Au Temps passé

La bibliothèque libre.
Au Temps passé
Revue des Deux Mondes5e période, tome 26 (p. 51-72).
Au Temps passé


Beaucoup de choses s’estompent déjà dans le lointain de ma mémoire. Avant que tout s’efface, je voudrais rassembler quelques souvenirs, non pour la satisfaction de parler de moi, mais pour faire revivre les traits essentiels d’une société aujourd’hui presque disparue. Quelle était, il y a trois quarts de siècle, sous le gouvernement de Juillet, la vie provinciale d’une partie de la France ? J’ai pu l’observer de très près, sur la frontière de l’Est, dans une ville de guerre toute pénétrée des traditions françaises, où le voisinage même de l’étranger donnait plus de force encore au sentiment national. Je ne prétends pas généraliser outre mesure. La généralisation, dont Renan avait justement horreur, est le pire des procédés historiques. La vérité se compose de nuances, de retouches, et non d’absolu. Je ne dirai donc pas que ce qui se passait à Metz, ma patrie, se passât exactement de même ailleurs. Il y avait certainement des différences. Mais un fonds commun d’idées et de manières de sentir subsistait un peu partout.


I

En première ligne le souvenir toujours vivant de l’Empire, de ses gloires et de ses malheurs, — surtout de ses gloires. Ni la retraite de Russie, ni la journée de Leipzig, ni même Waterloo n’avaient ébranlé la confiance générale du peuple français dans le génie de l’homme et dans la supériorité des armes françaises. On avait été vaincu, il est vrai, mais la France n’avait succombé que sous l’effort d’une coalition qui elle-même ne devait son succès qu’à la trahison de Bernadotte, de Murat, de Bourmont. L’orgueil national n’acceptait l’idée de la défaite qu’en la corrigeant par une série de circonstances atténuantes. La masse du public ne se reportait guère vers les heures sombres, quoiqu’elles fussent les plus récentes. L’Empire apparaissait toujours dans le glorieux rayonnement de Marengo, d’Austerlitz et d’Iéna.

Ce sentiment était entretenu par les survivans de la Grande Armée, nombreux encore et tout pleins de leur sujet. La guerre était la période éblouissante de leur vie. Ils avaient pris part à de si grands événemens, ils en conservaient un souvenir si profond qu’ils ne pouvaient guère parler d’autre chose. Souvent indifférens ou même hostiles à la réalité présente, qui leur paraissait trop étroite ou trop mesquine, ils se plongeaient dans la contemplation, dans l’admiration du passé. Presque toutes les familles comptaient parmi leurs membres un ou deux de ces glorieux vétérans. Mon grand-père maternel avait construit les fortifications de Mayence sous la surveillance directe de l’Empereur ; un de mes grands-oncles servait dans la cavalerie. Quatre de mes cousins se trouvaient à Leipzig d’où ils avaient eu tous quatre la chance de revenir.

Dans notre enfance et dans notre jeunesse nous étions tous bercés par la même légende, la légende napoléonienne. Que de fois nous avons entendu les mêmes récits, un peu monotones, mais si vibrans et si sincères ! Ceux qui les faisaient nous semblaient entourés d’une auréole.

Les mots qui sortaient de leurs lèvres résonnaient comme des fanfares. Ils ne parlaient que de grands souvenirs, du grand Empereur, de la Grande Armée, de la grande nation. A les écouter, un frisson d’enthousiasme et de patriotisme passait dans nos veines. Ils nous apprenaient à ne jamais douter de la patrie, à la considérer comme la première des nations, comme la reine du monde. Soldats obscurs ou généraux illustres, ils tenaient tous un langage analogue. Un simple canonnier de marine, débris de la malheureuse expédition de Saint-Domingue, s’exprimait avec la même foi que le général Villatte, le général de Pire ou le baron Achard qui se succédaient dans le commandement de la division de Metz.

Sous l’impression de ces récits, presque toute la jeunesse locale se destinait aux écoles militaires, à l’École Polytechnique et à Saint-Cyr. L’École d’Application du génie et de l’artillerie, les régimens de ces deux armes spéciales tenaient dans la ville le haut du pavé. Il n’y avait guère de famille qui n’eût un fils, un gendre, un parent sous les drapeaux. Aussi les bourgeois vivaient-ils en bonne harmonie avec les soldats, sauf dans les circonstances très rares où ceux-ci, à la suite de quelques libations, troublaient le calme des rues par un tapage nocturne. Seulement, tandis que les officiers se consacraient exclusivement à leurs devoirs militaires, sans vouloir connaître de la France autre chose que son armée, les civils regardaient du côté du Parlement et s’intéressaient à la politique.

Il y avait parmi eux trois partis très tranchés. Un groupe peu nombreux, mais compact, composé de quelques gentilshommes authentiques, de nobles qui s’étaient anoblis eux-mêmes, et de bourgeois flattés de faire figure à côté de la noblesse, restait fidèle aux idées de la Restauration et de l’ancien régime. Ils traitaient le roi Louis-Philippe d’usurpateur et boudaient le monde officiel. A l’autre extrémité, un petit nombre d’hommes résolus souhaitaient et annonçaient le triomphe de la République. Dans le milieu, les gros bataillons des propriétaires, des industriels, des commerçans, des gens paisibles s’accommodaient à merveille du suffrage restreint et de la monarchie bourgeoise. La physionomie du roi Louis-Philippe n’était pas faite pour inspirer l’enthousiasme, mais elle plaisait par sa bonhomie, surtout elle rassurait les intérêts. D’ailleurs les princes ses fils, qui tous portaient l’uniforme, particulièrement le Duc d’Orléans, ne laissaient échapper aucune occasion de passer en revue les régimens de Metz, ou de prendre part à leurs manœuvres. La popularité qui les entourait rejaillissait dans une certaine mesure sur le gouvernement de leur père.

Au fond, la population messine était heureuse, active, appliquée au travail, contente du présent, sans inquiétudes pour l’avenir. Les ouvriers de métier gagnaient largement leur vie, la petite bourgeoisie et le petit commerce vivaient de l’armée, les propriétaires du revenu de leurs maisons louées en partie à des officiers. L’élément militaire jeune, aimable, brillant, donnait aux réunions de la société un caractère permanent de bonne grâce et de gaieté. Excepté quelques esprits boudeurs ou avancés, personne ne désirait de changement. Aussi la Révolution de Février inspira-t-elle dans la bourgeoisie plus d’appréhensions que de joies. On ne séparait guère la République des souvenirs de la Convention et de la Terreur. Le département de la Moselle envoya cependant à l’Assemblée Constituante des représentai de l’opinion républicaine modérée, choisis parmi les plus honnêtes et les plus capables. Le choix du général Poncelet, par exemple, et de Dornès, qui fut tué en défendant l’ordre dans les journées de Juin, faisait le plus grand honneur au discernement du suffrage universel alors à ses débuts.

