ne prévalait pas, à leurs yeux, une domination qu’ils subissaient sans la reconnaître. Et la destinée de Galles rayonnait encore dans ce coin de terre où une foi invincible s’obstinait à la voir invaincue.

La conquête de 1282 vint changer tout cela. Elle n’est que le dernier acte du drame qui se jouait depuis deux siècles entre une race passionnée et un peuple positif, entre les chimères d’un vieux songe et les tangibles réalités de la force, entre l’idéalisme du Celte et la dure pratique de l’Anglo-Normand. L’enchanteur Merlin n’était pas de taille contre le bâtard de Normandie. Il n’a cessé de battre en retraite depuis sept fois cent années, car les Saxons et les Angles ont, dès ce temps, commencé de camper sur son immense domaine. Mais ce n’était rien auprès des nouveaux ennemis. Voici qu’ils l’ont poursuivi jusque dans la contrée reculée où il exilait ses regrets, ses souvenirs et ses espérances. Ils ont empiété sur son refuge, opprimé le sol sous la masse des forteresses de pierre, désorganisé les lois et les traditions de l’antique royaume. Et Merlin reculait toujours. Il ne lui restait plus que sa montagne du Snowdon, où quiconque s’endort se réveille inspiré, des gorges, quelques vallées boisées et sauvages, des côtes déchirées par la mer, le Gwynedd en un mot, brumeuse région solitaire, propice au rêve dans les jours tranquilles et à la résistance dans le danger. C’est là qu’il subit le dernier assaut. Le 10 décembre 1282, une armée de mercenaires basques à la solde d’Edouard battit les Gallois levés pour leur indépendance. Adam de Francton tua leur chef, le prince Lewelyn ap Griffith, souverain de tout le Nord-Galles et que ses compatriotes regardaient comme le libérateur prédestiné de la Cambrie. Sa tête fut envoyée à Londres, où le roi Edouard la fit couronner de lierre et exposer sur la tour, afin d’accomplir la prophétie qui annonçait qu’un prince de Galles recevrait un jour la couronne dans la capitale du royaume anglais.

Comme si cette histoire galloise avait disparu, recouverte par la lourde alluvion de la conquête, nos yeux en voient à peine percer çà et là la trace sur le sol. Rien ne subsiste du noble passé à Bangor dont le nom rappelle l’origine religieuse : Al-banchor, le grand chœur, la grande église. C’était jadis un illustre monastère breton. Ses deux cents moines furent massacrés par le chef d’une peuplade anglo-saxonne, qui, après sa victoire, les avait vus prier pour le salut des leurs, agenouillés et sans armes. En face, l’île d’Anglesey rappelle, par des noms et des ruines, l’indépendance galloise. Un pauvre village de la côte occidentale, Aberfraw, fut jadis la capitale des souverains du Nord-Galles. Tout près de Beaumaris, chef-lieu actuel du comté, la carte m’indiquait un Tre-castell. Suis-je donc dans notre Bretagne ? Tre-castell est une des plus anciennes résidences de la famille des Tewdor[3]. Leur histoire est associée ici à plus d’un souvenir. Plas Penmynydd reste encore debout, où naquit, suivant la tradition la plus accréditée, Owen Tewdor, grand-père du fondateur de la dynastie anglaise. Un peu plus avant dans les terres, vêtue de lierre et perdue dans les arbustes et les arbres, Castell Leiniog est une petite forteresse carrée, flanquée d’une tour à chaque angle, avec un donjon en ruines au milieu. Elle fut fondée par les comtes de Chesler et de Shrewsbury, quand ils conquirent l’île au XIe siècle. Enfin, à l’extrême pointe orientale, une ferme tapissée de verdure est tout ce qui subsiste d’un prieuré fondé peut-être au VIe siècle par Maelgwn Gwynedd, prince du Nord-Galles. A Baron Hill on voit le cercueil de pierre de la princesse Jeanne, femme de Llewelyn le Grand et fille du roi Jean d’Angleterre.

Cette île d’Anglesey, terre élue des Druides et des Bardes, fertile en cultures, douce de climat, fut longtemps le centre de la vie galloise. Ailleurs, les souvenirs sont plus rares encore, et je n’en avais point rencontré dans mes promenades à travers les comtés de Carnarvon et de Merioneth quand je vis enfin, près de Blaenau Festiniog, dominant un grand village habité par les ouvriers des carrières d’ardoises, une tour carrée et un pan de vieux mur. C’est le château de Dolwyddelan, ou plutôt ce qu’il en reste. A en juger par le tertre sur lequel elle était bâtie, la forteresse ne fut jamais grande. Mais elle est le plus vénérable de tous les vestiges du passé national, car la tradition y fait naître Llewelyn le Grand et honore en elle la dernière place forte du Nord-Galles qui ait résisté à Edouard Ier.

L’empreinte du vainqueur recouvre aujourd’hui cette histoire, et les forteresses anglaises imposent partout l’image de la domination. Conway, à l’entrée de sa rivière, semble vraiment monter une garde grandiose. Elle est, sur le front du noble pays de Galles, comme la couronne de tours qui surmonte le blason d’une ville. Dès que la vue porte vers la côte nord, elle s’arrête sur cette masse harmonieuse, estompée d’ombre bleue sous le ciel du matin, grise au soleil de midi et noire dans le rougeoiment du crépuscule. C’est une apparition les jours de brouillard, et, par les beaux soirs lumineux, elle prend des aspects de grandeur orientale, qui rappellent que son fondateur fut un croisé. Noble ruine, juste assez mutilée pour avoir la grandeur des choses mortes, magique décor vidé de sa vie comme le passé qu’il évoque et toujours debout comme son souvenir, elle demande à notre imagination de lui rendre une âme. Ainsi l’histoire nous impose des contours qu’il faut remplir et maintient dans le présent ses ébauches qui deviennent les cadres de nos rêves…

