Au Pays de l’Erable - Journal de la mission française au Canada

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Au Pays de l’Erable - Journal de la mission française au Canada
Revue des Deux Mondes7e période, tome 65 (p. 287-312).
AU PAYS DE L’ÉRABLE
JOURNAL
DE LA MISSION FRANÇAISE AU CANADA

Sous l’inspiration de M. Hanotaux et avec l’agrément du Gouvernement, le Comité France-Amérique vient d’envoyer au Canada une mission chargée de remercier ce grand pays de son intervention militaire dans la guerre et de l’aide secourable qu’il a apportée à nos blessés, ainsi qu’aux populations des régions dévastées, sous les formes les plus diverses, création d’hôpitaux et d’ambulances, secours en argent, dons en nature.

Cette mission comprenait un maréchal de France, un amiral, un évêque, des membres du Parlement, de l’Institut, de l’Université, etc. au demeurant des représentants de toutes les forces françaises, de toutes les formes d’activité de notre génie national. Elle comprenait en outre un certain nombre de dames que leur grand cœur et les services rendus par elles au cours de la guerre désignaient plus particulièrement pour exprimer aux mères et —aux épouses canadiennes nos sentiments de reconnaissance.

Elle n’est restée au Canada qu’une dizaine de jours et de cet immense pays n’a pu parcourir qu’un petit coin, celui qui s’étend le long des rives du Saint-Laurent et aux bords du lac Ontario ; elle a cependant rempli sa mission. A Montréal et à Québec, elle a retrouvé l’âme française ; à Ottawa, elle a adressé ses remerciements officiels au Gouvernement canadien et remis au Parlement fédéral, en témoignage de gratitude, un buste de Rodin, représentant la France ; à Toronto et à Hamilton, elle a pris contact avec une province presque entièrement anglaise et resserré les liens d’amitié qui nous unissent à nos alliés[1].

Y a-t-il lieu de garder trace de cette mission en relatant ce qu’elle a vu, entendu, remarqué ?

Oui, certainement, quelque restreint qu’ait été son champ d’observation. Rien en effet de ce qui intéresse nos frères du Canada en peut nous laisser indifférents ; d’autre part, le Dominion est en plein développement ; le plus grand avenir lui est réservé, et il n’est pas inutile de le rappeler.

Bien entendu, il ne saurait être question ici d’une étude d’ensemble que rien ne justifierait. Le Canada est plus grand que l’Europe entière ; il s’étend sur des milliers de kilomètres, de l’Est à l’Ouest, du Sud au Nord ; la seule province de Québec est à elle seule plus grande que la France. De cette immensité nous n’avons vu qu’un bord. Dans ces conditions, le plus prudent et aussi le plus simple est de se borner à noter ce que la mission a vu sur son passage, de donner, pour ainsi dire, son « journal de marche, » en relevant tous les détails caractéristiques.


* * *

A peine étions-nous arrivés à New-York que deux hommes éminents, amis passionnés de la France, les sénateurs Dandurand et Beaubien, venaient nous y rejoindre pour nous conduire eux-mêmes dans leur patrie et nous en faire les honneurs.

Dès le premier contact, la conversation s’engage sur la situation politique du Canada. Ont-ils dessein d’enlever de nos esprits toute idée fausse, de nous « mettre au point ? » Il semble bien.

— Nous avons, disent-ils, deux mères patries, aïeules vénérables, que nous respectons, admirons et aimons l’une et l’autre.

« Ces deux mères patries sont la France et l’Angleterre.

« La première a fait de nous ce que nous sommes, des Français de pure race, aussi Français que vous-mêmes, ayant la même langue, les mêmes mœurs, les mêmes traditions. Nous n’avons pas connu vos révolutions ; nous avons continué notre évolution propre dans l’esprit de l’ancienne France, mais nous sommes vos frères, frères de sang et frères de cœur. La deuxième nous a permis de nous développer ; elle nous a laissé le bien suprême, la liberté. Nous sommes libres dans notre province de Québec ; nous y sommes libres de toutes façons, à tous les points de vue : politique, religieux, économique, et de cela nous sommes à notre seconde patrie profondément reconnaissants.

« Et cependant nous ne sommes ni Français, ni Anglais.

« Nous sommes ce que nous sommes devenus : des Canadiens.

« Vous comprenez bien ? ajoutent-ils en insistant. Quand vous nous avez quittés, nous étions 65 000 ; nous sommes devenus depuis plus de 4 millions, dont 3 millions habitent le Canada. Nous avons aujourd’hui l’âge d’homme. Notre patrie, c’est la terre que nous avons défrichée et peuplée, celle où nous avons pris racine, c’est le Canada ! »

Ces idées seront affirmées publiquement, dès le soir même, à la fête qui sera donnée, à bord du Paris, à la haute société new-yorkaise.

Il y a quelque chose qu’ils ne disent pas, mais que nous reconnaîtrons bientôt : cette situation est également celle des Canadiens anglais, eux aussi Anglais de cœur, c’est entendu, mais devenus Canadiens avant tout. Il est certain que le Canada marche à l’indépendance totale. Le pouvoir de l’Angleterre sur ce pays est purement nominal ; il se gouverne lui-même et son Conseil des ministres est souverain. Le gouverneur général est anglais ; les gouverneurs de provinces sont soit d’origine canadienne, soit d’origine anglaise, et il serait impossible aux uns comme aux autres d’agir autrement que dans l’intérêt direct et immédiat du Canada.

À noter que les forces anglaises qui occupent cette énorme étendue de territoires, plus grande que l’Europe, ne dépassent pas cinq régiments ! tout juste de quoi fournir des gardes d’honneur aux gouverneurs.

Chose curieuse, les races anglaise et française qui forment le peuple canadien ne se mélangent pas ; elles se développent parallèlement en restant distinctes, chacune gardant sa langue, ses mœurs et ses usages.

— Regardez, nous dira bientôt le sénateur Beaubien, quand nous descendrons en bateau le Saint-Laurent, de Montréal à Québec, admirez notre grand fleuve ! Dans ses eaux sont venues se jeter, à Montréal, celles de l’Ottawa ; elles coulent ensemble sans se confondre, celles du Saint-Laurent limpides et bleues, celles de l’Ottawa plus foncées ; elles portent avec la même docilité les bateaux qui nous appartiennent ; c’est l’image de notre Canada, terre commune à nos deux races.

Mais il y a un fait nouveau dont nos amis n’aiment pas beaucoup à parler et qui visiblement les laisse soucieux. Depuis quelques années, les Américains se portent en foule vers les provinces de l’Ouest : Sackatchevan, Alberta, Columbia, et il en résulte qu’au Canada se forment en réalité trois groupements : français à l’Est, anglais au Centre, américain à l’Ouest.

Sur les 7 millions d’habitants qui forment la population du Canada, combien y a-t-il au juste d’Américains ? Le prochain recensement le dira, mais il demeure certain que le nombre des Américains va sans cesse en croissant et qu’ils restent, eux, américains. Or, les États-Unis comptent 110 millions d’habitants ; ces deux pays sont en contact, de l’Atlantique au Pacifique, sur une frontière ouverte de plus de 5 000 kilomètres d’étendue. Dans ces conditions, le Canada pourra-t-il résister, sinon à la pression, du moins à l’attraction des États-Unis qui considèrent comme de droit naturel que toute l’Amérique du Nord soit leur domaine de libre expansion ?

