Au Temps de Marie-Thérèse - Journal du prince Jean-Joseph Khevenhüller-Metsch
Sous le titre qui précède, M. le comte Rodolphe de Khevenhüller-Metsch, ambassadeur d’Autriche-Hongrie à Paris, commence la publication du Journal d’un de ses ancêtres, Jean-Joseph Khevenhüller, qui, après avoir servi longtemps dans la diplomatie, a fini sa carrière comme grand maître des cérémonies de l’impératrice et reine Marie-Thérèse. Les deux premiers volumes de cette publication, document historique du plus haut intérêt, sont sur le point de paraître à Vienne et à Leipzig. M. le comte de Khevenhüller en a écrit l’avant-propos. L’ouvrage contient aussi une introduction de M. le Dr Schlitter, où sont relatés les faits principaux de la vie politique, diplomatique et militaire des Khevenhüller depuis l’année 1396 où l’histoire a des renseignemens précis sur le premier d’entre eux. Ce travail est trop long pour être reproduit ici dans son entier, et nous regrettons, par exemple, de ne pas pouvoir reproduire le très curieux et parfois piquant récit de la mission remplie à Madrid par François-Christophe Khevenhüller à la fin du règne de Philippe III et au commencement de celui de Philippe IV. Il y a là une histoire de mariages espagnols dont les détails n’avaient pas encore été donnés avec cette précision. Mais nous devons nous borner, et nous contenter de parler des deux Khevenhüller qui ont joué un rôle sous le règne de Marie-Thérèse. Ce sont les plus rapprochés de nous, et ils appartiennent à une période historique qui est sans cesse l’objet de recherches nouvelles. Sur l’un des deux, l’auteur des Mémoires, M. le comte Rodolphe Khevenhüller nous donne d’ailleurs des renseignemens précieux dans l’avant-propos dont voici le texte :
Publier le journal de Jean-Joseph Khevenhüller était depuis bien des années mon intention, — on pourrait même dire, depuis que j’en pris connaissance pour la première fois. — Si ce désir depuis si longtemps caressé ne se réalise que fort tard, il faut en imputer la cause à des circonstances qu’il serait fastidieux d’expliquer ici. Mais dès qu’on a fondé une « Société consacrée à l’étude de l’histoire de l’Autriche des derniers siècles, » Société dont j’ai l’honneur de faire partie, je me suis immédiatement promis de contribuer, selon mes faibles moyens, à l’accomplissement de la noble tâche qu’elle s’est donnée. En compagnie de mon ami le docteur Hanns Schlitter, j’ai entrepris la publication des notes journalières de mon ancêtre, se rapportant aux cinq lustres qui séparent 1742 de 1776.
Or, pour être lu, il faut éviter de déplaire au lecteur. Aussi nous sommes-nous posé la question de savoir s’il était préférable de publier intégralement les notes journalières de Jean-Joseph, ou d’en donner seulement un extrait. Il nous a semblé finalement qu’il valait mieux ne rien supprimer, car, dans le cas contraire, il nous eût été impossible de ne pas porter quelque atteinte au caractère particulier et à la sincérité prime-sautière de ces esquisses instantanées, régulièrement jetées sur le papier. Ne s’agit-il pas des notes journalières d’un chroniqueur de Marie-Thérèse ? Relativement à l’ensemble, chaque détail y a son importance, comme en a dans une mosaïque la moindre pierre. En elle-même insignifiante, elle est indispensable à la place qu’elle occupe, en vue de l’impression produite par l’œuvre tout entière.
L’époque que l’on veut présenter au lecteur comprend ces temps mémorables où Marie-Thérèse, assaillie par les ennemis héréditaires de la Maison archiducale, posa les bases de la monarchie actuelle. C’est à la grande impératrice et à son fils et successeur que l’Etat autrichien doit le renouvellement de ses assises. Leurs efforts pour réunir dans un faisceau les élémens ethniques les plus divers, pour fortifier et garantir contre toute attaque venant du dehors l’armature de l’Etat, plus d’une fois ébranlée par des divisions intérieures, ne restèrent pas infructueux grâce à leurs tendances unitaires et à leur politique, consciente de son but.
La description de la vie à la Cour de Marie-Thérèse doit contribuer à rendre sensibles à tous les esprits les hauts mérites et les desseins de cette femme d’une grandeur unique.
Nous, les épigones d’un passé glorieux, nous devons nous contenter d’une conception plus modeste quand nous voulons définir aujourd’hui quelle est la patrie d’un Autrichien. Le dualisme et les tendances de plus en plus accentuées des aspirations nationales laissent à peine subsister la pensée fondamentale, qui reparaît comme un leitmotiv dans tous les actes du gouvernement de Marie-Thérèse. L’édifice pompeux de l’ancienne Autriche est déjà depuis longtemps en ruines. Ce n’est donc pas une entreprise ingrate de raviver son souvenir, de reconstruire au moyen des quelques feuilles jaunies d’un journal les traits de la grande impératrice, dont le règne patriarcal était si bienfaisant pour ses peuples.
Temps depuis longtemps disparus, quand, pour gagner les Hongrois et les Tchèques, il suffisait encore d’endosser leur costume national dans les bals masqués, comme le fit Marie-Thérèse ! Ce sont d’autres concessions qu’exigent aujourd’hui les nations : en les accordant ce n’est pourtant pas leur bonheur qu’on assure, on ne fait au contraire que les exciter à demander davantage.
De nos jours où l’on assiste au triomphe du suffrage universel, proclamant le principe : vota numerantur, sed non ponderantur, à une époque où la moyenne des hommes, fût-elle en situation de pouvoir s’adonner à la lecture des choses du passé, ne s’occupe, la plupart du temps, que de ta recherche des gains et des profits matériels du moment, il était naturel que les éditeurs se demandassent s’ils ne commettaient pas une imprudence ou un anachronisme, en publiant les notes journalières d’un vieux grand-maître des cérémonies réactionnaire ? Pour ne pas être arrêté par cette considération, on s’est laissé convaincre que, grâce à ces notes, la grande Impératrice serait mieux comprise, et qu’en même temps on mettrait mieux en lumière la fidélité et le dévouement de Jean-Joseph Khevenhüller à l’égard de sa souveraine.
Il n’y a pas longtemps que paraissait un roman intitulé : Trente ans à la Cour de Frédéric le Grand, dans lequel se trouvent réunies les notes d’abord séparément publiées et tirées du journal du comte de Lehndorf, chambellan de la Reine.
Combien était froide l’atmosphère qu’on respirait à la Cour de Berlin ! Que de fois n’y est-il pas arrivé qu’après être sorti de table, on se soit sauvé de la présence du Roi, « comme s’il y eût eu un tremblement de terre ! » Nombreux aussi étaient les cas, où tout le monde se sentait pétrifié, quand il apparaissait. « Il vaut mieux mourir affublé d’un domino, que sous la protection de la croix : » ce fut ainsi que s’exprima Frédéric le jour où il apprit que Marie-Thérèse avait fait cesser le carnaval à la nouvelle de la catastrophe de Lissabon. La vie à la Cour de Berlin était loin d’être gaie, et la morale singulière de Frédéric devait sans doute en être la cause principale.