Quelques mois après, tout se gâtait. L’insurrection parisienne, la lutte des clubs et des faubourgs contre la représentation nationale avaient inquiété et indigné les Messins. Les élections à l’Assemblée législative se firent dans un sens absolument opposé. On n’envoya guère à la nouvelle Chambre que des gens décidés, ou tout au moins résignés à la réaction. L’élection du prince Louis-Napoléon imprimait à la liste une signification nettement rétrograde. Sur cette terre de soldats le neveu de l’Empereur bénéficiait des souvenirs du premier Empire si vivans encore et si répandus dans le peuple. Tous les anciens militaires, leurs fils, leurs parens, leurs familles avaient voté et travaillé pour lui avec ardeur. Même après le Mexique, même après Sadowa, ces sympathies lui demeurèrent fidèles. En 1870, la députation de la Moselle restait tout entière bonapartiste.

Si en dehors des apparences extérieures on voulait pénétrer jusqu’au fond des âmes messines, généralement fermées, peu communicatives, qu’y trouvait-on ? Beaucoup de raison, de sagesse, de mesure, le sens pratique des choses, par-dessus tout le goût de l’économie et de l’épargne. Quelques maisons riches donnaient l’exemple du luxe, mais elles faisaient exception. La grande majorité des habitans évitait tout ce qui aurait pu ressembler à de l’ostentation, leur donner l’air de jeter de la poudre aux yeux. Ils recevaient, à coup sûr, leurs familles et leurs amis ; ils les recevaient même fort honorablement, mais avec simplicité. Peu importait aux Messins de paraître moins riches qu’ils ne l’étaient en réalité, pourvu qu’ils ne fissent pas de dépenses inutiles. En général le train de maison était inférieur à ce qu’aurait comporté la fortune réelle. Sans être précisément avares, des ménages fort à l’aise vivaient petitement. N’ayant aucun besoin personnel, pas même celui d’étonner la galerie, ils se contentaient de peu. Il leur suffisait d’être en réalité ce qu’ils étaient, de posséder ce qu’ils possédaient, sans le moindre désir d’en faire étalage.

Sous la modestie des apparences, sous le mépris visible de toute ostentation se cachait l’esprit d’initiative qui est le trait caractéristique des populations lorraines, la hardiesse de la pensée qui devance le temps, l’intuition précoce des besoins et des nécessités du monde moderne. Nulle part on n’a mieux compris ni favorisé plus tôt l’ascension inévitable de la démocratie dans la société française. C’est à Metz qu’ont été créées en province les premières sociétés de secours mutuels, à Metz encore que se sont ouverts les premiers cours publics destinés aux ouvriers sous la direction des personnes les plus distinguées de la ville. La simplicité des habitudes facilitait le rapprochement des classes en ne laissant subsister entre elles aucune de ces barrières qu’élèvent entre les hommes le luxe ou la morgue.

Cette manière très simple de vivre qu’on aurait retrouvée alors, et qu’on retrouverait encore, sur bien des points de la France était relevée à Metz par la vivacité du sentiment national. Il n’y avait pas de ville plus profondément française, française par la langue et par les mœurs, par son attachement à toutes nos traditions, ni plus éloignée de l’empire germanique qu’elle ne connaissait que pour lui avoir résisté victorieusement avec le duc François de Guise. Si on nous avait prédit que Metz deviendrait un jour, — ne fût-ce que momentanément, — une ville allemande, aucun de nous n’aurait voulu le croire. Personne n’y avait jamais parlé, personne n’y parlait allemand. La langue allemande, l’esprit allemand s’étaient arrêtés à quelques lieues de nos murailles sans y pénétrer jamais. Nos chartes, nos archives, nos plus vieux documens, toute notre littérature locale étaient de langue française. Un si grand nombre de nos compatriotes, depuis Lasalle, le brillant cavalier, jusqu’au maréchal Ney, le brave des braves, avaient glorieusement servi la France que nous nous considérions comme les plus Français des Français. Qui aurait pu prévoir parmi nous et la folie du second Empire, déclarant la guerre sans l’avoir préparée, et le droit de conquête, le droit brutal du moyen âge ressuscité contre nous dans le plus civilisé des siècles par un des peuples qui sont le plus fiers de leur civilisation !

Race positive et forte, cette race messine, plus solide que brillante, mais douée d’une énergie peu commune ! Nullement réfractaire d’ailleurs à l’élégance de l’esprit et à la puissance de l’art. L’Académie de Metz recevait et publiait des communications littéraires, le Conservatoire de musique formait des élèves, les concerts donnés par les maîtres attiraient toute la ville, le ténor Dupré se faisait entendre et applaudir au théâtre avant d’être accueilli à l’Opéra de Paris. La gloire d’Ambroise Thomas commençait à poindre. L’école de peinture était représentée par Maréchal, le grand peintre verrier, par Auguste Rolland dont les pastels reproduisent si fidèlement la physionomie de la terre lorraine, ses étangs, ses forêts, ses grands animaux de chasse ; par De Lemud, au crayon si fort et si délicat ; par Devilly, si bien fait pour peindre les soldats. C’est à Metz, au milieu de ces vétérans de l’art que s’est formé le fort et délicat talent d’Emile Michel, qu’il a appris à observer la nature, à en rendre les nuances les plus différentes avec tant de justesse et de charme. Ce sont eux qui ont développé en lui le sentiment de toutes les variétés de l’art, ce sont eux qui l’ont préparé au rôle de critique qu’il remplit aujourd’hui avec une si haute autorité.


II

Les souvenirs de ma jeunesse me laissent, à distance, une impression très douce. Il me semble que je vivais dans un milieu agréable, parmi des gens satisfaits de leur sort. La nature humaine demeurant partout la même, on soupçonnait bien quelques drames secrets, des amertumes, des jalousies, des rivalités. Mais l’ensemble offrait une apparence de contentement. Quoiqu’il y eût dans la ville trois opinions, représentées par trois journaux différens : le Vœu National, légitimiste, l’Indépendant, ministériel, le Courrier de la Moselle, républicain, quoiqu’il en résultat des polémiques assez vives, les relations entre les personnes restaient plutôt courtoises. Jamais je n’ai entendu prononcer autour de moi les paroles de haine, les anathèmes violens qui depuis ont si souvent frappé mes oreilles. On ne pensait pas de même, sans se croire pour cela le droit de se mépriser et de s’injurier. Une certaine politesse subsistait entre les partis, à l’image du monde militaire qui donnait l’exemple de la correction et de la tenue.

