Au bord des terrasses/15

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Madame Alphonse Daudet ()
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 43-45).




L’ONDÉE




L’ondée : au ciel serein un nuage qui court,
Et recouvre bientôt le soleil invisible,
Puis l’eau jetée à flots comme sur une cible,
Et le crépitement des gouttes, tour à tour ;

Voile sur l’horizon et réseau sur le fleuve
Dont le courant semble piqué de mille dards.
L’air boit en s’agitant, sur les routes épars ;
Silencieusement le sol fume et s’abreuve !


Le déluge et la nuit aux âmes sont présents ;
Un crépuscule hâtif élargit le mystère ;
On ne reconnaît plus ni le ciel ni la terre :
L’ancien monde est peut-être au terme de ses ans.

Le vol d’un pigeon blanc ajoute à la légende ;
Il se débat, perdu dans le nuage noir,
Cherchant l’abri, le toit à rebords du manoir,
Mais le vent le rejette, et sa détresse est grande !

Plus d’oiseaux, hors celui que l’arche fit partir
Vers les monts submergés de la vieille Arménie.
Plus de chansons : l’averse est la seule harmonie
Du baptême sans fin qui veut tout engloutir.

Mais depuis l’horizon, et par-dessus la Loire,
L’arc-en-ciel se dessine en un pont fabuleux,
Mélangeant ses rayons rubis, orange et bleus.
En cordages flottants, en mirage de gloire !


La buée au contact se disperse et se fond.
Sur les coteaux baignés d’une beauté nouvelle,
La route se découvre et le toit étincelle,
Le ciel paraît plus pur et le bois plus profond.

Aux replis du terrain surgit l’humble village,
Groupant ses toits de chaume au pied de son clocher,
Le regard alentour est heureux de chercher
Un troupeau qui chemine et qu’attardait l’orage…

Tout renaît et s’exalte, et volent les oiseaux.
Le soleil resplendit, fidèle à la Promesse,
Il n’est plus de déluge ou d’ire vengeresse,
Car le Dieu de Noé plane et commande aux eaux.


Pray, 1904.