A Carnarvon, le rêve devient une révélation. Ce n’est pas un château, ce n’est pas une forteresse, ce n’est pas une citadelle : Carnarvon, c’est l’idée de la conquête, matérialisée dans la pierre, c’est la volonté du vainqueur qui a pris corps et s’est appesantie sur le sol. La masse colossale se dresse avec une raideur d’anathème pour imposer à la nation vaincue l’immobilité éternelle et l’éternel silence. La dureté de ses hautes murailles tombe à pic, comme un arrêt du destin ; elles sont nues, sans fenêtres, pareilles à des vouloirs fermés. Contre sa domination, tout effort et tout espoir se brisent : aux plaintes de la servitude, aux grondemens de la révolte, elle n’oppose que des pans inaccessibles et le geste droit de ses tours. Elle semble moins édifiée par des ouvriers humains que par quelque génie de légende, aux temps héroïques où les Kymrys attendaient le retour d’Arthur. Ou bien encore on pourrait croire, sans l’architecture qui règle cette majesté, à quelque construction des Titans préhistoriques, dans un âge de pierre. Mais entrons : la forteresse s’humanise. Toute sa vie est tournée en dedans, vers l’enceinte où s’abritait le vainqueur. Des hommes ont vécu là, de la vie féodale ; et nous pouvons lire le détail de leur existence dans les ruines qui subsistent et les indications jalonnées sur le sol. Nous les voyons campés comme en pays ennemi, en éveil contre les surprises, approvisionnés pour les longs sièges. Et dans une des tours, entre quatre murs épais, voici la chambre obscure où naquit le fils aîné d’Edouard. Le roi l’éleva, dit-on, dans ses bras, et paraissant à une fenêtre du château, le présenta au peuple assemblé : « Il est né Gallois ; ce sera votre prince. » C’est ainsi qu’Edouard de Carnarvon fut créé prince de Galles, et inaugura la tradition qui fait porter ce titre au fils aîné des souverains d’Angleterre. La couronne du Gwynedd avait changé de maison, — et de patrie.


III

Si trop de causes de faiblesse avaient rendu la nation galloise impuissante à se maintenir, elle avait en elle trop de force pour ne pas résister. Merveilleuse contradiction, qui fait le mystère et l’attrait de la race celtique partout où la conduisit la destinée de l’histoire, en Écosse, au pays de Galles, en Irlande, comme dans la Bretagne française ; contradiction tragique dont la psychologie seule pourrait peut-être nous expliquer l’énigme. L’esprit contemplatif du Celte reçoit en lui tous les reflets du dehors, toutes les images et crée ainsi un monde idéal qui lui fait aisément oublier le monde réel. Le rêve incline à l’art au détriment de l’action ; et ainsi le don poétique de cette race l’élève, en quelque sorte, au-dessus de la vie dont elle abandonne à de plus positifs l’organisation et la jouissance. Désintéressée, idéaliste et généreuse, elle est d’autant moins apte à s’organiser et à se gouverner. Cette difficulté est aggravée encore par un autre trait de son caractère. Tous les historiens qui, à n’importe quelle époque, observèrent la race celtique, ont remarqué en elle une sorte d’emportement et d’indépendance qui la maintiennent dans un état politique inférieur. Les Anglais appellent encore aujourd’hui les Gallois red hot Welsh ce qui veut dire à peu près « tête chaude » ou « cerveau brûlé. » L’histoire des Celtes est pleine de rivalités, de guerres civiles qui toujours paralysèrent cette admirable race et suffirent à l’empêcher d’être invincible. César les exploita pour la conquête de la Gaule ; les Saxons s’en servirent pour la conquête de la Bretagne, et, plus tard, au Pays de Galles, ce furent les dissensions du Nord et du Sud qui favorisèrent les premières conquêtes. La psychologie du Kymry nous explique donc qu’il ait été vaincu. Mais elle nous explique aussi que le vainqueur n’ait pu l’anéantir. Le fond du caractère gallois est celui de la race bretonne, partout où elle se rencontre ; la ténacité. Le Breton est à la fois original et irréductible. On ne peut ni l’assimiler, ni le détruire. Il a, comme certains êtres résistans, obligés de vivre dans des milieux hostiles, une merveilleuse faculté de suspendre sa vie et de l’endormir, pour la dérober aux transformations et à la mort.

Imaginatif, individualiste et obstiné, le Breton cambrien qui durant l’époque héroïque de son histoire occupait l’île presque entière, n’aurait-il pas perdu quelque chose de sa nature originale si dans les grasses plaines de l’Angleterre, mêlé à d’autres peuples et englobé dans leur organisation, il avait vécu des siècles de vie active, confortable et bien réglée ? L’histoire sauvegarda merveilleusement son originalité ; et quand les envahisseurs anglo-saxons le chassèrent devant eux, la nature lui ouvrit l’hospitalité d’une retraite qui semblait faite à souhait pour lui. Comme la pointe de Cornouailles, les highlands d’Ecosse, ou la presqu’île armoricaine, l’avancée de Galles offrait au rêve breton un propice asile.

Je l’ai visité dans la solitude et le silence de l’automne ; c’est, par excellence, le décor que les descriptions anglaises qualifient de « romantique : » montagnes noyées dans le gris noirâtre des brumes, pentes rocheuses où la pierre grise affleure à larges pans sous le tapis d’herbe fauve ; talus éboulés, écaillés, effrités, des ardoisières ; ou bien, gracieuses autant que sauvages,, les vallées feuillues, les glens avec leurs torrens et leurs cascades.

