Au Seuil du siècle/14

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« L’ENVERS DU DÉCOR »

Vous savez qu’on a quelquefois reproché à M. Paul Bourget — le Bourget d’une certaine époque, le Bourget des grandes analyses de sentiments, le Bourget d’Un crime d’amour ou de Terre promise — de ne trouver digne d’intérêt pour le psychologue que l’humanité d’un certain monde ou d’un certain rang. Les passions de l’amour — comme disait Pascal ou le discours que l’on attribue à Pascal — ne sont-elles vraiment pures qu’à partir de cent cinquante mille livres de rente ? Ni l’oisiveté, ni le luxe, ni même le raffinement de l’éducation et de la culture ne forment pourtant des conditions indispensables à l’épanouissement de la sensibilité. On n’en réplique pas moins qu’il y a beaucoup de chances pour que des personnes affranchies des soucis du pain quotidien aient un cœur un peu plus compliqué que les autres. Racine, sous les noms d’Andromaque, de Bérénice ou de Phèdre, faisait parler les grandes dames de son temps. Le roman psychologique, en circonscrivant ses investigations à la « société », n’aurait fait ainsi qu’imiter l’exemple de la tragédie classique.

M. Paul Bourget continue d’être l’historien des classes élégantes et riches. Seulement son point de vue a un peu changé. Le psychologue ne borne plus son étude de l’homme aux mouvements de l’âme. Il s’est doublé d’un moraliste et triplé d’une politique. Et son champ d’observation étant resté le monde, c’est le monde lui-même qui a fini par l’intéresser et dont il s’est établi le juge et presque le censeur. Le monde ? Un décor dont l’envers n’est pas beau. On devine, à lire les deux petits romans suivis de quelques nouvelles que vient de publier M. Paul Bourget, qu’il serait très sévère aujourd’hui pour la belle madame Moraines, de Mensonges, celle dont le luxe, qui tournait la tête au naïf poète René Vinci, avait des origines si condamnables.

Le premier des récits qui composent l’Envers du décor est un drame sombre, rapide et vigoureux.

La marquise Palmi est une ancienne aventurière qui a conduit assez bien sa barque, à travers les récifs d’une vie agitée, pour se trouver, étant belle encore, veuve, riche et en possession d’une quasi honorabilité. Ce qui ne contribue pas pour peu de chose à donner un caractère respectable à la maison de la marquise Palmi, — ex-demoiselle Laure Le Robert, — c’est la présence d’un couple de domestiques parfaits, des domestiques comme on n’en fait plus, des perles, de véritables perles, diligents, discrets et avec cela d’un style ! Toute la paroisse Saint-Philippe du Roule envie à la marquise son incomparable maître d’hôtel, — qui, très haut sur sa cravate blanche, n’en est pas moins un affreux coquin.

Laure a eu jadis une fille, inconnue des admirateurs qui l’entourent encore et des habitués de son salon, et qui a été élevée au loin, dans un couvent de province. Mais un jour vient où les éducations les mieux soignées finissent, où il faut présenter l’enfant du mystère. La subtile Laure n’est pas embarrassée pour si peu : elle fera passer la jeune Louise pour sa filleule et ne mettra dans le secret qu’un seul de ses amis, son plus intime ami du moment, le duc de Colombières, un duc authentique, mais assez décavé, dont elle se propose de faire un jour son mari. Car (magnifique coup double !) elle rêve en même temps de donner Louise en mariage à Guillaume de Colombières, le propre fils du duc. Et tout cela serait parfait sans l’abominable ménage de larbins si corrects, aux apparences si dévouées, mais que l’arrivée de Louise a dérangés dans leurs calculs et dans leurs aises et qui ne songent qu’à se débarrasser de l’intruse et qu’à se venger. Leur ruse infernale ne réussit que trop bien.

Louise et le jeune Guillaume de Colombières sont allés si avant dans les intentions de Laure qu’ils s’aiment déjà et que Louise, chassant de race, reçoit Guillaume dans sa chambre quand la marquise Palmi en est encore à se demander comment elle arrivera à faire sa fille duchesse. Une nuit que les deux amants avec toute l’imprudence de la jeunesse, se sont réunis, le maître d’hôtel et sa femme avertissent la marquise qu’un cambrioleur s’est introduit dans la maison. Recherches, scandale, angoisse de Laure : il faut désormais, à tout prix, que. Louise épouse Guillaume de Colombières.

