Au bord de l’eau (extraits)/I

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Traduits par Antoine Bazin
I
PESTE DE KHAÏ-FONG-FOU.
Prologue (où l’on voit comment) Tchang, le grand maître de la doctrine, conjure par des prières et des sacrifices une maladie pestilentielle (et comment) Hong, le gouverneur du palais impérial, laisse échapper, dans sa méprise, des démons et des êtres surnaturels.
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EXTRAITS DU CHOUÏ-HOU-TCHOUEN
OU DE L'HISTOIRE DES RIVES DU FLEUVE.
I.
PESTE DE KHAÏ-FONG-FOU.

Prologue[1] (où l’on voit comment) Tchang, le grand maître de la doctrine, conjure par des prières et des sacrifices une maladie pestilentielle (et comment) Hong, le gouverneur du palais impérial, laisse échapper, dans sa méprise des démons et des êtres surnaturels.

[2]. À la mort de Tchin-tsong, de la grande dynastie des Song, lorsque son fils (Jîn-tsong) prit possession du trône impérial, la Chine, calme et prospère, jouissait d’une tranquillité profonde. Il existait alors deux sages ministres, qui assistèrent l’empereur régnant de leurs lumières et de leurs conseils. Le premier était le grand chancelier Pao-tching, gouverneur de Khaï-fong-fou ; le second était Ti-thsing, le commandant en chef des armées impériales, celui qui subjugua le royaume de Hia, situé à l’ouest de la Chine. Jîn-tsong régna quarante-deux ans et changea plusieurs fois le nom des années de son règne. Depuis la première année Thien-ching (l’an 1023 après J.-C.), où il monta sur le trône, jusqu’à la neuvième année de la même période, la récolte des céréales fut abondante ; les hommes du peuple se livraient à leurs travaux avec joie. Sur les routes, il n’y avait pas de voleurs (littéralement : on ne ramassait pas les objet perdus) ; la nuit, on ne fermait pas ses portes[3].

… Qui eût dit que l’excès de la joie amènerait la tristesse ? Dans le printemps de la troisième année Kia-yeou (l’an 1058), une maladie pestilentielle ravagea l’empire. Du Kiang-nan aux deux capitales, ce fléau terrible se répandit partout. Dans chaque province, dans chaque département, les rapports des autorités se succédaient les uns aux autres comme des flocons de neige[4]. On raconte même que, dans la capitale de l’Est (Tong-king) et dans ses faubourgs, la mortalité fut si grande, que l’épidémie enleva plus de la moitié de la population et des troupes. Le gouverneur de Khaï-fong-fou, Pao-tching, publiait des règlements de police et prescrivait des mesures sanitaires, pour maintenir l’ordre dans la classe inférieure et arrêter les progrès de l’épidémie ; il levait des impôts, achetait des substances médicinales ; mais hélas, ce fut inutilement qu’on épuisa toutes les ressources de l’art. La contagion se propageait avec une rapidité inexprimable. Les mandarins de l’ordre civil et militaire résolurent d’en délibérer ; ils s’assemblèrent dans la grande cour du palais et bientôt après sollicitèrent une audience du fils du Ciel.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans cette assemblée générale des cours suprêmes, on vit un grand ministre franchir tout à coup les rangs. C’était Fan-tchong-yen, qui avait le titre de Tsan-tchi-tching-ssé. Après le cérémonial prescrit, Fan-tchong-yen se leva et s’exprima en ces termes : « Sire, l’épidémie s’étend aujourd’hui dans toutes les provinces. L’armée souffre, le peuple souffre. On ne rencontre plus que des malheureux abandonnés et sans secours. Des nouvelles désespérantes arrivent coup sur coup. Dans un tel état de choses, l’humble avis de votre ministre est qu’il faut conjurer par des sacrifices cet épouvantable fléau et appeler au secours du peuple le grand maître de la doctrine des Tao-ssé ; il faut en outre que l’on offre, dans les temples et les pagodes de la capitale, à tous les esprits du Ciel sans exception, un grand sacrifice propitiatoire, et que Votre Majesté présente elle-même une supplique au Chang-ti ( souverain seigneur du Ciel). Alors, je n’en doute pas, le peuple sera délivré du fléau qui l’accable. »