Un jour que j’avais poussé jusqu’à la petite presqu’île de Carnarvon, je pris sur la côte, à Portmadoc, le Festiniog railway qui monte graduellement et, pour rentrer en plein cœur du Gwynedd, contourne en courbes très raides les pentes du Moelwyn. C’est le plus ancien chemin de fer à voie, étroite. A travers des bois épais, il domine les profondeurs d’une vallée verdoyante, puis débouche dans une contrée aride, pierreuse, grisâtre et s’arrête au milieu d’un chaos effondré. Comme j’arrivais, ce chaos s’enveloppait de brume. Je serais descendu au pôle ou dans la lune que je ne me serais pas senti plus dépaysé. Jamais je n’avais eu pareille impression de nouveauté. Les rails et les petits wagons immobiles rappellent seuls les choses connues. Ils étonnent d’ailleurs devant ces lamelles amoncelées, pareilles à des effritemens de lave. Sommes-nous dans une planète déserte et refroidie ? Non, mais simplement au centre des ardoisières. Cette rampe de bois, qui monte le long d’une pente, indique un sentier des ouvriers ; cette ligne, là-haut, est une file de rails pour les wagonnets. Ne voyez-vous pas se détacher le toit d’un abri ? Si vos yeux s’habituent à cette grisaille, vous distinguerez bientôt une cabane, accrochée aux flancs pierreux de la colline. En vérité, on dirait un monde ruiné, tel que l’habitèrent des populations primitives, et si vieux que le temps, lassé par le travail de plusieurs siècles, arrête sa destruction. Une pluie fine, opaque, impondérable, qui n’est qu’un brouillard pulvérisé, tourne, enlace, enveloppe les escarpemens de la carrière, emplit les vallons, s’engouffre dans les gorges, promène ses écharpes traînantes et déplace ses masses mouvantes, estompe, embrume et noie tout l’étrange décor. Je suis des ouvriers qui passent sur la route : deux gaines imperméables, recouvrant le pantalon, protègent leurs jambes ; ils ont de gros souliers et des chapeaux de toile cirée ; mais le parapluie ne tiendrait pas contre le vent et serait d’ailleurs inutile : l’espace même semble changé en poussière d’eau ; et cette mer aérienne, multiforme, continue à ondoyer, tournoyer, noyer.

Le lendemain, un souffle pur avait balayé ce déluge, et fait lever une matinée changeante, alternée de pluie et de soleil, sous un ciel de nuages et de trouées bleues. Le train longe des hauteurs boisées que l’automne rouille et effeuille ; en bas, une vallée s’argente de lumière. Tout le paysage a le frémissement matinal d’un oiseau qui s’ébroue. J’arrive ainsi à Betws-y-Coedd, la « perle de Galles, » village riant dans un murmure de ruisseaux et de feuillage. Sur une route lavée, sans poussière, le trot d’un cheval m’emporte vers le pont des Mineurs, les Cascades de l’Hirondelle et le Val des Fées. Il ne me souvient plus que d’un enchantement d’arbres et d’eaux : des collines dont les pentes sont couvertes de bois épais et les cimes couronnées de pins ; des arches tapissées de lierre, sous lesquelles s’affolent des torrens aux caprices des roches ; des sentiers dont l’herbe est mouillée par l’écume qui jaillit avec une fraîcheur sonore, et des rampes de bois dressées sur de verts abîmes où s’effondrent des nappes d’eau dans un bouillonnement de neige…

A Betws-y-Coedd, comme à Blaenau Festiniog, âpre ou délicieuse, la nature enveloppe et pénètre. Il monte du rêve de toutes parts ; les yeux sont assiégés d’images qui veulent s’animer et vivre ; et je ne sais quelle inspiration souffle avec le vent, Ce sont des lieux d’enchantement, où l’imagination se complaît, et aussi de petits univers fermés, où la volonté s’isole.

Comme les Highlands d’Ecosse, les districts montagneux du Nord-Galles favorisèrent la vie des clans. Rien ne se prête mieux à ces communautés indépendantes, dont chacune a son chef et pour ainsi dire son roi, que la division naturelle du pays en de minuscules royaumes. La géographie fut plus d’une fois complice de l’humeur individualiste des Cambriens. Mais si elle maintint leurs divisions, elle favorisa leur résistance. Cette terre fut un asile et une forteresse, le dernier asile d’une grande nation, la dernière forteresse de sa souveraineté. Le sol dressait pour sa défense des remparts inaccessibles, creusait des fossés, dissimulait des retraites.

Nul château n’égala jamais cette architecture dont l’enchanteur Merlin (car c’est ici son domaine) semble avoir lui-même disposé le savant artifice. Et le Snowdon en est le donjon. Il y a certes de plus belles montagnes que cette cime d’un millier de mètres, il n’y en a pas de plus sacrée. Les anciens bardes gallois croyaient qu’il suffisait de s’y endormir pour se réveiller inspiré. Quand je la vis se détacher dans un enchevêtrement de pics, elle s’enveloppait de vapeurs, et l’on eût dit que les sommets voisins élevaient vers elle un hommage avec des fumées d’encens. Le cocher se retourna, et la désignant de son fouet prononça religieusement : Snowdon ! Nous suivions en voiture la passe de Lanberis, et la cime à peine entrevue avait disparu déjà tandis que nous contournions le massif. Les monts gallois avaient des teintes fanées d’automne, des teintes de gazon vert qui devient feuille morte et dore l’aridité des roches grises. Le soleil les caressait d’une lumière rayée d’ombres ; et seul, sur le ciel léger où moutonnaient des flocons blancs de nuages, Craigeri[4], le « pic neigeux » restait presque noir…