Le collège de Metz, où j’ai fait mes premières études, de la huitième à la philosophie, rassemblait tous les élémens de la société messine, depuis les plus humbles jusqu’aux plus élevés. Sous le gouvernement de Juillet, l’Etat seul donnait l’enseignement. Il n’y avait donc aucune institution qui pût faire concurrence au collège. Tous les enfans du pays, fils de gentilshommes, fils d’officiers, fils de riches bourgeois, de petits commerçans, de boutiquiers ou de cultivateurs, boursiers sans fortune, étaient élevés ensemble. On peut dire que leur réunion représentait les différens aspects de la population tout entière. Dans leurs relations de tous les jours ils apportaient naturellement l’esprit de leurs parens, esprit large et libéral. Les catholiques coudoyaient les protestans et les israélites. Les enfans des millionnaires vivaient dans l’intimité des pauvres diables dont les parens gagnaient leur pain à la sueur de leur front. Ils se querellaient, bien entendu, ils se battaient même quelquefois, mais jamais par esprit de caste. L’égalité et la cordialité régnaient entre eux. Je n’ai guère entendu reprocher à un juif sa religion, à un fils de fripier le commerce de son père.

Une classe de lycée était un observatoire bien modeste, mais d’où l’on avait vue sur tout le pays. Nulle part on n’aurait trouvé un champ d’observation plus étendu. La maison paternelle m’offrait aussi un théâtre instructif et plein d’intérêt. Ici, j’en demande pardon au lecteur, mais je suis obligé d’entrer dans quelques détails personnels sans lesquels mon récit resterait incomplet. Mon père, ancien élève de l’École normale supérieure, ancien professeur de rhétorique au lycée de Lyon, avait été nommé en 1835 recteur de l’Académie de Metz par M. Villemain, son ancien maître. Chez lui se réunissaient le monde universitaire, les autorités, un certain nombre d’habitans de la ville et d’officiers. J’ai rarement vu une société plus tolérante, d’esprit plus ouvert et plus conciliant. L’aumônier du lycée y voisinait avec le juif Salomon Hirsch, professeur d’anglais, beau-père du poète Eugène Manuel. Des libres penseurs, des voltairiens s’entendaient à merveille avec des catholiques convaincus, avec des membres de la Société de Saint-Vincent-de-Paul.

Mon père y donnait le ton par sa manière de voir tout à fait éclectique, peut-être aussi un peu par les contrastes qu’il réunissait en sa personne. Descendant direct d’une des plus anciennes et des plus nobles familles du Maine ; petit-fils du vidame de Vassé, maréchal de camp des armées du Roi, gouverneur de Plessis-les-Tours, il avait, comme son père lui en avait donné l’exemple dans la nuit du 4 août, renoncé à tous ses titres pour se contenter du nom de la terre de Mézières, dépendant de l’ancien domaine de Vassé. Il n’en conservait pas moins un certain orgueil de race, mais il était beaucoup plus fier de ses brillans succès au concours général, et des grades qu’il avait conquis à la Sorbonne, que de ses parchemins. C’est dire qu’il estimait par-dessus tout le mérite personnel. Les hommes distingués, quel que fût leur rang ou leur costume, trouvaient chez lui l’accueil le plus cordial. J’y ai vu le Père Lacordaire en tournée de prédication, assis à côté de Frédéric Cuvier, frère du grand naturaliste, zélé protestant, d’une famille de pasteurs. L’Université profitait surtout de cet éclectisme. Elle comptait à Metz des hommes de valeur que leur timidité ou leur modestie empêchait d’occuper dans le monde la place qui leur était due. Le recteur ne manquait aucune occasion de les faire valoir et de les placer à leur véritable rang dans l’estime publique.

Quels profonds sentimens de reconnaissance nous conservons, mes anciens camarades et moi, pour ces maîtres de notre jeunesse ! Braves gens dont quelques-uns manquaient de science ou de portée d’esprit, mais si honnêtes, si consciencieux, si appliqués à leurs devoirs de chaque jour. Ils nous ont appris à travailler et, ce qui est plus précieux encore, ils nous ont donné le goût du travail. L’un d’eux, M. Gelle, professeur de rhétorique, était tout à fait de premier ordre. Excellent élève des lycées de Paris, lauréat du concours général, rival de Victor Le Clerc, il possédait à fond l’antiquité classique. Il lui arrivait souvent de dicter de mémoire une version latine sans en avoir le texte sous les yeux. J’ai vu bien des fois mon père accomplir le même tour de force. Tous deux avaient appris très jeunes des pages de latin qu’ils avaient retenues. À cette connaissance des textes, M. Gelle joignait le goût, la finesse, la faculté de comprendre et d’admirer les beautés littéraires. Il parlait de ses auteurs favoris avec un feu, avec un enthousiasme communicatifs. Il ne se contentait pas de nous expliquer les belles œuvres, il nous en faisait sentir le charme ou la puissance en termes pleins de chaleur. Lorsque nous écoutions sa parole ardente et émue, il passait en nous quelque chose de l’émotion qu’il éprouvait lui-même. Aujourd’hui encore, nous ne pouvons relire certains passages sans revoir par la pensée sa mimique expressive, sans entendre l’accent vibrant de sa voix.
III

Pendant qu’au lycée, j’apprenais à connaître les habitans de Metz, un autre aspect de la vie familiale me mettait en relations avec les habitans de la campagne lorraine. La famille de ma mère possédait un petit bien dans le département de la Moselle, à Rehon, tout près de la frontière belge et luxembourgeoise. J’y étais né, j’y avais été nourri, et j’y passais régulièrement mes vacances chez mes grands-parens maternels. C’est une habitude à laquelle je n’ai manqué que deux fois dans ma vie, lorsque j’étais retenu loin de la France par mon séjour à l’Ecole d’Athènes. Rehon est le lieu qui a abrité une partie des miens depuis deux siècles. J’y reste d’autant plus fidèle que j’y retrouve à la fois les souvenirs les meilleurs et les plus poignans de ma vie. La plupart de ceux qui me sont chers reposent dans le petit cimetière qui entoure l’église. Il n’y a pas un coin du village où je n’aie joué enfant, pas un sentier que je n’aie suivi des milliers de fois, pas une des vieilles maisons dont je ne connaisse l’histoire.

