Au Pays des Peaux-Rouges/Spokane et les Indien

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Société de Saint-Augustin ; Desclée, De Brouwer et Cie (p. 33-64).

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CHAPITRE II.


SPOKANE ET LES INDIENS

En langue indienne, Spokane signifie les Fils du Soleil. La tribu des Spokanes ou Fils du Soleil occupait avant l’arrivée des Blancs le vaste territoire compris entre la rivière de Clarck ou Pend-d’Oreilles au Nord et la Colombie à l’Ouest.

Transport de maison en Amérique.

Une rivière de moindre importance traverse cette plaine et porte le nom de Spokane-River, rivière des Spokanes. À son tour, cette rivière donne son nom à la ville fondée sur ses bords. La ville de Spokane est de création récente ; elle n’a pas plus de trente à quarante ans d’existence ; elle est grande, prospère, remarquablement propre et même élégante ; elle compte aujourd’hui environ 60.000 habitants. Notre mission des Montagnes Rocheuses possède là un des plus beaux collèges que j’aie jamais rencontrés. C’est une immense construction en briques et en pierres, d’une architecture à la fois imposante et artistique. Toutes les applications de la science moderne trouvent place dans cette installation luxueuse : calorifères perfectionnés, salles de bain confortables, téléphone à longue distance, etc. L’eau abonde à tous les étages, et partout vous avez sous la main un

Transport d’une maison en Amérique.

robinet, d’eau chaude à côté d’un robinet d’eau froide. Bien entendu toute la maison est éclairée à l’électricité, et il n’y a là rien d étonnant, car l’électricité est fort commune à Spokane. Les rapides et les chutes d’eau de la rivière possèdent une force dynamique considérable qui dès le principe fut utilisée par les Blancs pour l’éclairage de la ville.

L’ancien collège, beaucoup plus petit que le collège actuel, et cependant de dimensions respectables, dut être rapproché des nouveaux bâtiments : on le mit sur des roulettes et on le transporta tout d’une pièce sur son nouvel emplacement. L’opération coûta 10.000 dollars (50.000 francs).

Le collège de Spokane s’appelle Gonzaga College  ; il a pour patron S. Louis de Gonzague  ; on espère le transformer un jour ou l’autre en Université.

J’y fus reçu comme un frère par le R. P.  Crimont, alors recteur et maintenant Préfet Apostolique d’Alaska  ; je m’y installai pour quelques semaines en attendant le retour d’Europe du supérieur général de la mission, Te R P. de la Motte. Dans l’intervalle j’eus l’occasion de visiter la mission de Colville et la réserve des Cœurs d’Alène.

Colville est au Nord de Spokane, près des lignes du Canada, sur la rivière et la cascade du même nom  ; c’est un ancien fort de la Compagnie de la Baie d Hudson. Une des premières choses que je remarquai en arrivant et qui m’étonna, c’est que le bureau de poste est installé dans notre Résidence, et c’est un Père qui est maître de postes, désigné par le gouvernement. La maison, bâtie sur une colline, est assez loin de la station, simple plate-forme en bois, sans abri. D’autre part les trains ont souvent des retards et quelquefois personne ne se trouve là à leur passage  ; quelquefois même ils ne s’arrêtent pas et se contentent en passant de ralentir la vitesse. Comment donc arrive et comment part le courrier  ? me demandez-vous. Pour l’arrivée, rien de plus simple : le postier du train jette sur le sol le sac de dépêches que l’on va ramasser ensuite  ; pour le départ, il décroche d’une sorte de potence, dressée au bord de la voie, le sac renfermant le courrier à expédier, qu’on y a suspendu d’avance.

Autrefois la mission de Colville, comprenant l’église, la résidence des missionnaires et l’école, se trouvait au centre du camp indien ; depuis, les sauvages ayant émigré sur la rive droite de la Colombie, elle reste complètement isolée. Le ministère se borne donc à des visites périodiques au nouveau campement des Indiens et aux petites villes de la région, dont une porte le nom sonore de République.

Cascade de Colville.

Le dimanche cependant l’église s’anime de nouveau par l’arrivée de quelques colons voisins de race blanche, d’un petit pensionnat tenu par des Sœurs Canadiennes.

C’est à Colville que je fis mes premières excursions à cheval : j’allai ainsi un jour, le long de la Colombia, jusqu’à la cataracte qui porte le nom de Chaudière (Kettle falls)  ; c’est une suite de rapides et d’énormes chutes d’eau tombant avec fracas dans un gouffre profond d’où

Appareil pour la remise des dépêches aux trains en marche.
s’échappent, comme d’une chaudière en ébullition, des tourbillons fumants de poussière d’eau.

Je mentionne seulement pour mémoire cette course à Colville. Autrement intéressante fut l’excursion que je fis quelques jours après dans la Réserve des Cœurs d’Alêne à Desmet. Ainsi se nomme le village central de la mission en souvenir du vénéré P.  de Smet, l’apôtre des tribus indiennes de l’Amérique septentrionale. J’allais enfin voir de près nos chers sauvages. Disons tout d’abord que les choses ont bien changé depuis le P.  de Smedt. À cette époque (1840), les Indiens parcouraient encore en toute liberté les immenses régions de l’Ouest, et transportaient leurs pénates partout où les menait leur vie vagabonde. Maintenant que les Blancs ont pénétré jusqu’au Pacifique, et que les troupes des États-Unis ont dispersé leurs dernières bandes armées, les Indiens sont cantonnés dans les territoires nettement délimités que l’on appelle des Réserves. Chacune de ces Réserves est grande en moyenne comme un de nos grands départements français ; celle des Cœurs d’Alêne, pour 500 Indiens (exactement 492), renferme 590.000 arpents de terre labourable et de forêts, qui leur appartiennent de plein droit. Les Indiens doivent habiter dans la Réserve, où ils sont gouvernés par un agent du gouvernement fédéral ; ils peuvent cependant voyager comme il leur plaît, chasser ou pêcher hors de la Réserve, mais à condition d’y rentrer sans trop de retard.