Du sein de ses brouillards, il domine cette contrée et son histoire. Autour de la montagne sacrée, les escarpemens et les vallées du Gwynedd furent l’asile des chimères bretonnes. La nation galloise y maintint sa personnalité. Séparée du monde, elle vécut de ses souvenirs qui lui inspiraient des espérances. Le présent ne pouvait plus la satisfaire : elle se réfugia dans le passé dont son imagination exaltée, qu’elle croyait prophétique, projeta la vision sur l’avenir. Ce mirage consolait un orgueil malheureux, ardent à se donner, avec la légende de sa gloire passée, l’illusion de sa grandeur future. La destinée transfigurée de Galles rayonna le long des siècles, et la lumière des âges révolus éclairant les jours à naître, les déceptions présentes ne semblèrent plus qu’une épreuve dont la nation sortirait plus brillante, comme le soleil un moment éclipsé.

C’est l’idée de cette grandeur immortelle que symbolisa le roi Arthur. Le vieux chef de guerre des Cambriens, héros de son peuple, en devenait le Messie, ou plutôt, s’idéalisant comme le Cid espagnol dont le retour devait restaurer les gloires de Castille, personnifiait à la fois l’orgueil national, la résistance à la domination étrangère et cet instinct d’éternité, qui n’est peut-être, dans la race bretonne, que la conscience de sa vitalité.

L’histoire d’Arthur reflète, comme un magique miroir, l’histoire même de la nation galloise : elle y peut lire sa grandeur, ses misères et la mélancolie de sa destinée mystérieuse. Le roi Arthur a vaincu les Saxons, mais il a trouvé des ennemis parmi ceux de sa race, et ce n’est point, hélas ! en luttant contre l’étranger qu’il a reçu sa mortelle blessure ; le roi Arthur a caché son mal dans une île où repose son courage désarmé et beaucoup disent qu’il est mort ; mais le roi Arthur n’est pas mort, et les siens savent bien qu’il se lèvera un jour et viendra étonner ses ennemis… O peuple chimérique ! A des Carnarvon il n’oppose que des chants de bardes et des prophéties d’enchanteur. Terre de foi et de songe, d’où ne s’élève, en face de la domination de pierre, que cette légende, d’espoir, forteresse idéale de la résistance bretonne !…


IV

Cinq siècles passèrent, sans la détruire, sur l’âme qui exprimait ainsi sa grandeur et sa vitalité : il semble que certaines forces échappent à toute prise et soient au-dessus de la défaite. En 1282, l’annexion politique du pays de Galles était accomplie, la seule qui dépendît du vainqueur ; il restait à obtenir l’autre, celle qu’une autorité ne décrète pas et que la volonté du plus fort a plus d’une fois attendue en vain du temps lui-même. J’ai relu la noble histoire du peuple Gallois dans le décor où elle fut une réalité vivante, et c’est en face des énergies de son réveil que j’ai évoqué les longues nuits de torpeur dont s’enveloppa cette obstination désarmée. On peut dire qu’il s’endormit comme la Belle des Contes ; et son âme, immobilisée dans le sommeil, put reprendre un jour une vie qu’elle avait eu l’instinct sauveur de suspendre plutôt que la livrer aux évolutions et aux métamorphoses.

Edouard n’avait réduit à son gouvernement et aux lois de son royaume que la partie du pays qu’il venait de conquérir ; les marches restaient sous la domination de leurs souverains qui trouvaient même un surcroît de puissance dans la disparition de la dynastie nationale. Ils n’ont plus à compter désormais avec le prestige des princes du Gwynedd dont la suzeraineté avait jusqu’au dernier jour plané sur leur, usurpation comme une vérité supérieure. En même temps, l’élément anglais pénétrait plus largement dans la principauté : des villes s’y fondent, où commerçans et artisans de la métropole sont encouragés à s’établir, constituant ainsi autant de centres hostiles à la tradition galloise. Chaque jour accroît l’importance et la force de cette aristocratie conquérante qu’un abîme sans cesse élargi sépare de la masse rurale emmurée derrière son vieil esprit, ses vieilles mœurs et son antique langage. Ce foyer du passé recèle une flamme qui parfois s’avive et éclate ; il suffit d’une étincelle la chimère d’Yvain de Galles ou l’orgueil d’Owen Glendowr. Mais Yvain de Galles, noble prince de la lignée de Llewelyn, au service du roi de France, meurt assassiné par un Anglais de sa suite, sans avoir pu seulement tenter de réaliser son rêve de restauration ; Owen Glendowr, après avoir ressuscité quinze ans la monarchie galloise, finit en rebelle vaincu et soumis. Certains chefs de la révolte n’hésitent pas à passer au roi d’Angleterre, comme cet Owen ap Meredith ap Tewdor qui, d’abord écuyer de Henri V, épousa ensuite secrètement sa veuve, fondant ainsi la future maison royale des Tudor.

Le jour où le petit-fils d’Owen Tewdor, prince anglais exilé chez le roi de France, débarqua de Harfleur dans la patrie de ses aïeux pour tenter d’arracher la couronne à l’odieux Richard III, un grand espoir émut le peuple de Galles. L’étendard rouge flotta de nouveau sur le Snowdon, l’enthousiasme des bardes se réveilla, et les guerriers se pressèrent au rendez-vous. Quelques jours plus tard, Richard était battu et tué à la bataille de Bosworth, Henri Tudor couronné à sa place sous le nom de Henri VII. Qu’allait devenir, à la suite de ce triomphe d’un prince d’origine galloise, la destinée du peuple fidèle qui l’avait installé sur le trône de ses vainqueurs ?