Tout autre était la Cour de Marie-Thérèse ! Un rayonnement de lumière et de chaleur enveloppait cette noble princesse ; en s’approchant d’elle chacun se sentait plus heureux. On l’aimait pour elle-même ; on l’adorait comme le comte Harrach, de qui la Reine a dit un jour « qu’il ne pouvait cacher son affection pour Thérèse en aucune circonstance. »
Marie-Thérèse était pieuse, mais en même temps heureuse de vivre. Elle ne s’interdisait aucun plaisir ; la danse la séduisait ; elle prenait part à l’enterrement du carnaval ; mais, une fois rentrée au « Bourg, » — au château, — et après avoir ôté son masque, elle savait reprendre son sceptre et sa couronne, et, sans avoir dormi, se jeter hardiment dans le tourbillon des affaires ! Quelle charmante vie de famille ne nous offre-t-elle pas dans son intérieur ? Quel amour n’avait-elle pas pour son mari et pour ses enfans et de quel respect, de quelle affection ceux-ci n’entouraient-ils pas tous ensemble l’impératrice douairière, la veuve de Charles VI ! Il n’y a pas eu d’excursion si insignifiante qu’elle fût, d’où, en revenant, on ne se soit pas dirigé chez l’impératrice-mère pour lui baiser la main.
C’est ainsi que Jean-Joseph consigne tout ce qui se rapporte à Marie-Thérèse et à sa Cour ; mais il enregistre aussi ce qui lui arrive personnellement, ainsi que ses réflexions sur tout ce qui lui déplaît. Il mentionne les nouvelles concernant l’histoire du monde, comme les bruits de la Cour : et nous, ses éditeurs, nous les transmettons aussi consciencieusement à la postérité.
Chez les Khevenhüller, on était coutumier de compléter sa vie en la racontant. Jean Khevenhüller, ambassadeur impérial à Madrid de 1573 à 1606, a laissé un journal très intéressant qu’on n’a pas encore suffisamment exploité au point de vue historique. On possède une lettre de son frère Barthélémy, qui avait une situation considérable dans sa province natale, la Carinthie, adressée à son fils François-Christophe, dans laquelle Barthélemy semble enjoindre à tous les membres de la famille de ne pas négliger la consignation par écrit de tout ce qui leur arrive. Cette lettre, curieux échantillon du style épistolaire de l’époque, est ainsi conçue : « Mon fils, nos ancêtres, et spécialement notre grand-père et arrière-grand-père, ainsi que mon frère, le comte Jean, ont avec une fidélité et une diligence particulières consigné leurs histoires propres, ainsi que celles des autres. Et je n’ai pas manqué à les imiter en ceci. Mais comme maintenant je suis vieux et faible, et comme avec ta jeunesse tu peux me remplacer à cet égard, dès cette année, je veux retirer ma main de cette affaire. Mais tu t’y mettras au commencement de 1611 avec une fidélité et une diligence dans lesquelles j’ai ferme espoir. Avec cela, tu te rendras immortel chez tes descendans et toi-même tu en tireras beaucoup de profit. Que le Tout-Puissant permette que cela s’accomplisse à sa gloire, et au profit de ton maître et de ta patrie, et qu’étant heureux, tu puisses t’y employer pendant de longues années ! »
François-Christophe obéit scrupuleusement à l’injonction paternelle. C’est à lui qu’on doit les Annales Ferdinandei, universellement connues. Plus tard Louis-André Khevenhüller, le célèbre maréchal, écrit ses Observations Punkte, qui paraissent à Vienne chez Jean-Paul Krauss en 1739 : ce sont les premiers règlemens pour la cavalerie de l’armée impériale. En remontant jusqu’à l’époque actuelle, on retrouve encore ce trait atavique chez plusieurs membres de la famille de Khevenhüller : ils ont laissé des notes, des journaux ou d’autres écrits de ce genre, qu’on publiera un jour à leur tour, pour perpétuer la mémoire de leurs auteurs et pour témoigner de leur activité.
Malheureusement personne ne peut se vanter aujourd’hui d’avoir toute la série des journaux de Jean-Joseph : et cependant elle était encore entière avant 1850 dans les archives de la famille à Fronsburg. Il faut donc attribuer la disparition des quelques volumes manquans à une gestion négligente desdites archives. La famille ne possède actuellement que les volumes de 1742 à 1749 et ceux de 1770 à 1773. Au musée national de Budapest, se trouvent six volumes : des années 1752 à 1755, 1758 à 1759, 1764 à 1767 et 1774 à 1776. Ce dernier volume n’y figure que depuis peu de temps. Les volumes manquans se rapportent aux années 1750 à 1751, 1756 à 1757, 1760 à 1763, 1768 à 1769.
Adam Wolff s’est servi de quelques volumes de la série pour la composition de son ouvrage intitulé : Ans dem Hofleben Maria-Theresias, (La vie à la Cour de Marie-Thérèse,) paru à Vienne en 1858.
Les éditeurs ne renoncent pas à l’espoir qu’avec le temps, ils réussiront à retrouver les volumes disparus. Ils s’empresseront alors de les joindre à ceux qu’ils publient actuellement et que, dans cette prévision, ils se sont abstenus de numéroter.
En faisant ces quelques remarques, nous avons voulu signaler l’importance du Journal de Jean-Joseph, que nous recommandons à toute la bienveillante attention du lecteur.
Plus on connaît, plus on étudie à fond l’époque de Marie-Thérèse, plus il semble qu’on puisse tirer de ces temps, lointains déjà, une leçon fructueuse pour le présent.
RODOLPHE KHEVENHÜLLER.
Paris, janvier 1907.
Voici maintenant quelques extraits de l’étude dont nous avons parlé sur Louis-André et Jean-Joseph Khevenhüller.
Louis-André Khevenhüller évêque par son nom les souvenirs de l’époque héroïque de l’Autriche. La guerre de la succession d’Espagne fut son école, le prince Eugène de Savoie son maître. S’il pouvait se vanter de sa bienveillance, Khevenhüller ne le devait pas seulement à sa qualité de petit-fils du grand Montecuccoli : le tacticien et l’organisateur prisait avant tout la vaillance sur le champ de bataille et le goût des études scientifiques. Le jeune soldat possédait les deux, et il en fut bientôt récompensé puisqu’il reçut les insignes de colonel le 1er avril 1713, à l’âge de vingt-neuf ans.
La guerre contre le Turc lui fournit des occasions nouvelles de justifier la confiance d’Eugène : ce fut lui, en effet, qui rétablit l’aile déjà rompue de l’infanterie à la bataille sanglante de Peterwardein. Aussi Eugène lui confia-t-il la mission de porter à l’Empereur la première nouvelle de cette victoire. Khevenhüller ne se distingua pas moins brillamment à la prise de Belgrade. En raison- de ses hauts faits, le prince Eugène le proposa pour le grade de colonel dans son propre régiment.