Jîn-tsong, le fils du Ciel, frappé de la sagesse de cet avis, ordonna sur-le-champ à un membre de l’Académie des Han-lin de jeter sur le papier le brouillon d’un ordre impérial[5], qu’il mit au net de sa propre main ; puis, après avoir demandé quelques baguettes d’encens, il chargea Hong-sin, qui exerçait alors la charge de Taï-oueï (gouverneur du palais) de porter cette missive écrite sur papier rouge…

Hong-sin exécuta l’ordre impérial et prit congé du fils du Ciel. Il serra la missive dans un étui, l’encens dans une cassolette, monta sur un cheval de poste et emmena avec lui une trentaine d’hommes. Accompagné de son escorte, il s’éloigna de la capitale de l’Est (Tong-king) et suivit la route de Sin-tcheou, sans s’arrêter un jour.

Arrivé à Sin-tcheou, dans le Kiang-si, tous les mandarins sortirent de la ville et vinrent à sa rencontre. Hong-sin dépêcha aussitôt un officier du gouvernement vers les Tao-ssé, qui demeuraient dans le palais de la Pureté suprême, sur la montagne des Dragons et des Tigres, pour les avertir de son arrivée.

Le lendemain, les mandarins accompagnèrent le Taï-oueï jusqu’au bas de la montagne. Le gouverneur vit alors tous les Tao-ssé du palais de la Pureté suprême. Ils étaient en grand nombre. Les uns agitaient leurs clochettes de cuivre ou battaient du tambour ; les autres tenaient à la main des baguettes d’encens, des bouquets de fleurs ou des flambeaux allumés ; ceux-ci portaient les bannières sur lesquelles étaient peintes les images des génies, ceux-là des parasols éclatants de perles et de pierres précieuses. Une troupe de musiciens suivait le cortège.

Ils descendirent processionnellement de la montagne pour recevoir le messager de l’empereur. Quant au Taï-oueï, lorsqu’il fut arrivé vis-à-vis du palais de la Pureté suprême, il mit pied à terre. Ce fut alors que tous les Tao-ssé, suivis des novices du monastère, vinrent le féliciter. Après les compliments d’usage, les religieux le conduisirent dans le temple des Trois-Purs, l’invitèrent à tirer la missive de l’étui où elle était renfermée et à offrir un sacrifice dans le temple.

Sur ces entrefaites, le Taï-oueï, interrogeant le vénérable, qui avait la surintendance du palais, lui demanda où était le maître de la doctrine.

« Gouverneur, répondit le vénérable, ce grand anachorète, qui est l’aïeul des générations, a pour titre honorifique Hiu-thsing-thien-ssé, ou « le divin instituteur parvenu au vide et à la quiétude ». Dégagé de tous les liens (passions), souverainement pur ; comme il n’aime pas à entretenir des relations avec les hommes, il s’est construit une cabane de roseaux sur le sommet de la montagne des Dragons et des Tigres ; c’est dans cette cabane qu’il cultive la vertu ; il ne demeure pas dans notre palais.

— « Mais le fils du Ciel l’appelle à la capitale ; il faut que je m’acquitte de ma mission.

— « Permettez-moi, reprit en souriant le vénérable, une seule observation. S’il existe une missive de l’empereur, il faut, avant toutes choses, la déposer dans le temple, sur un autel ; c’est là une formalité de rigueur et sans laquelle ni moi, ni aucun des vénérables ici présents, nous n’oserions jamais ouvrir la missive. Veuillez donc accepter une collation dans notre couvent. Nous aviserons ensuite à ce que vous aurez à faire et nous offrirons un sacrifice dans le temple des Trois-Purs. »

Le Taï-oueï, escorté des magistrats, suivit les vénérables et entra dans le monastère. Après qu’il se fut assis au milieu des Tao-ssé, les novices lui offrirent d’abord du thé et ensuite du poisson, des légumes et des fruits. Quand la collation fut achevée, le Taï-oueï, revenant à la charge, interrogeable vénérable et lui dit :

« Puisque le maître de la doctrine a établi son séjour sur le sommet d’une montagne, dans une cabane de roseaux, que ne chargeriez-vous quelqu’un d’inviter ce grand anachorète à descendre ; j’aurais une entrevue avec lui ; il ouvrirait la missive....