Voilà sans doute le gros danger qui menacera l’indépendance du Canada, dans un avenir plus ou moins éloigné. Toutefois, on peut affirmer que les groupements anglais et français n’en resteront pas moins puissants et libres dans leur développement.


Nous arrivons à Montréal, à neuf heures du matin, par un temps magnifique, et aussitôt commence une série de réceptions, de visites et de banquets qui sera très fatigante parce qu’ininterrompue, d’autant plus qu’une lourde vague de chaleur passe sur l’Amérique et que la température ne descendra guère au-dessous de 30°.

A la gare nous attendent un représentant du gouvernement canadien, le ministre de la Justice, Doherty, et les autorités de la ville. Le cérémonial sera le même à peu près partout : sur le quai ou à la sortie, une demi-compagnie de troupes anglaises ou de milice canadienne rend les honneurs, tandis qu’une musique joue la Marseillaise et que la foule acclame la Mission.

A peine sommes-nous arrivés à l’hôtel qu’il faut repartir pour aller à l’Hôtel de ville, dont nous montons les degrés en traversant une foule compacte qui applaudit en criant : « Vive la France ! » visiblement curieuse de voir « des Français de France. »

La première sensation est un peu troublante. Sommes-nous en France ou au Canada ? sur les bords du Saint-Laurent ou sur ceux de la Seine ? à Montréal ou dans quelque ville de Normandie ? L’illusion est complète, car les souhaits de bienvenue qu’on nous adresse sont exprimés dans le français le plus pur ; toutes les mains se tendent et tous les visages sourient. Ce sont bien les membres d’une même famille qui se retrouvent, se reconnaissent, se félicitent et demandent des nouvelles, parlant à la fois du passé et du présent.

En sortant de l’Hôtel de ville, nous visitons l’ancien « Gouvernement français, » modeste édifice aujourd’hui transformé en musée de souvenirs. Partout sont gardés religieusement les témoins du passé et de ce qu’on appelle ici à juste titre l’épopée canadienne, les temps héroïques de Montcalm et de Lévis. Après toute une série de visites, parmi lesquelles celle de l’École commerciale, qui constitue une annexe de l’Université française, ou Université Laval, nous arrivons au banquet. Il commence à une heure et ne se terminera qu’à quatre heures et demie. Discours et discours.

Mais avant les discours, il y a les « santés, » et il faut noter ici une scène qui ne manque pas de grandeur. Le président se lève et dit en tenant haut son verre : « le Roi ! » Aussitôt toute la salle est debout et l’orchestre entame le God save the King que tout le monde chante à pleine voix. On se rassied. Le président se relève une minute après et dit : « la France ! » Alors éclate la Marseillaise, que les assistants clament avec le même entrain que le God save the King de tout à l’heure. Souvent il y a une troisième santé, « le Canada, » et cette fois on entend comme une sorte de vieille chanson française, lente et grave, douce et berceuse, pleine d’amour.

A l’heure des discours, et tant que nous serons en terre « française, » nous entendrons souvent de belles harangues que la Sorbonne applaudirait. Aujourd’hui, c’est d’abord le ministre Doherty qui prend la parole ; son allocution est pleine de finesse et d’une aimable bonhomie. Vient ensuite le sénateur Dandurand avec un discours d’une admirable tenue littéraire. Si on parle cette langue au Parlement canadien, les débats ne doivent pas manquer d’agrément !

Nous sommes tous frappés de l’éloquence des orateurs canadiens. Ils parlent… comment dire ? Ce n’est pas de la pompe et de la grandiloquence, mais de la solennité, mêlée de respect. C’est la langue du XVIIe siècle, aux belles périodes cadencées. Les orateurs sacrés du grand siècle devaient parler ainsi du haut de la chaire. « Vous savez le français mieux que nous, » leur dira tout à l’heure l’un des nôtres.

A propos des vieux mots et des formes archaïques que le langage canadien a gardés, le sénateur Dandurand explique que leur conservation est la conséquence du soin jaloux avec lequel les Français de Montréal et de Québec n’ont cessé de défendre leur langue maternelle contre la langue anglaise.

— Le Grand Roi, — ou plutôt le Grand Roué, — dit-il, n’a pas proclamé : l’Etat, c’est moi ; il a dit : l’Etat, c’est moue, et c’est pourquoi nos paysans canadiens disent encore aujourd’hui : le Roué, moue, la parouesse, etc.

Il exagère un peu. La langue française est restée vivante au Canada comme ailleurs et elle a évolué ; il suffit d’entrer dans une boutique de marchand pour s’en apercevoir. Un convive ne nous a-t-il pas dit tout à l’heure, en parlant de dames canadiennes fort distinguées qui prennent part au banquet : « Ce sont des femmes dépareillées ? » ce qui signifiait dans sa pensée : sans pareilles, non pareilles, autrement dit d’admirables femmes ! Il n’en reste pas moins que dans la haute société canadienne on parle un français exquis, limpide et clair, avec un parfum de vétusté qui en augmente l’agrément et en relève la saveur.

Au cours de ce banquet, le sénateur G. Ménier et le président de la Compagnie transatlantique, M. Dal Piaz, annoncent pour l’automne prochain l’ouverture d’une sorte d’exposition roulante, constituée par des échantillons des produits français réunis dans un grand train de chemin de fer, d’où le nom de « Train-Exposition, » et qui ira, avec des conférenciers, de ville en ville.

Après le banquet, on nous conduit à « la Montagne, » c’est-à-dire au Mont Royal, autour duquel la ville de Montréal s’est développée. De la terrasse qui la domine, le spectacle est de toute beauté. Au bord du magnifique Saint-Laurent, s’étend, blanche dans des massifs de verdure, la ville. Elle compte 900 000 habitants, dont les trois quarts sont Français ; elle a doublé en dix ans. Son commerce est mondial et sa prétention de devenir la rivale de New-York ne parait pas déplacée. Les steamers remontent jusqu’à elle et le fleuve est sillonné de bateaux. Les quais s’étendent sur 30 kilomètres de longueur.

Qu’est-ce au loin que ces gigantesques constructions qui s’élèvent au bord des eaux ? Ce sont des « elevators » où viennent s’entasser les grains de ce qui fut autrefois « la grande prairie » des Indiens, devenue aujourd’hui la plaine indéfinie, couverte de moissons, la terre à blé des États du Centre. On y décharge des wagons en quelques minutes ; on y charge des bateaux en quelques heures. « Dès maintenant, nous dit-on, le Canada peut suffire à fournir à l’Europe entière son pain quotidien. »

Notre interlocuteur ajoute : « Quel malheur qu’en hiver notre fleuve s’endorme ! » Il se recouvre en effet de glaces à partir de novembre et la navigation est suspendue pendant cinq à six mois. L’hiver est loin de notre pensée ; il fait en effet une chaleur extrême et tout autour de nous brillent des massifs de roses. Cependant, voilà bien le Canada, couvert de verdure et de fleurs en été, riche de toutes les cultures, revêtu d’un manteau de neige de novembre à avril !

Sur la terrasse, nous avons rencontré M. Taft, l’ancien président des États-Unis, venu comme nous pour admirer la vue. Il est seul et cause familièrement avec le maréchal.

Le soir, la mission se disloque et nous dînons dans les familles. Quelle délicieuse trouvaille ! plus de discours, mais des entretiens pleins d’abandon et de cordialité, comme dans les meilleures familles françaises.

La journée n’est pas finie, car c’est aujourd’hui la Saint-Jean, fête nationale des Canadiens français, et on la célèbre ici comme chez nous en allumant, à la nuit tombante, de grands feux clairs et joyeux.

