Au château des loups rouges (Rosny aîné)/Texte entier

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La nouvelle revue critique (p. 7-226).


I

— Il est près de huit heures, dit la vieille Catherine, Monsieur aura certainement dîné quelque part… Mademoiselle devrait se mettre à table.

Avec son visage basané, ses prunelles de feu noir, une chevelure tordue, couleur de goudron, et sa bouche enveloppée de poils rudes, Catherine évoquait les vieilles sorcières.

Celle qui l’écoutait semblait une fée blonde, une fée des forêts gauloises, ou encore une jeune druidesse à la faucille d’or. Une lueur s’élevait d’elle, de la chevelure tissée de lumière d’aurore, de fils de la Vierge, de cocons dorés. Elle tournait vers la vieille servante un visage de perle et d’églantine, des yeux de flamme bleue, pleins de la candeur des belles filles du Nord.

L’endroit semblait presque fantastique, une vieille gentilhommière de granit, une large cour aux murailles crénelées, un parc de rouvres et de hêtres rouges, puis un cercle de collines boisées dont les échancrures s’ouvraient à tous les méandres du rêve, à toutes les invitations au voyage.

L’heure était magique, l’heure aux ombres longues où la lumière n’est pas encore rouge. Un vent léger, qui avait passé sur des fleurs et des feuilles sans nombre descendait de l’Orient ; des tilleuls invisibles répandaient leur odeur trouble, enivrante et nostalgique.

— Pas encore ! soupira Denise.

La vieille bougonna et disparut comme si elle s’était évaporée.

Denise regarda longtemps le ciel, les collines, les arbres. Le crépuscule fut proche, avec ses menaces sourdes, sa tristesse faite d’on ne sait quelles tristesses accumulées à travers les siècles des siècles.

La vieille servante reparut :

— Monsieur sera mécontent si Mademoiselle n’a rien pris, insista-t-elle… Puis-je servir ?

— Je veux bien ! répondit Denise avec indifférence.

Elle mangea vite et mal. Les nuages l’éclairaient de leurs lueurs cuivre, soufre et émeraude. L’inquiétude de Denise croissait avec l’accroissement des ombres.

— Gérard de Morneuse était un homme si exact que le moindre retard ou la moindre négligence avaient une signification. Ici, la signification était grave… Pour qu’il ne fût pas revenu, alors que la jeune fille et la vieille Catherine étaient seules, une force majeure avait dû intervenir.

— Qu’a-t-il pu arriver… sinon un accident ?

Denise vit tout ce qu’une imagination jeune et vivace suggère. Elle était sensitive : des crises d’angoisse la saisissaient à la gorge, suivies d’affreuses palpitations.

Depuis un moment le chien aboyait et grondait par intervalles. Ce n’était pas un animal craintif ni étourdi. Il signalait les passants d’un aboi bref ; il insistait quand quelqu’un pénétrait dans la cour. Catherine l’avait déchaîné, Denise le voyait rôder autour de la muraille de clôture et flairer au bas de la porte. C’était un chien trapu, au pelage jaune, aux babines épaisses, un peu lourd, un peu vieux. Il avait le nez encore bon et l’ouïe très fine. Son agitation était visible.

La jeune fille descendit dans la cour et dit, à mi-voix :

— Qu’y a-t-il, Jaguar ?

Jaguar vint poser son mufle contre la jupe de Denise. Il levait vers elle des yeux sauvages et fidèles. Elle lui caressa le crâne…

— Eh bien, Jaguar ?

Il donna un large coup de langue sur la main fine et retourna vers le mur, puis vers la porte.

— Il y a certainement quelque chose ! se dit Denise.

C’était l’avis de Catherine. Elle était venue rejoindre sa maîtresse, ses yeux de feu noir épiaient la nuit.

— Un de ces vagabonds ! murmura-t-elle… Ils sont bien tourmentants… Ils veulent dormir dans le parc…

— Peut-être un braconnier ? suggéra la jeune fille.

Cette idée rassura presque la vieille.

— Peut-être. Alors, i’ va filer… le chien le gênera.

Un aboiement plus long, suivi d’un souffle rauque, fit sursauter les deux femmes. Puis, une pause ; Jaguar semblait plus calme.

— I’ s’en va ! fit la vieille pour rassurer Denise, plutôt que pour se rassurer elle-même.

Quoique Jaguar donnât encore quelques signes de trouble, sa physionomie était à peu près normale. Il flairait avec moins de fréquence, il cessait de montrer les dents.

— Rentrons, fit la jeune fille.

— Je vas fermer les volets et ben barricader la porte, dit Catherine. La maison est solide… Faudrait de rudes outils pour y entrer.

— Si nous emmenions le chien ?

— Pour ça non, Mademoiselle… ça serait pas à faire. C’est dehors qu’i peut être utile… Y en a pas encore beaucoup qui se risquent dans une cour quand le chien est en liberté…

— Dix minutes plus tard les volets étaient clos, les deux portes solidement verrouillées. De fortes lampes électriques éclairaient le petit salon où Denise s’efforçait de lire le Moulin sur la Floss. Par intervalles, Catherine montrait sa tête basanée.