— « Ce grand anachorète, interrompit le vénérable, bien qu’il demeure sur le sommet d une montagne, n’en est pas moins doué de facultés extraordinaires ; il monte, quand il veut, sur les nuages, qu’il dirige à son gré ; on chercherait inutilement les traces de ses pas. Si nous-mêmes, pauvres bonzes du Tao, nous avons de la peine à le voir, comment voulez-vous qu’on dépêche vers lui un messager ?

— « Hélas, répliqua le Taï-oueï, comment donc faire ? Une maladie pestilentielle exerce maintenant ses ravages dans la capitale ; et, comme elle s’étend partout, l’empereur veut que, pour sauver les hommes et conjurer le fléau du ciel, le grand maître de la doctrine récite des prières et offre un sacrifice propitiatoire, conformément aux règles de votre liturgie. Je tiens à exécuter les volontés de l’empereur ; éclairez-moi donc de vos lumières.

— « Prenez garde, répliqua vivement le vénérable, il y a ici quelques difficultés. Si le (ils du Ciel veut sauver les hommes, il faut pour cela que Votre Excellence se convertisse à notre foi, quelle ne livre plus son esprit au doute, son cœur à la crainte. Gouverneur, pratiquez les saintes abstinences, observez les jeûnes, faites vos ablutions ; quittez ensuite cet habit de parade ; laissez là votre escorte ; suspendez à vos reins (l’étui qui renferme) la missive impériale ; brûlez des parfums sur votre route, gravissez à pied la montagne ; accomplissez le cérémonial prescrit, vous verrez alors le grand maître de la doctrine et, après avoir frappé la terre de votre front, vous lui adresserez votre supplique ; mais si, manquant de foi, votre courage vient par suite à défaillir, c’est en vain que vous graviriez la montagne sur laquelle demeure le grand anachorète, vous ne le verriez pas.

— « Hélas, s’écria le Taï-oueï, après avoir entendu ces paroles, mon cœur doit être inaccessible à la crainte ; car, pour vous dire la vérité, depuis la capitale jusqu’ici, j’ai régulièrement jeûné aux racines et à l’eau. Je m’en repose donc sur vos paroles ; demain, à l’aube du jour, je gravirai la montagne. »

Quand le soir fut venu, on se retira. Le lendemain, à la cinquième veille, les Tao-ssé se levèrent pour apprêter des parfums ; ils invitèrent le Taï-oueï à faire ses ablutions. Les ablutions achevées, Hong-sin revêtit une longue tunique de chanvre et mit à ses pieds des sandales de paille. Après avoir mangé quelques racines cuites à l’eau, il enveloppa la missive impériale dans un morceau de soie jaune, la replaça dans son étui, qu’il suspendit à ses épaules, prit sa cassolette d’argent, se baissa jusqu’à terre et brûla l’encens du fils du Ciel.

Alors les Tao-ssé, toujours en grand nombre, le conduisirent jusqu’au pied de la montagne ; là, ils lui indiquèrent du doigt les chemins et les sentiers, et le vénérable, qui avait la surintendance du palais, prenant la parole, dit au Taï-oueï :

« Seigneur, de vous dépend aujourd’hui le salut du peuple ; fermez donc votre cœur au découragement et au regret ; mais fortifiez-vous dans votre résolution et partez. »

