Au Roi, sur la paix de 1678

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Au Roi, sur la paix de 1678
Poésies diverses, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome X (p. 326-330).

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Au Roi,
sur la paix de 1678.

Cette pièce est relative à la paix de Nimègue, et principalement au traité avec l’Espagne, signé le 17 septembre 1678, et par lequel « Sa Majesté Très-Chrétienne, rendant quelques villes et places qui lui avaient été cédées en 1668, retient en échange toute la Franche-Comté, Valenciennes, Bouchain, etc. » Le rédacteur du Mercure galant, rendant compte dans le numéro de novembre 1678 (p. 180) de la réception de l’abbé Colbert à l’Académie française, qui avait eu lieu, dit-il, le « dernier jour de l’autre mois » (31 octobre 1678), et parlant des diverses lectures qu’on y avait faites (c’était Racine qui avait répondu au récipiendaire), termine ainsi : « D’autres vers de M. de Corneille l’aîné sur la paix furent écoutés avec beaucoup de plaisir. On y remarqua de ces grands traits de maître qui l’ont si souvent fait admirer et qui le rendent un des premiers hommes de son siècle. » C’est très-probablement de ces vers-ci qu’il veut parler. L’édition originale, publiée l’année même, n’est ni datée ni signée ; elle forme quatre pages in-4o avec fleuron et lettre ornée. L’adresse, qui se trouve à la fin, porte : De l’Imprimerie de Pierre le Petit, Imp. ord. du Roy et de l’Académie Françoise. La Bibliothèque impériale en possède un exemplaire. Le Mercure galant a inséré ces vers en mars 1679, aux pages 76 et suivantes. Après avoir raconté les fêtes célébrées à Toulouse et à Agde pour la paix, le rédacteur s’exprime ainsi : « Je ne puis mieux finir cet article que par les vers que l’incomparable M. de Corneille l’aîné a présentés à Sa Majesté sur la gloire qu’elle s’est acquise par ce qui donne lieu à toutes ces réjouissances. Il n’est point besoin de vous dire qu’ils ont été admirés de toute la cour. Vous savez qu’il ne part rien que d’achevé de la plume de ce grand homme. » Le texte des vers de Corneille, tels que les donne le Mercure, où ils sont intitulés simplement : Au Roi, sur la Paix, et le texte de Granet (Œuvres diverses, p. 106-109) ne diffèrent de l’édition originale que par une seule variante (au vers 11).


Ce n’étoit pas assez, grand Roi, que la victoire
À te suivre en tous lieux mît sa plus haute gloire :
Il falloit, pour fermer ces grands événements,
Que la paix se tînt prête à tes commandements.
À peine parles-tu, que son obéissance 5
Convainc tout l’univers de ta toute-puissance,
Et le soumet si bien à tout ce qu’il te plaît,
Qu’au plus fort de l’orage un plein calme renaît.
Une ligue obstinée aux fureurs de la guerre
Mutinoit contre toi jusques à l’Angleterre[1] : 10
Ses[2] projets tout à coup se sont évanouis ;
Et pour toute raison, ainsi le veut Louis[3].
Ce n’est point une paix que l’impuissance arrache,
Et dont l’indignité sous de faux jours se cache :
Pour la donner à tous ne consulter que toi, 15
C’est la résoudre en maître, et l’imposer en roi ;
Et c’est comme un tribut que tes vaincus te rendent,
Sitôt que par pitié tes bontés le commandent.
Prodige ! ton seul ordre achève en un moment
Ce qu’en sept ans Nimègue a tenté vainement[4] : 20

Ce que des députés la fameuse assemblée,
D’intérêts opposés trop souvent accablée,
Ce que n’espéroit plus aucun médiateur,
Tu le fais par toi-même, et le fais de hauteur.
On l’admire avec joie, et loin de t’en dédire, 25
Tes plus fiers ennemis s’empressent d’y souscrire :
Un zèle impatient de t’avoir pour soutien
Réduit leur politique à ne contester rien.
Ils ont vu tout possible à tes ardeurs guerrières,
Et sûrs que ta justice y mettra des barrières, 30
Qu’elle se défendra de rien garder du leur,
Ils la font seule arbitre entre eux et ta valeur.
Qu’il t’épargne de sang, Espagne ! il te veut rendre
Des villes qu’il faudroit tout un siècle à reprendre :
Il en est en Hainaut, en Flandre, que son choix, 35
En t’imposant la paix, remettra sous tes lois[5] ;
Mais au commun repos s’il fait ce sacrifice,
En tous tes alliés il veut même justice,
Et qu’aux lois qu’il se fait leurs intérêts soumis
Ne laissent aucun lieu de plainte à ses amis[6]. 40
O vous qu’il menaçoit, et qui vous teniez prêtes