Bien entendu, on nous attend et nous nous retrouvons, vers neuf heures, au milieu d’une foule qu’on évalue à plus de 20 000 personnes ; elle entoure un kiosque à musique, transformé en tribune, sur lequel on nous fait monter, et une fois de plus nous reparlons de la France, de la guerre, du passé et de l’avenir.

Après ces discours, un courant se forme qui nous emporte vers un énorme bûcher. L’honneur d’y mettre le feu est réservé au maréchal ; il en fait le tour, une torche à la main, et en un instant cette masse de bois et de fagots est couverte de flammes qui montent droites au ciel, comme une épée, dans une gerbe d’étincelles. Ce n’est pas sans émotion que nous pensons qu’en ce même jour s’allument sur les collines de la vieille France et les places de nos villages les mêmes feux symboliques. C’est la même âme qui palpite des deux côtés de l’Atlantique.

Au retour, vers minuit, beaucoup d’entre nous sont silencieux, plongés dans une méditation profonde ; ils rapprochent cette fête de la Saint-Jean, fête nationale des Canadiens français, de notre deuxième fête nationale qui vient d’être instituée en l’honneur de Jeanne d’Arc.

— Vous dormez ? dit l’un en poussant le coude de son voisin.

— Moi ! non, je rêve. Ce bûcher m’a rappelé celui de Jeanne d’Arc. Sans doute, couvert de poix et de résine, il s’est lui aussi embrasé d’un bloc. J’espère que notre Sainte n’a pas trop longtemps souffert.

— On peut croire au contraire qu’elle est morte lentement, comme le Christ, en priant pour la France, et en s’offrant en holocauste pour elle.

— Quelle prodigieuse histoire que la nôtre ! Et qui sait si, dans la dernière guerre, nous n’avons pas encore bénéficié du sacrifice de cette petite Lorraine de dix-neuf ans ?

— N’en doutez pas. Les lueurs de 6on bûcher illumineront toujours dans la suite des temps les visages de nos soldats, descendants de ses compagnons d’armes.

Le lendemain est un dimanche, et nous allons à la messe à la cathédrale. Là aussi la foule nous attend, et quand nous entrons, les orgues jettent à grand fracas sous les voûtes les appels de la Marseillaise !

Belles allocutions de Mgr Gauthier, recteur de l’Université Laval, et de Mgr Landrieux, où s’échangent, en se mêlant dans une commune prière, le salut du Canada à la France et celui de la France au Canada.


* * *

A onze heures, départ en bateau pour Québec, où nous arriverons à neuf heures et demie du soir.

Le temps est superbe et le spectacle d’une incomparable beauté. Le Saint-Laurent apparaît moins comme un fleuve que comme un lac allongé entre des terres fertiles. Des deux côtés, des paysages de France, des villages aux jolis noms français, avec de minces clochers tout pareils aux nôtres. C’est sur les bords du Saint-Laurent que se sont établis les premiers colons ; ils se sont partagé le terrain perpendiculairement aux rives, et nous voyons, encore resserrées par les héritages, ces limites de champs toutes parallèles entre elles.

La soirée se passe à faire revivre le passé, à retracer l’œuvre de Jacques Cartier et de Champlain, à raconter les exploits de Montcalm et de Lévis. C’est ici que s’est déroulée l’épopée canadienne ; elle appartient à l’histoire de France et à celle du Canada ; elle est notre bien commun et le lien qui nous unit. Regardez cette statue qui s’élève, à droite, sur la rive. C’est celle de Mlle de Verchère, qui défendit sa ferme contre les Iroquois, à quatorze ans, seule avec ses deux frères, moins âgés qu’elle. Voici l’embouchure de la rivière Richelieu, qui vient du lac Champlain, sur les bords duquel les Français remportèrent contre les Anglais la victoire de Carillon. Quand nous arriverons à Québec, on nous montrera, à gauche, au-dessus de la falaise, la plaine d’Abraham, où, le 13 septembre 1759, se livra la bataille qui amena la chute de Québec et dans laquelle périrent ensemble le général anglais Wolfe et notre grand Montcalm.

Le lendemain, toute la matinée, jusqu’à une heure, se passe en visites. Visite à la vieille citadelle où le lieutenant-gouverneur nous dit : « La voici, telle que vous nous l’avez laissée. » On y voit encore, en effet, les vieux canons rongés par la rouille qui défendirent la ville. — Visite du Parlement provincial. La salle des députés est d’un côté, celle des sénateurs de l’autre ; elles sont l’une et l’autre très belles. — Visite au couvent des Ursulines. Rien que leur ordre soit cloîtré, les Sœurs ont voulu ouvrir à la Mission française leurs portes fermées au monde. Faveur insigne qui n’est accordée qu’à des personnages royaux ou à des légats du Pape ; mais ne s’agit-il pas aujourd’hui de la France ? Les Sœurs sont là, à l’entrée, en ordre de bataille, les très vieilles en tête, les jeunes à la gauche ; la supérieure nous reçoit avec l’aisance d’une grande dame qui fait les honneurs de sa maison. Nous la parcourons à sa suite, vieille demeure vaste, simple, sans luxe aucun ; seule la chapelle est richement décorée. Non loin d’elle, les Sœurs conservent comme une relique sainte, dans une châsse dorée, le crâne verni de Montcalm !

Après le couvent, réception à l’Hôtel de ville. « Son Honneur » le maire est revêtu d’une longue robe noire, qui rappelle celle de nos avocats ; il porte un tricorne. Quand il a fini la lecture de son adresse, une fillette s’avance et offre au maréchal une gerbe de roses : « Embrassez-la, dit le maire, c’est le dernier de mes enfants, le dix-septième. »

Il faut ici s’arrêter un instant sur l’extraordinaire fécondité des familles canadiennes. Les familles de quinze à vingt enfants ne sont pas exceptionnelles ; celles d’une douzaine se rencontrent partout ; la moyenne est d’au moins six enfants par foyer. Le maire nous racontera tout à l’heure que les familles avec lesquelles il est le plus lié ont toutes de quinze à dix-huit enfants. Dernièrement, il assistait à une fête de famille où vingt-six enfants célébraient les noces d’or de leurs parents ; ceux-ci n’en avaient perdu aucun. Ils sont nombreux, les villages où cent familles portent le même nom ! Le général Tremblay qui nous accompagnait sur le bateau appartient à l’une d’elles.

Comment expliquer cela ?

Il y a bien des raisons : l’espace disponible, la vie large et facile à la campagne, les enfants qui ne sont pas une charge, mais un rapport, la liberté de tester laissée au père de famille, ce qui sauve le domaine, etc. Toutefois la raison principale se trouve dans le respect des lois morales. Les Canadiens français obéissent à l’ordre « Croissez et multipliez ; » ils observent le Décalogue. Le lieutenant-gouverneur ne nous a-t-il pas dit lui-même publiquement, ce matin : « C’est votre clergé qui a fait ce peuple. »

Il est à remarquer qu’il n’en est pas de même des Anglais. Eux aussi ont l’espace et la liberté, et cependant, la natalité est dans leurs familles beaucoup moindre. La conséquence est que les Français refoulent les Anglais ; ils débordent de la province de Québec dans l’Ontario, le Manitoba et aussi dans les provinces du Nord-Est des États-Unis. Ils étaient 65 000, lorsque, il y a cent soixante ans, la France les a abandonnés à l’Angleterre ; ils sont aujourd’hui plus de 4 millions. Combien seront-ils dans cent ans ? Plusieurs d’entre nous s’amusent à faire des calculs et trouvent des chiffres fantastiques dont le quart suffirait à constituer là-bas une nouvelle France plus peuplée que la vieille mère-patrie.

