Au bord du lac (Altenberg)

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Peter Altenberg
La Revue des revuesnuméro 7, volume 29 (p. 302-303).

I. — AU BORD DU LAC

Douze ans[1].

« La pêche doit être bien ennuyeuse », dit une jeune fille qui en savait à peu près autant que la plupart des jeunes filles.

« Si c’était ennuyeux, je ne le ferais pas », dit l’enfant aux cheveux châtain clair et aux jambes de gazelle.

Elle se tenait là avec le grand et inébranlable sérieux du pêcheur. Elle enleva le petit poisson de la ligne et le jeta par terre.

Le petit poisson mourut…

Le lac s’étendait, scintillant et baigné de lumière. Cela sentait les saules et la chaude pourriture des joncs. De l’hôtel venait un bruit de couteaux, de fourchettes et d’assiettes. Sur la terre le petit poisson exécuta une danse courte et originale comme celles des peuples sauvages… et il mourut.

L’enfant continua à pêcher avec le grand et inébranlable sérieux du pêcheur.

Je ne permettrais jamais que ma fille s’adonnât à une occupation si cruelle, dit une dame qui était assise tout près de là.

L’enfant enleva le petit poisson de la ligne et le jeta de nouveau par terre à côté de la dame.

Le petit poisson mourut… il sursauta et retomba mort… une mort simple et douce ! Il oublia même de danser, sans façon il partit…

« Oh !… » dit la dame.

Et cependant dans le visage de la cruelle enfant aux cheveux châtains clairs, il y avait une profonde beauté et une âme à venir.

La figure de la noble dame était fanée et pâle…

Elle ne donnera plus jamais à personne ni joie, ni lumière, ni chaleur…

Et ainsi elle sentait ce que sentait le petit poisson.

Pourquoi mourir, quand il a encore la vie en lui ?…

Et cependant il sursauta et retomba mort… une mort simple et douce…

L’enfant continua à pêcher avec le grand et inébranlable sérieux du pêcheur. Elle est superbe avec ses grands yeux fixes, ses cheveux châtains clairs et ses jambes de gazelle.

Peut-être un jour plaindra-t-elle le petit poisson et dira : Je ne permettrais jamais que ma fille s’adonnât à une occupation si cruelle !…

Mais ces tendres émotions de l’âme n’effleurent que les tombes de tous les rêves détruits, de toutes les espérances mortes…

Alors pêche toujours, charmante jeune fille !

Car, toi qui ne réfléchis pas, néanmoins tu portes en toi ton sublime privilège !…

Tue le petit poisson et pêche !

  1. Les mots en italique sont en français dans le texte.