Les années de paix, qui suivirent la conclusion du traité de Passarowitz, Khevenhüller les utilisa en se perfectionnant dans la science de la guerre, et en écrivant des ouvrages militaires. Ils contribuèrent à plus d’une amélioration dans l’organisation et la tactique de l’armée impériale.
Ce fut à ce moment qu’éclata le conflit au sujet du trône de Pologne. La plume fut remplacée par l’épée, et Khevenhüller, qui avait été promu au grade de lieutenant général le 44 novembre 1733, se mit à la tête de son régiment pour défendre la Maison de Habsbourg, menacée à la fois par la France, l’Espagne et la Sardaigne. Il prit part à la malheureuse campagne d’Italie, se distingua aux batailles sanglantes de Parme et de Guastalla, et défendit, — après la retraite des armées impériales à la frontière du Tyrol, — les défilés des montagnes contre des forces trois fois supérieures, en paralysant tous les efforts des Espagnols et des Français pour pénétrer dans le pays. Le commandement intérimaire lui fut confié à deux reprises dans ces heures de danger. L’ennemi apprit à la fois à le craindre et à l’estimer.
Les lames, — qu’on avait croisées à cause du conflit pour le trône de Pologne, — étaient à peine remises au fourreau, qu’on vit l’empereur entraîné dans une nouvelle guerre contre le Sultan à cause de son alliance avec la Russie. Cette campagne finit pour Charles VI très malheureusement : il dut restituer à la Porte tout ce que le traité de paix de Passarowitz lui avait donné, à l’exception de Temesvar. Si cet échec fit beaucoup de tort à la réputation de plus d’un général impérial, Khevenhüller, promu maréchal de camp le 31 mai 1737, fut, au contraire, parmi ceux qui méritèrent des louanges pour avoir repoussé toutes les attaques d’un ennemi supérieur en nombre pendant la retraite des Impériaux, et s’être frayé la route pour rejoindre le gros de l’armée dans le combat meurtrier de Radojevac.
La récompense ne se fit pas longtemps attendre : l’Empereur nomma Khevenhüller gouverneur militaire de Vienne. Ce poste, déjà très honorable en temps ordinaire, devenait tout à fait important quand, après la mort de Charles VI, on vit se lever contre Marie-Thérèse, l’héritière légitime du trône des Habsbourg, une série d’ennemis, et qu’on pût craindre que Vienne ne fût exposée aux horreurs d’un siège par l’attaque des Français et des Bavarois réunis. Khevenhüller organisa la défense, qui fut suspendue au bout d’un certain temps, lorsque Charles-Albert se dirigea vers la Bohême et qu’il ne resta plus dans la Haute-Autriche que quelques fractions de ses troupes et, en obliquant au Nord, un corps d’armée français.
Vienne se trouvant dégagée par suite de ce mouvement stratégique et les troupes destinées à sa défense étant devenues disponibles, Khevenhüller eut une idée audacieuse : il conseilla à Marie-Thérèse de ne plus se tenir sur la défensive à l’égard des Français et des Bavarois, mais de prendre hardiment l’offensive. La fille de Charles VI ne manqua jamais du courage le plus viril, pas même à ce moment de détresse suprême, où la Silésie était déjà perdue, et où l’ennemi avait étendu son pouvoir sur la Haute-Autriche et la Bohême. Elle consentit donc à l’exécution de ce coup hardi et, remplie d’espoir, elle confia le commandement à celui qui le lui avait conseillé. Ce fut le 20 décembre 1741 que Khevenhüller quitta Vienne au milieu des ovations de la population et accompagné de ses bénédictions. Il justifia brillamment la confiance que Marie-Thérèse avait mise en lui. Au mois de janvier de l’année suivante, il avait déjà reconquis toute la Haute-Autriche, sa capitale Lintz exceptée, ou les Français s’apprêtaient à la résistance la plus énergique.
« Prendre Lintz à l’assaut » ne paraissait pas être une entreprise raisonnable : elle devait exiger le sacrifice de beaucoup trop de monde et de beaucoup trop de sang. Que cette ville restât bloquée, c’était l’avis de Khevenhüller, à qui il serait possible, pendant ce blocus, de s’emparer du pays d’origine de Charles-Albert et de prendre Munich. Ce n’est que pour céder à l’insistance de Marie-Thérèse, qui attachait une grande importance « à ce qu’on fit une prompte fin à l’affaire, » que Khevenhüller se décidât à attaquer Lintz de vive force.
Pendant qu’il était en train de préparer cette entreprise, on vit arriver au quartier général de Freising le grand-duc François chargé de transmettre au maréchal le portrait de Marie-Thérèse et de Joseph avec la lettre autographe suivante de la reine :
« Cher et fidèle Khevenhüller !
« Tu as ici devant tes yeux une reine abandonnée par tout le monde, avec son héritier mâle. Que penses-tu que puisse devenir cet enfant ?
« Vois, ta gracieuse souveraine s’offre ici à toi, comme à un dévoué ministre, et avec elle toute sa puissance, et tout ce que notre empire peut donner et contient. Oh ! héros et fidèle vassal, agis comme tu penses pouvoir en répondre devant Dieu et devant le monde. Prends la justice en guise de bouclier ; fais ce que tu considères comme juste ; sois aveugle dans la condamnation des parjures ; imite ton maître qui repose en Dieu, dans les hauts faits immortels d’Eugène, et sois convaincu que toi et ta famille, maintenant comme à jamais, vous recevrez de Notre Majesté et de tous nos descendans toutes les grâces, faveurs et tous les remerciemens. Quant au monde, il te couvrira de gloire ! Nous le jurons de par Notre Majesté.
« Adieu et bats-toi bien ! »
« MARIE-THERESE. »
Pendant le dîner qu’il donna en l’honneur du grand-duc, Khevenhüller lut aux convives la lettre autographe de Marie-Thérèse. Des larmes jaillirent de ses yeux, et une émotion tout aussi vive s’empara des officiers. Les expressions si simples et cependant si magnifiques de la princesse adorée pénétraient au plus profond de leurs cœurs. On prêta serment qu’on sacrifierait son sang et ses biens pour Marie-Thérèse, et quand le général fit voir à ses troupes les portraits de la reine et de l’héritier du trône, les sabres sortirent de leurs fourreaux, et le nom de Marie-Thérèse devint un cri de guerre. Mais il devint aussi un signal de victoire à Lintz, dont la garnison étrangère se rendit le 23 janvier, et à Passau, qui fut pris le lendemain. Khevenhüller s’avança dans la Bavière sans être arrêté. Oberhaus, Braunau, Burghausen se rendirent et les Autrichiens occupèrent bientôt toute la contrée qui s’étend au Sud du Danube et à l’Est de la ligne Deggendorf-Dingolfing-Ampfing-Rosenheim, à l’exception de quelques points, tels que Reichenhall.
Munich capitula le 14 février, date à laquelle eut lieu l’heureux combat de Mainburg. La rive droite du Danube fut ainsi purgée des troupes bavaroises : il s’agissait maintenant de la prise de possession du reste !