À l’infaillible honneur d’être de ses conquêtes,
Places dignes de lui, Mons, Namur, plaignez-vous :
La paix vous ôte un maître à préférer à tous ;
Et Louis au vieux joug vous laisse condamnées, 45
Quand vous vous promettiez nos bonnes destinées.
Heureux, au prix de vous, Ypres et Saint-Omer[7] !
Ils ont eu comme vous de quoi les alarmer ;
Ils ont vu comme vous leur campagne fumante
Faire passer chez eux la faim et l’épouvante ; 50
Mais pour cinq ou six jours que ces maux ont duré,
Ils ont mon roi pour maître, et tout est réparé.
Ainsi fait le bonheur de l’Égypte inondée
Du Nil impétueux la fureur débordée ;
Ainsi les mêmes flots qu’elle fait regorger 55
Enrichissent les champs qu’il vient de ravager.
Consolez-vous pourtant, places qu’il abandonne,
Qu’il semble dédaigner d’unir à sa couronne :
Charles[8], dont vous aurez à recevoir les lois,
Voudra d’un si grand maître apprendre l’art des rois, 60
Et vous verrez l’effort de sa plus noble étude
S’attacher à le suivre avec exactitude.
Magnanime Dauphin, n’en soyez point jaloux
Si jamais on le voit s’élever jusqu’à vous.
Il pourra faire un jour ce que déjà vous faites, 65
Être un jour en vertus ce que déjà vous êtes ;
Mais exprimer au vif ce grand roi tout entier,
C’est ce qu’on ne verra qu’en son digne héritier :
Le privilège est grand, et vous serez l’unique
À qui du juste ciel le choix le communique. 70
J’allois vous oublier, Bataves généreux,

Vous qui sans liberté ne sauriez vivre heureux,
Et que l’illustre horreur d’un avenir funeste
A fait de l’alliance ébranler tout le reste.
En ce grand coup d’État si longtemps balancé, 75
Si tout ce reste suit, vous avez commencé[9] ;
Et Louis, qui jamais n’en perdra la mémoire,
Se promet de vous rendre à toute votre gloire ;
De rétablir chez vous l’entière liberté,
Mais ferme, mais durable à la postérité, 80
Et telle qu’en dépit de leurs destins sévères
Vos aïeux opprimés l’acquirent à vos pères.
M’en désavoueras-tu, grand Roi, si je le dis ?
Me pardonneras-tu si par là je finis ?
Mille autres te diront que pour ce bien suprême, 85
Vainqueur de toutes parts, tu t’es vaincu toi-même ;
Ils diront à l’envi les bonheurs que la paix
Va faire à gros ruisseaux pleuvoir sur tes sujets ;
Ils diront les vertus que vont faire renaître
L’observance des lois et l’exemple du maître ; 90
Le rétablissement du commerce en tous lieux,
L’abondance partout répandue à nos yeux,
Le nouveau siècle d’or qu’assure ton empire,
Et le diront bien mieux que je ne le puis dire.
Moi, pour qui ce beau siècle est arrivé si tard 95
Que je n’y dois prétendre ou point ou peu de part ;
Moi, qui ne le puis voir qu’avec un œil d’envie
Quand il faut que je songe à sortir de la vie,
Je n’ose en ébaucher le merveilleux portrait,
De crainte d’en sortir avec trop de regret. 100


  1. Les dernières conquêtes de Louis XIV avaient excité une grande fermentation dans le parlement d’Angleterre, qui força Charles II à redemander les troupes anglaises qui avaient été au service de la France dès les commencements de la guerre.
  2. Il y a ces dans le texte du Mercure et dans celui de Granet.
  3. C’est comme une traduction du vers bien connu, de Juvénal (satire IV, vers 223) :
    Hoc volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas.
  4. Dans le Recueil de tous les actes, memoires et lettres qui ont servi pour la negociation de la paix, avec les traitez qui ont esté conclus à Nimegue (à Paris, chez F. Leonard, M.DC.LXXVIII, in-4o), la première pièce est intitulée : Projet des conditions de la paix du 9 avril 1678, et la dernière est le traité de la paix entre la France et l’Espagne dont nous avons parlé au commencement de la notice. Il y avait eu des négociations en 1673, mais à Cologne. Il existe aussi un traité du 1er  novembre 1671, conclu entre Louis XIV et l’empereur Léopold, pour alliance et sûreté mutuelle. En remontant jusque-là, nous avons bien les sept ans, et il est naturel qu’un poëte ne se soit pas préoccupé du lieu où les négociations ont commencé, et n’ait songé qu’à celui où elles se sont terminées d’une manière si éclatante.
  5. L’article v du traité du 17 septembre, conclu entre Charles II, roi d’Espagne, et Louis XIV, promet de remettre entre les mains du roi catholique la ville et duché de Limbourg, le pays d’Outremeuse, la ville et citadelle de Gand, etc. L’article vi stipule que Charleroi, Binche, Ath, Oudenarde et Courtrai demeureront également à l’Espagne.
  6. Le Roi fit rendre à la Suède, notre alliée, tout ce que l’électeur de Brandebourg et le roi de Danemark lui avaient pris.
  7. Ypres, Saint-Omer et bien d’autres villes de la Flandre (voyez la notice en tête de la pièce) restèrent à la France.
  8. Charles II, roi d’Espagne.
  9. Le premier traité conclu à Nimègue fut celui de la France avec la Hollande : il fut signé le 10 août 1678.