Au Seuil du siècle/2

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Au seuil du siècleÉditions du Capitole (p. 27-38).

L’ÉCOLE NATURALISTE

Dans cette pluvieuse journée où l’on apprit soudain, par les camelots répandus sur les boulevards, la mort de Zola, deux souvenirs, précédant toute réflexion, nous revenaient à la mémoire. C’était d’abord le mot justement et cruellement trivial, dont Barrès a cinglé l’auteur de J’accuse : « Zola s’est attaché une casserole. » C’était ensuite deux lignes frappantes, propres à éclaircir des faits qui ont surpris beaucoup de personnes et qui se lisent dans le dernier tome du Journal des Goncourt : « Zola m’a dit aujourd’hui, rapporte en substance vers 1895 le vieil annaliste d’Auteuil, je vais achever les Trois villes et, après Paris, je veux jouer un rôle politique. »

Les cris des vendeurs de journaux ne figuraient pas mal le dernier tintamarre de la retentissante casserole. Tandis que la froideur des passants, qui paraissaient considérer cette mort comme celle d’un ennemi public, exprimait le châtiment de cette « volonté » orgueilleuse et de cette naïve ambition.

Edmond de Goncourt, ce bon railleur, n’avait pas dû entendre cet aveu sans un sourire. Il connaissait l’épaisseur de sang et d’idées, la vulgarité générale, la grossièreté essentielle de Zola. Il était assez fin pour deviner que ce gros petit homme se jetterait dans la politique avec autant de grâce qu’un verrat sur un plat de pommes de terre et qu’il ferait là sa bauge avec autant d’égards et de délicatesse qu’il en avait déjà employé à prendre sa place dans la littérature naturaliste.

Car ce dernier représentant de l’âge héroïque du naturalisme en fut un compagnon bien compromettant. À y réfléchir un peu, on voit que c’est de lui que vint le mauvais renom qui a frappé cette école. Il l’a éclaboussée de sa personne et de sa plume. Cependant Flaubert, le chef, Daudet, les Goncourt, Maupassant, principaux disciples, n’offraient pas beaucoup de points de comparaison avec cet homme de lettres qui paraissait, ainsi que son héros Coupeau, descendu tout droit de la Goutte-d’Or.

Cette école naturaliste, tout avait sollicité sa naissance. Les mœurs du temps, le goût du public, le discrédit du romantisme y conspiraient avec des enseignements de Sainte-Beuve et de Taine. Les prétentions du naturalisme à observer et à rendre strictement « la vie » risquaient dès l’origine de le faire descendre fort bas. C’est grâce à la qualité de ses représentants qu’elle a évité si longtemps de choir dans la vulgarité et dans la platitude où l’aura finalement laissée Émile Zola.

Avec trop de violence et peu de finesse, personne pourtant n’était moins commun que Gustave Flaubert. Tourmenté toute sa vie par le souci de l’art, dévoré du désir de la perfection, il serait aisé de le tourner en caricature et de le présenter comme un lettré de la Chine. Gratteur de mots, arrangeur de syllabes, tel qu’on pourrait le comparer au vieux Malherbe, après toute une existence de labeur il n’a jugé dignes d’être livrés au public que six volumes dont la longueur n’égale pas celle de quatre tomes des Rougon-Macquart. Je sais bien que M. Jules Lemaître, au temps où il ne respectait rien, avait attenté à la légende de travail incessant et forcené qu’on avait auréolée autour de l’ermite de Croisset. Il n’en est pas moins vrai que, quand bien même certains de ses romans comme Salammbô ne seraient que des bijoux carthaginois, massifs, fulgurants et contournés, ce sont pourtant encore des œuvres d’art. Même dans ses pages les plus strictement conformes à la théorie naturaliste telle qu’Un cœur simple, comme il évite de tomber dans les périls qui le pressent de droite et de gauche ! M. Hugues Rebell raille quelque part avec esprit un écrivain qui, entreprenant de raconter l’histoire d’une simple servante, déclare que, peu complexe à la vérité, ce « sujet peut prêter à la plus noble piété, au plus précieux enseignement » et « doit être d’une grande bienfaisance sociale ». Flaubert n’a point pensé à ces « nuées » en racontant la vie de sa bonne servante. Il s’est seulement appliqué à proportionner la valeur et le nombre des mots qu’il employait à l’importance de la matière : voilà le vrai modèle que doivent suivre les auteurs d’épopées bourgeoises ou champêtres.

Ainsi le maître de l’école naturaliste, ce Normand aux longues moustaches qui ressemblait à un chef Wiking, fut avant toutes choses un artiste et un aristocrate. Sa culture était étendue et profonde, son esprit habile au jeu des idées. Madame Bovary, l’Éducation sentimentale, les Tentations, Bouvard et Pécuchet ne sont pas de simples décalques d’une réalité faussement perçue par un esprit médiocre. Un Taine en son temps, un Jules de Gaultier dans le nôtre y ont trouvé des idées qu’ils ont jugées non seulement fines, mais encore originales et fécondes.

À côté du chef, voici, dans l’école naturaliste, les frères Goncourt. Ceux-là ont poussé à l’excès leur recherche de l’artistique et du délicat. Natures nerveuses, finement douées, spirituelles, leurs sens en quête de sensations rares les ont, par malheur, entraînés vers les bizarreries orientales et japonaises. Mais qu’ils aient mis en vogue l’art et l’histoire du XVIIIe siècle où les attirait peut-être surtout leur goût du joli et du maniéré, ce n’est pas le fait d’esprits vulgaires. Il est regrettable seulement pour leur mémoire que ces gentilshommes, sous l’empire de ce précepte de l’école qui ordonnait la tenue quotidienne d’un calepin de notes, aient attaché leur nom à un recueil de bavardages littéraires dont le ton se fit d’année en année moins digne. Mais le Journal des Goncourt est un recueil trop amusant et qui sera un jour trop utile pour qu’on le reproche beaucoup à ses auteurs.