On comprend que cette vie à demi civilisée, ce contact des Blancs ait adouci singulièrement les mœurs de nos sauvages. Leur vêtement même s’est modifié, et ce n’est que dans les grandes solennités que l’on voit encore parfois reparaître ces costumes étranges, ces visages barbouillés de rouge ainsi décrits par le P. de Smedt  : « Les hommes portent une tunique très longue de peau de gazelle, des guêtres de peau de chevreuil ou de biche, des chaussures de la même étoffe et un manteau de peau de buffle ou une couverture de laine, rouge, bleue, verte ou blanche. Les coutures de leurs habillements sont ornées de longues franges. L’Indien aime à entasser parure sur parure  ; il attache à sa longue chevelure des plumes de toute espèce : la plume de l’aigle occupe toujours la place principale. Ils s’attachent en outre toutes sortes de colifichets, des rubans de toutes couleurs, des anneaux, des osselets et des écailles. Ils portent au cou des colliers de perles entrelacées d’une sorte d’écaille oblongue qu’ils ramassent sur les bords de l’Océan Pacifique. Dès le matin, ils se frottent la figure, les cheveux, les bras et la poitrine de graisse d’ours, sur laquelle ils étendent une forte couche de vermillon, ce qui leur donne un aspect farouche et hideux.

» Les petits garçons portent une espèce de dalmatique en peau bordée de piquants de porc-épic et ouverte aux deux bords, ce qui donne un air tout à fait singulier à ces petits sans culottes et sans chemise.

» Les femmes se couvrent d’une grande pèlerine, ornée de dents d’élan et de plusieurs rangées de perles de diverses couleurs. Cet habillement, lorsque la peau est blanche et propre, fait un bel effet.

» Le sauvage met autant de soin à orner son coursier qu’il en emploie pour sa propre personne  ; la tête, le poitrail et les flancs de l’animal sont couverts de pendants de drap écarlate, bordés de perles et ornés de longues franges, auxquelles ils attachent de petites sonnettes.  »

De ce costume des hommes, il ne reste aujourd’hui que la couverture de laine aux couleurs éclatantes, dans laquelle l’Indien se drape avec une majesté surprenante. Au lieu de la plume d’aigle, ils se coiffent d’un chapeau de feutre, gris ou blanc, aux larges bords et légèrement conique. Leurs pieds sont comme autrefois chaussés de larges sandales en peau de chevreuil, qu’ils appellent «  mocassins  ». Souvent aussi, au lieu de la couverture, ils portent une longue tunique flottante, grise ou noire. Si le costume a changé, le type du moins est bien resté le même : figure jaune, sans barbe, généralement ronde chez les Têtes-Plates, plutôt ovale chez les Nez-Percés  ; longs cheveux d’un noir de jais, non point crépus comme ceux des nègres, mais plats et luisants.

Je partis donc de Spokane le jeudi 30 octobre, me dirigeant cette fois vers le Sud  ; à la station de Tekoa (prononcez Tikô), je m’arrêtai et me mis en quête de l’employé des postes chargé de distribuer le courrier dans la Réserve. L’ayant trouvé, je montai près de lui dans son buggy, voiture légère à quatre roues, et nous enfilons une de ces routes américaines, toutes les mêmes, larges de dix — huit mètres et bordées de chaque côté d’une clôture en bois, uniforme et interminable. À un tournant de la route, mon compagnon me dit : «  Ici nous entrons dans la Réserve  ». «  Enfin, pensais-je, je vais voir des sauvages.  » Je n’attendis pas longtemps : des voitures chargées d’indiens, des hommes à cheval, enveloppés dans leur couverture rouge, venaient à notre rencontre. En passant, tous me saluaient en leur langue gutturale : «  Gests’galgalt,… Bonjour.  » Dans une des voitures, je crus voir une jeune fille, debout derrière le siège, me saluer ainsi, en ajoutant un geste gracieux de la main. Je me trompais  ; ce n’était pas une jeune fille, c’était un jeune homme  ; sa figure douce et régulière, encadrée de fines tresses de cheveux noirs, m’avait fait illusion. Tous
La poste en Amérique. — Une boîte aux lettres dans une prairie.
ces Indiens se rendaient à la ville de Tekoa pour faire leurs provisions, ou simplement pour se promener.

Chemin faisant, je remarquais de distance en distance des tentes indiennes dressées dans la plaine. Elles sont de forme conique et ressemblent aux meules de paille qu’on voit dans nos campagnes. On les appelle tepee (tipies). Quelques sauvages, plus riches ou plus industrieux, commencent à se bâtir des maisons confortables. Après une course d’environ deux heures, nous arrivâmes à Desmet, centre de la mission. Sur une légère éminence, s’élève l’église du Sacré-Cœur et près de l’église la résidence du missionnaire, avec un grand bâtiment qui sert d’école des garçons. L’école des filles, tenue par des religieuses canadiennes-françaises, est un peu plus loin. Au pied de la colline et faisant face aux bâtiments de la mission, une centaine de maisonnettes en bois forme le campement des Cœurs d’Alène, lorsque toute la tribu y vient célébrer les principales fêtes religieuses de l’année. Ces bons sauvages accourent à ces réunions avec un empressement extraordinaire, quelquefois de très loin, de 60 ou même de 100 kilomètres.

Nous étions à l’avant-veille de la Toussaint ; j’allai voir une de ces assemblées édifiantes et pittoresques. Dès le soir de mon arrivée, j’assistai dans l’église à la prière faite par les quelques Indiens déjà présents ; c’étaient surtout des femmes âgées, qui, d’une voix nasillarde et traînante, récitaient en commun de longues invocations où le nom de Koline zouten, Grand Esprit, revenait sans cesse. Une d’elles semblait guider les autres ; elle était toujours en avance de quelques mots sur ses compagnes et priait avec une ardeur qu’une toux déchirante ne parvenait pas à ralentir. Il y avait là aussi quelques jeunes femmes avec leurs bébés, qu’elles portent sur le dos,

Un coin de la Réserve des Têtes-Plates
empaquetés, debout dans leurs châles multicolores, de sorte que la petite tête brune de l’enfant, piquée de deux grands yeux noirs, émerge et regarde curieusement par-dessus l’épaule de sa mère.