La condition du pays était misérable, aggravée encore depuis l’insurrection de Glendowr. Tandis que les représailles poursuivaient ceux qui, hantés de leur chimère, demeuraient trop attachés aux souvenirs et aux espérances, une politique insinuante assimilait toutes les forces disponibles. Les nobles de Galles acceptaient des fonctions à la Cour, se mariaient dans l’aristocratie anglaise, fréquentaient les Universités. Le vide s’élargissait autour de la masse du peuple. Le paysan, fixé à sa terre, isolé dans ses vallées et ses montagnes, extérieur, si l’on peut dire, au mouvement qui transformait la vie autour de lui, s’engourdissait dans la torpeur et la misère. En deux siècles, son activité ne s’est manifestée que par des soulèvemens, comme si, du fond de son sommeil, il n’était plus capable d’agir que pour son rêve.

C’est ce rêve, dont elle connaissait la force, pour lui devoir la royauté, que la dynastie des Tudor poursuivit de sa défiance. Elle veut détruire une nationalité si résistante et s’attaque à l’âme même. Jusqu’ici, l’autorité anglaise avait frappé les Gallois dans leur puissance territoriale, dans leur organisation administrative, dans leurs lois ; elle essaie, cette fois, de les atteindre plus profondément et s’attaque aux mœurs, aux traditions, au langage même, suprême expression de l’identité nationale. « Ce gouvernement, qui encourageait de tous ses efforts la traduction de la Bible, ne la fit point traduire en langue galloise ; au contraire, quelques personnes du pays, zélées pour la nouvelle réforme, ayant publié à leurs frais une version des Écritures, loin de les en louer, comme on eût fait en Angleterre, on ordonna la destruction de tous les exemplaires, qui furent enlevés des églises et brûlés publiquement[5]. » Plus tard, lorsque la reine Élisabeth revient sur cette manière de voir et incite, au contraire, à la traduction de la Bible, ce n’est point que son zèle religieux l’emporte sur sa passion politique : celle-ci même y trouve son compte, comme on le voit d’après le « proviso » annexé à un acte du Parlement de 1563, et qui enjoint aux cinq évêques gallois de veiller à ce qu’une bible anglaise et un Prayer-book anglais soient placés dans chaque église de Galles, afin que ceux qui les comprennent puissent les lire, et aussi que ceux qui ne les comprennent pas puissent, par la comparaison des deux langues, arriver le plus tôt possible à la connaissance de la langue anglaise. Dans cette intention, le traducteur du Nouveau Testament, William Salisbury, avait déjà publié, avec dédicace à Henri VIII, un dictionnaire gallois-anglais. Il ne saurait donc y avoir de doute sur les dispositions des Tudor à l’égard de la langue galloise. Henri VIII en interdit l’usage en justice et décrète « que dorénavant nul ne pourra, s’il use du parler gallois, jouir d’aucun fief ou office en Angleterre, Galles ou autre domaine du roi, sous peine d’être forfait desdits fiefs, ou offices, à moins qu’il n’ait connaissance et usage de la langue anglaise. » Cette dynastie ne se montra pas plus favorable aux traditions et aux souvenirs de tout ordre, archives privées ou publiques, antiquités et curiosités. On devenait suspect, nous dit Augustin Thierry, « en allant s’établir dans le pays de Galles : ce fut le motif d’une action judiciaire intentée sous le règne d’Elisabeth[6]. »

Rien n’était donc épargné pour étouffer la nationalité galloise. Elle avait beau être vivace et obstinée : la force d’oppression égalait la force de résistance. L’immobilité qui depuis longtemps arrêtait le corps brisé gagna l’âme impuissante ; et une période de torpeur commença. A peine un dernier frisson parut l’émouvoir, au moment de la grande guerre civile. Les Stuarts n’avaient rien fait pour le pays de Galles ; mais il suffisait que l’Angleterre se soulevât contre eux pour qu’il prît leur parti, tant les désirs du peuple anglais sont puissans à orienter en sens contraire la volonté des Gallois. Sans doute aussi l’espoir d’améliorer leur sort à la faveur des services rendus encourageait cette attitude. L’échec de la cause royale devint un échec pour eux, et ils en souffrirent un surcroît d’oppression. Il semble décidément que cette malheureuse nation soit condamnée et, au début du XVIIIe siècle, l’état de son peuple est aussi misérable que possible.

Il ne subsiste plus rien, en apparence, de cette vie kymrique qui s’était épanouie durant des siècles dans l’asile avancé de Galles. En territoire anglais, vivait sous des lois anglaises, opprimée par la domination de maîtres parlant l’anglais et pratiquant la religion nationale de l’Angleterre, une population ignorante et pauvre, comme oubliée là par le temps, épave désolée de l’histoire. Sans doute, elle se souvenait encore ; mais elle semblait avoir cessé d’espérer. Depuis son intervention en faveur des Stuarts, elle ne s’était pas mêlée aux mouvemens politiques du royaume ; nulle énergie ne se manifestait plus en elle : toutes les sources en avaient été taries. La conquête avait arrêté le développement intellectuel, et, si les landlords, depuis l’avènement de Henri VII, fréquentaient les collèges anglais, si même, beaucoup plus bas, les écoles de grammaire donnaient quelque instruction aux gens des villes, le vrai peuple de Galles mena sa vie obscure au milieu des transformations de la pensée et continua de cultiver ses terres, de garder son bétail, de se marier et de mourir sans rien ressentir, — ou si peu, — des grands mouvemens intellectuels du XVIe et du XVIIe siècle.