Pour Khevenhüller, ce fut alors la prise de Straubing qui constitua la principale préoccupation. S’il réussissait à prendre cette place, — écrivit-il à Marie-Thérèse, — il n’hésiterait pas « à lancer une idée grâce à laquelle on pourrait faire d’abord des diversions très importantes contre la Bohême et ensuite y exécuter de véritables opérations. »
Mais le nouveau danger, qui commençait à poindre du côté du roi de Prusse, arrêta net la marche triomphale du général victorieux. Frédéric II exécuta une diversion dont il avait conçu le plan depuis longtemps déjà dans le Sud de la Moravie. Le fractionnement des forces autrichiennes en vue de l’occupation de la Bavière entraînerait indubitablement l’évacuation de la Bohême : or elle ne devait être abandonnée à aucun prix. Marie-Thérèse renonça à la continuation d’une campagne glorieuse en Bavière.
Khevenhüller reçut l’ordre d’envoyer 12 000 hommes en Bohême ; s’il voulait les commander lui-même, il en avait la latitude ; sinon, il devait confier le commandement à un maréchal de camp. Il obéit, quoiqu’il eût un profond chagrin d’amoindrir ainsi son corps d’armée : il ne put pas se résigner cependant au rôle d’un « subalterne » en rejoignant le gros de l’armée. Il investit donc le comte Mercy du commandement des troupes détachées, et il resta en Bavière, où « il voulait avoir l’honneur de mener à bonne fin ce qu’il avait entrepris et depuis longtemps préparé. » Mais il refusa net, quand Marie-Thérèse lui demanda 1 500 hommes encore, et ne put s’abstenir de la remarque qu’on eût mieux fait de l’envoyer avec toute son armée en Bohême aussitôt après la prise de Lintz, puisque l’on avait des vues spéciales au sujet de ce pays de la couronne et que l’on jugeait que les forces militaires n’y étaient pas assez nombreuses. Il ajouta, avec une certaine amertume, que « des ordres de service ne pouvaient lui parvenir dans des momens où, sans faire du tort Sa Majesté et malgré l’obéissance due, il lui serait impossible de les exécuter. »
Quoique Marie-Thérèse ne prît pas en mauvaise part ses explications dépourvues d’artifice, et qu’elle ordonnât même le renvoi de deux régi mens de cavalerie, la faculté d’agir de Khevenhüller n’en était pas moins paralysée. Que lui importait maintenant la chute de Reichenhall, de ce dernier fort bavarois, survenue le 30 mars, et qui se trouvait sur les derrières de l’armée d’opération ? Les nouvelles reçues de Bohême devenaient de plus en plus mauvaises et le forçaient finalement, vu le nombre réduit de ses troupes, à se tenir sur la défensive. Sa mauvaise humeur se changea en colère quand il apprit qu’on avait évacué Munich, parce que l’ennemi se trouvait déjà à Freising. Il ordonna immédiatement une réoccupation, qui eut lieu effectivement le 6 mai 1742. Maintenant il s’agissait d’assurer la position de Passau, cette base de toutes les opérations militaires en Bavière. Khevenhüller transporta donc son quartier général à Pleinting, sur la rive droite du Danube. Il y dirigea toutes ses troupes disponibles, Marie-Thérèse lui ayant enjoint plusieurs fois de prendre l’offensive. Elle y tenait encore davantage depuis la conclusion des préliminaires de la paix avec Frédéric II, car c’étaient les territoires acquis en pays bavarois qui devaient la dédommager des nombreuses cessions accordées à la Prusse. Tous les préparatifs étaient déjà faits pour un mouvement en avant, et les troupes se tenaient prêtes à marcher, lorsqu’on apprit que l’ennemi avait reçu des renforts notables : le plan d’une campagne offensive fut de nouveau abandonné.
Dans le cours ultérieur de la campagne, Khevenhüller reçut l’ordre, par suite d’un mouvement en avant des Français vers la Bohême, de se rendre dans le Haut-Palatinat et d’y effectuer sa jonction avec l’armée de Bohême. Il dut ainsi quitter le pays qu’il avait conquis. Les troupes qu’il avait laissées en arrière, n’ayant pas su résister aux Bavarois, évacuèrent leurs positions, parmi lesquelles se trouvait Munich : elles se retirèrent à Schärding.
Le rapport que Khevenhüller adressa à la Reine le 28 septembre 1742 trahit sa mauvaise humeur et un profond découragement. « Mon ardeur pour le service et l’autorité de Votre Majesté Royale est tellement grande, — écrivit-il dans ce document, — qu’il m’est impossible de cacher ma peine relativement à ce qu’on n’a pris aucun de mes projets en considération au moment propice… Mais de nos jours, comme disait cet excellent Guy Starhemberg décédé, on ne veut faire la guerre qu’avec les mains, et on veut régler par des batailles les menues affaires. On se fie au bonheur, on se laisse aller à des compromis incertains, et l’on ne tient compte ni du temps, ni des circonstances pour savoir si une bataille peut se terminer avantageusement et devenir décisive, et on s’affaiblit donc et on se fait même battre ! Au surplus, un général qui ne procède pas ainsi n’est même pas estimé ! » Finalement, Kevenhüller conseille, car il voit désormais tout en noir, d’accepter les propositions françaises, c’est-à-dire de sacrifier la Bavière, Passau excepté, pour obtenir à ce prix la retraite des troupes ennemies. Marie-Thérèse, au contraire, ne perdit pas encore tout espoir, et le sort des batailles tourna effectivement en sa faveur quelque temps après : les Autrichiens entrèrent à Prague dans les derniers jours de décembre 1742, après que la garnison française se fut vue dans l’obligation d’abandonner la ville.
La tournure favorable que prirent les affaires décida Khevenhüller à demander énergiquement qu’un corps d’armée entrât dans le Haut-Palatinat. Marie-Thérèse y consentit volontiers et on ouvrit les opérations en mai 1743. Il s’agissait de la réoccupation de la Bavière. Elle eut lieu dans le même mois, et Khevenhüller conclut, le 27 juin suivant, un traité à Nieder-Schfönenfeld avec le Bavarois comte Seckendorff, traité dans lequel on imposa à l’Electeur la neutralité et on décida l’occupation du pays par les Autrichiens.
Khevenhüller se rendit ensuite avec le prince Charles de Lorraine à Hanau, où l’on devait tomber d’accord avec les Anglais au sujet des opérations ultérieures. Cette fois, il était obligé de se contenter du rôle de conseiller. Il n’était nullement agréable. Ce fut en vain qu’il dissuada le prince de risquer un nouveau passage du Rhin, puisque déjà le premier n’avait pas réussi. Il eut plus de succès dans la question de l’hivernage des troupes : il l’assura à l’armée impériale. Il reprit alors le chemin de Vienne, pour y assister aux séances du conseil de guerre aulique dont il était le vice-président, et où il s’agissait d’arrêter le plan de la prochaine campagne. Au milieu de cette activité, Khevenhüller fut frappé d’une grave maladie, à laquelle il succomba le 26 janvier 1744.