Le Taï-oueï prit congé des Tao-séé ; puis, après avoir invoqué le nom du maître du Ciel, il se mit à gravir à pied la colline. Sans aucune escorte, seul, il marcha pendant quelque temps dans les sentiers tortueux de la montagne, qui était coupée d’un nombre infini de tours et de détours, saisissant parfois les plantes grimpantes, qu’il entrelaçait l’une dans l’autre et auxquelles il se cramponnait comme à une corde, pour soutenir sa marche. Il parvint jusqu’au sommet de plusieurs collines ; mais, après avoir fait deux ou trois milles (li), insensiblement ses pieds se gonflèrent ; il était déjà si faible qu’il ne pouvait plus proférer une parole ; le doute s’empara de son esprit. Alors, réfléchissant, il se dit à lui-même : « Quand j’étais à la capitale, je dormais sur des coussins moelleux ; on me servait à mes repas une foule de mets délicats et recherchés, et encore je m’en lassais ! D’où vient donc qu’ils m’ont mis aux pieds des sandales de paille pour marcher ? Il y a sur cette montagne tant de chemins qui s’ouvrent et se croisent de toutes parts ; comment découvrir la retraite du grand maître de la doctrine ? Oh, que je suis malheureux ! que je suis malheureux ! » Toutefois, il se remit en marche ; mais ; à peine eut-il fait quarante à cinquante pas que, épuisé déjà et manquant d’haleine, il fat contraint de se reposer derrière un bouquet de grands arbres. Tout à coup un tourbillon de vent s’éleva de l’antre de la montagne ; un instant après, il entendit les cris des bêtes féroces qui retentissaient comme le bruit du tonnerre et aperçut un tigre qui accourait vers lui. Ce tigre avait une belle crinière, la face blanche, les yeux hagards, étincelants. Hong, le Taï-oueï, fut saisi de frayeur et cria a-ya ! Il tomba la face contre terre. Le tigré fixa les yeux sur lui, fureta à droite, à gauche, grinça des dents, se mit à rugir et, après s’être couché sur l’herbe, sauta au bas de la colline et disparut. Hong, le Taï-oueï, qui n’avait pas quitté les racines des arbres, était si effrayé que ses dents claquaient, s’entre-choquaient ; le cœur lui bondissait dans la poitrine ; son corps ne pouvait se comparer qu’à un arbrisseau que le vent agite, et ses jambes ressemblaient véritablement à celles d’un coq, qui revient d’un combat, après avoir été battu. Aussi ne cessait-il d’exhaler des plaintes. Au bout de quelques instants, son cœur se ranima. Il apprêta sa cassolette, brûla des parfums et gravit de nouveau la montagne. Il espérait que, après de longs efforts, il découvrirait enfin la demeure du grand anachorète. Lorsqu’il eut encore fait quarante à cinquante pas, il s’écria avec amertume : « L auguste empereur, usant de sa prérogative céleste, m’a envoyé sur ces collines. Mais l’épouvante m’a saisi.... »

Il n’avait pas achevé ces paroles, qu’une nouvelle bouffée de vent, qui ébranla tous les arbres, répandit dans l’air des vapeurs malfaisantes. Comme il regardait avec attention, il entendit dans le fond des broussailles, puis sous les plantes rampantes qui tapissaient les flancs de la montagne, un murmure sourd et une espèce de bruissement. A l’instant même une couleuvre monstrueuse, blanche comme la neige, sortit du milieu des herbes et des broussailles, comme un seau sort du puits. Le Taï-oueï est frappé de stupeur ; il laisse tomber sa cassolette ; « Oh, cette fois, je suis mort ! » s’écria-t-il. Il parvint cependant à gagner la cime d’une roche escarpée ; mais la monstrueuse couleuvre s’élança avec force sur la roche, s’approcha de Hong, le Taï-oueï, et, décrivant plusieurs circuits tortueux, se replia sur elle-même. Ses yeux lançaient des éclairs ; elle ouvrit sa gueule, darda sa langue au dehors et humecta de sa salive venimeuse tout le visage du gouverneur1. La couleuvre finit par s’éloigner ; bientôt on ne la vit plus. Alors le Taï-oueï ramassa péniblement ses forces et se souleva avec lenteur. « J’en rougis de honte, s’écria-t-il, mais la frayeur ma tué. » Puis, il maudissait dans le fond de son cœur tous les Tao-ssé. « Non, disait-il, je ne puis supporter de pareilles irrévérences. Les misérables ! ils se sont joués de moi……… [6]. »