C’était, il y a soixante ans, un hameau d’une trentaine de feux, blotti sous une colline boisée qui l’abrite contre le vent du nord, traversé par un ruisseau, borné par la Chiers, petite rivière qui prend sa source en Belgique, près d’Arlon. Des bois profonds entourent la vallée, sur laquelle s’étendent des prairies et, de temps en temps, au versant des hauteurs quelques champs cultivés. Une centaine d’habitans vivaient là dans une retraite paisible. La plupart possédaient un lopin de terre, un jardin qu’ils cultivaient, une vache, des chèvres, des porcs. Les plus pauvres blanchissaient le linge de la ville voisine de Longwy ou braconnaient sur la rivière. Aucune industrie. Au milieu de la médiocrité générale des fortunes, deux familles seulement émergeaient, celle d’un propriétaire qui cultivait une trentaine d’hectares et celle de mon grand-père. Au temps où il fallait payer deux cents francs de contributions pour prendre part à l’élection des députés, le hameau de Rehon ne comptait que ces deux électeurs.

L’un était bien du cru, de la race locale. L’autre, mon grand-père, né en 1765, venait d’une tout autre origine. Il appartenait à la famille irlandaise des O’Brien qui avait suivi en France la fortune des Stuarts. Tant que ceux-ci avaient vécu des subsides et de la protection de Louis XIV, les O’Brien étaient restés en France avec eux. Mais lorsque le traité d’Utrecht obligea Louis XIV à reconnaître la dynastie nouvelle qui régnait en Angleterre, les Stuarts cherchèrent un refuge chez le duc de Lorraine qui les accueillit à Commercy. Là le prétendant licencia les régimens irlandais qu’il ne pouvait plus payer. Un O’Brien épousa une personne du pays et se fixa à Rehon. C’est de lui que descend la famille de ma mère. Seulement le nom a été défiguré en route par les scribes des paroisses, fort peu au courant de l’orthographe anglaise. Dans les premières années du XVIIIe siècle on écrivait O’Brion. Cet O qui étonnait tout le monde a fini par disparaître. Il a été remplacé par Au, d’autant plus aisément qu’il y avait dans le pays de longue date une famille Aubrion avec laquelle on nous a confondus sans qu’il y eût entre nous la moindre parenté.

L’origine irlandaise est attestée par les actes les plus anciens et aussi par la continuité de la tradition. Ma mère, née en 1807, et sa cousine germaine, née en 1784, la conservaient si fidèlement qu’elles ne se couchaient jamais sans adresser au ciel une prière pour les âmes de Jacques il et de Jacques III. De tels exemples de fidélité à la dynastie déchue et éteinte existent peut-être en Angleterre, mais j’avoue que je n’en ai trouvé nulle part aucune trace. Au bout de deux générations, les Aubrion, mariés en Lorraine, se sont étroitement confondus avec la race française au milieu de laquelle ils vivaient. Durant les guerres de la Révolution et de l’Empire, mon grand-père fut un des premiers à donner l’exemple du patriotisme en travaillant aux fortifications de Longwy qui dominent Rehon, puis en acceptant l’entreprise des fortifications de Mayence qui lui était offerte par le génie militaire. Il resta douze années dans cette ville, en relations constantes avec l’Empereur qui la considérait comme sa tête de pont en Allemagne et qui n’y passait jamais sans visiter les travaux en cours. Avant d’être exécutés, tous les plans étaient soumis au maître qui les examinait avec beaucoup d’attention, qui y indiquait au besoin des modifications et des retouches. Mon grand-père admirait, en même temps que la netteté de ses vues et la fermeté de son caractère, la bonne grâce avec laquelle il écoutait les objections. Dès qu’il s’agissait de l’intérêt du service, il atténuait les angles, il faisait violence à son tempérament autoritaire et ne s’offensait pas lorsqu’on lui démontrait qu’il avait pu se tromper. Il remerciait même quelquefois ses interlocuteurs d’avoir osé lui tenir tête et défendre la vérité contre lui.

Arrêtons-nous un instant au portrait de cet aïeul que nous avons eu la bonne fortune de conserver jusqu’à l’âge de quatre-vingt-neuf ans, qui est demeuré jusqu’au bout le chef respecté et vénéré d’une nombreuse famille. C’était un homme de taille moyenne, large d’épaules, entièrement rasé, toujours vêtu d’un costume marron, l’air sérieux et réfléchi, avec un œil plein de finesse et un sourire bienveillant. Il n’avait guère été à l’école que dans un couvent de moines du voisinage, chez les Carmes de Longwy-bas, mais il s’était formé lui-même au contact des hommes. Son goût prononcé et son aptitude pour le dessin avaient fait de lui un géomètre, un arpenteur, un architecte. Il excellait à tracer des plans et lorsqu’il s’était agi de les exécuter, grâce à son esprit d’observation, il était passé sans trop de peine de la théorie à la pratique. Il devint ainsi entrepreneur des travaux du génie dans une des places fortes les plus importantes du premier Empire. Les généraux pour le compte desquels il travaillait rendaient tous hommage à son talent et à sa probité. J’en ai connu quelques-uns. L’un d’eux me racontait qu’un jour à Mayence, en se rendant au bureau du génie, il avait failli recevoir sur la tête un sac rempli d’or qu’un sous-entrepreneur venait offrir à M. Aubrion pour obtenir qu’on fermât les yeux sur quelques malfaçons, et que M. Aubrion avait jeté avec indignation par la fenêtre.

L’administration française avait laissé dans les Provinces rhénanes un souvenir d’honnêteté dont j’ai encore trouvé la trace dans ma jeunesse. Avant que la résurrection du second Empire n’eût inquiété les populations allemandes, on parlait sur les bords du Rhin avec estime et même avec regrets du long séjour qu’y avaient fait les Français. La Révolution de 1848 faite au nom de la liberté avait eu en Allemagne un long retentissement et avait suscité un peu partout des mouvemens analogues. On ne se refroidit pour nous qu’après l’élection du prince Louis-Napoléon. Son nom, qui rappelait aux Allemands des souvenirs de conquête, résonnait comme une fanfare de guerre. Les cœurs qui s’ouvraient se refermèrent aussitôt. C’est alors, mais seulement alors, que nous sommes redevenus l’ennemi héréditaire, désigné à la haine des générations nouvelles par tout le monde enseignant. Mon grand-père aimait le coin de terre où s’étaient établis les Irlandais, ses ancêtres, où il avait vécu pendant trente-cinq ans avant de partir pour Mayence. Ses travaux terminés, il n’eut plus qu’une pensée, rentrer à Rehon dans la maison paternelle et y élever ses enfans. Il s’y installa définitivement en 1812 et n’en bougea plus. Jusqu’à sa mort, il y exerça une sorte de magistrature pacifique, il y remplit les fonctions de maire pendant quarante ans, consulté par ses administrés sur toutes les questions, leurs donnant volontiers des conseils, se dérangeant même pour eux, mais sans pitié pour les délinquans, dur aux coquins, secourable au pauvre monde. Depuis mon enfance je l’ai connu sous ces différens aspects. Il ne fronçait les sourcils que par nécessité, malgré lui en quelque sorte, lorsqu’on le poussait à bout. Au fond, il n’y avait pas d’homme plus sensible et meilleur. Nous attendions avec impatience comme les jours les plus heureux de notre année les mois de vacances que nous passions sous son toit. Que de choses j’ai apprises de lui ! Avec une curiosité enfantine, je ne cessais de l’interroger sur les événemens de sa vie. Né sous Louis XV, il avait vu Louis XVI et Marie-Antoinette à la messe des Tuileries, il avait assisté à la bataille livrée près d’Arlon aux Impériaux par les troupes françaises, il s’était entretenu cent fois avec l’Empereur. Il parlait de tout cela, très simplement, sans jamais se vanter. Ce qu’il ne disait pas, mais ce que nous savions par les récits de ma grand’mère, c’est que, sous la Terreur, il avait risqué sa vie en cachant dans sa maison des aristocrates poursuivis.