En apprenant sa mort, Marie-Thérèse s’écria tout émue : « Je perds un fidèle serviteur et défenseur, que Dieu seul peut récompenser ! » Ses restes mortels reposent à côté de ceux de Rüdiger de Starhemberg, dans la Schotten-Kirche, conformément aux ordres de sa souveraine reconnaissante.
Plus longue encore et plus remplie a été la carrière de Jean-Joseph Khevenhüller, l’auteur des Mémoires. A la mort de Charles VI, il avait déjà rempli plusieurs missions diplomatiques importantes, et il représentait à Ratisbonne, dans la diète de l’Empire, le « Kur » de Bohême. Marie-Thérèse lui confirma d’abord ses pouvoirs, mais bientôt après le rappela à Vienne, et l’envoya enfin à la cour de Dresde, pour rétablir les anciennes relations entre l’Autriche et la Saxe, et préparer l’accomplissement de ce qui était son vœu le plus cher, l’attribution de la couronne impériale à son mari, François de Lorraine. Mais laissons la parole à l’érudit historien.
Outre le poste d’envoyé à Dresde, on confia, dit-il, à Khevenhüller, une seconde mission non moins délicate : celle d’un second envoyé du « Kur » de Bohême à l’élection de l’Empereur, à Francfort.
Ces deux missions étaient également ingrates : à Francfort, il n’y avait aucun espoir de faire aboutir les efforts de l’Autriche, et à la cour de Dresde les pourparlers ne prirent pas non plus une tournure bien encourageante. Si le traité de 1733 imposait à la Saxe, d’une manière absolue, la défense de Marie-Thérèse, la situation pénible dans laquelle elle se trouvait alors était pour le comte Henry Brühl, le ministre de Frédéric-Auguste III, on ne peut plus propice pour ne fournir les subsides saxons qu’en échange de concessions très onéreuses. Que la Saxe reconnaisse le grand-duc François comme co-régent autrichien, qu’elle lui donne sa voix à l’élection de l’Empereur, enfin qu’elle prenne part à la guerre contre la Prusse, c’étaient là à ses yeux des exigences auxquelles on ne devait pas satisfaire sans en demander un prix élevé. Finalement les conditions de Brühl se réduisirent au paiement de douze millions d’écus, à la cession d’une partie du territoire prussien qu’on allait conquérir, et à l’engagement du grand-duc que, devenu empereur, il ferait tous ses efforts pour introduire dans la maison du prince-électeur de Saxe le titre royal.
Ces conditions étaient encore assez dures : aussi Khevenhüller et Wratislaw ne signèrent-ils le traité qu’avec la réserve expresse que, pour être valide’, il devait être approuvé par Marie-Thérèse. Mais la Reine refusa absolument de le ratifier. On entama alors des négociations nouvelles : elles s’embourbèrent très rapidement, car la Saxe, fortement amorcée par la France, et d’autre part très influencée par l’Angleterre, se jeta dans le camp ennemi.
Jean-Joseph ne s’attendait pas à ce changement : dans ses rapports, la seule crainte qu’il exprime, est que la Saxe ne soit incapable de prendre une décision au sujet de sa participation éventuelle à une campagne contre la Prusse.
Après la cessation des relations diplomatiques, Jean-Joseph retourna dans son pays ; mais il ne resta pas longtemps sans emploi : Marie-Thérèse, qui procéda alors à des changemens et promotions considérables, le nomma le 19 novembre 1742 grand maréchal de la Cour. Ce n’est que quelques mois plus tard qu’il prit une résolution dans cette phase importante de sa vie : si, d’une part, sa nomination en était « le plus grand honneur et la plus grande consolation, » en lui permettant de se trouver souvent en contact avec des personnes augustes, elle n’en avait pas moins « pour un homme honorable et honnête surtout » quelques conséquences fâcheuses. D’ailleurs il n’aimait pas la vie des cours, et sa « complexion elle-même ne valait rien pour les fatigues de la cour et les bienheureuses attentes dans les antichambres. »
Ce fut avec mélancolie que Jean-Joseph se souvint du défunt empereur, qui n’avait jamais voulu le retirer de la carrière diplomatique ; et, maintenant, il devait se trouver heureux que, grâce à l’intervention du grand-duc, on lui offrît cette charge, « de préférence à des personnes plus âgées et plus méritantes. » Il se familiarisa cependant assez vite avec sa nouvelle situation ; il s’y identifia même tellement à la fin, qu’aucun autre champ d’activité n’avait plus autant d’attrait pour lui. Il refusa par exemple d’occuper ad intérim, c’est-à-dire jusqu’à l’arrivée de Charles de Lorraine, la place de gouverneur à Bruxelles, et il renonça à l’honneur d’accompagner en Belgique l’archiduchesse Marie-Anne. Le fait d’être affligé « d’une grippe extraordinaire, » qui le torturait depuis des années déjà, lui fut cette fois-là très propice. Il ne fit pas de difficultés, au contraire, à se charger éventuellement de nouvelles obligations, pourvu qu’elles lui procurassent l’occasion de se trouver dans le voisinage immédiat du couple des bien-aimés souverains. Ce fut ainsi qu’il remplit, du mois de mai 1743 au mois de septembre 1745, — simultanément avec les siennes, — les fonctions de grand maître de la cour et de grand chambellan.
Ce n’était pas seulement par son activité et son exactitude dans l’expédition des affaires qu’il brillait, mais aussi par L<an équité inflexible ; aussi entra-t-il de plus en plus dans les bonnes grâces de Marie-Thérèse et de son époux. Un jour, celui-ci lui fit part confidentiellement qu’on était à la veille d’une promotion dans la Toison d’or, et comme lui, Khevenhüller, était « du bois dont on taillait les chevaliers, » il devrait « se présenter et faire les démarches nécessaires pour l’obtenir. » Peu de temps après, au mois de janvier 1744, il fut nommé, simultanément avec son cousin, le maréchal Louis-André, chevalier de la Toison d’or.
On apprend par son Journal, à la date du 15 juillet de la même année, que Marie-Thérèse lui réserva « une très glorieuse, mais non moins épineuse destinée. » « Il doit se ménager, lui écrivit la Reine à cette époque où il était souffrant, — car nous y tenons beaucoup, et je sais en quoi il peut m’être utile encore, et je le choisis pour une chose dans laquelle personne ne peut l’égaler, et d’où dépend toute ma félicité d’ici-bas et mon plaisir, ainsi que le plaisir et la félicité de beaucoup d’autres… » C’est par une notice ultérieure du Journal qu’on sait de quoi il s’agissait : on voulait confier à Jean-Joseph le poste d’ajo (gouverneur) et de grand maître de la cour de l’archiduc-héritier Joseph. Il dut faire valoir de nombreuses considérations contre ce projet avant de réussir à faire revenir Marie-Thérèse sur cette décision.