Le lendemain, 31 octobre, les Indiens commencèrent à arriver en grand nombre. La première voiture parut à l’entrée du campement à 11 h. ; elle était attelée de deux chevaux blancs  ; deux Indiens, enveloppés de leur couverture rouge, étaient assis sur le siège  ; derrière, des formes confuses accroupies, sans doute des femmes. D’autres voitures suivirent, comme aussi beaucoup de cavaliers, hommes ou femmes, seuls ou en troupes. Peu à peu le camp s’anima  ; des spirales de fumée blanche s’élevèrent au-dessus des toits  ; le hennissement des chevaux, les aboiements des chiens, rompirent le silence pesant de la solitude, et la nuit venue, les fenêtres s’éclairèrent de nombreuses lumières, perçant l’obscurité opaque.

Le lendemain, jour de la Toussaint, la cloche appela ce bon peuple à l’église du Sacré-Cœur pour la grand’messe  ; ils vinrent sans retard et formèrent bientôt la foule la plus pittoresque et la plus bariolée qui se puisse voir. Bon nombre d’hommes portaient une sorte de tunique flottante, faite d’une légère étoffe blanche ou noire  ; plusieurs étaient majestueusement drapés dans leurs couvertures de couleurs voyantes, où le rouge domine. Sur toutes les têtes, le chapeau de feutre blanc aux larges bords contrastant avec les longues chevelures noires. Parmi eux je distinguai quelques types vraiment admirables et d’une beauté sculpturale. On me présenta deux ou trois personnages, entre autres le premier chantre, Louis, et le policeman : il faut savoir que la police dans les Réserves est faite par les Indiens, sous la direction de l’agent.

Je ne sais quelle erreur avait été commise, et des fleurs qu’on devait envoyer de Tekoa pour l’église, n’étaient point arrivées. Le policeman et son compagnon expliquèrent ce retard et en exprimèrent leurs regrets dans un long discours d’une grande solennité, et dont je ne compris que les gestes, d’ailleurs tout à fait oratoires. On

Jeune femme indienne portant son bébé sur le dos.

sait quel goût ont ces enfants de la nature pour la haute éloquence.

Enfin voici l’heure de la messe : l’église, d’assez grande dimension, est comble  ; vu de l’autel, l’aspect de ces figures jaunes, si expressives dans leur impassibilité, fait un singulier effet. Du fond de la nef, c’est une mosaïque de costumes aux couleurs vives, digne du meilleur pinceau.

Le prêtre est à l’autel, les chants commencent, exécutés par toute la tribu, hommes et femmes  ; c’est une messe grégorienne avec de légères modifications exigées par le goût de nos sauvages et par la portée de leurs voix. Tout alla bien jusqu’au Sanctus  ; mais alors quel ne fut pas mon étonnement d’entendre, au lieu du chant liturgique, un cantique en langue indienne, sur l’air «  Partant pour la Syrie  ! » Sans doute le bon Père Joset, leur premier missionnaire, n’avait pas une idée bien nette de l’origine et de la signification de ce chant lorsqu’il l’enseigna comme air de cantique à ses naïves ouailles.

Pendant la communion, on chanta un autre cantique, cette fois sur l’air «  Au sang qu’un Dieu va répandre  ». Les jeunes femmes vinrent à la sainte Table, avec leurs enfants sur le dos, empaquetés comme je l’ai dit précédemment. En deux jours il y eut 350 communions.

Je dois avouer que, pendant une bonne partie de la messe, je fus distrait par un spectacle à la fois sérieux et comique qui se déroulait à trois pas devant moi. Une jeune Indienne, coiffée d’un foulard de soie rose et blanc, était à genoux par terre, dans son grand châle rouge à carreaux verts et violets, avec bébé sur le dos. Mais bébé n’est pas sage  ; il s’agite et crie. Pour le calmer, sa mère, sans se retourner, lui passe un mouchoir de couleur. Bébé s’amuse un instant à le plier, à le déplier, puis il le laisse tomber. Sa mère le ramasse et le lui rend. Aussitôt son plan est fait : une seconde fois il laisse tomber le mouchoir, puis il le jette à une petite distance. Toujours la mère ramasse et rend par-dessus son épaule avec une patience inaltérable. Bébé prend goût au jeu et jette le mouchoir le plus loin possible : sa mère se traîne sur ses genoux et ramasse. Bébé se lasse du jeu  ; pour se désennuyer, il se met à marteler la tête de sa mère, il lui tire les cheveux  ; elle ne bouge pas. Finalement il lui enlève sa coiffe : léger mouvement d’impatience ou plutôt de détresse, car le moment de la communion est venu et elle ne peut pas se présenter tête nue. Elle se rajuste et part à la sainte Table avec bébé toujours sur le dos. À peine revenue, bébé crie et se débat. Elle le dénoue, et toujours à genoux le plante debout devant elle, l’enveloppe dans son châle, et lui donne à boire. Quand il a bu, Bébé se sent en humeur de danser, malgré la sainteté du lieu.

Femmes de la tribu des Têtes-Plates.

Cette fois une tape maternelle le rappelle à l’ordre.

Dans l’après-midi, j’allai visiter le camp ; j’entrai dans quelques maisons où je ne remarquai rien de bien particulier, sinon la rareté des meubles les plus communs ; ainsi en bien des endroits, point de chaises ni de bancs. Hommes et femmes se couchent et s’accroupissent sur le plancher. Je donnai quelques poignées de mains à la mode anglaise, et je me souviens d’une bonne femme dont les mains étaient parfaitement propres, et qui cependant fit le simulacre de se les laver en les passant l’une sur l’autre, avant de me rendre ma politesse.

Le lundi 3 novembre, je profitai de la voiture du facteur rural qui nous avait comme d’habitude apporté le courrier (car ici encore les Pères tiennent le bureau de poste), et repris le chemin de Tekoa. Sur la route, nous rencontrâmes de nombreux Indiens se rendant à la ville, les uns dans des voitures attelées de deux et même de quatre poucys, les autres à cheval. Notons en passant que les femmes montent à cheval comme les hommes  ; quelquefois même l’absence de barbe chez ceux-ci peut occasionner des méprises.