Et pendant une demi-heure un calme profond régna dans le domaine. Jaguar ne bougeait plus ; étendu devant sa niche, il semblait rêver dans les cendres du crépuscule.

— Une fausse alerte ? se demandait Denise.

À travers les phrases de Georges Elliot, elle en lisait d’autres aussi précises, sur la bande qui dévastait le département voisin. En un an, elle avait dévalisé vingt maisons, assassiné dix personnes. Toutes les poursuites demeuraient vaines.

Elle pratiquait une violence d’une férocité hideuse. Des vieillards étaient tués à coups de talon : on violentait toutes les femmes, même les vieilles ; ceux qu’on soupçonnait de cacher leur fortune avaient les pieds rôtis, les ongles arrachés, le visage arrosé de vitriol.

Dans la solitude, l’ombre tassée sur le château et sur les collines, les images devenaient plus précises. Avec ses nerfs affinés, son âme aux nuances délicates, Denise tremblait devant tout ce que la vie même quotidienne comporte de rudesse et de brutalité. Puis, elle était heureuse, elle apercevait un avenir aussi captivant que l’avait été son enfance… L’attente dans la nuit en était plus terrible…

Catherine s’était assise près de la porte, sur une chaise basse. Elle tendait l’oreille. Il y avait encore en elle l’esprit ancien, quand le paysan redoutait éternellement l’aventure, les châtelains, les soudards, les bandits pareils à des fantômes. Elle aussi avait peur, mais non la peur qui désarme.

— Y a un revolver, la hachette, le sabre à Monsieur, et même le fusil de chasse ; je sais comment on le charge, Mademoiselle…

Un aboiement furieux, frénétique, l’interrompit, puis le rauquement de la bête qui attaque… Enfin, un hurlement aigu, un hurlement d’agonie…

— Jaguar est mort ! chuchota Denise.

Elle s’était levée ; elle tremblait de tous ses membres. Elle n’avait aucun doute : Jaguar venait de périr.

Catherine aussi en était sûre. Elle dressait une silhouette belliqueuse ; ses yeux d’ombre ardente ressemblaient à des yeux de louve.

— Ils sont dans la cour… Ils viennent… ils viennent ! soupira la jeune fille. Et aucune grâce à attendre !…

Subitement, elle se vit entre leurs mains ; aux tortures se mêlait cette chose ignoble dont elle ne se faisait aucune image et qui en semblait plus épouvantable.

— Faut se défendre ! dit Catherine.

Elle ouvrit la porte, elle traversa le vestibule avec l’allure d’une bête des bois ; et elle reparut bientôt avec la hachette, le sabre, le revolver et le fusil de chasse :

— Nous avons douze balles ! dit-elle… On peut tirer à travers le judas… et s’ils ne sont pas atteints, il y a chance pour qu’ils aient peur.

Quoiqu’elle n’eût point les nerfs rustiques de Catherine, Denise n’était pas lâche. Elle accepta le revolver tout chargé, tandis que la servante armait la carabine… Ensuite elles se remirent aux écoutes.

Le silence était absolu. La brise même avait cessé.

— Des pas ! murmura enfin Denise.

Son ouïe surexcitée les entendait distinctement, quoiqu’ils fussent aussi étouffés que des pas de fauves. Puis il y eut un grattement presque imperceptible.

Catherine s’était élancée. Quand elle fut à la grande porte de chêne, bardée de fer, elle ouvrit rapidement le judas et cria d’une voix perçante :

— Qui va là ?…

Le grattement cessa.

— On sait que vous êtes là, hurla furieusement la vieille femme. On sait que vous êtes des brigands. Mais nous avons nos armes…

Elle approchait son visage, de biais, de la petite ouverture grillée. Elle ne voyait que la nuit, les constellations, les murailles, les masses molles des arbres… Tout de même, elle tira.

La détonation retentit lugubrement dans le vestibule.

— On n’a pas peur ! clama-t-elle. On défendra sa peau… et on aura la vôtre. Moi d’abord, ça m’est égal.

De nouveau, l’immense silence du désert, Marianne cru les avoir effrayés… Elle rejoignit la jeune fille :

— Si c’est la bande à Flamagoule, fit-elle… i’reculeront… i’n’aïment pas la bataille…

— Écoutez !

Le grattement avait repris, bientôt suivi de grincements caractéristiques :

— C’est une lime ou une scie, grommela la servante… Ben ! s’i veulent scier la porte, i’seront arrêtés par le fer…

Denise savait bien que les bandits ne seraient arrêtés par aucun obstacle. L’horreur plana. Elle se sentait aussi loin des hommes que dans une forêt vierge : ceux qui allaient venir étaient plus horribles que des tigres où des jaguars.

— Nous sommes perdues !