On s’adressa alors au dévouement de Khevenhüller pour remplir une autre tâche délicate, et cette fois il était impossible de s’y refuser : c’était son envoi en mission à Dresde.
On savait à la cour de Vienne, depuis l’été de 1744, que le roi de Prusse avait l’intention, quoique la paix fût conclue, d’envahir la Bohême. Ce fut ce qui décida Marie-Thérèse à s’occuper, non seulement de reprendre la Silésie à Frédéric II, mais encore d’affaiblir ce prince, afin qu’il n’eût plus la force de continuer ses brigandages. Les négociations qui eurent lieu à ce moment entre Vienne et Dresde décèlent des sentimens plutôt belliqueux que pacifiques chez la reine de Hongrie et expliquent la résolution que prit bientôt la souveraine impétueuse d’envoyer l’homme de sa confiance à Dresde au moment décisif. Elle ordonna d’ailleurs en même temps que tous les rapports de son envoyé et tous les documens des conférences précédentes lui fussent communiqués. Leur étude prépara Jean-Joseph à entrer au ministère.
Le 20 janvier 1745, mourut Charles VII, « le fantôme d’empereur. » Entraînée par l’espoir du succès, Marie-Thérèse travailla alors avec sa vivacité et son énergie coutumières à la réalisation de son plus ardent désir : faire monter son époux sur le trône impérial. Et Jean-Joseph se résigna au « sacrifice » d’accepter de nouveau le poste de second ambassadeur-électeur du « Kur » de Bohême. Mais, en juin, il fut informé qu’il devait se rendre d’abord à Dresde et à Hanovre.
Dans l’espoir d’agrandissemens territoriaux considérables, la Saxe s’était rangée du côté du roi de Prusse : toutefois, les préliminaires de paix de Breslau ne lui donnèrent aucune satisfaction à cet égard. Après cet échec, le comte Brühl chercha tous les moyens possibles de se réconcilier avec l’Autriche, à vrai dire en laissant entendre que son amitié devrait être payée à un prix très élevé. Mais il se trompa étrangement dans son calcul : Marie-Thérèse resta inébranlable et elle réussit à rétablir la paix avec la Saxe sans le moindre sacrifice de sa part. Après la ratification des traités du 20 décembre 1743 et du 13 mai 1744, on voulut imposer à la Reine des propositions nouvelles. Il en résulta un retard dans l’arrivée du corps d’armée saxon, circonstance qui contribua évidemment à la chute de Prague.
L’issue de la campagne de 1744 pouvait être taxée d’heureuse. Prague fut reprise, Frédéric II dut évacuer la Bohême, et les Autrichiens envahirent la Silésie. En face de succès semblables, la rapacité de la Saxe ne put qu’augmenter, et elle ne fut nullement assouvie par la quadruple alliance de Varsovie, signée le 8 janvier 1745, alliance qui n’accorda que des subsides et de vagues consolations. Ce fut seulement le 15 mars suivant, que Philippe-Auguste ratifia ce traité, et encore dans la supposition que l’accord, au sujet de la part due à la Saxe dans les conquêtes, serait conclu aussi le plus tôt possible. En vertu du traité de mai 1745, — appelé le traité de partage de Leipzick, — la Saxe prit l’offensive contre la Prusse : pour prix de sa coopération, quelques fractions du territoire prussien lui furent promises. Mais l’armée alliée essuya une défaite sanglante à Hohenfriedberg en Silésie, et elle fut forcée de se retirer en Bohême.
Le courage de Marie-Thérèse ne fléchit pas. Avant comme après, elle n’eut que la préoccupation de recouvrer la Silésie et d’assurer l’élection de son époux. Faciliter la réalisation de ses intentions tant à Dresde qu’à Hanovre était la recommandation principale contenue dans les instructions que Khevenhüller avait reçues pour son voyage.
Marie-Thérèse était convaincue que Frédéric-Auguste III partageait complètement son opinion sur la question de Silésie. S’il ne se comportait pas dans cette affaire comme il convenait, c’était donc « plutôt son indécision que son mauvais vouloir » qu’il fallait en rendre responsable.
La journée de Hohenfriedberg devait servir d’avertissement. Marie-Thérèse sentait qu’il était impossible d’absoudre de tout reproche le commandement de l’armée autrichienne. Elle aurait voulu que son jugement fût mieux éclairé à cet égard, et, pour obtenir ce résultat, elle se décida à un moyen d’information qu’elle trouva acceptable autant comme femme que comme souveraine remplie d’énergie. Jean-Joseph reçut l’ordre, de se rendre de Prague à Königgrätz, où bivouaquait l’armée, sous prétexte de pouvoir donner à la cour de Dresde des renseignemens tranquillisans sur l’armée autrichienne. En réalité, il devait faire secrètement un rapport à la Reine elle-même, pour lui donner une idée juste de l’impression que faisaient ses troupes, ainsi que de leur nombre et de l’esprit qui les animait.
Khevenhüller fut profondément troublé par cet ordre, qu’il reçut de Marie-Thérèse le 29 juin 1745 dans le plus grand secret. Il n’appartenait pas à l’armée, il ne connaissait pas l’état militaire, et il savait d’autre part que la Reine estimait le prince Charles tout autant que son frère, le grand-duc. Jean-Joseph aurait donc très volontiers abandonné sa mission, évidemment très flatteuse puisqu’elle était confidentielle, à n’importe quelle personne, car il tenait Charles pour le principal coupable, mais il dut obéir.
Ce n’était que dans la question de Silésie, et non pas du tout au sujet de l’élection impériale, que Marie-Thérèse croyait pouvoir compter sur son allié saxon. Elle savait qu’avec l’aide de la France, il avait toujours l’espoir de ceindre lui-même la couronne impériale. Dans ces conditions, il n’y avait plus, — selon l’opinion de la Reine, — que trois moyens pour amener à composition le cabinet saxon : faire avancer la date de l’élection impériale, — cela contribuerait beaucoup, et il faudrait le faire comprendre à la cour de Dresde, à rendre moins dangereuse la réalisation des intentions communes contre la Prusse ; — réunir les armées des alliés sur le territoire de l’empire, que les Français évacueraient alors probablement, et « un tel événement ferait évanouir toutes les espérances dont se flattaient encore certaines personnes à Dresde, et ne produirait pas moins d’effet que n’en avait produit quelque temps auparavant le progrès de nos armes en Ravière et la paix qui en était résultée ; — ou enfin gagner à la cause le comte Brühl, à qui on pourrait promettre le litre de prince avec le domaine de Kosel en Silésie. »
Sensiblement différentes étaient les conditions où se trouvaient les affaires dès qu’il s’agissait du Hanovre. Si on n’y était pas moins obsédé par les rêves d’acquisitions territoriales qu’en Saxe, l’électeur Georges devait y tenir forcément compte de l’opposition du Parlement qui ne regardait pas d’un bon œil l’agrandissement des possessions allemandes de son roi. D’ailleurs, pour l’Angleterre et la Hollande, les deux puissances maritimes, rabaissement de la France importait plus que celui de la Prusse, et le ministère hanovrien ne pouvait pas se désintéresser de la question.
