Au camp de Soltau/11

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La Semeuse (p. 49-57).

LOIN DE LA PATRIE.


La mort d’un brave.

Lorsque je pénétrai dans l’atelier transformé en hôpital, de nombreux malades étaient couchés sur un peu de paille humide. Dans un coin, on m’indique une forme sombre et inerte. Je m’approche et je reconnais un brave petit gars de ma compagnie qui avait sollicité des autorités allemandes l’autorisation de me voir.

Toujours, je verrai ce brave faire un effort surhumain pour se relever et me tendre la main, ses joues émaciées se colorer, ses yeux ternes déjà, refléter en me voyant une flamme de plaisir, comme si le plaisir pouvait encore exister pour cette loque humaine en train de lutter contre la mort.

Sans amis sur la terre ennemie, notre camarade se sentant mourir, avait mandé auprès de lui un compatriote dont il fut sûr, afin de lui dicter ses dernières volontés et de le charger de porter un dernier souvenir à sa bonne vieille maman qui l’attend tout là-bas dans un petit coin de notre riche et riante Wallonie, aujourd’hui dévastée et endeuillée.

Il semblait surtout éprouver la terreur d’une agonie solitaire au milieu d’indifférents et de mercenaires ; très ému à la vue du lugubre spectacle qui m’était offert, je lui pris les mains… déjà froides ; il me parla de suite de la mission qu’il voulait me confier, sa respiration haletante rendait les phrases plus tragiques, des mots sans suite, où le nom de sa mère alternait avec celui de son village natal, des prières, des supplications, et surtout la plainte lamentable, le regret de mourir loin de sa patrie, privé des soins de sa maman ; puis, tout à coup, l’étreinte glaciale de ses mains qui se cramponnent désespérément à la vie, un soubresaut, un dernier regard, regard terrible, effaré, où la vision de la mort passe comme un éclair, puis un dernier cri vint mourir sur ses lèvres : Maman ! et il retomba inerte sur la litière de ce que l’on appelait à Soltau hôpital.

La grande faucheuse, celle qui ne pardonne pas, une fois de plus, avait aveuglément accompli son œuvre néfaste.

Très impressionné par cette agonie épouvantable à laquelle je venais d’assister, je me retournai ; ses voisins, rigides dans la position militaire, saluaient la dépouille mortelle de l’ami qui venait de partir, pendant que de grosses larmes silencieuses, non essuyées, roulaient sur leurs joues amaigries, y traçant des sillons blancs. Je me penchai, et doucement, bien doucement, tout comme sa mère l’aurait fait, j’essuyai le mince filet de sang qui suintait à la commissure des lèvres et fermai les yeux de ce martyr.

Pauvre petit soldat, quelle triste destinée fut la tienne ! Je t’ai fermé les yeux, je t’ai promis d’aller consoler ta vieille maman, de lui dire comment est mort son malheureux fils et quelles furent ses dernières pensées ; combien ton sort fut cruel : épargné par les balles et venir, alors qu’on te croit sain et sauf, succomber en terre ennemie. Seuls ceux qui n’ont pas connu l’amertume de l’exil ne peuvent comprendre combien est immense la douleur de ceux qui, le dos voûté, suivent sous une pluie fine et pénétrante, la dépouille mortelle d’un ami.

Ces enterrements sont des épisodes douloureux de notre vie de prisonniers. En avons-nous suivi de ces malheureux allant dormir leur dernier sommeil sous la triste bruyère ![1] Ce jour-là, nous avions obtenu qu’une délégation rendît à notre frère d’armes les derniers devoirs. Lentement, nous nous acheminions vers le petit cimetière aménagé par nos soins à la lisière du bois proche de notre camp. Pour cercueil, une capote[2]. Descendu rapidement au fond de la fosse, notre compagnon repose aujourd’hui au milieu de ces landes à l’abri d’une grande croix de sapin étendant les bras d’une façon tragique ; tragiques aussi sont les funérailles auxquelles nous assistions. Les mots ne peuvent rendre l’impression qui nous étreint devant ce pauvre petit soldat belge enterré loin de son pays, sans parents, au milieu d’amis, indifférents hier, mais aujourd’hui courbés en deux sous le poids d’une douleur immense.

Au bord du trou béant, un compagnon d’armes, d’une voix émue, au milieu d’un silence religieux, prononce l’adieu suivant :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Regretté et infortuné frère d’armes, loin de votre patrie aimée, loin de votre famille adorée, vous allez dormir ici de votre dernier sommeil.

Appelé par notre Roi bien-aimé à la défense de nos libertés menacées et de nos foyers injustement attaqués, vous avez, en bon soldat, affronté tous les dangers, méprisé tous les périls pour le triomphe de notre cause. La fortune des armes nous a trahis, alors nous avons connu l’adversité. Avec nous, vous avez parcouru les étapes douloureuses de l’exil jusque dans ce désert de souffrance où la mort implacable est venue vous surprendre à l’aurore de la jeunesse.

Valeureux fils de Belgique, qui n’avez pu recevoir au pays la récompense de votre courage, recevez ici l’hommage de notre profonde affection.

Cher camarade, votre calvaire ici s’achève, celui de ceux qui restent sera un peu plus long, mais en cet instant tragique, nous portons notre pensée là-bas vers votre vieille mère, vers vos nombreux amis qui attendent votre retour avec impatience. Leur attente sera vaine, ils ne pourront vous couvrir de leurs caresses ; ils ne pourront enfin vous arroser de leurs larmes si longtemps contenues, qu’ils reçoivent, ces malheureux absents, l’expression de notre grande affliction, eux qui ne peuvent rendre à leur cher enfant et ami les derniers devoirs.