À Tekoa je pris le train et rentrai à Spokane. J’avais un instant hésité à partir, à cause du mauvais état des chemins. Mais bien m’en prit de n’avoir pas attendu plus longtemps : le lendemain l’employé des postes dut faire son service à cheval, la boue ayant rendu les routes impraticables aux voitures.

Nous avons maintenant une idée de ce qu’est une mission indienne dans les Réserves américaines. Au centre, vous trouvez invariablement une église d’assez grandes dimensions  ; à côté de l’église, sous un auvent de 7 à 8 mètres d’élévation, la cloche  ; puis la maison des Pères, le tout en bois et d’aspect fort modeste. Aussi près que possible de la résidence des missionnaires, quelquefois même dans la résidence, l’école des garçons  ; à quelque distance, l’école des filles et l’habitation des religieuses enseignantes. Ces écoles malheureusement n’ont plus aujourd’hui la même importance qu’autrefois, les subsides du gouvernement ayant, été totalement supprimés. Autrefois le missionnaire était la seule autorité reconnue à côté des chefs indiens  ; depuis, le gouvernement des États-Unis a établi dans chaque Réserve une agence, et près de chaque agence une école de garçons et de filles qu’il entretient libéralement  ; de là, dans nos écoles, diminution sensible des élèves, qui se recrutent plutôt parmi les blancs et les métis que parmi les Indiens.

À chaque mission se rattache une exploitation agricole, plus ou moins importante : il faut bien entretenir le personnel et nourrir les enfants. Ces fermes sont dirigées par nos Frères qui président aux travaux de culture et à l’élevage du bétail. Les troupeaux de bœufs et de chevaux, parfois considérables, ne demandent pas grand entretien  ; on les laisse errer en liberté dans la Réserve, chaque animal portant imprimé au fer rouge la marque de son propriétaire. Deux ou trois fois par an les cow-boys montent à cheval, et par des courses fantastiques et des charges effrénées, réunissent et ramènent le troupeau entier. On compte les têtes, on marque les veaux et les poulains, et de nouveau on donne libre carrière à toute la bande. On ne conserve jamais à l’écurie plus de deux ou trois chevaux  ; si pour une raison quelconque il en faut un de plus, on va le chercher au pâturage.

Nous avons également une idée du type indien : peau jaune, cheveux invariablement noirs, menton arrondi et sans barbe, figure ronde ou ovale, remarquablement régulière. S’ils sont jaunes, me direz-vous, pourquoi les appelle-t-on Peaux-Rouges  ? J’ai moi-même posé cette question à un Américain, qui m’a répondu : On les appelle Peaux-Rouges parce qu’ils avaient coutume de se peindre en rouge pour la guerre ou pour leurs danses solennelles.

À mon avis, le trait caractéristique de l’Indien, ce qui donne à sa physionomie un air de dignité calme et reposée qui frappe tout d’abord, c’est son impassibilité et son imperturbable sang-froid. Le P.  de Smedt avait déjà noté cette particularité dans ses lettres : «  L’Indien, dit-il, est froid et délibère, étouffant avec soin la moindre agitation. Découvre-t-il, par exemple, que son ami est en danger d’être tué par quelque ennemi aux aguets, on ne le verra pas accourir précipitamment pour le lui annoncer, comme s’il était dominé par le sentiment de la crainte  ; il lui dira, paisiblement : « Mon frère, où vas-tu aujourd’hui  ? » Sur sa réponse, il ajoutera avec le même air d’indifférence : « Une bête féroce se trouve cachée sur ta route ». Cette allusion suffit, et son ami évite le danger avec autant de soin que s’il avait connu tous les détails relatifs au piège qu’on lui tendait. Si la chasse d’un sauvage a été infructueuse pendant plusieurs jours, et que la faim le dévore, il ne le fera pas connaître aux autres par son impatience ou son mécontentement  ; mais il fumera son calumet, comme si tout lui eût réussi à son gré : agir autrement serait manquer de courage et s’exposer à être flétri par le sobriquet le plus injurieux que puisse recevoir le sauvage, celui de vieille femme.

«  Dites à un sauvage que ses enfants se sont signalés dans les combats, qu’ils ont enlevé des chevelures : le père ne montre aucune émotion de joie et se borne à répondre : « Ils ont bien fait ». Si, au contraire, on lui apprend que ses enfants sont morts ou prisonniers, il se contente de dire : « C’est malheureux ». Quant aux circonstances de l’événement, il ne s’en informera que quelques jours après.  »

Rentré à Spokane, je m’informai des besoins de la mission, et je sus bien vite que c’était surtout pour les Indiens qu’on manquait de prêtres. Mon parti fut pris aussitôt et dès le retour du Supérieur Général je m’offris pour ce ministère. «  Je puis encore apprendre une langue, malgré mon âge, lui dis-je. — J’accepte bien volontiers, me dit-il  ; et quelle langue préferez-vous  ? le Kalispel ou le Nez-Percé  ?   » Le Kalispel est la langue des sauvages qui habitent les bords du lac de ce nom : Têtes-Plates, Pend-d’Oreilles, etc. Les Cœurs d’Alène parlent aussi Kalispel  ; c’est une langue extrêmement âpre et gutturale. Le Nez-Percé au contraire, à cause du grand nombre de ses voyelles, est d’une prononciation relativement douce et facile. Ma réponse ne se fit pas attendre : je préférais le Nez-Percé. «  Vous irez donc chez les Nez-Percés, pour y vivre et y mourir. Vous partez demain  ». Et il ajouta  ; «  In nomine Domini  », en accompagnant ces paroles d’un geste bénissant.

On raconte que Louis-Napoléon, condamné à la prison a perpétuité, se tourna en souriant vers Berryer, son avocat, et lui dit : «  La perpétuité  ? combien de temps cela dure-t-il en France  ?   » Dans mon cas, comme dans celui du futur empereur, la perpétuité ne dura guère : envoyé chez les Nez-Percés «  pour y vivre et y mourir  », j’y restai quelques mois seulement.