Si donc en Saxe c’étaient les intrigues de la France que l’envoyé de Marie-Thérèse devait déjouer, au Hanovre c’étaient les embûches de la Prusse qu’il lui fallait faire connaître.
Favoriser cette dernière puissance sous le prétexte futile que par ce moyen on l’éloignerait de la France, était, depuis la mort de Charles VI, — pour le malheur de l’Autriche, — le but et le principe fondamental de la politique anglaise. De là les efforts réitérés, qui remontent à l’époque antérieure, à la bataille malheureuse de Hohenfriedberg, pour préparer la réconciliation « simulée » de l’Autriche avec la Prusse. Nonobstant la défaite essuyée, Marie-Thérèse n’était pas disposée à donner suite à une proposition semblable. Si elle lui était soumise, le comte Khevenhüller disait « ne se laisser pas emporter à aucune violence, comme c’était d’ailleurs son habitude, mais s’en expliquer vigoureusement et faire comprendre sans ambages que Nous accepterions plutôt toutes les extrémités avant de Nous soumettre à une telle injonction. »
Et effectivement, la mission de Jean-Joseph dut se borner à esquiver les suppositions désobligeantes et à raffermir lord Harrington, le ministre de George II, « dans une manière de penser honnête et agréable. » Mais George II était aussi électeur de Hanovre et, comme tel, il devait être incontestablement rappelé à l’obligation de soutenir la Reine de toutes ses forces ; car il n’avait fourni ni les secours promis par les traités, ni adopté une attitude exempte de tout reproche dans la question de l’élection impériale.
Dans son voyage à travers la Bohême, le comte Khevenhüller se rendit d’abord à l’armée. Il raconta ses impressions à la reine sans détours, d’après les dires d’hommes capables de juger les causes qui avaient déterminé la perte de la bataille de Hohenfriedberg. Après un court séjour au quartier général, il poursuivit sa route. Arrivé à Dresde, il n’avait à annoncer d’abord que des choses agréables. Mais bientôt il put se convaincre que la Saxe voulait réaliser ses plans ambitieux et qu’elle traitait secrètement avec la Prusse et la France.
Ce double jeu ne dura pas longtemps. Marie-Thérèse fit exécuter par l’armée du Rhin des opérations énergiques ; les Français reculèrent, et l’espoir dont le cabinet saxon s’était laissé bercer, que l’élection impériale s’effectuerait, sous la protection des troupes françaises, s’évanouit.
Le comte Brühl, le chef presque absolu du gouvernement, continua alors les négociations qu’il avait nouées, — à l’insu de Marie-Thérèse, — avec le Hanovre, plus avide du succès que jamais. Elles visaient le morcellement et le partage de l’Etat prussien. Brühl était convaincu qu’on pouvait exécuter un plan semblable : c’était, en effet, avec des couleurs très sombres qu’un écrit intercepté de Podewil, que Khevenhüller lui communiqua, dépeignait la situation de Frédéric II : « Je dois avouer, ainsi s’exprimait le ministre prussien, que quant à ma modeste personne, j’ai autant de peine et d’inquiétude qu’avant la bataille de Friedberg ! »
Marie-Thérèse eut vent de ces négociations : des lettres interceptées lui apprirent aussi la nature des sentimens qu’on nourrissait en Hanovre à l’égard de la cour de Vienne. On y considérait les subsides anglais comme insuffisans pour entretenir le corps d’armée de secours de l’Electeur. « On expliquera au comte Khevenhüller clairement de quoi il retourne maintenant, et s’il n’est pas bien instruit ou ne peut pas l’être, il y aura des conséquences dont on ne se méfie pas là-bas. La situation par trop mauvaise des affaires dans le Brabant et la faiblesse du prince Charles… en Bohême,… exhortent à la plus grande vigilance, et il faut qu’il se produise un coup, pour entretenir le bon courage et le bon vouloir des puissances maritimes, sans quoi ils auront les ailes en panne… »
Pour George II, cette expression de coup signifiait qu’on donnerait à ces Pays-Bas du côté du Rhin un peu d’air. Le Roi se butait tellement à cet égard, dit dans un rapport Khevenhüller, qu’il exigea l’exécution de cette opération avant que l’élection n’eût lieu. C’est dans ces conditions qu’il espérait éviter la « défection » des deux puissances maritimes. En Hollande aussi on était d’avis qu’on devait faire une démonstration en faveur des Pays-Bas. Les deux puissances maritimes poussaient donc à la paix. Contrairement à la politique qu’il poursuivait comme électeur de Hanovre, évidemment pour obtenir des agrandissemens territoriaux aux frais de la Prusse, George II jouait, comme roi d’Angleterre, le rôle d’un médiateur. Les succès rapides des Français dans les Pays-Bas et le débarquement de Charles Stuart, le prétendant, sur les côtes de l’Ecosse le forçaient à se rapprocher de la Prusse et à préparer la réconciliation de Marie-Thérèse avec Frédéric II. Telle était la raison pour laquelle l’Angleterre et la Prusse conclurent, le 26 août 1745, le traité de Hanovre, sur la base du traité de paix de Breslau. Les deux contractans y prirent les engagemens suivans : à l’élection impériale, Frédéric II donnerait sa voix à l’époux de Marie-Thérèse, et Georges II s’efforcerait d’obtenir l’adhésion à ce traité des cours de Vienne et de Dresde.
Les flatteries comme les menaces de l’envoyé anglais restèrent stériles. Rien, et l’offre de la voix du « Kur » électoral et de Brandebourg moins encore que toute autre chose, ne put ébranler la reine guerrière dans sa résolution d’anéantir son ennemi prussien. Le traité du 29 août 1745, conclu avec la Saxe, manifeste cette intention d’une manière évidente.
Les efforts de la Reine pour s’attacher la Saxe n’étaient donc pas restés infructueux. En ce qui concerne le Hanovre, elle dut se contenter du fait que l’Electeur avait toujours une attitude diamétralement contraire aux stipulations qu’il avait signées avec la Prusse comme roi d’Angleterre. Ce fut ainsi qu’il dit à Londres à l’envoyé autrichien que les ministres anglais avaient de « mauvaises intentions, » et qu’il serait enchanté d’y porter remède si c’était en son pouvoir. Mais il conseillait à Marie-Thérèse de ne répondre qu’avec la plus grande prudence, si son cabinet anglais le pressait de se joindre à la convention de Hanovre.
George témoigna des mêmes sentimens à l’occasion de l’élection impériale. Car, quoiqu’il n’eût dépendu que de lui d’amener Marie-Thérèse à composition, elle devait au contraire justement à ses efforts que le choix des électeurs fût tombé sur François-Etienne, son époux.
Devenu grand maître de la Cour, Jean-Joseph Khevenhüller resta jusqu’à la fin le conseiller et on peut dire l’ami de l’Impératrice. Comme il arrive souvent à la fin des plus grands règnes, des préoccupations d’avenir assiégeaient l’esprit de Marie-Thérèse. Le caractère et les idées de son fils lui inspiraient des inquiétudes, que Jean-Joseph partageait, mais qu’il essayait d’apaiser sans y réussir toujours.