La vie religieuse elle-même est endormie. La Réforme n’avait produit que peu d’impression dans la masse, alors indifférente et ignorante, du peuple gallois ; d’autre part, aucun lien profond ne l’unissait à l’Église catholique, dont l’intervention ne s’était jamais produite en faveur de la cause nationale. Les Gallois acceptèrent donc sans résistance et sans enthousiasme une nouveauté qui ne les intéressait pas, et il n’y eut rien de changé dans leurs âmes lorsque le clergé du roi remplaça le clergé de Rome.

La nouvelle Église fut plus indifférente encore à la condition de ce malheureux peuple et plus négligente de ses devoirs que n’avait pu l’être, aux pires époques, l’Église romaine. Il n’y eut pas de traduction de la Bible avant 1588, les services religieux furent toujours tenus avec la plus grande irrégularité. Les évêques, tous Anglais, s’abstiennent de résider dans leur diocèse ; il leur suffit de cumuler les bénéfices : c’est le « système des pluralités. » L’évêque Luxmoor, de Herford, ensuite archevêque de Saint-Asaph, avait ménagé à son fils aîné un revenu annuel de 7 618 livres, soit 190 450 francs ; à un second fils, 50 000 francs ou, pour être plus précis, 1 963 livres ; enfin le neveu avait dû se contenter de 830 livres, c’est-à-dire un peu plus de 20 000 fr.[7]. Le pauvre clergé paroissial est, au contraire, si mal payé et sa vie est si dure dans la Welcherie qu’il ne peut recruter d’hommes de culture ni de valeur quelconque. Un curé dessert trois ou quatre églises pour dix ou douze livres par an. Ici, il y a eu deux sermons en douze mois ; là, on n’a point prêché depuis cinq ou six années ; ailleurs, le culte n’est célébré qu’un dimanche sur deux. Dans telle paroisse, qui n’est pas une exception, il ne l’est plus jamais ; le curé ne prêche point, n’enregistre ni les baptêmes, ni les mariages, ni les enterremens ; « il passe son temps dans les tavernes, s’adonne publiquement à l’ivrognerie et au tapage, se querelle avec ses paroissiens et autres gens[8]. » La vérité, c’est que l’Église anglicane n’était pour les gouvernemens du XVIIIe siècle qu’une machine politique : elle n’avait jamais rien eu, surtout au Pays de Galles, d’une force spirituelle.

En somme, on peut dire que, dans la première moitié du XVIIIe siècle, la population de langue galloise était probablement la plus arriérée de l’Angleterre. Elle semblait un corps sans âme qui, par le mécanisme de l’habitude, aurait continué de vivre. Qu’est-elle donc devenue, l’âme héroïque et obstinée, qui a déroulé à travers dix siècles d’histoire le drame de sa résistance ? Voici que le dénouement approche, et nous l’attendons très sombre, après ce quatrième acte d’agonie. Il va jaillir imprévu, d’un artifice de la nature. Persécutée, épuisée, l’âme galloise a senti la lutte user son énergie et briser son effort. Alors elle s’est repliée sur elle-même, et elle a attendu, dans une immobilité presque pareille à la mort, un réveil qui ressemble à une résurrection.


V

J’ai bien souvent rêvé près des châteaux de Galles. La domination anglaise les a dressés dans leur dure beauté et leur vigueur de pierre, pour opprimer et pour contenir. Mais après des siècles, les forteresses ont cédé. Conway a desserré son étreinte, ouvert sa ceinture de tours, qui enclôt aujourd’hui une petite ville galloise, active et prospère. A Carnarvon, l’herbe emplit les cours et l’antique cité mène sa vie paisible autour de la masse inoffensive qu’elle semble montrer avec orgueil, désarmée, au voyageur. D’autres châteaux s’écroulent, retenus seulement par le lierre sorti du sol, de ce sol toujours vivant, qui a repris peu à peu ce que leur hostilité tenta d’aliéner de lui-même, et vaincu son vainqueur.

Ces images évoquaient pour moi la vitalité de la nation galloise. A la force matérielle s’opposa une force invisible, qui n’eut pas besoin de donjons ni de murailles : vous chercheriez en vain son architecture. La résistance cambrienne n’éleva point de forteresses, que l’ennemi peut prendre et que le temps ne manque pas de ruiner. Plus solidement que sur la pierre, elle s’appuya sur la fidélité des âmes ; et l’éclair du rêve breton défia les épées. Car la seule énergie immortelle était du côté de Galles ; et nous la voyons reparaître, plus brillante après une longue éclipse, dans sa jeunesse renouvelée… Elle éclate aux devantures des libraires où s’étalent, innombrables, les livres, brochures, revues et journaux gallois. Elle épanouit dans chaque province les concours de poésie et de musique ; et, au-dessus de ces eisteddfodau particulières, la grande eisteddfod nationale, comme celle de Cardiff en 1898, rallie annuellement, autour des Gallois empressés à en perpétuer la tradition, des représentans de toutes les nationalités celtiques. La langue nationale est prospère, les cultes nationaux ont réduit l’anglicanisme à la religion d’une petite minorité ; la vie nationale renaît sous toutes ses formes et recrée son autonomie.

Mais, en même temps, elle la transpose. Et voilà précisément où se précise l’aptitude de la nature à sauver ce qui ne peut pas, ce qui ne doit pas périr. C’est à l’heure même où le statut de 1740 consomme l’assimilation politique et, si l’on peut dire, corporelle, de la Principauté, que son âme va recommencer de vivre. Après avoir réalisé, parmi tant de causes de destruction, le miracle de ne pas mourir, elle reprend son énergie ; et, sans territoire, sans souveraineté, va restaurer une nation toute spirituelle, au-dessus des injustices et des fatalités de l’histoire. Elle ne se dépensera plus en chimères inutiles : la couronne de Cadwaladr est à jamais perdue, et le roi Arthur ne reviendra que dans les poèmes. Comme l’Irlande, comme l’Ecosse, le pays de Galles fait à jamais partie du Royaume-Uni. Mais, si nulle arrière-pensée n’agite son loyalisme, il n’en demeure pas moins une patrie, puisque, sur la terre des aïeux, passée à d’autres maîtres, subsistent ses traditions, ses souvenirs, ses mœurs, son esprit, sa littérature, sa langue même. Comment s’est ranimée cette vie spirituelle de la nation galloise ? C’est le dernier épisode de son histoire, pathétique comme un drame, héroïque comme une épopée.