Après le banquet où les « santés » ont été portées avec une solennité particulière, celle du Roi au commencement et à la fin, nous allons au camp d’Abraham remettre au 22e régiment canadien le drapeau que lui envoie le maréchal Foch, son colonel honoraire. Ce 22e canadien (en réalité, un bataillon) était pendant la guerre uniquement composé de Canadiens français ; il s’est illustré à Ypres, à Vimy, etc. et son effectif a été plusieurs fois renouvelé. A la gauche du régiment se trouvent les anciens combattants et les blessés.

De toutes parts la foule nous entoure et l’on sent que les cœurs sont agités par des sentiments qui remontent comme des lames de fond. C’est que la scène se passe sur le terrain de la défaite de 1759. C’est ici même que la France a perdu le Canada. Son âme et son génie y sont restés !

Après la revue du 22e, visite au cardinal Bégin, vénérable vieillard de quatre-vingt-deux ans, qui nous reçoit avec une bonne grâce charmante. Il revient d’une tournée pastorale et se félicite du bon esprit de son peuple ; il en parle comme un père de ses enfants. Il nous dit son amour pour la France et raconte son dernier séjour à Paris :

— J’étais descendu à l’Hôtel du bon La Fontaine

Tout le monde rit.

— Vous le connaissez donc ! reprend-il en souriant ; c’est un logis tranquille, honnête et fort respectable ; j’y étais très bien.

Et la conversation continue sur ce ton.

Au Canada, la situation du clergé n’est pas la même que chez nous ; il est mêlé à la vie publique et familiale, il fait partie intégrante de la société, il vit au milieu du peuple. Partout, à l’arrivée à la gare ou à la descente du bateau, aux banquets, nous trouvons les évêques, archevêques, et aussi les pasteurs protestants, quand il y en a. Ils sont entourés du respect général. Ce matin nous avons tous remarqué que lorsque Mgr Landrieux a été présenté au lieutenant-gouverneur, ce dernier a mis genou en terre et lui a baisé la main. Même attitude de la part du maire, à l’Hôtel de ville. La liberté d’action du clergé est entière. Les écoles sont confessionnelles et le budget de l’Instruction publique est réparti entre elles au prorata du nombre des élèves. Catholiques et protestants vivent d’ailleurs dans la plus parfaite harmonie et en pleine indépendance respective.

Après avoir quitté l’archevêché, thé chez le lieutenant-gouverneur, dans une superbe résidence, entourée d’un grand parc, comme en ont partout, dans toutes les parties du monde, les gouverneurs anglais ; puis la liberté nous est rendue et nous pouvons parcourir à notre gré la ville de Québec. Ville entièrement française, non seulement de langue, mais d’aspect, avec de vieilles rues étroites, tortueuses, montantes, tandis qu’en bas s’étalent à l’aise les quartiers industriels et le port. Aux enseignes des boutiques un certain nombre de noms retiennent notre attention. Des libraires, des pharmaciens, des artisans s’appellent La Chance, La Flamme, La Jeunesse, La Flèche… Ce sont les descendants des anciens soldats devenus colons. Ce matin, on nous a présentés à une femme charmante, qui porte à ravir le nom délicieux de Jolicœur.

Quelle douce sensation que de retrouver ici, intacte, continue, la liaison avec l’ancienne France !

La superbe promenade de Frontenac domine la ville ; elle rappelle la terrasse de Saint-Germain, plus belle encore, car à ses pieds coule le majestueux Saint-Laurent. C’est là qu’est notre hôtel, avec des chambres bretonnes où l’on trouve sur de vieux bahuts des statues de saints aux couleurs passées et d’antiques madones, graves ou souriantes. Quand, chez nous, tout se sera uniformisé dans la note grise d’une banalité commune, on pourra encore revoir au Canada des coins de vieille France.

Après dîner, l’Université étant en vacances, conférence au grand Séminaire, l’ancien, avec ses vieux bâtiments, sa vieille cour, ses vieux tilleuls. Nous y retrouvons toute la haute société de Québec avec le cardinal, le lieutenant-gouverneur, le maire, etc. Mgr Landrieux soulève l’enthousiasme en parlant de Verdun.


* * *

Le lendemain nous allons en chemin de fer de Québec à Trois-Rivières. Remarqué au passage des stations qui s’appellent Belair, Bellefontaine, etc.

Pour la première fois, nous traversons de jour la campagne canadienne ; elle est belle, mais moins bien cultivée que chez nous. C’est extraordinaire ce qu’il y a de « marguerites » dans les prés et d’herbe folle dans les blés ! On voit que les laboureurs ont ici trop d’espace à mettre en valeur. Toutes les maisons sont en bois ; le bois abonde au Canada où la forêt primitive s’étend à l’infini tout autour des régions où le sol a été défriché. On nous raconte que les choses se passent à peu près partout de la même façon : le premier colon qui arrive construit une hutte ; quelques années après, la hutte est devenue le poulailler d’une maison de bois très confortable bâtie tout auprès ; encore un peu de temps et de ci de là les villages se formeront. Mais dans la région que nous traversons, terre déjà ancienne, les paysages sont ceux de chez nous ; on pourrait se croire en Normandie ou dans l’Ile de France. Cependant nulle part des haies ou des murs ; les champs sont séparés par de petits fossés, sillons plus larges que les autres ; par endroits les pâturages sont entourés de fils de fer ou de barrières de bois pour enclore le bétail.

Quand nous arrivons à Trois-Rivières, il est midi passé. La population et le maire nous attendent à la gare et il faut tout d’abord se rendre à l’Hôtel de ville. Une heure de discours… L’accueil qui nous est fait est d’une cordialité tellement simple et franche que ce temps passe très vite.

Quand la réception est terminée, le maire s’excuse :

— Je ne pourrai pas vous accompagner à déjeuner ; je suis retenu chez moi, mais le promaire me remplacera et les échevins seront là.

— Vous dites ?

Il devine que plusieurs ne comprennent pas et explique que le « promaire, » c’est l’adjoint et que les « échevins » sont les conseillers municipaux.

Après déjeuner, visite rapide de la ville qui, de simple village agricole, est en train de devenir une ville industrielle florissante, rivale future de Québec et de Montréal. Déjà il y a dans le port d’importants chantiers où on construit en ce moment un « pétrolier » pour notre Compagnie transatlantique. Il est facile de prévoir que, dans l’avenir, de telles transformations seront nombreuses le long du Saint-Laurent, qui deviendra un des principaux centres de l’industrie et du commerce du monde. Remarquons en passant que la ville de Trois-Rivières se développe suivant un plan arrêté dans tous les détails. Les services publics y sont largement installés. Le promaire nous montre au passage, simplement, sans fierté, comme s’il s’agissait d’une chose tout à fait normale, les écoles, les hôpitaux, les salles de conférences, les jardins, etc.

Nous avons demandé à voir un village de Canadiens français. On nous conduit à Yamachiche (un des rares noms indiens conservés dans le pays).

Chemin faisant, nous rencontrons une école de petits garçons qui forment la haie sur notre passage, en agitant de petits drapeaux tricolores ; ils sont encadrés par des Frères. Nous nous arrêtons pour rendre le salut ; le maréchal et l’amiral les passent en revue à leur grande joie et, après quelques mots d’entretien et la demande d’un jour de congé, nous remontons en voiture.

