Au Seuil du siècle/20

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UN POÈTE VRAIMENT MYSTIQUE

Les amateurs de lettres — le peu qu’il en reste chez nous après tant d’agitations et de révolutions politiques — vont se trouver rajeunis de quinze ans. Un de ces volumes que le « Mercure de France » publie sous un caducée symbolique les reportera à des temps qui semblent déjà effroyablement reculés. Dans ces temps, qu’il faut bien appeler héroïques, des poètes vivaient à Paris, occupés de leur art tout seul, animés d’une ambition très pure. Un idéalisme sans limites s’expliquait chez quelques-uns par une existence confortable et des rentes assurées. Mais tant d’autres vivaient de rien, c’est-à-dire de hasards de leçons particulières, de bocks et d’harmonie ! Alors Paul Verlaine était prince. Jules Laforgue passait dieu. Stéphane Mallarmé groupait des disciples. Tous les mysticismes en même temps exaltaient les esprits : celui de la littérature et celui du vagabondage, celui de l’alcool et celui de la religion. Il y avait des cénacles, et de jeunes revues, et des livres qu’on imprimait à cinquante exemplaires. On méprisait absolument tout ce qui n’était pas le culte du verbe. Or, en ces temps-là Louis Le Cardonnel faisait des vers. C’est dans l’esprit de ces temps-là qu’il a continué d’en composer, comme il a continué de régler toute sa vie sur les rêves et les enthousiasmes de sa jeunesse. Et ce sont ces Poèmes qu’il publie aujourd’hui, sans fracas, sans préface, sans notice, sans égard aux saisons ni aux conflits au dehors.

Les anciens compagnons d’armes de Louis Le Cardonnel, ceux qui furent «  les jeunes » en 1889 (ces jeunes dénombrés avec ahurissement par M. René Doumic, houspillés par Sarcey, écartés avec quelque dédain par Jules Lemaître), n’ont plus la naïveté de présenter au public le recueil de leurs poésies. Finie, leur grande entreprise de révolution du mètre et du rythme français ! Les esthètes d’autrefois ont succombé aux douloureuses nécessités de la vie moderne. La société d’aujourd’hui, cette marâtre, ne saurait laisser subsister un fabricateur de vers libres, un habitant de Palais nomades que si, comme M. Gustave Kahn, il a la prudence de joindre la connaissance du manuel des opérations de bourse à celle du traité de la versification nouvelle.

Mais comme tous les poètes décadents n’avaient pas trouvé dans l’héritage de leurs aïeux le don d’agioter, ils ont dû inventer d’autres moyens d’existence. Les uns se sont mariés richement. Les autres sont entrés dans la littérature industrielle et fabriquent pour le compte d’entrepreneurs du journalisme et de la librairie des contes libertins et des romans licencieux. Quelques-uns ont du talent tout uniment, et font un travail honnête qui leur ouvrira un jour ou l’autre les portes de l’Académie. Un certain nombre enfin, qui végétait encore au moment de la crise dreyfusienne, trouva enfin sa voie et son salut.

L’Affaire Dreyfus, cette révolution, leur donna de l’activité et une raison d’être, — et mieux sans doute : on les verra peut-être ministres.

De ceux-là, il n’en est plus qui songe à publier des poèmes. D’où vient donc à M. Louis Le Cardonnel ce mépris de son siècle et cette persistante naïveté ?

La raison est très simple, très belle ; M. Le Cardonnel, depuis quinze années déjà, est prêtre. Vicaire d’une paroisse provençale, non loin, je crois, du village de Frédéric Mistral, il excerce son ministère sacré en même temps qu’il poursuit ses rêves de jeunesse.

En offrant l’encens pur des louanges prescrites
À ce Dieu qu’il annonce et qui l’a protégé
Il vit transfiguré par la beauté des rites,
L’âme resplendissante et le cœur allégé.

L’abbé Le Cardonnel n’est pas, dans le groupe de ses anciens amis décadents, celui qui aura le plus mal terminé sa vie. Et l’histoire littéraire, qui n’oubliera pas tout à fait les symbolistes et leur entreprise — quelle qu’en ait été pour beaucoup la fin — retiendra peut-être en même temps le nom de Louis Le Cardonnel, d’abord parce que ses vers sont purs et puis parce que, entre les mystiques, il paraîtra comme le mystique le plus pur et le plus éprouvé.

Mystiques, ils le furent singulièrement, les poètes dont M. Le Cardonnel partagea la jeunesse. Que de chevaliers de rêve, que de princesses de songe, que de palais de silence ils ont évoqués ! Que d’ors, que d’opales, que de gemmes, que de miroirs éteints ! Que de chimères, de cyprès, de campanules, de licornes, d’ancolies, de Bois magiques, de violes, de flûtes d’ébène ! Oh ! le plus singulier bric-à-brac poétique qu’on ait jamais inventé et qui dépasse de bien loin celui du romantisme naissant, celui des Orientales elles-mêmes ! Comme les autres, M. Le Cardonnel « suspendait sa viole au froid cyprès ». Il voyait des « chimères nues, reines aux traînants vêtements soleilleux ». Il décrivait un pays de rêves, une vallée des amants, vallis amantium, bornée par « une forêt de lys », et plus lointaine « que l’antique Atlantis ». Il donnait même dans quelque wagnérisme, invoquait les walkyries et prenait le pauvre roi de Bavière pour un artiste.