Alphonse Daudet, dont si longtemps la faveur publique lia la gloire à celle de Zola, fut pourtant bien différent de lui. Méridionaux, ils l’étaient tous deux : mais, Zola à la façon de ces méditerranéens de sang mêlé, issus de trois ou quatre races qui composent en résumé une sorte de maltais-levantin ; Daudet, lui, sans être un provençal très pur, avait pourtant sur ses traits comme dans son style quelque chose de la tradition latine. Mieux encore, sa verve et sa malice en font foi. Il y a de l’esprit, et du meilleur, entre certaines pages de la « notation » la plus morose et la plus crue ; il y arrive aussi le souffle frais des Lettres de mon moulin. Ce que l’on aime peut-être le moins chez Alphonse Daudet, la note sensible, celle qui l’a fait surnommer — motif d’agacement pour lui — le « Dickens français », se relève encore par un accent délicat, une jolie sensibilité, une émotion fine. Avec sa souple intelligence, c’est peut-être Daudet qui est arrivé, en quelques passages, à réaliser le mieux la formule naturaliste ; de tous ses compagnons d’école c’est peut-être pourtant lui qui était le moins éloigné d’avoir l’intuition du classique.

Guy de Maupassant qui devait finir épuisé, tué par un métier qui n’était pas le sien et qu’il exerçait néanmoins magistralement, Maupassant, né pour être explorateur, marin ou soldat, fut le disciple le plus direct et le plus intime de Flaubert. De son maître, il apprit surtout à manier la langue. Et ce qui s’éveilla tout de suite en Maupassant, ce fut l’art du conteur. Ses récits, d’une facture accomplie, sont, avant les premiers ravages de la maladie mentale, dans la manière franche, rieuse, honnête, de nos conteurs français. C’est bien l’œuvre vigoureuse que devait laisser ce grand gaillard haut en couleur et bien découplé, fait pour vivre sur ses terres et passer ses journées à la chasse.

En face de ces gentilshommes, de ces natures d’élite, Zola paraît peuple, formellement et de tout son être. Ce n’est pas par ses origines, qui semblent au contraire avoir été au-dessus du commun, mais par le mélange des sangs qui coulaient dans ses veines. Zola, demi-italien, quart de grec, quart de français, trois ou quatre fois métis, n’est pas, au regard des anthropologues, un bel échantillon d’humanité. Un Gobineau eût fait devant ce sang-mêlé une grimace significative. L’espèce Zola qui fourmille sur les quais de Livourne, de Gênes, de Smyrne n’est pas à un très haut degré dans l’échelle des êtres humains.

Son éducation, son premier milieu, sans avoir rien qui déshonore, n’étaient pas pour racheter ses origines. On connaît ses débuts. Zola s’instruisit évidemment tout seul, par des lectures de hasard comme en peut faire un commis de librairie, un habitué des cours du soir. M. Edmond Lepelletier, qui l’a connu intimement, a raconté son mariage avec la fille d’une débitante de vins, sœur d’un ouvrier en bâtiment ; de sorte que Zola put se documenter de première main pour l’Assommoir et peindre au naturel Gervaise et Coupeau, et peut-être même la noce fameuse et la burlesque promenade au Louvre.

Tout est peuple en Zola : il ne serait pas difficile de le prouver avec ses livres. Sa façon de concevoir la vie, l’amour, le plaisir est éloquente. Il attache à la jouissance grossière un prix et une importance qui donnent du dégoût. Il s’installe dans un luxe imaginaire et dans la vie de grande débauche avec une naïveté qui fait sourire.

Mais lorsque, dans ses romans, on va à ces « idées » qui faisaient son orgueil, ce caractère apparaît bien davantage. Il a toujours eu pour la Science — et souvent pour quelle science ! — le superstitieux respect des intelligences à demi cultivées. Enfin dans ses derniers romans, ses « Évangiles » comme il disait, il donne dans les antiques utopies humanitaires, dans les rêves de Cité future, avec une amusante candeur. Zola, c’était en somme la personnification du certificat d’études primaires.

Le naturalisme a fini avec lui et sur une mauvaise réputation. Quant à Zola, il ne laisse pas de disciple, à moins qu’il ne faille tenir compte de M. Paul Brulat et de M. Charpentier. Il en eut jadis, mais qui l’abandonnèrent après la Terre. M. Paul Margueritte, cet ennuyeux pédant patriote et antimilitariste, doublé de son frère Victor, éprouve peut-être quelque regret du manifeste du Figaro et ne tient pas à s’en souvenir. Toutes ses apologies de l’auteur de la Débâcle ne feront pas que le reniement ne soit écrit. À côté de lui, M. Huysmans réfugié dans la mysticité, M. Hennique isolé dans le drame historique, M. Céard qui ne fait rien, ne formeront pas davantage à Zola une postérité littéraire. C’est sur des tirades évangéliques, sur des prêches révolutionnaires et dreyfusiens que va se fermer la tombe du dernier représentant de l’école naturaliste.

Flaubert, les Goncourt, Daudet ni Maupassant n’auraient voulu de cette fin-là.

4 octobre 1902.