A Yamachiche, la population s’est réunie sur la place de l’Eglise avec, au milieu d’elle, le curé et ses vicaires. Dès que nous paraissons, la Marseillaise éclate, chantée en chœur.

— Vous voyez qu’on la sait partout, murmure l’un de nos guides.

— Parfait ! répond le maréchal, mais c’est un village que nous voulons voir, et vous nous montrez une petite ville !…

— C’est bien un village, mais qui grandit au milieu des champs.

Nous insistons pour voir une ferme, une vraie ferme. On, nous mène alors dans une maison d’apparence modeste ; mais à l’intérieur, salon, salle à manger ; en haut, des chambres coquettes avec lits de cuivre et draps brodés.

Plusieurs se récrient et soupçonnent qu’on les « bluffe. »

— Mais non, répond le sénateur Beaubien qui nous accompagne ; c’est ici l’histoire commune. En même temps que le village se transforme en bourg, en petite ville, ces familles s’élèvent dans l’aisance et la culture générale de l’esprit. Chez nous l’école se bâtit en même temps que l’église ; l’instruction des garçons est poussée très loin, dans l’étude du français en particulier ; les filles vont au couvent et il n’est pas rare de trouver des fermes, de véritables fermes, comme vous dites, où les femmes sont des dames et les hommes des seigneurs de la terre,… comme chez vous d’ailleurs, autrefois.

Et il ajoute :

— Ne pensez-vous pas que l’ancienne France se soit formée ainsi ? Nous suivons l’exemple des aïeux, tout simplement.

De fait, c’est bien en raccourci toute l’histoire de la formation de la société canadienne ; seulement, les choses y vont plus vite que chez nous, aux siècles passés.


* * *

Le lendemain, nous avons changé de province et nous nous trouvons dans celle d’Ontario, à Ottawa, capitale du Dominion.

L’organisation politique du Canada est simple. Chaque province est indépendante, dans les limites très larges fixées par la constitution ; elle a son Parlement particulier, composé d’un Sénat et d’une Chambre, et ses ministres. A sa tête est un lieutenant-gouverneur, représentant l’Angleterre. Le Parlement fédéral, qui siège à Ottawa, comprend également un Sénat et une Chambre des communes, formés de délégués des Parlements provinciaux. La langue française et la langue anglaise y sont admises sur le pied d’égalité. Le pouvoir exécutif appartient au Conseil des ministres. A la tête du gouvernement est le gouverneur général. Le général Byng, l’ancien commandant des troupes canadiennes dans la dernière guerre, vient d’être nommé à ce poste, en remplacement du duc de Devonshire.

Comme nous l’avons déjà dit, gouverneur général et lieutenant-gouverneur n’ont qu’un pouvoir nominal. En fait, l’autonomie du Canada est complète : il ne dépend de l’Angleterre que pour les relations diplomatiques. Il est d’ailleurs représenté directement à l’étranger par des commissaires généraux, — à Paris, le très aimable et très actif M. Philippe Roy, — et peut conclure des traités de commerce particuliers. L’indépendance du Canada est telle que, s’il a pris part à la guerre, c’est de son plein gré et en vertu de son libre consentement.

L’accueil que nous avons reçu dans la province française de Québec a été partout, non seulement cordial, mais enthousiaste ; il ne le sera pas moins dans la province anglaise d’Ontario. Il est juste de remarquer que c’est bien au Canada tout entier que doit aller notre reconnaissance, car les provinces anglaises ont fait pour la France au moins autant, — proportionnellement, — que la province de Québec, au double point de vue militaire ou charitable.

Nous sommes arrivés vers midi et à la gare une très belle réception nous a été faite, tant par les membres du gouvernement que par les autorités locales. Le « chef de l’opposition » s’y trouvait aussi.

On nous conduit sans tarder au Château-Laurier où un déjeuner est offert par les ministres.

Dès l’arrivée, nous avons senti que l’échange des idées serait désormais moins facile, car autour de nous bien peu de personnes parlent le français. Les Anglais défendent leur langue comme les Français la leur, et nous apprendrons plus tard qu’au Parlement provincial, la lutte se poursuit entre les deux langues, À ce point de vue, la législation scolaire est moins libérale dans l’Ontario que dans la province de Québec.

Après déjeuner, nous allons en grand apparat au palais du Gouvernement fédéral. C’est qu’en effet nous touchons au but même de notre voyage, qui est d’apporter au Canada les remerciements de la France et de remettre au Parlement, en témoignage de reconnaissance, le buste de Rodin.

Un peloton de lanciers rouges canadiens, montés sur de superbes chevaux, escorte les voitures et devant le Palais est une compagnie d’Écossais d’une tenue impeccable.

Le palais, — il est plus juste de dire les palais du Gouvernement, car les ministères sont groupés autour du Parlement, de part et d’autre d’une vaste place ornée de jardins, — ces palais sont construits dans le style anglais et très beaux, bien que d’aspect un peu neuf. Une telle réunion, en un même lieu, du pouvoir et de ses organes d’exécution, doit singulièrement faciliter les travaux parlementaires et hâter la solution des affaires. Ce pays bénéficie de sa jeunesse : il se développe en pleine liberté d’action et d’espace. Ce n’est plus la lente accumulation, au cours des temps, des progrès successifs ; le Canada entre de plain pied dans la vie du XXe siècle. Il est facile, dans ces conditions, d’établir des plans d’ensemble ; mais encore faut-il les réaliser ; or on retrouve partout au Canada cet esprit, ces vues larges et hardies, plongeant dans l’avenir.

La cérémonie qui va se dérouler, sera à la fois simple et d’une très belle tenue.

Quand nous entrons, toute la salle se lève et acclame la mission. Le calme rétabli, le ministre Doherty prononce un très beau discours en nous souhaitant la bienvenue.

Le maréchal répond et fait remise du buste de Rodin.

Le chef de l’opposition prend à son tour la parole, marquant ainsi que c’est tout le peuple canadien qui est en union de sympathie et d’amitié avec le peuple français.

Après ces discours, hachés d’applaudissements, nous visitons l’intérieur du Parlement, puis nous allons parcourir la ville. Elle est d’aspect américain, à part la place du Gouvernement. Québec est une ville française, Montréal une ville anglo-française ; Ottawa, comme toutes les villes que nous traverserons désormais, est construite à l’américaine, en damier, avec de larges et longues avenues, plantées d’arbres.

Le soir, diner au Country Club. Ce délicieux endroit a été choisi parce qu’on y aura l’agréable liberté de nous offrir des vins de France.

La ville d’Ottawa est en effet bâtie au bord de la rivière du même nom, qui sépare les deux provinces de Québec et d’Ontario. Or, la province d’Ontario est au régime sec, — cela veut dire, qu’on n’y boit que de l’eau, — tandis que celle de Québec a gardé le droit de boire du Saint-Julien, du Château-Laffitte, du Rœderer, etc. Heureux habitants d’Ottawa ! Ils peuvent à volonté se mettre par hygiène au régime de l’eau pure et quand il devient trop plat et monotone, que la tentation est trop forte, il suffit de passer les ponts ! Cures d’eau et de vin alternées ! Ne semble-t-il pas qu’il y ait là une situation éminemment favorable à l’entretien d’une bonne santé ?