Le lendemain les vénérables, les Tao-ssé et tous les assistants invitèrent le Taï-oueï à faire une promenade autour du palais ; cette proposition combla de joie le messager de l’empereur. Il partit à pied du monastère, suivi d’une foule considérable de bonzes et précédé de deux novices. On lui montra les sites les plus intéressants ; mais on ne saurait figurer par la parole le magnifique spectacle qui s’offrit à ses regards du haut du palais des Trois-Purs. On découvrait d’un côté le temple des Neuf-Cieux, le temple du Soleil-Levant, le temple du Pôle-Boréal ; ces trois temples, séparés par des cours spacieuses, formaient l’aile gauche de l’édifice ; à droite, on apercevait le temple de la Grande-Unité, le temple des Trois-Conseillers, le temple des Purifications ; ces trois temples composaient l’aile droite.

Après avoir examiné tous les édifices, le Taï-oueï revenait au monastère avec les Tao-ssé, lorsque derrière l’aile droite, sur une place déserte, il aperçut un palais dont l’architecture était plus simple que celle des autres et qu’il observa avec beaucoup d’attention. Les murs de ce palais étaient couverts d’un enduit rouge, dans lequel on avait jeté du poivre pilé. La façade principale offrait deux portes d’entrée ; au bas des degrés de chaque perron, on avait rangé des vases de porcelaine peinte. Ces portes, à deux battants, étaient fermées par des serrures d’airain, et l’ouverture en était interdite par des scellés, sur lesquels on remarquait un amas considérable de cachets rouges. A la partie saillante du toit était suspendu un vaste écusson servant de frontispice au palais. On y lisait les quatre caractères suivants :

伏魔之殿
palais des démons subjugés


« Qu’est-ce donc que ce palais, demanda le Taï-oueï, montrant le frontispice ?

— « Ce palais, répondit le vénérable en souriant, est celui des démons que les maîtres de la doctrine, nos vénérables ancêtres des dynasties éteintes, ont subjugués et mis sous les verrous.

— « Mais que signifient, répliqua le Taï-oueï, tous ces scellés apposés sur les portes et cette prodigieuse quantité de cachets rouges ?

— « Le prince des démons, reprit le vénérable, toujours en souriant, a été incarcéré dans ce temple par un de nos vénérables ancêtres, qui vivait sous la grande dynastie des Thang ; c’est ce divin instituteur qui le premier à mis le scellé sur les portes ; et depuis cette époque, à chaque génération qui s’est écoulée, le grand maître de la doctrine y a apposé son sceau de ses propres mains, afin que ses fils et ses petits-fils n’osassent pas témérairement ouvrir les portes de ce palais. Si le roi des démons parvenait à s’échapper, ce serait pour l’empire une calamité effroyable ; et d’ailleurs qui peut savoir ce qui se passe dans l’intérieur de ce palais, dont les portes sont étroitement fermées ? »

À ces mots, Hong, le Taï-oueï, éprouva un sentiment de surprise mêlée d’effroi. Néanmoins, après quelques réflexions, il se dit à lui-même : « Je voudrais bien voir le roi des démons ; » puis, prenant un ton d’autorité, il s’écria : « Quoi qu’il en soit, ouvrez la porte de ce palais, je veux voir comment est le roi des démons.

— « Gouverneur, répondit aussitôt le vénérable d’un air inquiet, je vous jure que je n’oserai jamais l’ouvrir. Pourrais-je faire si peu de cas des exhortations paternelles de notre vénérable aïeul et d’un salutaire commandement qui jusqu’à présent n’a été enfreint par personne !