Sa conversation était au plus haut degré celle d’un honnête homme, défendu contre tous les pièges de la vie par son bon sens et par sa droiture naturelle. Il avait traversé l’Ancien Régime, la Révolution, l’Empire, la Restauration, le gouvernement de Juillet, sans se mêler beaucoup de politique. Quoiqu’il fût très réservé sur ce chapitre, on devinait en lui l’homme de 89, qui ne regrettait rien de la vieille monarchie, auquel l’échafaud avait fait horreur, que les désastres de l’Empire avaient guéri de l’Impérialisme, et qui se reposait avec satisfaction sur l’oreiller de la monarchie constitutionnelle. En sa qualité d’Irlandais et de Lorrain, deux races batailleuses, il aurait peut-être aimé la guerre si la guerre n’avait amené deux fois l’étranger chez lui. Il se rappelait que le duc de Brunswick, en 1792, avait pris Longwy, traversé Rehon, et campé tout près de là, à la ferme Procourt. Les Prussiens avaient reparu dans sa commune en 1814 et y avaient laissé un souvenir détesté. Il savait gré au gouvernement de Juillet de le préserver de ces aventures. Très prudent, comme le sont en général les gens de la campagne, il ne se compromettait pas inutilement, il n’affichait pas ses votes ; mais il devait toujours voter pour le candidat ministériel. Il représentait parfaitement le type du bourgeois orléaniste et conservateur sous la monarchie de Juillet.

Ce n’est pas par ce côté qu’il nous charmait : la politique nous laissait bien indifférens. Ce que nous aimions en lui, outre sa bonté, c’était sa connaissance de la vie rurale. Dans toutes ses promenades, il me prenait pour compagnon. Je le suivais, un point d’interrogation presque toujours sur les lèvres. A la suite de nos entretiens, beaucoup de notions utiles s’emmagasinaient dans ma petite cervelle. J’apprenais à distinguer les plantes qui poussent dans nos champs : le seigle, le blé, l’avoine, l’orge, le sainfoin, le trèfle, la luzerne, le chanvre, la betterave. Dans nos grands bois, derniers restes de la forêt des Ardennes, je pouvais nommer toutes les essences, les érables, les frênes, les bouleaux, les hêtres, les chênes. Je reconnaissais le vol et le chant de chaque oiseau : les alouettes, les tourterelles, les geais, les pies, les corbeaux, les merles, les grives, les rouges-gorges, les mésanges, les pinsons. Même aujourd’hui, après tant d’années, il me serait difficile de confondre les espèces. Un coup d’aile, un cri, la couleur d’une plume suffisent pour m’avertir.

Pauvres oiseaux ! que de remords j’éprouve maintenant à leur endroit ! Faut-il qu’il reste en nous quelque chose de la férocité de l’homme des cavernes pour que les meilleurs des êtres prennent plaisir à torturer ces innocentes petites bêtes ! Hélas ! mon grand-père qui n’aurait pas fait du mal à une mouche était le plus habile tendeur de pièges de la région ; pièges cruels qui se composent d’une branche d’arbre courbée en arc de cercle et accrochée à un piquet enfoncé dans le sol. Les deux bouts opposés de la branche sont réunis par une ficelle double qui passe dans un trou et soutient un léger morceau de bois appelé matelas. Lorsque l’oiseau se pose sur le matelas, il détend le piège et se trouve pris dans la ficelle par les deux pattes. Il pend ainsi lamentablement, les pattes brisées ; tous les efforts qu’il fait pour se dégager aggravent son supplice. S’il ne meurt pas de ses blessures, pour l’empêcher de souffrir plus longtemps, on est réduit à le tuer en posant le doigt sur sa poitrine et en l’étouffant. Horreur ! voilà le métier que j’ai appris lorsque j’étais enfant et où j’étais devenu maître. Au moment des passages, au commencement de l’automne, nous prenions ainsi des rouges-gorges par douzaines. On les servait rôtis sur des tranches de pain et on les trouvait délicieux.

J’en ai honte aujourd’hui et cependant, par un de ces contrastes qui ne sont pas rares dans la nature humaine, je suis resté chasseur. Je n’éprouve aucune émotion à fracasser les ailes d’une caille, d’un perdreau, d’un faisan. Je m’excuse en me disant que ce n’est pas tout à fait la même chose. De loin on assassine la bête sans la sentir palpiter sous ses doigts, tandis qu’à la sauterelle, c’est le nom qu’on donne aux pièges dans notre pays, on la détache toute sanglante pour l’achever d’un coup de pouce. Souvent le chasseur ne ramasse sa victime que morte, le tendeur est obligé presque toujours de la faire mourir entre ses mains. C’est sans doute un effet de l’atavisme. L’âme du chasseur survit chez moi à toute la sensibilité et à tous les raisonnemens de l’homme civilisé. Toute partie de chasse me rappelle les émotions les plus vives de mon enfance ; l’attente fiévreuse du jour de l’ouverture, le départ à l’aube, la marche lente dans les couverts, à travers les luzernes, les betteraves, les pommes de terre ; la quête du chien d’arrêt qui sent de loin le gibier, son immobilité absolue, la fixité de ses oreilles et de sa queue lorsqu’il arrête définitivement, et d’autres jours, c’est la joyeuse fanfare du chien courant qui lance le lièvre, le renard ou le chevreuil. L’oreille de mon grand-père ne s’y trompait jamais ; à peine les chiens avaient-ils donné de la voix qu’il reconnaissait tout de suite la nature du gibier poursuivi. Il savait aussi très nettement où il fallait se poster pour avoir chance de tirer : tantôt à la sortie du bois, tantôt dans les sentiers où l’animal de chasse avait l’habitude de passer. L’hiver, la feuille tombée, il devinait dans quelle partie profonde de la forêt nous trouverions les sangliers ou les loups.