La soirée que nous passons au Country Club est extrêmement agréable. Elle est marquée par une lutte qui s’établit à la fin du dîner entre les orateurs locaux et ceux de la mission. Tout le monde sait combien les Américains sont sensibles à la musique des mots ; c’est au point que les banquets ne sont souvent que prétexte à discours dont la succession est soigneusement réglée soit par le Président, soit par un personnage spécial appelé « toastmaster. » Comment expliquer que des gens d’esprit positif et pratique, réalisateurs, allant toujours au fond des choses, crevant le décor pour regarder ce qu’il y a derrière, comment expliquer que ces gens s’abandonnent ainsi au mirage de la parole ? Peut-être est-ce par simple réaction, pour le plaisir de sortir du domaine des faits, en s’envolant un instant dans le monde des idées. Il ne faut pas oublier non plus que les Américains se distinguent des Anglo-Saxons par un idéalisme et une générosité qui les rapprochent beaucoup des Latins. Quoi qu’il en soit, les Canadiens, aussi bien Français qu’Anglais, ont pour les manifestations oratoires le même goût que les Américains.

Fort heureusement, nous avions prévu ce débordement de discours, de toasts et de speechs ; il avait été convenu, dès le départ, que chacun des membres de la mission, y compris les femmes, devait être prêt à parler sur un terrain déterminé, le sien. Dès qu’on était sur l’eau, la parole revenait de droit à l’amiral ; le terrain religieux était, comme il convient, réservé à l’évêque ; les Beaux-Arts ressortissaient au grand artiste Besnard ; la science, à notre pauvre Lippmann, dont rien ne faisait soupçonner à ce moment la fin prochaine ; la littérature à Strowski ; l’économie politique à Corréard ; l’industrie à Blériot ; les relations commerciales à Dal Piaz et à de Loynes ; le rôle du Comité France-Amérique à Créqui-Montfort, à Jaray, à Guénard ; la Presse à Delmas ; les œuvres de charité et de dévouement appartenaient à Mmes de Warren et de Bryas. Tout le reste incombait aux parlementaires. C’était la Garde. Quand nous étions embarrassés ou pris de court, elle « entrait dans la fournaise » et donnait, tête baissée. C’est ainsi que le sénateur Ménier, les députés de Warren et Fournier-Sarlovèze, — ce dernier surtout en raison de sa facilité à parler avec une égale élégance l’anglais et le français, — ont toujours sauvé la situation. Et ce n’était pas une petite affaire ! Il y a bien eu ce soir-là une dizaine de discours.

Quand Mme de Bryas parla, en anglais, du rôle des femmes pendant la guerre, femmes françaises et femmes canadiennes, on put croire que la salle allait crouler sous les applaudissements. « De ma vie, dit l’un des convives, je n’ai passé plus agréable soirée, ni entendu d’aussi admirables paroles. »


* * *

Après Ottawa, Toronto.

Toronto est une très grande ville industrielle de plus de 500 000 habitants, bâtie sur le bord du lac Ontario.

Nous y arrivons à la nuit close. Cette fois, la musique qui nous attendait à la gare avec la compagnie d’honneur prend la tête des voitures et nous escorte à travers les rues de la ville jusqu’à l’hôtel ; elle pénètre dans le « hall, » s’y installe et y donne un concert guerrier, pendant que, fatigués par la chaleur du jour, nous allons nous coucher.

Le lendemain, visite du port et de la rade, en bateau. Le port, devenu trop petit, est en voie d’agrandissement. De grands travaux sont en cours : il s’agit de gagner un millier d’hectares sur la mer ; une dépense de 26 millions de dollars est prévue, à répartir sur une durée de quatre années. Au large, en face de la ville, s’étend en longueur une grande île et le port est en réalité une immense rade fermée de toutes parts.

À une heure, déjeuner au Yacht Club, précisément dans l’île. Santés et discours. L’archevêque s’y trouve. Quelqu’un lui fait remarquer que c’est vendredi et qu’on nous a servi un repas comportant bien du poisson et des légumes, mais en plus quelques viandes succulentes dont il a pris sa part.

— Oh ! Comment ai-je pu l’oublier ? fait-il simplement ; c’est la joie de vous voir qui en est cause. Je me rattraperai demain.

Après déjeuner, réception au Gouvernement et à l’Hôtel de ville où le maréchal remet quelques médailles de la reconnaissance française à des dames canadiennes, parmi lesquelles se trouve Mrs L. qui a été la cheville ouvrière des œuvres de charité fondées pendant la guerre à Toronto. Elle est « conseiller municipal. » Encore une nouveauté pour nous. On nous dit que son action personnelle est considérable et très appréciée ; c’est elle en effet qui s’occupe de tout ce qui intéresse les enfants et les femmes (crèches, dispensaires, soins médicaux à domicile, hospitalisation, etc.). Serait-on plus avancé au Canada que dans notre vieille France ?

Nous avons tout juste le temps de visiter la ville, avant d’aller dîner dans un autre club, le Club des Sports, admirablement situé sur la falaise qui domine le lac. Elle est complètement américaine. Les quartiers riches sont composés de maisons isolées qui apparaissent comme bâties au bord d’un parc. Entre elles ni murs, ni grilles ; les pelouses s’étendent sans barrières de l’une à l’autre et ne sont pas davantage séparées des trottoirs qui bordent la rue ; c’est inutile, car personne ne s’aviserait de marcher sur le tapis vert de ces gazons soigneusement entretenus.

Ainsi la campagne se trouve associée à la vie urbaine. Cette heureuse disposition se retrouve dans la plupart des villes américaines et souvent il arrive qu’en réalité derrière ces demeures luxueuses commence la campagne ou s’étend la forêt.


De Toronto à Hamilton en bateau, en longeant la côte. Le spectacle est splendide. Ces grands lacs sont autant de mers intérieures ; celui d’Ontario est à lui seul aussi grand que l’Angleterre et l’Écosse réunies. Partout sur les bords s’élèvent des cités nouvelles. Deux canaux à écluses réunissent les lacs Ontario et Érié en contournant les chutes du Niagara et mettent ainsi toute la région des lacs en communication directe avec la mer par le Saint-Laurent ; l’un est sur le territoire canadien, l’autre sur celui des États-Unis. En outre, un grand canal maritime doit réunir en terre canadienne le lac Huron à Montréal et permettra aux cargos de passer directement de l’Océan jusque dans les lacs les plus éloignés. Ce canal s’étendra sur un parcours de 700 kilomètres. Vraiment, l’avenir qui attend ce merveilleux pays dépasse tout ce que l’imagination peut rêver.

Hamilton est la rivale de Toronto : on l’appelle la « cité ambitieuse ; » mais comme elle ne compte encore que 150 000 habitants, elle a du chemin à faire pour rattraper son aînée.

Nous y arrivons à midi et demi ; la chaleur est extrême. Cependant la population, le maire et le clergé nous attendent à la gare et on nous mène tout d’abord à l’Hôtel de ville. Après la lecture de l’adresse du maire et la réponse du maréchal, une demi-douzaine de gracieuses fillettes nous offrent des gerbes de roses nouées de rubans tricolores et la réception se termine par un défilé des personnes présentes qui veulent serrer la main des « Français de France. » — C’est encore le nom qu’on nous donne ici. — Très peu parlent notre langue, assez cependant pour dire : « Vive la France ! »

L’après-midi est heureusement consacré à parcourir la campagne environnante ; elle est couverte d’arbres fruitiers, en particulier de cerisiers et de pommiers. Autour de la ville sont des champs de légumes, de tomates, de framboises ; au-delà s’étendent à perte de vue des cultures de blé et de maïs.