Autant que le Sites de M. Henri de Régnier et que les Syrtes de M. François Vielé-Griffin, les singuliers rébus de Stéphane Mallarmé et les mélancoliques facéties de Jules Laforgue séduisaient M. Le Cardonnel. De Laforgue surtout il avait bien saisi la manière. Il y a une imitation de son « piano des quartiers aisés » qui n’est point banale. Et dans cette Chanson d’hiver, n’est-ce pas assez bien le ton des Complaintes, mais sans désespérance et sans âpreté, comme sans esprit de mystification.

Un olifant d’autrefois
Émeut la clairière blanche ;
Il sonne, il sonne, à sa voix
La neige tombe des branches,
Est-ce le tien, saint julien ?
Saint Hubert est-ce le tien ?

Une croix entre les cornes
Viendras-tu, cerf aux yeux doux ?
J’ai cru les voir, doux et mornes,
Tes yeux à travers les houx…
Mais non, pour que tu m’entendes,
Le temps n’est plus des légendes.

Et cette Ville Morte :

Lentement, sourdement, des vêpres sonnent
Dans la grande paix de cette vague ville ;
Des arbres gris sur les places frissonnent
Comme inquiets de ces vêpres qui sonnent.
Inquiétante est cette heure tranquille.

Cependant dans le temps même où Louis Le Cardonnel rimait ses fantaisies, une grande ferveur religieuse commençait de régner dans les cénacles. Alors Paul Verlaine ne quittait plus les églises et se consacrait à la Vierge Marie. M. Adolphe Retté se prononçait catégoriquement pour l’union du trône et de l’autel. Les poètes noctambules, à l’aurore, allaient décrasser leur âme aux messes les plus matinales. Alors M. Saint-Pol-Roux écrivait l’Âme noire du prieur blanc. M. Rémy de Gourmont se délectait dans le Latin mystique. M. A. Ferdinand Hérold, le fils d’un préfet de police qui a dû chasser quelques nonnes de leur couvent, publiait une foule d’ouvrages de sainteté : le Livre de la naissance, de la vie, de la mort de la bienheureuse Vierge Marie, la Légende de Sainte Liberata ; il traduisait les drames singuliers de la chanoinesse allemande Hroswita. Auprès de lui M. André Fontainas psalmodiait les Nuits d’Épiphanies. D’ailleurs M. Hérold comme M. Fontainas sont devenus depuis très congrument anticléricaux.

Mais c’était le règne de la grâce. M. Le Cardonnel en fut touché, non pas plus que les autres, ni avec plus d’éclat, mais plus sincèrement et plus profondément. Chez ses confrères décadents, le mysticisme n’avait pris que par hasard et par genre la forme catholique. Chez Louis Le Cardonnel, l’impression fut forte et durable. Incapable de dilettantisme, il développa harmonieusement ce qui n’avait été pour les autres qu’une fantaisie d’esthètes et ne marquait chez eux qu’un idéalisme un peu niais. Parvenu à la trentaine, quand ses amis s’occupaient d’arriver et de se caser, M. Louis Le Cardonnel resta fidèle à ses premiers élans. Déjà catholique, il se fit ordonner prêtre.

Loin de nous, d’ailleurs, la pensée de vouloir par son exemple, faire honte à ses anciens amis. Nous inscrivons ici une simple constatation littéraire. Nous ne voulons pas faire de l’attachement aux rêves de jeunesse une question de moralité. Ce que nous voyons surtout d’intéressant dans le cas de M. Le Cardonnel c’est que, seul de son groupe, il ait aussi dignement fini. Du romantisme allemand, par exemple, qui fut si effrénétiquement mystique, on vit naître un grand mouvement catholique. Nos symbolistes de 1885-1890 n’ont trouvé parmi eux qu’un seul esprit assez vigoureux pour coordonner et discipliner ses inspirations et ses goûts de rêverie. Les autres, incurablement mystiques, sont tombés dans les derniers désordres intellectuels. Les pires, ceux qui n’ont pas même le talent littéraire, ont porté leur manie religieuse ailleurs et la tournent contre ce qu’ils ont adoré jadis. Ils ont peuplé la Ligue des droits de l’homme. Ceux-là ont beaucoup méprisé Louis le Cardonnel lorsqu’il les a quittés pour entrer dans le sacerdoce. Ils ont même l’air de s’être assez mal conduits à son égard, car le très doux poète ne peut s’empêcher de se plaindre en ces termes :

Il entendra pourtant, là-bas, un long murmure
Ironique railler son radieux départ.
Bien que jamais sa voix n’ait raisonné plus pure
On le dira perdu pour la vie et pour l’art.

Les méchants soulevés lui deviendront contraires
Et ne pouvant dans l’ombre enfin l’ensevelir,
Des frères qu’il aima, changés en mauvais frères,
De loin, espéreront peut-être le salir !

Que l’abbé Le Cardonnel se console. De son presbytère, où il persiste dans le culte de la beauté, il peut prendre en mépris et en pitié les beaux poètes d’autrefois, dont l’idéalisme « immarcescible » (immarcescible fut un mot à la mode symboliste) est descendu aux dernières besognes de l’élection et du journal.

30 juillet 1904.