IV

Mes camarades et moi, nous grandissions ainsi, corrigeant le travail acharné du collège par les intervalles de cette vie en plein air, active, alerte, qui développait nos muscles et fortifiait nos corps. Nous nous endurcissions aux intempéries des saisons. Nous ne connaissions pas même de nom l’anémie dont on parle tant aujourd’hui. Nous supportions le froid, le chaud, la neige, la pluie, le vent, le soleil sans en souffrir. Les exercices physiques, la natation, la gymnastique, l’équitation complétaient heureusement l’influence bienfaisante de la campagne.

Quel était l’état d’esprit de la jeunesse élevée dans ces conditions ? En général excellent : mens sana in corpore sano. Elle n’était pas exempte des défauts, ni même des vices de son âge : mais elle les rachetait par une qualité, l’amour du travail. Les nombreux candidats qui se destinaient aux écoles militaires entretenaient l’émulation parmi leurs condisciples. La perspective d’un concours les obligeait non seulement à bien faire, mais à faire mieux que d’autres. Il en résultait dans les hautes classes un effort continu, une poussée de travail pour arriver au premier rang. Dans les études de mathématiques élémentaires, ou de mathématiques spéciales où se réunissaient les internes, le maître pouvait s’absorber dans des préoccupations personnelles, s’absenter, disparaître, l’application n’en souffrait pas un instant. Chacun tenait trop à ne pas perdre une minute pour distraire son voisin ou pour se laisser distraire par lui. Comme le disait un jour un de nos maîtres : On mettrait un chapeau à ma place, les élèves ne s’en apercevraient même pas.

Au milieu de l’entraînement général il fallait une certaine force d’âme pour ne pas se laisser tenter, comme presque tous, par la perspective de l’épaulette. Dans une ville où les officiers donnaient le ton, où presque toutes les familles comptaient un militaire dans leurs rangs, comment résister à la contagion de l’exemple ? En ce qui me concerne, je n’eus pas à lutter contre la tentation. Une autorité supérieure y mit bon ordre. Mon père, quoiqu’il fût le petit-fils d’un maréchal de camp, quoiqu’il connût supérieurement l’histoire militaire de l’Empire, peut-être même à cause de cela, parce qu’il avait trop vu l’envers de la gloire, ne voulait pas donner son fils à l’armée. Il avait sur ce point des idées très arrêtées. Universitaire dans l’âme, il ne concevait pus pour moi d’autre carrière que celle qu’il avait suivie lui-même. Aussi s’appliquait-il à développer en moi le goût des lettres et, m’y trouvant quelques dispositions, il ne cessait de m’encourager.

Il s’en fallut de peu cependant qu’un dissentiment n’éclatât entre lui et moi. J’avais fait mon deuil sans trop de peine de l’École Polytechnique et de l’École de Saint-Cyr, mais je n’avais pas fait mon deuil de l’uniforme. La veste et les aiguillettes d’aspirant de marine dont on m’avait affublé dans un bal costumé, la lecture de quelques voyages, et surtout celle du Robinson Suisse, m’inspirèrent tout à coup un désir immodéré de naviguer. Je venais précisément d’obtenir un prix de géométrie, et je me croyais de force à entrer du premier coup à l’École navale. On avait beau me représenter que je n’avais jamais vu la mer et qu’elle me réserverait peut-être de cruelles déceptions. Je m’obstinais. Il devint nécessaire qu’à l’autorité paternelle s’ajoutât l’influence persuasive et caressante d’une mère inquiète. Je cédai aux instances maternelles. Le sort en était jeté, il fut décidé que j’entrerais à l’École normale supérieure. Au fond, je ne demandais pas mieux. L’École navale n’avait été qu’une velléité. Je prenais de plus en plus goût aux études littéraires dont le charme m’était chaque jour révélé par mes entretiens avec mon père. Sa connaissance approfondie des classiques, son admirable mémoire lui fournissaient les argumens, les exemples, les textes qui pouvaient produire la plus forte impression sur un esprit bien préparé. Il savait par cœur plus de trente mille vers latins et français. Il n’en abusait pas, mais un hémistiche de Virgile, une citation d’Horace, de Racine ou de Corneille placés à propos entretenaient chez moi, comme un besoin naturel et impérieux, le sentiment du beau.

Cher père ! je ne dirai jamais assez combien je lui dois, quelles provisions inépuisables de science, de bon sens, de hauteur d’âme et de noblesse morale je trouvais en lui. Pas une petitesse ni une banalité. Parisien jusqu’au bout des ongles par sa naissance et par son éducation, il acceptait sans regrets la monotonie un peu plate de la vie de province. Il ne s’étonnait ni d’entendre souvent répéter les mêmes choses, ni de trouver quelquefois autour de lui des horizons bornés. Il lui suffisait pour sa satisfaction de pouvoir s’évader par la pensée de ces milieux restreints. Il en faisait naître, ou il en saisissait l’occasion avec une joie secrète. Chaque fois qu’il prenait la parole en public, c’était pour exprimer une idée neuve, pour présenter un point de vue original. La facilité avec laquelle s’accréditent les légendes, la quantité de niaiseries qui se débitent dans le monde l’amusaient infiniment. Il éprouvait un malin plaisir à démontrer la fausseté ou l’enfantillage des opinions courantes. Ses rares discours, prononcés d’une voix superbe, avec un organe souple et fort, étaient des événemens. Il y avait toujours dans ce qu’il disait quelque chose d’inattendu.

Cette tournure d’esprit naturelle chez lui s’était fortifiée, pendant qu’il professait en 1826 un cours de littérature anglaise à l’Athénée de Paris. De sa familiarité avec les essayistes anglais dont il avait été le premier traducteur, il lui restait un fonds d’humour britannique. Comme beaucoup d’auteurs et d’orateurs d’outre-Manche, il aimait à dire, non pas ce qu’on croyait qu’il dirait, mais tout autre chose, à surprendre et à déconcerter le public. Dans la conversation, il était éblouissant par la variété et par l’étendue de ses souvenirs. Je l’ai entendu tenir tête à des généraux de l’Empire et leur apprendre des détails inédits sur leurs propres campagnes. Ses interlocuteurs ne connaissaient guère que les documens français. Il avait sur eux l’avantage de contrôler par les récits des Anglais, des Italiens et des Espagnols, nos documens officiels si souvent frelatés.