Arrêt et rafraîchissements au Country Club sur le lac ; puis thé chez l’ancien gouverneur. Nous rentrons pour le dîner ; commencé à huit heures, il se termine à onze heures et demie : les discours sont cette fois entremêlés de chants. Il y est beaucoup question de l’avenir économique du Canada, car c’est la Chambre de commerce qui nous reçoit.

Le maréchal résume notre opinion à tous, en racontant une curieuse anecdote :

— Quand j’étais colonel, dit-il, j’avais comme stagiaire dans mon régiment un officier de l’armée mexicaine.

« Un jour que je me promenais à cheval avec lui dans la campagne, l’idée me vint de lui demander :

« — Que pensez-vous de notre pays de France ?

« — La France, répondit-il, n’est pas un pays ; c’est un jardin !

« — Eh bien ! ajoute le maréchal, si vous me demandiez ce que je pense du Canada, je pourrais à mon tour répondre : « Le Canada ! ce n’est pas un pays, c’est une immensité ! »

« Immensité de territoire ; immensité de ressources et de richesses ; immensité d’avenir.

« Il s’étend sur des milliers de kilomètres, de l’Atlantique au Pacifique, des États-Unis aux régions polaires. Le Saint-Laurent et les grands lacs sont comme un port gigantesque qui prolongerait la mer jusqu’à 2 000 kilomètres dans l’intérieur des terres, sur la partie la plus riche de son territoire. La moitié de cette prodigieuse étendue est utilisable pour la culture des céréales, et actuellement c’est à peine si le huitième est mis en valeur. Au-delà, la forêt indéfinie avec ses milliers de lacs, traversés par des fleuves aux immenses parcours portant leurs eaux jusque dans la baie d’Hudson ou l’Océan glacial arctique. Il n’y a pas au monde de plus riche territoire de chasse ou de pêche. Partout, que ce soit dans les Montagnes Rocheuses ou à l’intérieur du pays, des minerais des métaux les plus divers ont été reconnus. Ni le charbon, ni le pétrole ne font défaut.

« Quant à l’immensité d’avenir, elle découle naturellement de cette double immensité de territoires et de richesses naturelles. »

En fait, la population s’accroît avec une rapidité surprenante ; elle était de cinq millions au commencement du siècle ; elle est actuellement de plus de sept millions. Que sera-t-elle dans cent ans ? C’est la question qui revient sans cesse. Elle pourra, prétendent les Canadiens, atteindre le chiffre de soixante-dix millions au moins, même si on réduit de moitié les calculs fondés sur la statistique comparée.

Le lendemain nous partons pour Niagara Falls, toujours en bateau. Le maire d’Hamilton et celui de Toronto nous accompagnent jusqu’à Queenstown où nous prendrons le tramway qui nous mènera jusqu’aux chutes. Dès l’arrivée, nous nous précipitons pour les voir et entendre « le Tonnerre des eaux. »

Tout le monde sait que la cataracte du Niagara est divisée en deux parties par la petite île de la Chèvre ; d’un côté, la chute américaine, nappe large, régulière, tendue sur la falaise comme un tapis d’argent vif ; de l’autre, la chute canadienne qui s’incurve en forme de fer à cheval et où se précipite par torrents, avec des reflets bleus et verts, la masse principale des eaux. Cette dernière n’est visible que dans sa partie supérieure, masquée qu’elle est dans son ensemble par un nuage de poussière d’eau qui s’élève du fond de l’abîme et où s’allument parfois de prodigieux arcs-en-ciel. La hauteur des chutes est de 50 mètres environ ; elles se développent sur plusieurs centaines de mètres.

Il est amusant de remarquer l’impression produite sur les différents membres de la mission. Beaucoup ne disent rien ; quelques-uns poussent des exclamations : « Colossal ! Fantastique ! »

— Je la reconnais, dit l’un de nous, elle ressemble à ses photographies !

— J’ai lu, dit un autre, la description de Chateaubriand, et je ne m’y retrouve pas. Où sont donc les aigles qui tournoient au-dessus du gouffre, luttant contre les tourbillons de l’air que les eaux entraînent avec elles ?

— Que voulez-vous que fasse cette eau ? murmure un sceptique, comme se parlant à lui-même, il faut bien qu’elle tombe ! Il est vrai, ajoute-t-il en riant, qu’elle s’écroule avec une majesté où on ne sait ce qu’il faut admirer le plus, de la grâce ou de la violence ; en haut, elle est calme, en bas son mugissement est terrible. C’est tout de même un beau spectacle !

— Combien de chevaux ? demande un esprit pratique.

— 10 millions !

— Fichtre ! et qui ne s’usent pas et sont toujours disponibles ! Voici certes un des plus puissants gisements de houille blanche du monde.

Et aussitôt les regards se portent vers de lourdes bâtisses accroupies en amont et en aval au bord des eaux. Qu’est-ce que tout cela ? Ce sont les usines électriques qui emmagasinent et distribuent, à des centaines de kilomètres, sur les deux rives, la force et la lumière. Nous nous retournons : des ponts métalliques, jetés d’un bord à l’autre des murailles de rocher, en aval des chutes, barrent l’horizon. Au-delà, toute proche, la ville de Niagara Falls, avec ses constructions noirâtres et des cheminées semblables à des hauts fourneaux.

— Hum ! gémit un artiste, quand les premiers Français arrivèrent ici, conduits par les Indiens, et découvrirent cette merveille, vierge dans la forêt vierge, le spectacle devait être autrement pur et noble.

On raconte qu’un religieux, qui se trouvait au milieu d’eux, se jeta à genoux et se mit à chanter le Magnificat. Depuis, des monastères se sont élevés dans les environs ; il en reste encore, et demain c’est dans l’un d’eux que Mgr Landrieux ira célébrer sa messe.

À la nuit, après dîner, — les fenêtres de la salle à manger de notre hôtel s’ouvraient sur la vue des chutes, — nous y revenons. Et voici que des projecteurs les éclairent ; on peut les colorer à volonté : en bleu, en rouge, en vert ! Non vraiment ! Est-ce qu’on ne pourrait pas les laisser tranquilles, chastes et blanches sous les rayons argentés de la lune ? Hélas ! l’homme les a violées et les torture de mille façons. On peut prévoir l’époque où, emprisonnées, les eaux des grands lacs ne s’écouleront plus au bas des falaises que par des tunnels d’échappement, sales et déshonorées…

Le lendemain, — le grondement des eaux n’a empêché personne de dormir, — nous allons voir les rapides, au long de l’étroit couloir, cassure profonde dans la roche, par où s’écoulent les eaux du Niagara. D’énormes masses liquides, se brisant de toutes parts aux arêtes des blocs gigantesques qui encombrent le fond de la crevasse, s’entassent furieusement les unes sur les autres pour s’y disputer le passage. Ce spectacle des eaux déchaînées luttant contre les forces inertes de la terre, les débordant, les dominant, se déchirant ici en gerbes jaillissantes pour se reformer plus loin en vagues profondes prêtes à de nouveaux assauts, ce spectacle est grandiose et plusieurs le préfèrent à la vue des chutes elles-mêmes. Mais ici encore l’homme a gâté le paysage. Où un sentier aurait été convenable, court un tramway électrique. Levons les yeux au ciel. Qu’est-ce là-haut que cette sorte de wagon affreux suspendu par des roulettes à un câble d’acier et qui s’en va d’un bord à l’autre avec des gens qui agitent des mouchoirs ? Quelle misère de foire dans la splendeur de ce décor !