Adieu brave soldat de notre Belgique adorée, que cette terre étrangère vous soit à jamais légère.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et pendant que des soldats obligeants psalmodient un « De Profundis », nous pensons à nos mères, à nos femmes, à nos chérubins, au logis familial où nous attendent les nôtres, nous pensons surtout au foyer désert où attend une bonne vieille maman, pleine d’espoir et de confiance, priant Dieu pour son petit gars, à l’instant même où nous le conduisons à sa dernière demeure.

Pauvre vieille maman qui verra son espérance déçue le jour où nous rentrerons.

Les sentinelles nous rappellent à la réalité, mais en regagnant le camp, que de fois nous nous sommes retournés vers notre petit cimetière si triste, où trop des nôtres déjà reposent sans couronnes d’immortelles, sans souvenirs, sans rien, si ce n’est la grande croix de sapin ; ils semblent déjà confondus avec le reste de la lande. Pauvres morts abandonnés, comme vous devez avoir froid sous cette tombe de hasard !

Dès les premiers jours de ma rentrée au pays, j’accomplis donc ma triste mission, et c’est à pas lents et le cœur angoissé que j’escalade un petit sentier escarpé qui me conduit vers une maisonnette bien proprette enfouie dans de la verdure et accroché au flanc d’un coteau de la Basse-Sambre.

Je pousse la petite barrière rustique et timidement je frappe à la porte ; une bonne vieille, bien propre dans ses vêtements de deuil, au bonnet tuyauté éclatant de blancheur, légèrement voûtée, l’allure épuisée et le front marqué de deux plis de souffrance vient m’ouvrir. Son air bon, humble, résigné, augmentait encore le malaise qui m’écrasait ; après quelques paroles banales, j’abordai franchement le but de ma visite.

Elle avait appris la mort de son fils par un pli officiel, sinistre dans son laconisme.

Les quelques souvenirs remis, je dus déchirer le voile du mystère qui enveloppait pour elle la mort de son cher disparu. Elle m’explique tout ce que son imagination a déjà échafaudé sur cette mort et me raconta les tortures de son esprit le jour, tortures changées la nuit en cauchemars terrifiants.

Dans cette pièce meublée modestement, mais qu’un rayon de soleil rend moins triste, je raconte la mort de mon ami. Les yeux fixés, comme rivés, au portrait de son fils, elle écoute mes paroles évocatrices. Je lui raconte les dernières révoltes de son enfant, je lui dis ses dernières volontés, ses derniers adieux et, au plus fort de son agonie, l’espoir qu’il avait gardé malgré tout de revenir au pays pour la soutenir et lui rendre sa vieillesse heureuse. Je lui dépeints la sérénité que la mort avait donné à ses traits énergiques, et en ce moment, il me semble le revoir avec sa figure martiale dont la mort avait figé les traits ; il me semble que son ombre est parmi nous, qu’il s’est relevé du sol aride où il est couché pour venir me remercier et maintenant je le revois comme au jour où, jeune, plein de force et de santé, il quittait sa vieille mère pour aller bravement faire son devoir. J’encourage et je réconforte cette pauvre vieille maman qui m’écoute, je m’efforce de rendre ma voix caressante, j’essaie surtout d’écarter d’elle la désespérance. À chacune de mes phrases, la pauvre femme secoue tristement la tête, elle secoue son chef décharné d’une façon lamentable tout comme ces branches cassées par la tempête et que le vent agite doucement sans pour cela qu’elles se décident à tomber et à mourir.

Silencieusement, la bonne maman pleurait, de temps en temps un sanglot convulsif soulevait sa maigre poitrine et déchirait, de son cri rauque, le silence qui nous environne. Pauvre petit, sanglote-t-elle, je ne le verrai plus, plus jamais, et ses yeux noyés de larmes vont du portrait à la porte entr’ouverte comme pour le chercher et l’inviter à rentrer. Un rayon de soleil joue par l’entrebâillement, apportant un peu d’espérance dans cette demeure de la douleur, où le deuil et le désespoir sont devenus maîtres du logis. Quant à moi, l’émotion m’empêchait de continuer.

Au bout de quelques instants, elle se leva et, dans un geste de révolte, elle me clama ses souffrances, son désespoir ; elle maudit la guerre cruelle qui lui avait enlevé son bâton de vieillesse et fait d’elle une épave humaine, qui avait enlevé tant de jeunesse, tant d’espoirs, elle maudit surtout les barbares qu’elle avait vus à l’œuvre.

« Je les ai vus, dit-elle, pillant tout, violant les femmes, égorgeant les enfants, profanant les tombes, tuant sans aucune espèce de remords. J’ai entendu leurs chants de victoire en entrant dans Tamines, et la brise légère de fin août m’a apporté et les râles des innocents mitraillés, et les cris des mères affolées qui, du haut du pont de la Sambre criaient : Pitié ! »

Je me retirai péniblement impressionné en maudissant une fois de plus la guerre dont les femmes souffrent tant, et en nourrissant l’espoir que nous infuserons à nos enfants, pour faire payer la dette de sang, la haine, que nous leur apprendrons à pleurer et à maudire, et surtout à ne pas oublier.



  1. Le cimetière du camp de Soltau contient plus de mille tombes.
  2. À partir de novembre 1914, nos morts furent enterrés dans des cercueils, que le bureau de bienfaisance faisait faire.