Dans les crises qui décident du sort d’un être, un déchirement met à nu le fond tout entier, d’où jaillit, comme sous une poussée suprême, l’essentielle énergie. Quand la destinée de Galles en fut venue là, l’éternel foyer d’idéalisme allumé aux profondeurs du génie celtique jeta sa flamme à travers les ombres de la mort et y ranima la vie. Cette race, détachée des intérêts de la terre, fascinée par l’idée de la mort, éprise d’inconnu, d’au-delà, de mystère, est avant tout religieuse. L’ardeur religieuse se réveilla la première, avivée en quelques membres de ce petit clergé, toujours pauvre et si souvent insuffisant, mais qui sortait du peuple et en avait toute l’âme. Ils se soulevèrent contre l’indifférence anglicane, contre cette église politique, si peu religieuse, et dont les chefs demeuraient étrangers à leur troupeau, d’esprit, de cœur et de langage. Le mouvement fut, du même coup, national et non-conformiste. Nous ne saurions ici l’exposer, ni dans sa méthode, ni dans ses progrès. On a coutume d’associer son origine au nom de Griffith Jones, de Landowror ; mais ce furent Howell Harris et Rowlands, de Langeitho, qui le firent triompher. En face d’une persécution violente, ces hommes, par la ferveur extraordinaire de leur prédication, arrachèrent le peuple à sa léthargie. Nous connaissons le résultat : en 1735, il y avait 8 temples non-conformistes dans le Nord-Galles ; il y a aujourd’hui dans la principauté plus de 1 500 000 dissidens contre un peu plus de 200 000 fidèles de la religion anglicane[9]. Cette grande majorité demande maintenant que l’église anglicane cesse d’être en Galles l’église établie, et elle a sur plusieurs points manifesté avec violence, par le soulèvement contre les Dîmes, Anti-Tithe War, sa volonté de hâter l’heure du Disestablishment.

Le réveil religieux eut une répercussion infinie : il fit courir dans l’âme galloise un long frisson qui la ranima tout entière, si bien qu’elle put reprendre enfin pleine conscience de sa personnalité. Dès le début, le mouvement de réforme eut la fortune de susciter de grands orateurs : jamais l’éloquence de la chaire, en Grande-Bretagne, ne s’éleva plus haut que dans ces petites communautés. Le mouvement, religieux à l’origine, dépassa bientôt ses propres limites. « Il fut, en fait, dit le professeur Rhys, la résurrection d’un peuple. Il transforma, en les fortifiant, les qualités intellectuelles et morales de la masse du peuple gallois ; il développa dans son esprit des puissances qui sans doute existaient déjà, mais qui ne trouvaient pas à s’employer ; il amena des hommes qui n’avaient jamais eu l’occasion de réfléchir à se poser et à discuter des problèmes fondamentaux de la religion et de la philosophie ; et il stimula à un degré extraordinaire le sens dialectique et imaginatif d’une race naturellement vive ; il l’inclina vers l’éloquence et la fit attentive aux ressources de la langue[10]. »

C’est ainsi que la renaissance religieuse prépara une renaissance intellectuelle, dont le principal agent fut le vigoureux clergé constitué en quelques années sous l’impulsion des réformateurs, Au commencement du XVIIe siècle, peu de Gallois instruits pouvaient parler leur langue, et le peuple qui la parlait ne savait pas la lire. La pratique de la Bible galloise, qui se trouvait, par bonheur, traduite dans une langue excellente, maintint au-dessus du dialecte vulgaire, fatalement voué à la corruption, une langue plus fidèle à son propre génie. Aux écoles du dimanche, instituées pour la connaissance des Écritures, le peuple illettré apprit à lire, rouvrant ainsi devant lui les voies de la vie intellectuelle, — au bout desquelles nous voyons se dresser, après un siècle et demi, l’institution rajeunie des eisteddfodau et l’Université de Galles.

L’eisteddfod est maintenant assez connue en France pour qu’il ne soit pas besoin d’en exposer l’histoire, ni d’en décrire l’appareil. On sait que cette assemblée, ou plus littéralement session, tombée en désuétude à partir du XVIIe siècle, à cause du discrédit de la langue et de l’éclipsé de la littérature galloise, reparut au XIXe avec un dessein élargi et transformé. Elle est devenue une occasion de discuter les questions sociales et économiques qui intéressent la Principauté, un centre de ralliement pour les Gallois qui s’y rencontrent de tous les coins du pays et même de toutes les parties du Royaume-Uni, une sorte de Parlement spirituel pour le Pays de Galles. L’eisteddfod de Cardiff, en 1898, rapprocha même les représentans des diverses communautés celtiques et prépara le grand Congrès de Dublin, qui se tint en 1900. L’eisteddfod nationale n’est, dans la pensée de ceux qui l’ont restaurée, qu’une des lignes d’un vaste plan. Des assemblées analogues se multiplient dans les provinces, formant ainsi comme une seconde organisation au-dessus des écoles du dimanche. Ces écoles elles-mêmes ont été l’ébauche d’un système réalisé aujourd’hui dans son ensemble, grâce à la loi de 1889, Intermediate Education (Wales) Act, qui organise l’enseignement secondaire et au vote de 1893, qui crée l’Université.