Comme chez beaucoup d’Anglais, le sérieux de ses manières cachait une disposition naturelle à la gaîté. Dans certaines circonstances, personne ne riait de meilleur cœur, avec plus d’abandon que lui. Pendant l’hiver, le dimanche soir était son heure de récréation. Il recevait alors très simplement, mais très cordialement, une trentaine de personnes de son intimité : professeurs, magistrats, militaires avec leurs femmes et leurs filles. Il organisait alors un jeu auquel il prenait un plaisir extrême, celui des charades dont il a parlé longuement dans un volume piquant publié chez Hachette.


V

Une fois ma résolution prise de me présenter à l’Ecole normale supérieure, mon père n’hésita pas sur la marche à suivre. Je venais d’avoir seize ans et d’être reçu bachelier, après avoir terminé toutes mes classes au collège de Metz. L’enseignement local ne pouvait plus me servir à rien. J’en avais tiré tout ce qu’il était possible d’en tirer. D’ailleurs, il était extrêmement rare qu’un élève de province, quel que fût son mérite, pût être reçu directement à l’Ecole normale sans avoir passé par les collèges de Paris. Il fut donc décidé que je redoublerais ma rhétorique dans la capitale. Je dis la rhétorique, parce que cette classe était la seule qui préparât aux principales épreuves du concours. Restait à choisir l’établissement où j’entrerais. Mon père, ayant été élevé au collège Sainte-Barbe, pensa naturellement pour moi à cette grande maison.

Le régime en était paternel. Le directeur, M. Labrouste el le préfet des études, l’excellent M. Guérard, originaire de Metz, comprenaient tous deux à merveille ce que l’internat pouvait avoir de pénible pour des jeunes gens habitués à vivre dans leur famille. Autant que le permettait le bon ordre de la maison, ils adoucissaient la sévérité du règlement. Ce fut un moment dur que celui où je quittai la liberté de l’externat pour m’enfermer entre les quatre murs d’une prison. Mais je dois dire à l’éloge de mes maîtres qu’ils n’épargnèrent rien pour me rendre ce passage moins sensible. Encouragemens, paroles bienveillantes dites à propos, sorties exceptionnelles accordées comme récompense, chaque jour m’apportait une preuve de leur sollicitude. Dans la mesure où ils le pouvaient, ils remplaçaient la famille absente. Nous nous sentions doucement surveillés, soutenus, aimés par eux. Ils éloignaient de nos esprits l’idée si cruelle de l’isolement. Il n’y a rien de plus douloureux que le sentiment de la solitude au milieu de la foule anonyme. Ils nous l’épargnaient à force de bonne grâce et d’attentions délicates. Nos camarades s’inspiraient de leur exemple et sans doute aussi de leurs conseils. Au lieu de faire des niches aux nouveaux, les anciens leur tendaient amicalement la main et les mettaient tout de suite à l’aise par la franchise de leur accueil. La pièce de Scribe avait rendu célèbre la camaraderie de Sainte-Barbe. Je puis attester qu’elle existait réellement et que nous en recueillions tous le bénéfice.

Les plus forts des Barbistes, et particulièrement les candidats à l’Ecole normale, suivaient les cours du collège Louis-le-Grand. J’ai refait là deux années de rhétorique dont j’avais le plus grand besoin pour ne pas m’en faire accroire sur mes succès de province et pour apprendre à me mesurer avec des concurrens beaucoup plus redoutables que mes anciens camarades du collège de Metz, avec les meilleurs élèves des collèges de Paris. La première leçon qui me fut infligée me vint d’un professeur tout à fait distingué, M. Rinn. Celui-ci, l’année où j’entrai dans sa classe, était chargé de la rhétorique française. Il nous donna pour commencer un sujet de composition dont je ne me rappelle pas exactement le titre, mais qui devait être une harangue militaire. La classe comprenait une soixantaine d’élèves parmi lesquels plusieurs ont marqué depuis : Frédéric Morin, philosophe originaire de Lyon, un des adversaires les plus courageux et les plus éloquens du second Empire ; Emile Keller, qui a été longtemps député du Haut-Rhin ; J. -J. Weiss, l’illustre critique. Je m’appliquai de mon mieux à faire parler le général qui haranguait ses soldats, et je le fis sans doute avec une certaine emphase. Lorsque arriva le jour où le professeur distribue les places, quelle ne fut pas ma surprise en entendant M. Rinn lire tout haut ma composition ! C’était un homme du goût le plus sûr et le plus fin, dans la vraie tradition française, que toute expression exagérée, que toute boursoufflure choquait comme une atteinte à la simplicité forte de notre langue. Le pli ironique de sa bouche donnait à sa critique quelque chose de mordant et d’incisif. A mesure qu’il lisait chacune de mes phrases, sans m’avoir encore nommé, je me sentais rougir, j’aurais voulu disparaître en prévoyant que j’allais servir de risée à mes camarades. Il continuait imperturbablement, soulignant les fautes de goût, faisant ressortir l’impropriété et l’emphase des termes. Il y avait surtout une expression qu’il releva sur le ton de la plus spirituelle ironie. J’avais eu la malencontreuse idée de parler dans ma harangue du casque des combats. Au milieu de l’hilarité générale, M. Rinn demanda ce que cela voulait dire, si les soldats qui allaient se battre, après avoir été harangués par leur chef pouvaient mettre sur leur tête un autre casque que celui des combats. Je crois même qu’il fit une allusion moqueuse au casque des pompiers.

J’attendais à ma place la fin de ce supplice, convaincu qu’au moment où mon nom serait prononcé, les regards de tous mes camarades allaient se porter sur moi pour se moquer de ma mésaventure. Heureusement, la fin du discours apporta quelque adoucissement à mon sort et chatouilla même agréablement mon amour-propre. « Vous voyez combien cette composition est mauvaise, conclut le professeur ; je vous en ai signalé tous les défauts, et cependant elle est encore moins mauvaise que les autres, car je n’hésite pas à lui donner le premier rang. » La sévérité de M. Rinn me rendit ce jour-là le plus grand des services. Je n’avais pas besoin d’être excité, je l’avais été au plus haut point par mon professeur de Metz, M. Gelle, qui nous inspirait le feu sacré, qui ne nous parlait jamais de la littérature qu’avec enthousiasme. J’avais besoin de sortir de cette atmosphère un peu échauffée, surtout d’un milieu trop indulgent, pour voir clair en moi-même, pour apprendre à me contenir, à me modérer, à développer en moi le sens critique qui me manquait absolument.

