Au camp de Soltau/2

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La Semeuse (p. 10-12).


II

Les étapes du calvaire.


Le 25 au matin, nous partons vers Sommières. Quelle pénible journée nous avons passée sur cette route blanche et poussiéreuse, sous un ciel de plomb, avançant tantôt de cent mètres, stationnant des heures entières, reculant, puis avançant à nouveau de quelques centaines de mètres. De temps en temps, une des brutes qui nous accompagnent, histoire de se distraire sans doute, nous annonce qu’on nous conduit à Dinant pour nous fusiller, d’autres, que nous allons en Allemagne où nous serons casernés dans une ville et bien traités jusqu’à la fin de la guerre… dans trois ou quatre semaines. Tous ces canards qui circulent dans les rangs et le bruit de la canonnade proche augmentent encore notre énervement. Le soir, nous recevons quelques pommes de terre à manger. Le 26, nous gagnons Dinant. Nous défilons dans la malheureuse cité mosane le cœur étreint d’une angoisse sans nom tant est affligeant le spectacle qui nous est offert. En effet, tout autour de nous, des décombres fumants, çà et là quelques rares femmes atterrées par les heures d’épouvante qu’elles viennent de vivre, les yeux fous nous regardent défiler au milieu de la soldatesque boche, ivre d’alcool et de sang, qui hurle des injures et crache vers nous. Ce n’était donc pas contre l’armée allemande, forte et disciplinée, que nous étions en guerre, mais plutôt contre des hordes de brutes sanguinaires !

Le 27, nous gagnons Leignon, où nous bivouaquons à proximité du château ; les boches, soûls selon leur habitude, provoquent une fusillade et assassinent sept de nos camarades.

Le 28, notre calvaire reprend, nous devions gagner Marche en une seule étape. Quel triste et lamentable cortège nous formons, nous traînant péniblement, où, pour faire taire notre estomac affamé, étancher la soif qui nous dévore, éteindre la fièvre qui nous consume, nous donner des forces pour aller jusqu’au bout, nous n’avons que de l’eau, celle qui coule dans les fossés qui longent notre route ou qui croupit dans les mares stagnantes que nous rencontrons, car nos gardiens ne permettent pas aux habitants des villages que nous traversons de nous venir en aide d’une façon quelconque, ne fusse qu’un verre d’eau potable.

Cette défense fut pourtant lettre morte pour les braves gens de la commune de Hotton que nous traversons le 29 au matin.

Ah ! oui, les braves gens.

Malgré les défenses, malgré les menaces, malgré les sentinelles, ils nous ont ravitaillés comme ils ont pu, de tout ce qu’ils possédaient encore : café, lait, chocolat, tartines, pain d’épice, tabac, cigares, cigarettes, etc., tout ce qu’ils pouvaient donner nous fut distribué, et quand un boche tendait la main pour obtenir une friandise, vite elle prenait son vol par dessus sa tête, de façon à ce que ce soit l’un de nous qui la reçoive. Personne n’oubliera la réception que nous fit cette vaillante population, et je verrai toujours cette vieille femme, du sucre plein son tablier, et en donnant deux morceaux à chacun d’entre nous, s’excusant en pleurant de n’avoir mieux à nous donner ; toujours aussi, je verrai ce vieillard qui, seul au bord de la route, nous regarde passer. Il est en position, la casquette à la main et nous apercevons sur ses joues deux grosses larmes qui descendent lentement.

Deux heures plus tard, nous arrivons à Melreux, où l’on nous parque dans un train vers l’Allemagne.