Nous remontons et nous avons encore le temps avant déjeuner d’aller visiter la principale usine électrique de la rive canadienne. Sa façade rappelle le vestibule d’un temple grec ! À l’intérieur, mosaïques et tapis. Dans la vaste salle sont alignées douze dynamos énormes actionnées par autant de turbines et qui tournent sans bruit. Chacune donne 14 000 chevaux ; au total 168 000. En aval de la chute, le Canada construit actuellement une nouvelle grande usine de 400 000 chevaux, au prix de 40 millions de dollars. Dans l’ensemble, on n’a pas encore pris un million de chevaux sur les 10 millions disponibles. À déjeuner, le sénateur Beaubien, qui nous a partout accompagnés et guidés au cours de notre voyage avec un dévouement inlassable, nous fait ses adieux.

On sent dans ses paroles une fierté mêlée de tristesse.

— Je vous ai montré ma patrie, dit-il, ma patrie, fille de la France. N’est-ce pas qu’elle est belle et digne de sa mère ?

Puis, après un silence :

— Il y avait tout de même au Canada autre chose que des arpents de neige !

Ce n’est pas la première fois qu’on nous sort les arpents de neige de Voltaire. Déjà, sur les bords du Saint-Laurent, on nous a finement rappelé que si « à Paris on pouvait vivre sans Québec, » ce n’était qu’à regret que Québec avait vécu et prospéré sans Paris.

Le soir, nous rentrons aux États-Unis et deux jours après nous reprenons à New-York le bateau pour la France.

Comme il était venu à notre arrivée, le sénateur Dandurand est revenu de Montréal pour saluer la mission avant son départ. Tous nous serrons avec émotion la main de ce grand Canadien français, dont le cœur est aussi chaud que l’intelligence est droite et ferme. Merveilleux type d’homme politique, amoureux de beauté, de justice et de liberté !

Pendant la traversée, le soir, tandis que notre paquebot s’en va doucement vers la mère patrie sur une mer tranquille et que l’on danse dans le grand salon, plusieurs d’entre nous s’isolent sur le pont et pensent à ce qu’ils ont vu.

Ainsi, il y a dans cette seule province de Québec, un groupement de trois millions de Français, compact, vivant de sa vie propre, conservant religieusement notre langue, nos mœurs, nos traditions. Ils sont fiers de leur origine comme d’un titre de noblesse et ne demandent qu’à entretenir avec nous d’étroites relations, intellectuelles, commerciales, industrielles. Leur avenir est certain, parce que leur puissance d’expansion est incoercible. Rien n’arrêtera le développement de leur population ; elle sera de dix millions dans quelques années, — et toujours la même question : dans cent ans combien seront-ils ?

La vérité est qu’une nouvelle France grandit de l’autre côté de l’Atlantique, qui fera rayonner sur le Nouveau-Monde le génie de notre race.

Ainsi apparaît l’importance du rôle que joue le Comité France-Amérique, dont nous avons été les missionnaires, et l’intérêt qu’il y a pour nous à rester unis avec les Canadiens français, en particulier en maintenant entre nos universités et celles de Québec et de Montréal les rapports les plus intimes.

Qui peut dire ce que nous réserve l’avenir ? Un monde nouveau est en formation. Le Canada n’est rien auprès des États-Unis qui comptent plus de 100 millions d’habitants. Si dans cent ans le Canada a la prétention de voir sa population décuplée, que sera-ce de ce peuple américain jeune, ardent, audacieux, riche et entreprenant, plein de confiance en lui-même, capable d’absorber des représentants de toutes les races de l’Europe et de les fondre comme dans un creuset pour en tirer une race nouvelle bien définie, homogène, ayant ses traits distincts et son caractère particulier.

L’axe d’influence du monde serait-il en train de se déplacer et de franchir l’Atlantique ? Notre vieille Europe s’achemine-t-elle vers l’automne de ses destinées ? Au point de vue économique, cela paraît certain et cette prédominance en entraînera bien d’autres. Certes, « l’esprit souffle où il veut, » et l’éclat du Génie Latin n’est pas près de pâlir ; il continuera pour le plus grand bien de l’humanité à rayonner sur le monde. Toutefois il ne sera pas inutile qu’un nouveau foyer s’allume et grandisse là-bas dans ce lointain et noble pays que nous venons de visiter, où nos soldats et nos paysans ont apporté et conservé ce qu’il y a de meilleur en nous, nos qualités maîtresses, la clarté de l’esprit, la générosité du cœur et la passion de l’idéal.


Toute la fin de notre traversée est attristée par la maladie de M. Lippmann. Un jour on nous fait espérer qu’on le sauvera, le lendemain le mal a pris le dessus et il expire doucement, après une lente agonie, en vue des côtes de France. Sa femme est admirable de résignation et de fermeté stoïque. Encore une femme de chez nous !

Nous rentrons du Havre à Paris, le 14 juillet, et tout de suite nous sommes tous ressaisis par le charme qui se dégage de la terre de France.

Au Canada, tout est grand, presque démesuré ; ici tout est beauté et harmonie. D’un côté, l’immensité des territoires, des plaines et des forêts qui s’en vont à l’infini, des fleuves qui s’allongent sur des milliers de kilomètres en traversant des lacs qui sont des mers ; de l’autre, des paysages qui s’encadrent dans un décor sans cesse changeant, toujours d’un fini exquis dans une incomparable variété. Là-bas, d’énormes richesses latentes ; ici, d’admirables joyaux sertis au cours des siècles. Là-bas, l’avenir avec ses vastes espoirs ; ici, le passé avec les trésors d’une merveilleuse histoire qui n’est point close et dont le dernier chapitre écrit dans le sang, illustré de victoires, est le plus glorieux de tous. Des deux côtés, l’équilibre des facultés et le rayonnement de l’âme dans la confiance en l’avenir.

Ô Canada français, comme nous comprenons ta devise : « Je me souviens ! »

Cette devise, nous la faisons nôtre : nous aussi, nous nous souviendrons.

C’est dans cette union de pensées que nous murmurons amoureusement, tandis que le train nous emporte vers Paris : « Salut, terre des aïeux, que tes enfants séparés et ceux qui vivent de toi aiment d’un amour égal ; salut, ô douce France, reine des patries ! »

Maréchal Fayolle.

  1. Composition de la mission : Maréchal Fayolle, président ; — Amiral Charlier ; — M. Gaston Ménier, sénateur ; — M. Fournier-Sarlovèze, député de l’Oise ; — Comte de Warren, député de Meurthe-et-Moselle ; — Mgr Landrieux, évêque de Dijon ; — M. Alb. Besnard, de l’Académie des Beaux-Arts ; — Professeur Lippmann, de l’Académie des Sciences ; — M. Dal Piaz, président de la Compagnie Générale Transatlantique ; — M. Fortunat Strowski, professeur à la Sorbonne ; — M. Cor-éard, inspecteur des Finances ; — M. de Loynes, ministre plénipotentiaire ; — M. Louis Blériot, aviateur, industriel ; — M. Delmas, représentant de la Presse française ; — Colonel Requin, adjoint au maréchal ; — M. Louis Jaray, maître des requêtes au Conseil d’État ; — Marquis Le Créqui-Montfort. secrétaire général ; — M. Quénard, professeur de l’Université, secrétaire général adjoint ; — Mme Albert Besnard ; — Comtesse de Warren ; — Vicomtesse de Salignac-Fénelon ; — Mme Lippmann ; — Comtesse de Bryas ; — Mme Blériot.