M. Rinn est le seul professeur du collège Louis-le-Grand qui m’ait laissé une impression très forte. M. Lemaire aîné professait avec une correction parfaite, il expliquait et commentait les textes à merveille. M. Durand avait de la bonté et s’intéressait à ses élèves. Mais ni l’un ni l’autre n’exerçaient la même autorité, le même ascendant sur- les esprits. L’enseignement que nous donnait le collège était complété à Sainte-Barbe par des conférences dont j’ai conservé le meilleur souvenir. Nous avions pour conférencier un professeur exquis, Eugène Despois, nature fine et délicate, d’une haute élévation morale, qui s’est tant honoré plus tard par sa résistance au coup d’Etat. Il ne prévoyait rien alors des malheurs de l’avenir. Il ne s’occupait que de lettres, il les aimait profondément, il en pénétrait toutes les beautés et il nous faisait partager le goût qu’il éprouvait pour elles.

Après mes deux années de rhétorique, je me présentai à l’Ecole normale supérieure où j’eus la bonne fortune d’être reçu. La jeunesse d’aujourd’hui, ’habituée à tous les soins de l’hygiène et même du confortable, ne se doute guère du dénûment dans lequel vivaient, il y a soixante ans, les élèves des grandes écoles de l’Etat. Nous habitions, rue Saint-Jacques, une annexe de Louis-le-Grand où la vie du collège semblait se prolonger pour nous : un long dortoir où couchaient pêle-mêle des élèves de la section des lettres et de la section des sciences ; une grande étude où travaillaient la première et la seconde année ; un réfectoire commun, une cour plantée d’arbres et fermée par un mur très élevé ; des vêtemens, pantalons, gilets, redingotes, du drap le plus grossier. On se serait cru dans un des plus pauvres établissemens d’enseignement secondaire. Heureusement, au bout de dix-huit mois, ma promotion bénéficia du nouveau régime. On nous installa dans les bâtimens neufs de la rue d’Ulm qui nous firent l’effet d’un palais en comparaison de ceux que nous quittions.

Le local de la rue Saint-Jacques, mal entretenu depuis qu’on était décidé à en changer, sombre, noir, couvert d’une couche de poussière et de saleté, nous aurait paru lugubre et nous aurait portés aux idées tristes si nous (n’avions eu comme compensation le ressort merveilleux de la jeunesse, la joie d’avoir atteint le but désiré et la nécessité du travail. Nous n’étions pas à l’Ecole pour nous reposer. Deux examens nous guettaient : la licence au bout de la première année, l’agrégation au bout de la troisième. On ne jouissait réellement d’une certaine liberté d’esprit et d’une certaine indépendance de travail que pendant la seconde année, parce que cette année-là était la seule où l’on n’eût pas d’examen à passer. La première année avait au contraire pour nous une importance capitale. Non seulement il s’agissait de réussir à la licence, mais d’être classé dans la section de son choix, lettres, philosophie, histoire, grammaire. Il fallait donc commencer par un coup de collier.

Les conférences auxquelles nous assistions n’exigeaient plus, comme les classes du collège, des rédactions ou des devoirs réguliers. Avec une grande largeur d’esprit nos maîtres nous laissaient à cet égard toute latitude. Ils indiquaient une direction. C’était à nous de la suivre strictement ou de la modifier en toute indépendance. Quoiqu’ils fussent très différens les uns des autres, ils s’entendaient sur un point : ne pas nous gêner dans le choix de nos études, ne nous demander que du travail. Ce multiple enseignement nous était donné par des hommes d’un rare mérite : Wallon, la solidité même ; Jacquinet, la délicatesse, la finesse et la subtilité du goût ; Gibon, la connaissance approfondie de la grammaire latine ; Havet, la fermeté et la force d9 l’esprit ; Jules Simon, la parole la plus abondante et la plus insinuante, l’aisance, la grâce et le charme dans les matières les plus abstraites. Il faut cependant que je l’avoue : aucun de ces maîtres éminens, sans doute parce que nous ne les voyions qu’une fois par semaine au*lieu de les voir tous les jours, n’a exercé sur moi la même influence que mes professeurs de rhétorique. C’est à ceux-ci que je dois le pli de mon esprit.

J’ai beaucoup gagné aussi au contact de mes camarades, hélas ! presque tous disparus, mais dont les physionomies restent si vivantes au fond de mon souvenir. Gandar, mon compatriote, grand remueur d’idées, qui a écrit un beau livre et qui en aurait écrit plusieurs si la mort ne l’avait interrompu trop tôt ; Jules Girard, esprit si fin et si juste, l’homme de notre temps qui aie mieux connu la Grèce antique, le plus athénien des habitans de Paris ; Beulé, âme d’artiste, désigné par ses dons naturels pour devenir un jour secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts ; Caro, le plus élégant et le plus séduisant des philosophes ; Eugène Manuel, poète tendre et délicat, dont la fortune n’a pas égalé le mérite ; Challemel-Lacour, aussi éloquent à l’Ecole dans les controverses de philosophie qu’il le parut plus tard dans les assemblées politiques ; Weiss et Assolant, tous deux si spirituels ; Pasteur enfin, dont personne ne soupçonnait alors les grandes destinées, mais dont nous admirions tous l’application au travail, la persévérance, la volonté. La presse par le souvent de la grande promotion de 1848, sans doute parce qu’elle comprenait avec Taine trois des maîtres du journalisme : Sarcey, About, Prévost-Paradol. Je suis quelquefois tenté de réclamer une part d’attention pour les promotions antérieures, sans parler des vivans, avec l’unique ambition de défendre la mémoire des morts.

Comme les peuples heureux, nous n’avions pas d’histoire. Nous préparions consciencieusement nos examens, nous échangions nos idées philosophiques et littéraires. Nos esprits se formaient et mûrissaient dans des entretiens amicaux, dans des luttes de parole auxquelles prenaient part volontiers les plus hardis de nos camarades. Notre émulation ne nous mettait guère aux prises que dans le monde de la pensée. Et cependant, au fond de notre cloître laïque, nous ne pouvions échapper complètement aux agitations politiques de nos contemporains. Le bruit de la lutte pénétrait jusqu’à nous. La Presse d’Emile de Girardin, les Girondins de Lamartine que nous lisions assidûment, faisaient entrevoir la tempête prochaine. Elle éclata dans les journées de Février plus rapidement et plus violemment qu’on ne le croyait. L’Ecole normale fut alors entraînée par la force des choses dans une action politique imprévue dont elle se tira à son honneur et que j’ai racontée ici même il y a quelques années.


A. MEZIERES.