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Au carrefour de la mort (Verhaeren)

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PoèmesSociété du Mercure de France (p. 31-36).
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AU CARREFOUR DE LA MORT

I


Hélas, ton corps ! ô ma longue et pâle malade,
Ton pauvre corps d’orgueil parmi les coussins blancs !…
Les maux serrent en toi leur nerveuse torsade
Et vers l’éternité tournent tes regards lents.

Tes yeux, réservoirs d’or profond, tes yeux bizarres
Et doux, sous ton front plane, ont terni leurs ardeurs,
Comme meurent les soirs d’été dans l’eau des mares,
Mélancoliquement, dans tes grands yeux tu meurs.

Tes bras qui s’étalaient au mur de ta jeunesse,
Tel qu’un cep glorieux vêtu de vins et d’or,

Au long de tes flancs creux lignent leur sécheresse,
Pareils aux bras osseux et sarmenteux des morts.

Tes seins, bouquets de sève étalés sur ton torse,
Îles de rouge amour sur un grand lac vermeil,
Délustrés de leur joie et vidés de leur force,
Sèchent, eux que mon rut levait à son soleil.

Et maintenant, qu’aux jours de juin, pour le distraire,
On t’amène, là-bas, dans les jardins t’asseoir,
Dès qu’on t’assied dans l’herbe, je crois te voir
Tout lentement déjà t’enfoncer sous la terre.

II


À voir si pâle et maigre et proche de la mort,
Ta chair, la grande chair, jadis évocatoire,
Et que les roux midis d’été feuillageaient d’or
Et grandissaient, mes yeux se refusent à croire

Que c’est à ce corps-là, léché, flatté, mordu,
Chaque soir, par les dents et l’ardeur d’une bête,

Que c’est à ces deux seins pâles que j’ai pendu
Mes désirs, mes orgueils et mes ruts de poète.

Et néanmoins je l’aime encore, quoique flétri,
Ce corps, horizon rouge ouvert sur ma pensée,
Arbre aux rameaux cassés, soleil endolori,
Ce corps de pulpe morte et de chair effacée,

Et je le couche en rêve au fond du bateau noir,
Qui conduisait jadis, aux temps chanteurs des fées,
Vers leurs tombeaux ornés d’ombre, comme un beau soir,
— Traînes au fil des eaux et robes dégrafées —

Les défuntes d’amour dont les purs yeux lointains
Brillent dans le hallier, les bois et dans les landes,
Et dont les longs cheveux d’argents et de satins,
Comme des clairs de lune, ardent dans les légendes.

Et comme elles, je veux te conduire à travers
Les fleuves et les lacs et les marais de Flandre,
Là-bas, vers les terreaux et les pacages verts
Et les couchants sablés de leur soleil en cendre,


Là-bas, vers les grands bois obscurs et pavoisés
Avec des grappes d’ombre et des fleurs de lumière,
Où les rameaux noueux se tordent enlacés
Dans un spasme muet de sève et de matière.

Et telle, une suprême et magnifique fois
Mon rêve aura songé ta beauté rouge et forte ;
Pauvre corps ! pauvre chair ! pauvre et douce voix
Morte !

III


La mort peindra ta chair de ce vieux ton verdâtre
Délicatement jaune et si fin, qu’on dirait
Qu’à travers le cadavre un printemps transparaît
Et qu’une lueur jeune en avive l’albâtre.

Et recueilli du cœur, des yeux et du cerveau,
Sentant pâlir en moi, comme un feu de lumière,
Le souvenir trop net de ta beauté plénière,
J’irai m’agenouiller devant ce corps nouveau.


Je lui dirai les grands versets mélancoliques
Que l’Église, ta mère, épand aux trépassés,
Et je lui parlerai de nos amours passés
Avec les mots fanés des lèvres catholiques.

Je fixerai dans mon esprit ses traits humains,
Ses yeux scellés au jour, au soleil, à la gloire,
Et rien n’effacera jamais de ma mémoire
La croix que sur ton cœur dessineront tes mains.

Et pour réaliser ton suprême souhait,
Le soir, dans la piété des chrétiennes ténèbres.
Je sortirai ton sein de ses voiles funèbres
Et je le baiserai tel que la mort l’a fait.

IV


Depuis que te voilà dissoute au cercueil sombre
Et que les vers se sont tordus dans ta beauté
Et que la pourriture habite avec ton ombre
Et mord en toi les nids de sa fécondité,


Qu’il fasse aurore ou soir, mon âme est douloureuse
Et stérile aux splendeurs des sites et des airs,
Le jour, ta forme est là, passante et vaporeuse,
La nuit, ton long fantôme emplît mes bras déserts.

Il m’apparaît dans un orgueil pâle et candide,
Debout, mais sèchement retouché par la mort,
Peignant je ne sais quoi de triste et de splendide
Dans le lissage en feu vivant de ses crins d’or.

Il me regarde et ses regards semblent des plaintes
D’un exilé lointain, doux et silencieux,
Et telle est la douleur de ses clartés éteintes,
Que, chaque soir, mes mains lui ferment les deux yeux.