Pour épanouir cette suprême expression de sa vie intellectuelle, la nation galloise a favorisé de tout l’effort d’une volonté consciente le jeu naturel d’une loi. La réforme religieuse développait logiquement ses conséquences. Au nombreux clergé non-conformiste il fallait donner une instruction : ce besoin créa des collèges théologiques. Par contre-coup, l’Eglise établie se trouva amenée, pour pouvoir lutter avec ce jeune clergé et lui disputer l’influence, à fonder aussi des séminaires, où elle pourrait recruter un clergé gallois, connaissant le peuple et parlant sa langue. En 1827, le collège de Saint-David est fondé sous la haute main de l’Église d’Angleterre ; il ne tarde pas à être investi, par charte, du pouvoir de conférer les grades aux étudians. Le parti gallois essaie en vain de lui faire annexer un collège indépendant de toute confession religieuse. En 1853, apparaît, comme par la force des choses, l’idée de l’Université nationale. On s’y achemina lentement par la création de l’École normale de Bangor, 1862, et du collège d’Aberystwith, 1872. Toutes les classes de la société galloise avaient contribué à cette dernière œuvre, dont elles saisissaient la portée, et pour laquelle elles fournirent, sans se lasser, après un premier apport de 12 000 livres sterling, une subvention qui s’éleva, en douze années, à 60 000 livres. En 1882, le gouvernement accorde au collège d’Aberystwith un subside annuel de 4 000 livres. En 1883, un nouveau collège est établi à Cardiff pour le Sud, et, en 1884, le collège du Nord-Galles à Bangor. Le comité exécutif chargé de réaliser le projet d’une Université galloise avait su trouver la solution pratique : il avait fondé des collèges qui donnaient l’éducation universitaire, mais dont les étudians allaient chercher leurs grades à l’Université de Londres. Les organes étant créés, la fonction ne pouvait manquer d’apparaître. En 1893, un vote du Parlement investit l’Université de Galles des droits et privilèges qui constituent cette fonction. Son premier président, lord Aberdare, est remplacé, à sa mort, par Albert-Edouard, Prince de Galles (aujourd’hui roi d’Angleterre), élu à l’unanimité et installé dans une séance solennelle tenue à Aberystwith le 26 juin 1896.

L’autonomie religieuse et l’autonomie intellectuelle correspondent à des besoins profonds qui n’exigent pas absolument l’autonomie politique. On ne s’étonnera point pourtant qu’une originalité si persistante, une individualité si forte, après avoir traversé les siècles et triomphé des obstacles, ait souhaité une sauvegarde à cette vie ranimée, une consécration matérielle à cette victoire. Nous l’avons dit, et peut-être faut-il le redire : il ne s’agit pas de séparatisme. Au point de vue du gouvernement général, les douze comtés de Galles ne sont pas moins anglais que les comtés d’Ecosse ou les autres comtés du royaume. Mais les revendications galloises n’en arrivent pas moins à présenter « toute l’apparence d’une charte en formation[11]. » Les nationalistes modérés, à la Chambre des communes, demandent l’autonomie administrative ; le parti avancé réclame un Parlement-gallois, dont le gallois serait la langue officielle. Depuis 1889 la Principauté a obtenu des Conseils de comté élus.

Sous les lois générales de la Constitution anglaise et l’autorité de la couronne, la vieille nation cambrienne a repris une vie indépendante qui, se ressaisissant chaque jour, atteste l’existence de forces contre lesquelles nulle puissance n’a pu prévaloir. — Sept siècles durant, l’esprit de la conquête anglo-normande s’acharna contre les races vaincues. Nous pouvons suivre en Irlande, en Écosse et au Pays de Galles les vicissitudes diverses d’une telle lutte. L’histoire de ces nations politiquement anéanties depuis des siècles, et d’une personnalité si vivante encore, nous permet de contempler le triomphe d’une âme collective qui a voulu vivre. Mais de quelle éclipse et de quelle diminution l’antique puissance bretonne n’a-t-elle pas, ici, expié les illusions d’une sensibilité passionnée et d’un idéalisme chimérique aux prises avec un bras vigoureux, servi par une volonté disciplinée ! Et pourtant elle n’a pas péri tout entière. Ses traditions, ses souvenirs, sa langue, voilà les armes dont s’est servi le Pays de Galles pour défendre ce que n’avait pu lui prendre la conquête. C’est pourquoi son histoire est pathétique. Elle nous révèle la suprême grandeur d’un peuple et le drame même de sa destinée, l’effort de son âme pour maintenir le corps qu’elle a construit et organisé, ses luttes contre les forces qui tendent à le détruire et, jusque dans la défaite, cette victoire par laquelle l’âme qui a mérité de vivre plane immortelle au-dessus de la mort.


FIRMIN ROZ.

  1. The Welsh People, by John Rhys and David Brynmor-Jones. Londori, E. Fisher Unwin, 1900.
  2. Nom celtique des Gallois.
  3. Orthographe galloise du nom qui est devenu en anglais Tudor.
  4. Nom gallois du Snowdon.
  5. Augustin Thierry, Histoire de la Conquête de l’Angleterre.
  6. Augustin Thierry, t. IV, Conclusion, II.
  7. Voyez Rhys, p. 468-9.
  8. Ibid.
  9. Exactement 1 776 000 contre 225 000, d’après M. Ch. Le Goffic, le Mouvement panceltique (Revue des Deux Mondes, 1er mai 1900).
  10. Loc. cit., ch. X.
  11. Ch. Le Goffic, article cité.