« Vous débitez des extravagances, répliqua le Taï-oueï souriant ; vous autres, Tao-ssé, vous créez à plaisir des fantômes ; abusant de la crédulité du peuple, vous opérez de faux miracles ; vous enflammez les imaginations. Il y a ici un dessein prémédité. C’est vous qui avez érigé ce palais, que vous avez appelé mensongèrement le palais du roi des démons. Voilà comme vous exercez au grand jour votre art détestable. Je connais l’histoire ; j’ai lu des livres qui sont le miroir de la vérité. Ces livres disent-ils qu’il y ait des démons incarcérés quelque part, de grands réceptacles ou des cavernes obscures habitées par des êtres surnaturels et malfaisants ? Je ne crois pas que le roi des démons soit renfermé dans ce palais ; vite, vite, ouvrez-moi la porte ; s’il y est, je serais curieux de voir sa figure. »…

… Le vénérable, redoutant l’influence et l’autorité du Taï-oueï, se vit contraint d’ordonner à plusieurs artisans Tao-ssé d’enlever à coups de marteaux les serrures d’airain. Après que ceux-ci eurent ouvert les portes, le Taï-oueï et les Tao-ssé entrèrent ensemble dans l’intérieur du palais ; mais il y régnait une obscurité si profonde qu’ils s’y trouvèrent comme au milieu des ténèbres, sans pouvoir distinguer un seul objet. Le Taï-oueï fit allumer des torches. Lorsque les bonzes les apportèrent, on ne trouva que les quatre murs ; il y avait seulement dans le milieu un monument, haut d’environ cinq à six pieds et à la base duquel on remarquait une tortue de pierre, recouverte en partie par une eau bourbeuse. On aperçut sur ce monument une inscription, en caractères t’chouen, imitant des phénix et un livre céleste contenant des talismans. Tous ceux qui étaient là essayèrent inutilement d’en lire quelques mots ; ils n’y comprenaient rien. Mais quand on examina ce monument à la lueur des torches, on découvrit sur l’un des côtés quatre caractères exacts, d’une belle dimension et gravés en creux ; on lisait

遇洪而開

« Hong, que je rencontrerai par hasard, ouvrira (ce monument) »

En apercevant ces quatre caractères, Hong, le Taï-oueï, fut ravi de joie. « Eh bien, dit-il au vénérable, tout à l’heure vous mettiez des obstacles à mon projet ; comment se fait-il donc qu’on ait gravé mon nom sur ce bloc de pierre, il y a quelques centaines d’années : « Hong, que je rencontrerai par hasard, ouvrira ce monument ? » Vous le voyez, c’est un ordre, c’est un ordre. Je crois maintenant que le roi des démons est renfermé sous ce monument. Vite, qu’on le démolisse, que l’on creuse partout. »

... Le vénérable répéta quatre ou cinq fois qu’il appréhendait des malheurs ; mais comment aurait-il pu fléchir le Taï-oueï ? Les bonzes rassemblés en grand nombre se mirent à l’œuvre ; ils commencèrent par abattre, à coups de pioches, le monument de pierre, soulevèrent, à force de bras, la tortue qui était à sa. base et finirent par déblayer le soL Ils creusèrent pendant une demi-journée environ. On était à peine parvenu à une profondeur de trois à quatre pieds, lorsqu’on trouva une dalle de jaspe vert plus large que la chambre du supérieur. Le Taï-oueï ordonna aux bonzes de soulever cette dalle. Le vénérable, dans sa vive inquiétude, avait beau s’écrier : « Il ne faut pas creuser plus avant, » Hong-sin n’écoutait rien. On soulève la dalle et l’on aperçoit un précipice de dix mille tchang de profondeur. Un bruit perçant se fait d’abord entendre dans les cavités de ce gouffre immense ; c’était une voix, une voix dont l’éclat pénétrait partout et ne ressemblait pas à celle des mortels. Tout à coup une vapeur, noire sort avec impétuosité du fond de cet abîme et atteint bientôt les toits du palais qui disparaissent à l’instant ; elle s’élève jusqu’à la moitié de la hauteur du ciel ; puis, en se dispersant dans les airs, elle fait jaillir par dizaines et par centaines des étincelles semblables à des étoiles brillantes et des jets de feu qui illuminent tout l’horizon.