Nous partîmes deux jours après, le R. P.  de la Motte voulant bien m’accompagner, pour la Réserve d’Umatilla, près de Pendleton, dans l’Orégon. En passant à la station de Tekoa, j’envoyai de loin un souvenir à nos bons Cœurs d’Alène, et nous continuâmes notre course à toute vapeur vers le Sud-Ouest. Jusqu’à Colfax, nous eûmes sous les yeux les horizons ordinaires du Montana : montagnes boisées et vertes collines. Mais à cet endroit, le paysage change brusquement : plus d’arbres, plus de verdure, du sable et des éboulis de rochers, une vaste solitude couverte d’un linceul de poussière. Voici bientôt sur notre route la grande rivière des Serpents (Snake river). Je me sentis le cœur gros à la vue du spectacle morne et désolé que présentaient les rives de ce fleuve, coulant entre deux chaînes de collines grises et raboteuses, sans le moindre brin de verdure, sans le moindre arbuste. Je ne pus m’empêcher de penser à la vallée du Rhône, que j’avais parcourue quelque temps auparavant, et le contraste de cette triste région avec les splendeurs pittoresques de notre beau fleuve français me causa, je l’avoue, un brusque accès de nostalgie.

La nuit était tombée quand nous arrivâmes à la gare de Pendleton. Le P.  Neate, curé de la paroisse, nous y attendait avec son cabriolet, dans lequel nous montâmes, et quelques instants après nous étions au presbytère. Pendleton est une petite ville (4 à 5000 âmes) bâtie toute en bois, sur les bords de la rivière Umatilla ; il s’y trouve cependant quelques beaux édifices en pierre ou en brique, entre autres l’hôpital catholique et le pensionnat tenu par des Sœurs allemandes. C’est une des rares paroisses desservies par nos Pères en dehors des Réserves. L’église et le presbytère, brûlés complètement il y a quelques années, furent rebâtis par un Français, le P.  Victor Garrand.

À une petite distance de la ville s’ouvre la Réserve des Nez-Percés, à laquelle on a donné le nom de la rivière qui la traverse, l’Umatilla. C’est au centre de cette Réserve, à la mission Saint-André, que j’allais et dès le lendemain de notre arrivée, le P.  Ragaru, qui avait charge de cette mission, vint me chercher à Pendleton. Je le vois encore, descendant de sa voiture, venir à nous dans le jardin, vêtu d’un gros tricot de laine, qu’il avait conservé de son costume de missionnaire d’Alaska. Après le dîner il fit ferrer ses chevaux et m’emmena à travers des chemins défoncés et une mer de boue. Plus nous approchions, plus le pays devenait triste et même lugubre : un sol uniformément gris ou noir, sans le moindre relief, sans ombre de végétation, une solitude morne, un silence écrasant, rompu de temps à autre par le sifflement brusque de la bise ou par le glapissement suraigu des chiens sauvages, appelés «  cayoutis  ». La nuit tombait  ; j’aperçus à quelque distance une église basse en bois : c’était l’église de la mission. Nous la dépassons et la voiture s’arrête devant une maison à deux étages, dont la silhouette solitaire perçait à peine l’obscurité. Je descendis seul à la porte de cette maison qui était la nôtre, mon compagnon poursuivant sa route jusqu’au pensionnat pour y déposer les provisions rapportées de la ville. Un homme de haute taille, aux traits austères, m’accueillit sur le seuil et m’introduisit dans une salle nue, à peine éclairée par une lampe fumeuse. Il m’offrit un siège, et s assit lui-même sans proférer une parole. La solitude semblait l’avoir marqué de son empreinte mélancolique, et sa haute taille se courbait, comme brisée par le poids du travail. C’était le Fr. Daisy, Irlandais, chargé des travaux de la ferme. Je lui demandai où était la chapelle, le réfectoire. Il me répondit par monosyllabes qu’il n’y avait dans la maison ni chapelle, ni réfectoire : on disait la messe et l’on mangeait à l’école des Sœurs, plus loin. Et il retomba dans son mutisme. On le voit, mon entrée sur le théâtre de mes futurs travaux apostoliques manquait complètement de mise en scène.

Le lendemain matin j’explorai les environs immédiats. Le pays m’apparut alors dans toute son horrible nudité. Pas un arbre  ! à peine si à l’horizon une étroite bande de verdure indiquait le cours de l’Umatilla. En dehors de l’école, solitude complète autour de nous. Le dimanche seulement nous pouvions espérer de voir des figures humaines, jaunes ou blanches, à l’église. Pendant toute la semaine, nous étions ensevelis dans ce coin de terre comme dans un tombeau. Heureusement j’étais venu sans illusion sur ce qui m’attendait dans ces pays lointains. Il fallait cependant, de toute nécessité, me créer une occupation : je me jetai à corps perdu dans l’étude du Nez-Percé ou Noumipou.

D’où vient ce nom de Nez-Percé donné à cette tribu par les trappeurs canadiens  ? Il est à croire qu’autrefois ils se perforaient la cloison ou les ailes du nez pour y introduire des ornements. Actuellement il ne reste rien de cet usage, s’il a jamais existé. Les Nez-Percés sont intelligents et braves  ; ils l’ont prouvé par leurs exploits sous la conduite de leur célèbre chef Joseph, mort récemment — Leur type se distingue entre tous les types indiens par sa noblesse et son élégance. Leur langue, je l’ai déjà dit, est relativement douce et harmonieuse. Tandis que les Têtes-Plates donnent à Dieu le nom de Grand Esprit (Kolinezouten), les Nez-Percés l’appellent «  Celui qui est en haut  » (Akame-kinikou). Akame signifie «  en haut  ». De même ils nomment le démon «  Celui qui est en bas  » (Enime kinikou). Enime signifie «  en bas  ».

J’étudiais avec tant d’ardeur, qu’en moins de trois mois je pus prêcher de mémoire un court sermon que j’avais composé moi-même sur Dieu (Akame kinikuki). Ki est le locatif (préposition sur). La division de ce sermon était la suivante :

 «  Dieu est notre créateur. — Akame kinikou iouèsche nounim Anièouat.

«  Dieu est notre maître. — Akame kinikou iouèsche nounim Miogate.