Le jeune homme est loyal, Laure le sait. Elle sait aussi qu’il faut compter avec le père. Le vieux duc, tout déchu qu’il est, n’en a pas moins l’orgueil de son nom, un orgueil aussi fort peut-être que celui de « l’émigré », auquel il ressemble d’ailleurs par certains traits. Le duc de Colombières a déjà roulé si bas sur la pente, qu’il pourrait bien, lui, au point où il en est, épouser une marquise Palmi. Mais que son fils, l’espoir des Colombières, allât donner son nom à la fille naturelle d’une demoiselle Le Robert, — cela jamais. Et comme Guillaume insiste, le vieux duc, recourant à une fiction héroïque et qu’il ne sait pas si dangereuse, lui révèle que, depuis vingt ans, la marquise Palmi est sa maîtresse et que Louise est sa fille… Sa fille ! Le duc ignore tout de l’aventure des deux jeunes gens : il la découvre, quelques minutes plus tard, par le coup de pistolet dont Guillaume se punit d’avoir été, sans le vouloir, incestueux.

Cette émouvante nouvelle, magnifiquement construite et conduite, est intitulée le Mensonge du père. Le coup de théâtre final ne fait d’ailleurs que couronner une série d’analyses où sont dévoilés et les calculs de Laure et ceux de ses scélérats domestiques. Telle est la réalité sordide que cachent le luxe, la façade, le décor de l’hôtel d’une marquise Palmi.

L’autre petit roman qui compose le livre, les Moreau-Janville, introduit le lecteur dans un milieu différent, mais dont les dessous ne sont guère plus beaux. Cette fois, il s’agit de la famille d’un riche industriel, roi des hauts fourneaux et de l’acier. Si le Mensonge du père fait songer, par endroits, comme nous le disions tout à l’heure, à l’Émigré, c’est l’Étape que rappelle, par certains côtés, l’histoire des Moreau-Janville. Il y a là un certain Eugène Montrieux, jeune précepteur à qui réussit fort mal son entrée dans une maison élégante et riche, et qui y gagne d’y troubler profondément son cœur. M. Paul Bourget est d’ailleurs fort sévère pour ce petit licencié ès lettres, dont le seul tort est, en somme, de trouver agréables les maisons meublées avec art et d’admirer les femmes qui savent porter la toilette. Eugène Montrieux fait-il autre chose que de reconnaître l’évidence ? Et faudrait-il, parce qu’il est « plébéien », qu’il préférât le mauvais goût à l’exquis et la littérature des faubourgs à celle des bons auteurs ? Eugène Montrieux, qui a de la délicatesse, de l’esprit, peut-être du talent, se dit, sans doute, que sa place devrait être, chez les Moreau-Janville, ailleurs que dans le cabinet où il prépare à ses examens le fils de la maison. Peut-être se dit-il aussi qu’un jour, devenu célèbre, il sera recherché de ces mondains chez qui il court le cachet. Et comme Eugène Montrieux connaît l’ancien régime, il a le droit de comparer à son temps le temps jadis, où les gens de lettres, même les plus jeunes, étaient reçus d’emblée dans la société, traités en égaux par les plus grands seigneurs et choyés par les plus grandes dames… Je crois que, s’il se reconnaissait dans les Moreau-Janville, Eugène Montrieux serait un peu étonné des rigueurs qu’a pour lui M. Paul Bourget.

Avec cela, ces deux petits romans sont d’une exécution parfaite. Balzac s’est plu aussi à écrire de ces longues nouvelles dont Honorine reste le type. Le genre est difficile, car il exige un sujet dramatique et vigoureusement condensé, M. Paul Bourget y excelle. Il réussit, en outre, sans nuire au pathéthique de son sujet, à projeter de vives lueurs sur la vie, les mœurs et les sentiments de nos contemporains. Ce sont des actes d’une nouvelle comédie humaine.

Quelques nouvelles de moindre ampleur ferment le volume, — un volume plein à éclater et qui, pour un autre, pour un écrivain moins riche, offrirait la matière de plusieurs romans du format usuel. C’est le luxe des maîtres, un luxe que tout le monde, — je parle du monde des auteurs, — ne peut pas s’offrir.

3 décembre 1911.