La souveraine, jadis si heureuse de vivre et si active, devint craintive et hésitante ; elle se prit à douter de son habileté à conduire les affaires et elle exprima le vœu de renoncer au gouvernement. Khevenhüller, qui redoutait beaucoup cette éventualité, mit tout en œuvre pour empêcher que l’Impératrice ne prît précipitamment une décision irrévocable. Il faisait clairement allusion à Kaunitz, quand il s’exprimait ainsi : « On a l’intention de la dégoûter du gouvernement, afin de lui arracher le sceptre et de l’éloigner complètement du pouvoir par une abdication prématurée ou par une autre renonciation aux affaires les plus importantes, parce qu’elle avait déjà cédé par trop facilement, — et afin qu’on puisse, sous un maître jeune, très intelligent mais encore inexpérimenté, s’emparer du gouvernail et se faire admirer par le monde. » Elle est donc tenue, « en tant que femme craignant Dieu et ayant sa conscience engagée, à se placer en quelque sorte sur le bord du précipice et à sacrifier sa tranquillité au profit de cette idée chrétienne, par amour de ses royaumes et afin que la religion ne reçoive pas son coup de grâce en raison des maximes de la libre pensée journellement plus répandues et de l’indifférence toujours croissante des masses. »
Marie-Thérèse n’abandonna pas son poste, mais elle resta découragée et abattue, et, à mesure que son caractère devenait plus sombre, la sévérité du jugement de Jean-Joseph, sur Kaunitz et ses partisans, s’accentuait sensiblement.
Il ne s’exprima pas avec moins de franchise, quand l’Impératrice se mit à parler de sa « croix de famille, » le jeune empereur. « Il serait regrettable, si on le confirmait par une confiance excessive dans son opinion sur lui-même, — car il est un seigneur qui s’en fait accroire déjà assez à cause de son esprit, — et si on lui persuadait qu’il en sait plus long que Madame sa mère ! »
Quant à Jean-Joseph, il ne négligea rien pour maintenir la bonne harmonie entre la mère et le fils et pour aplanir les difficultés qu’une divergence d’opinion aurait pu produire. Mais ce n’était pas seulement dans cette intention qu’il voulait influencer l’Empereur, il désirait aussi que l’héritier du trône mît son autorité dans la balance contre ceux, qui, à son avis, conseillaient mal l’Impératrice.
Ce n’étaient pas une amitié tendre, des sentimens cordiaux que Joseph II éprouvait pour Khevenhüller ; mais il ne marchandait pas son estime à l’adversaire politique loyal, qui était en même temps un homme excellent et un serviteur dévoué. Il le recevait donc chez lui avec plaisir et lui « ouvrait ses tiroirs, montrait même ses différens rapports secrets ; » il lui faisait part de plus d’une chose « qui ne se laissent pas confier à la plume. » Mais ce que Khevenhüller découvrit de plus précieux chez l’Empereur, ce fut son cœur ; il reconnut qu’il était noble, et nullement froid ou dur ; il jugeait mieux qu’auparavant le futur souverain. Il déclara en termes élogieux que Joseph II était de ceux qui écoutaient la vérité et « qu’on pouvait apercevoir chez lui comme il ne cessoit de travailler sur soi-même ; conséquemment il était à espérer qu’avec la grâce de Dieu il deviendrait, l’heure étant venue, un grand et chrétien souverain, à qui il fallait souhaiter d’avoir autour de lui plusieurs honnêtes et véridiques personnes, et cela d’autant plus que jusqu’ici le plus souvent il n’avait été entouré que par des esprits mesquins et faux. »
Pendant la grave maladie de Marie-Thérèse en 1767, quand personne n’osait plus espérer son l’établissement, Jean-Joseph prit toutes ses dispositions pour se retirer à Klagenfurt, car il était fermement résolu à ne pas servir sous Joseph II. Si depuis cette époque il est revenu peut-être à d’autres sentimens, la douleur de pleurer sa bien-aimée souveraine, et conséquemment la nécessité de s’occuper d’un avenir nouveau, lui ont été épargnées. Au mois de novembre de 1775, il prit un refroidissement tellement grave qu’il ne put plus quitter la maison à cause de ses suffocations incessantes. Quelques mois après, le 18 avril 1776, il succomba.
Jean Joseph reçut de l’empereur François Ier, à la date du 30 décembre 1763, le titre de prince.
D’après les descriptions des envoyés étrangers, il était d’une taille moyenne, bien proportionné, et avait le visage allongé, de grands yeux brun foncé, le nez d’aigle des Khevenhüller, une petite bouche et le menton pointu. Elles le dépeignent aussi comme un homme que son amabilité, sa douceur et son obligeance eussent fait favorablement remarquer partout.
S’attaquer aux affaires impétueusement et violemment, vouloir se procurer de l’influence dans le gouvernement à n’importe quel prix, ne souriait pas à sa nature : il lui suffisait d’être consulté pour donner un avis. La bonté formait le trait principal de son caractère, quelle qu’ait été l’importance exagérée qu’il attribuât à l’étiquette des cours et en dépit de l’inflexibilité et de la raideur avec lesquelles il tenait aux formalités les plus minutieuses. Il incarnait le parti conservateur de la noblesse : de là l’intérêt considérable du Journal qu’il a laissé à ses héritiers. Ce n’est ni l’enthousiasme ni les louanges, mais plutôt le contraste des opinions qui rend plus compréhensible le développement des événemens.
Mais ce n’est pas seulement sur les fluctuations et les conjonctures de la politique que Khevenhüller, le chroniqueur de l’époque de Marie-Thérèse, a fixé son attention : il tient compte aussi de ce qui se rapporte aux personnes, de ce qui est humain dans la vie d’un État : l’importance de ses communications posthumes réside dans cette particularité. Ce ne sont pas des schèmes et des êtres privés de sang, qu’il présente au lecteur, ce sont des hommes qui aiment et qui haïssent, qui éveillent des sympathies ou qui les repoussent. On voit là se mouvoir tout vivans les hommes qui, en ces temps héroïques de la diplomatie autrichienne, travaillaient avec tant de zèle et de désintéressement à l’unité de l’Etat. Tous sont dépassés par la femme glorieuse, l’héroïne de l’époque, Marie-Thérèse.
- ↑ Ans der Zeit Maria Theresias. Tagebuch des Fürsten Johann Josef Khevenhüller-Metsch, Kaiserlichen Obersthofmeisfers (1742-1776), herausgegeben im Auftrage der Gesellschaft für neuere Geschichte Österreichs von Rudolf Graf Khevenhüller-Metsch und Dr Hanns Schlitter (1742-1776). Verlag für Ôsterreich-Ungarn samt den Okkupationsländern. Adolf Holzausen, in Wien : für das deutsche Reich und die übrigen Länder, von Wilhelm Engelmann, in Leipzig.