«  Dieu est notre Père. Akame kinikou iouèsche nounim Pischte.  »

Il est d’usage, lorsqu’un nouveau Père arrive dans une mission, que les Indiens lui donnent en leur langue un nom spécial, sous lequel il sera désormais désigné parmi eux. Ce nom leur est inspiré par un détail extérieur, une particularité physique qui les frappe. Pour moi, ce qui leur parut le plus remarquable, ce fut mon lorgnon, et ils m appelèrent «  le Père Victor Œil de cristal  »   ; je ne me rappelle plus le mot qui signifie en leur langue «  œil de cristal  », mais je me souviens que les lettres «  v  » et «  r  » manquant dans leur alphabet, au lieu de Victor, ils prononçaient «  Mittol  ».

J’ai déjà dit plus haut que la tribu des Cœurs d’Alène est tout entière catholique  ; ici il n’en est pas de même. Un tiers seulement des Nez-Percés est catholique, un autre tiers protestant et le reste encore païen. Ces païens adorent, paraît-il, les astres, le feu, les eaux, mais surtout le soleil  ; il est d’ailleurs très difficile de pénétrer leurs mystères. Je fus dès le début témoin d’une conversion, et j’assistai au baptême d’un jeune païen de 25 à 30 ans, qui m’édifia par sa piété naïve. Il s’appelait André Corne d’argent. Après le baptême, on réhabilita son mariage  ; sa femme déjà chrétienne paraissait tout heureuse.

Le dimanche était notre grand jour  ; après une semaine de solitude nous voyions arriver nos paroissiens, jaunes et blancs, les uns à cheval, les autres en voiture, tous accompagnés de leurs chiens, qui par leurs gambades et leurs aboiements joyeux mettaient dans le paysage une note de gaîté. L’église était bientôt pleine  ; les femmes commençaient à réciter ou plutôt à chanter le rosaire dans leur langue harmonieuse, jusqu’à ce que le prêtre parût à l’autel. Les jeunes filles du pensionnat des Sœurs chantaient à la tribune  ; le P.  Ragaru et moi nous prêchions alternativement, d’abord en anglais pour les Blancs, puis en nez-percé pour les Indiens. L’aspect général de la foule était à peu près le même que chez les Cœurs d’Alêne : même mosaïque de costumes aux couleurs éclatantes, mêmes visages cuivrés, encadrés de longs cheveux noirs, avec cette différence qu’il y avait dans l’assemblée plus de visages pâles, c’est-à-dire de Canadiens-français. Après la messe, les enfants, garçons et filles, retournaient à l’école, la foule se dispersait et nous retombions dans notre solitude pour toute une semaine que j’employais à l’étude acharnée de la langue.

L’école comptait à cette époque une centaine d’enfants, la plupart métis ou quarterons. J’y allais dire la messe le matin, parfois je donnais une instruction aux religieuses  ; c’était toute l’occupation qui me venait de ce côté.

D’autre part il n’y avait guère à songer à des promenades aux environs  ; les chemins étaient rendus impraticables par la boue d’abord, par la neige ensuite. Il ne me restait d’autre ressource que l’étude.

Les fêtes de Noël vinrent pourtant faire diversion  ; dès la veille un certain nombre d’indiens arrivèrent à cheval, en voiture, précédés ou suivis de leurs chiens, sans lesquels ils ne voyagent jamais. Quelques tentes s’élevèrent autour de l’église, et le soir venu je pus voir de ma fenêtre la lueur rougeâtre des feux qui les éclairaient à l’intérieur.

L’année précédente je me trouvais pendant cette nuit de Noël au milieu du tumulte, des chants, des bruits d’instruments de toutes sortes par lesquels les habitants des quartiers populaires de Gênes célèbrent cette grande fête. Par un brusque changement de décor, je la célébrais cette fois au fond d’un désert, dans le silence et la solitude.

À la grand’messe le lendemain, le P.  de la Motte qui était venu passer les fêtes avec nous, prêcha par interprête ; pour un nouveau venu c’était un spectacle intéressant de voir à la table de communion l’interprète debout à côté du prédicateur  ; celui-ci procédait par phrases courtes et multipliées  ; la traduction suivait aussitôt, alerte et naturelle : «  Quel est ce petit enfant qui nous tend les bras dans la crèche ?… C’est le Fils du Roi des rois  ; c’est celui qui gouverne l’univers… Et d’où vient-il, ce petit enfant ?… Il vient du ciel où nous espérons le voir un jour… Que vient-il faire sur la terre, ce petit enfant ?.. Il nous apporte la joie et le bonheur, etc…  » Je ne comprenais point la traduction de ces paroles, et ne pus saisir qu’un mot, le mot «  Miaz  », qui signifie petit enfant, et qui revenait sans cesse.

Après la grand’messe, il y eut conseil des chefs  ; le R. P.  de la Motte, arrivé récemment de Rome, les avait convoqués pour leur donner des nouvelles du Saint-Père et les consulter sur les besoins de la mission. Quand nous entrâmes dans la Salle du Conseil, ils étaient déjà là cinq ou six chefs, assis sur un banc, silencieux et impassibles. Nous prîmes place vis-à-vis d’eux, et pendant plusieurs minutes le plus profond silence régna dans la salle. Les Indiens, avant de parler, tiennent à s’établir dans le calme le plus absolu  ; ils maîtrisent leurs émotions par un acte de volonté et donnent à leur visage une expression de complète indifférence. Enfin l’un d’eux se leva et lentement prononça quelques paroles de bienvenue, adressées au Supérieur général de la mission  ; puis il se rassit. Le P.  de la Motte observa le même cérémonial avant de répondre  ; pendant quelques minutes il resta silencieux et parut impassible  ; puis il prononça en anglais un petit discours sur Rome et le Saint-Père dont l’interprète donna la traduction indienne phrase par phrase. Ensuite il leur demanda s’ils désiraient quelque chose ou s’ils avaient quelque proposition à faire. Longue pause, nouveau silence. L’un d’eux se lève enfin et commence à parler en appuyant ce qu’il dit de gestes simples et nobles  ; l’interprète traduit en anglais : «  L’orateur remercie le Père  ; il est heureux de le revoir après une absence qui a duré un si grand nombre de lunes  ; mais il désire quelque chose et il veut ouvrir son cœur. Nous n’aimons pas, dit-il, à user d’interprète à l’église  ; chef des Robes noires, en — voie-nous des prêtres qui sachent notre langue…  » Et me désignant de la main, il m’adressa ce compliment qui fut la meilleure récompense de mon travail : «  Ce nouveau Père, nous le comprenons, lui, quand il prêche.  » Un second orateur succède au premier, un troisième au second, toujours avec la même lenteur et la même solennité. Mais le thème ne change pas : tous insistent pour avoir des Robes noires qui sachent leur langue. Un d’eux ajoute même : «  Chose étrange  ! toutes les fois qu’un Père commence à nous comprendre et à bien parler, on nous l’enlève.  » C’était aller un peu loin  ; aussi le P.  de la Motte jugea-t-il à propos de lever la séance.