Les assistants, saisis d’épouvante, sont comme frappés de vertige ; l’air retentit de leurs cris tumultueux ; les bonzes, tremblants, jettent leurs pioches, leurs outils et s’élancent hors du palais ; dans leur précipitation, ils se heurtent et tombent les uns sur les autres. Quant au Taï-oueï, il était plus mort que vif. Le regard immobile, la bouche béante, il n’avait pas quitté sa place. A la fin, il s’élança comme les autres hors du palais et rencontra bientôt le vénérable, qui ne cessait de proférer des cris. Alors il lui demanda quels étaient les démons qui venaient de prendre la fuite.

« Je n’en sais rien, répondit le vénérable ; tout ce que je puis vous dire, c’est que notre grand ancêtre, le divin instituteur, lorsqu’il transmit à ses disciples ses préceptes et ses talismans, leur adressa la recommandation suivante : « Dans l’intérieur de ce temple sont renfermés les génies qui président à cent huit étoiles de sinistre présage [7]. Le roi des démons est au milieu d’eux. Un monument s’élève sur son corps. Souvenez-vous bien que si jamais il parvenait à s’échapper, il poursuivrait de sa haine et de ses méchancetés toutes les créatures vivantes. » Gouverneur, maintenant que vous l’avez mis en liberté, à quels effroyables malheurs ne devons-nous pas nous attendre ? »

À ces mots, le Taï-oueï fut consterné ; une sueur froide coula de tout son corps ; il s’éloigna du vénérable, tenant sa tête inclinée dans ses deux mains, prépara ses bagages avec empressement et, suivi de son escorte, il descendit de la montagne pour retourner à la capitale..... La consternation était générale dans l’escorte. Sur la route, on ne prononça pas une parole.... En entrant dans la ville de Pien-liang, le Taï-oueï apprit par la rumeur publique que le grand maître de la doctrine avait offert, pendant sept jours et sept nuits, des sacrifices aux génies du Ciel dans les temples et les pagodes de la capitale, et que l’épidémie avait entièrement disparu du milieu du peuple et de l’armée.

  1. 楔子
  2. Ce prologue est écrit d’un style assez laconique et concis. L’auteur a cherché toutefois à imiter le ton du Chouï-hou-tchouen ; il n’y a guère réussi.
  3. 路不拾遺。戶不夜閉。
  4. 雪片也似申奏将來。
  5. 急令翰林學土草詔一道。
  6. On ne trouvera, j’imagine, dans ce récit que des puérilités, rien que des puérilités. Cependant que le lecteur y prenne garde. Dans les compositions de ce genre, dans les romans, dans les pièces de théâtre, on peut certainement juger du degré d’intérêt qu’offre un récit où un tableau, mais à une condition indispensable et raisonnable ; c’est qu’on n’ignore pas tout à fait les mœurs que l’auteur a voulu peindre, les usages dont il connaît mieux que les autres l’origine, les motifs et l’esprit. Il est question dans ce passage des épreuves singulières que les Tao-sse font subir au messager impérial. Quoi de plus naturel que l’auteur s’inspire des chapitres L et LV du Tao-te-king, où Lao-tseu dit : « ...Or, j’ai appris que celui qui sait gouverner sa vie ne craint sur sa route ni le rhinocéros, ni le tigre... Le rhinocéros ne saurait où le frapper de sa corne, le tigre où le déchirer de ses ongles, le soldat où le percer de son glaive. Quelle en est la cause ? il est à l’abri de la mort !... Celui qui possède une vertu solide ressemble à un nouveau-né, qui ne craint ni la piqûre des animaux venimeux, ni les griffes des bêtes féroces, ni les serres des oiseaux de proie ». (Stan. Julien, Livre de la voie et de la vertu, p. 184 et 201). Ce sont là des choses qu’il faut avoir présentes à l’esprit, si l’on veut saisir les allusions contenues dans un morceau et apprécier le talent du romancier. En général, un récit semble d’autant pins extravagant qu’on s’est moins familiarisé avec les mœurs et les usages qu’il dépeint.
  7. La réponse du vénérable montre comment cette narration sert de prologue ou de préface au roman. Les principaux personnages du Chouï-hou-tchouen sont les cent huit démons incarnés.