Ce Conseil est le seul auquel j’aie jamais assisté  ; je regrette de dire qu’on n’y fuma point le calumet. On sait assez quelle importance les Indiens attachaient à cet usage lorsqu’ils tenaient leurs conseils de guerre ou qu’ils concluaient la paix avec leurs ennemis. Mais ce que l’on sait moins, c’est la place que tenait le calumet dans toutes les cérémonies religieuses. «  Le calumet, nous dit le P.  de Smedt, est l’instrument par lequel ils préludent à toutes leurs invocations. Fumer est leur préparation prochaine lorsqu’ils s’adressent au Grand Esprit, au soleil, à la lune, à la terre et à l’eau et qu’ils les prennent pour témoins de leur sincérité et pour garants de leurs engagements. Cette coutume des sauvages, quoique ridicule en apparence, a cependant son bon côté. L’expérience leur a appris que l’action de fumer tend à dissiper les vapeurs du cerveau, à relever leur courage, à les habituer à penser et à juger avec justesse  ; c’est pourquoi le calumet est encore introduit dans leurs Conseils comme prologue et devient comme le sceau de leurs décrets lorsque leurs résolutions sont prises. Ils l’envoient comme un gage de fidélité et de respect à ceux qu’ils veulent consulter, ou avec qui ils ont fait alliance, ou conclu un traité.  »

Le jour de l’Épiphanie, pour égayer un peu les enfants de l’école, j’imaginai d’organiser un cortège de Rois-Mages. J’avais trouvé au grenier des instruments de musique, oubliés là depuis longtemps et couverts de poussière  ; il y avait un tambour, une grosse-caisse, un cornet à piston, un trombone, etc. J’appelai quelques-uns de nos grands élèves, et leur distribuai ces divers instruments, me réservant toutefois le tambour. Je leur recommandai au signal que je leur donnerais de souffler de toutes leurs forces dans leurs cuivres et de ne pas ménager la grosse-caisse  ; puis, faisant amener trois chevaux (car les chevaux ne manquaient pas), je juchai sur leur dos trois de nos petits garçons, qui devaient représenter les Rois. Heure avait été prise pour cette petite fête dans l’après-midi  ; les religieuses avec tous leurs enfants de l’école étaient rangées sur le trottoir de bois, qui bordait le chemin boueux et qui servait de communication entre les deux maisons. Le moment venu, le cortège s’ébranla sous mes ordres  ; lorsque nous arrivâmes devant le groupe des Sœurs et de leurs élèves, je donnai le signal avec mon tambour, et aussitôt ce fut un déchaînement de sons rauques, une cacophonie invraisemblable, qui finit dans un immense éclat de rire. Alors les Rois s’avancèrent sur leurs chevaux caparaçonnés de rouge et commencèrent une distribution de fruits et de sucreries, avidement attendus par tous les spectateurs. On n’avait jamais vu pareille fête à l’école Saint-André, et l’on en parla long-temps.

Pendant tout le mois de janvier 1903, je continuai à étudier la langue  ; j’avais traduit le catéchisme écrit en nez-percé par un ancien missionnaire  ; j’en avais appris quelques fragments par cœur, et ce furent ces fragments qui me fournirent mes premières prédications.

Je sortais très rarement et ne fis que deux ou trois excursions, dont une mérite d’être mentionnée. Nous avions parmi nos plus grands élèves un jeune garçon de seize à dix-sept ans, appelé Louis, et dont la mère pouvait être citée comme la femme la plus extravagante des États-Unis, ce qui n’est pas peu dire. Elle avait divorcé douze fois. À celui qui me conta le premier cette histoire, je dis : «  Voyons, il doit y avoir là une exagération  ! supposons qu’elle a divorcé sept ou huit fois, c’est déjà beau  !
— Non, me fut-il répondu, elle en est à son douzième divorce.  »

Cependant elle n était point restée sourde aux exhortations du P.  Neate, curé de Pendleton, et sur les instances de ce bon prêtre, elle venait enfin de reprendre exclusivement son premier mari. C’était un Canadien, appelé en anglais Brown, mais dont le vrai nom, je suppose, était Lebrun. À ce moment, elle vivait avec lui à quelques milles de l’église, dans une ferme qui lui appartenait  ; car elle avait du sang indien dans les veines, et par conséquent pouvait posséder des propriétés en territoire indien.

Un jour l’envie me prit de faire une promenade, à cheval jusqu’à Pendleton  ; la distance est de 15 kilomètres  ; je partis avec le jeune homme dont je viens de parler, et lorsque nous arrivâmes, la première chose que lui dit le P. Neate en nous abordant, fut : «  Tu sais, Lebrun est à la mort.  » L’enfant ne manifesta aucune émotion à cette nouvelle. Le Père alors s’adressant à moi ajouta : «  La maison est presque sur votre route  ; en retournant à la mission, veuillez donner les derniers sacrements à cet homme.  » Aussitôt après le dîner, je pris le Saint Viatique et les Saintes Huiles et me remis en chemin, précédé de Louis qui me servait de guide. Madame Brown nous avait vus venir et se tenait sur le seuil de la porte  ; je fus surpris de voir son fils la saluer d’un geste bref et s’élancer aussitôt à la rencontre de quelques chevaux qui semblaient l’avoir reconnu. J’entrai  ; le malade me parut en proie à une violente pneumonie  ; j’entendis sa confession et lui donnai le Saint Viatique, l’Extrême-Onction et l’indulgence in articulo mortis. Deux jours après, on m’annonçait sa mort et l’enterrement pour le lendemain à 11 h. À l’heure fixée, personne n’avait paru  ; j’attendis jusqu’à midi, jusqu’à une heure  ; à jeun et fatigué, j’allais dire la messe, lorsqu’on signala le cortège. Les Sœurs et leurs élèves chantèrent l’office, à la suite duquel on se rendit au cimetière. Selon l’usage américain, on découvrit le visage du défunt avant de descendre le corps dans la fosse  ; il était extraordinairement rouge et tuméfié. J’appris plus tard que les parents de Lebrun, pris de soupçons, avaient fait venir le coroner, sorte de juge d’instruction, lequel fit plusieurs ponctions sur le cadavre, mais sans découvrir aucune trace d’empoisonnement. Pendant que la famille du mort éclatait en sanglots et se livrait à des lamentations bruyantes, sa femme impassible et presque souriante, la tête haute, les bras croisés sur la poitrine, allait et venait. Quelqu’un me chuchota à l’oreille : «  Elle ne paraît guère désolée  ; cela se comprend  ; comme la ferme lui appartient, elle trouvera facilement un autre mari.  » Dans la soirée en effet le bruit se répandait qu’elle allait reprendre un à un ses douze divorcés et les expédier lestement dans l’autre monde. Je partis trop tôt pour savoir ce que devint cette étrange Samaritaine…

Quelques jours après cet événement, on vint m’avertir qu’un petit Indien de douze ans était à la mort  ; il avait été à notre école et se préparait à la première communion. On m’avait indiqué assez vaguement l’emplacement de la tente où habitait sa famille. Je montai à cheval aussitôt et me servant des quelques mots usuels que je savais, je parvins à recueillir les informations nécessaires et trouvai cette tente sur les bords de la rivière Umatilla. J’entrai par l’ouverture basse qui sert de porte  ; au milieu, sur une jonchée de paille gisait le petit moribond  ; tout autour, des femmes étaient accroupies, immobiles et muettes comme des statues. Cette scène vraiment indienne m’est restée profondément gravée dans la mémoire. Je m’agenouillai près de l’enfant, qui me rappelait par sa pauvreté et son innocence l’Enfant de la crèche  ; il était à toute extrémité, et je ne pus que lui répéter en anglais les dernières paroles de l’Ave Maria qu’il avait appris en cette langue à l’école et qu’il parut comprendre. Il mourut peu d’instants après mon dépare.

Après les Cœurs d Alêne et les Nez-Percés, je devrais dire un mot des Têtes-Plates  ; mais nous retrouverons plus tard ces Indiens, dont la Réserve confinait dans le Montana à ma paroisse. En attendant, qu’on me permette de proposer mon opinion sur l’origine des Indiens de l’Amérique du Nord, problème intéressant, qui n’a point encore été résolu.

Pendant mes longues heures d’étude solitaire de la langue des Nez-Percés, j’avais été frappé de certaines ressemblances de cette langue avec le copte. Une fois mon attention éveillée sur ce point, je découvris bientôt d’autres affinités entre les deux races. Le costume et certaines attitudes me rappelaient les bas-reliefs des bords du Nil  ; je retrouvais dans nos Indiens quelques-uns des traits caractéristiques du type copte que j’avais longtemps étudié au Caire, surtout le menton arrondi. Enfin l’idée m’était venue qu’ils étaient originaires du pays des Pharaons. Quel ne fut pas mon étonnement un jour de voir mes inductions pleinement confirmées par un témoignage inattendu  ! Je causais avec notre interprète et lui avais demandé si sa tribu possédait quelques documents historiques ou du moins des traditions orales sur leurs origines  ; il me répondit : «  Non, nous n’avons rien, nous ne savons qu’une chose, c’est que nous venons d’Égypte.  » Comment seraient-ils venus de l’Égypte, et par quel chemin  ? Cette question se présente d’elle-même et dans tous les systèmes, quel que soit celui qu’on admette, il faut la résoudre. Or, il paraît certain qu’au commencement de l’ère chrétienne, les côtes occidentales de l’Amérique du Nord furent envahies par les Chinois ou du moins par des peuples de race jaune[1]. À mon avis, les Indiens d’Amérique sont les descendants de ces envahisseurs. On m’objectera la couleur de leur peau, qui a, d’après certains ethnographes, une teinte rougeâtre caractérisée. J’ai vécu au milieu des Japonais, des Chinois et des prétendus Peaux-Rouges, et je puis bien dire que jamais je n’ai vu la moindre différence entre la couleur de leur peau. J’avoue que les yeux bridés des Japonais les distinguent des Indiens  ; mais tant de nouveaux éléments d’existence et surtout de climat n’ont-ils pas pu après tant d’années modifier le type dans certains détails  ? Je le répète, Chinois, Japonais et Indiens d’Amérique ont le même type, les mêmes traits caractéristiques : même couleur de la peau, mêmes cheveux invariablement noirs et plats, même absence de barbe, et plus d’une fois il m’est arrivé en voyant par exemple un jeune homme de ne pouvoir décider à première vue s’il était Chinois, Japonais ou Indien. Certains auteurs ont d’ailleurs fait avant moi cette remarque, qu’un grand nombre d’indiens ont tout à fait le faciès mongolique.

J’étais, sans m’en douter, à la veille de quitter mes chers Indiens. Le dimanche 16 février j’avais prêché un sermon sur Dieu (Akame kinikou), dont j’ai parlé plus haut, et je préparais déjà, un sermon sur le diable (Enime kinikou), que je comptais prêcher le dimanche suivant. Dans la soirée on me remit une lettre du Supérieur général de la mission qui m’ordonnait de partir à l’instant pour le Montana où je devais prendre et desservir la paroisse de Frenchtown, diocèse de Helena. Je partis le lendemain matin, passai la journée du lundi à Pendleton  ; le mardi je me mis en route pour Spokane où j’arrivai la nuit close, et où je restai jusqu’au jeudi matin  ; le soir de ce même jour je couchai à Missoula et le lendemain vendredi 21 février 1903, j’arrivais dans ma nouvelle paroisse.



  1. Un savant anglais, Charles-G. Leland, a publié une étude sur ce sujet. Voir La Dépêche de Lille, 10 octobre 1911.