Une idée subite lui vint. À cause de l’extrême solitude de la gentilhommière, Gérard de Morneuse avait parfois envisagé l’hypothèse d’une attaque nocturne. Il avait dit à Denise :

— Si jamais il arrivait quelque chose pendant mon absence, il y a dans mon secrétaire deux mille francs en or… Tu les offrirais. Je vois bien des chances pour que des bandits préfèrent ce gain sûr à un gain plus considérable mais pour lequel il faudrait courir de grands risques…

— Viens vite ! exclama la jeune fille.

Catherine ne demanda pas d’explications, Denise monta rapidement au premier étage, chercha une clef cachée dans un coffret, ouvrit un vieux secrétaire genre Boulle, prit un sac de cuir après avoir constaté qu’il contenait l’or et redescendit en courant.

Elle alla directement à la porte qu’on essayait de forcer et, ouvrant le guichet, elle s’écria :

— Écoutez… si vous voulez partir, je vous donnerai tout l’argent qu’il y a au château… je vous jure que vous ne serez pas dénoncés.

Une voix grave répondit :

— Ouvrez et vous aurez la vie sauve.

— À quoi cela vous servira ? clama Catherine.

… Il n’y a pas d’autre argent…

— Ouvrez ! répéta la même voix…

Malgré l’ombre, Denise entrevit un homme de haute stature dont un masque de toile couvrait le visage.

— On se défendra ! glapit la servante exaspérée… Et quand vous aurez forcé la porte, y aura d’autres portes à forcer…

— Vous aurez la vie sauve ! dit encore l’homme.

La scie reprit sa tâche monotone.

L’âme de Denise était pleine de ténèbres. Elle n’avait aucune foi dans la parole du bandit et, d’ailleurs, elle entrevoyait des choses aussi affreuses que la perte de la vie…

Catherine s’était tue. Elle réfléchissait… Après un moment, elle entraîna Denise au petit salon et lui dit :

— Vous avez une lampe électrique… de poche, n’est-ce pas, Mademoiselle ?

— Oui, fit Denise étonnée.

— Il faut la prendre tout de suite.

— Pourquoi faire ?

— Nous allons descendre dans les caves… Il y en a trois… C’est trois portes à forcer… et puis, je crois… je crois… Mais venez vite… leur besogne avance.

L’idée de Catherine était bonne. Les caves, défendues par des portes solides, pouvaient être un refuge.

Denise chercha sa lampe portative ; Catherine chargea en outre plusieurs bougies et une boîte d’allumettes dans son tablier relevé…

Elles descendirent rapidement l’escalier de pierre qui s’enfonçait en tournant dans les ténèbres. Une porte basse se trouva, que Catherine ouvrit à l’aide d’une grosse clef de forme ancienne, et qu’elle referma à double tour. La cave était spacieuse comme une caverne ; elle contenait des milliers de bouteilles de vin, une provision de bois et de charbon…

Les fugitives tendirent l’oreille, que toutes deux avaient fine. En haut, le grincement continuait, la porte n’était pas encore forcée…

— Perdons pas de temps ! fit la vieille femme…

Elle se dirigea vers une poterne, au fond de la cave et, l’ayant ouverte, montra une sorte de grotte, qui était la deuxième cave. Des objets hétéroclites y traînaient, de la ferraille, dés caisses vermoulues, quelques barriques, des outils hors d’usage.

Avant de refermer la porte, elles écoutèrent encore.

— La porte tient toujours ! dit Catherine.

Elle entraîna Denise vers la troisième cave, plus sauvage encore que la seconde et à peu près vide.

À un crochet de fer pendait un antique manteau complètement dévoré par les champignons : ce vêtement éveillait des idées du vieux temps, mélancoliques et mystérieuses.

— Voilà ! grogna la servante quand la porte fut close. Peut-être bien que nous sommes sauvées… Je ne vois pas quel intérêt ils auraient à nous poursuivre… Ça n’aurait pas de bon sens puisqu’ils n’ont qu’à piller sans avoir peur qu’on les dérange…

C’était logique. L’espérance entrait à flots dans le cœur de Denise.

— J’allume une bougie, reprit Catherine. Faut économiser vot’lampe… Voilà !

C’était comme une petite lueur au fond d’une citerne. Les ombres des deux femmes dansaient sur les murailles rugueuses. On entendait, par intermittences, une goutte d’eau qui s’écrasait sur le sol.

— Quand même i se mettraient dans la tête de nous avoir, dit encore Catherine, faudrait au moins une bonne heure. On a donc le temps. Je dis ça parce que, des fois, y aurait peut-être moyen de sortir d’ici. Ya une issue. Je le sais… Elle a servi pendant la Révolution et même quand on se battait pour la religion… Monsieur s’en est jamais occupé, mais moi, quand j’étais petiote, y avait des gars qui prétendaient y avoir passé… Voulez-vous qu’on cherche ?… C’est quèque part au fond ?

Denise écoutait la veille femme sans trop d’étonnement. Elle aussi avait jadis entendu parler de l’issue. Elle n’y avait pas attaché d’importance, parce qu’elle n’allait pas dans les caves.

— Je veux bien, répondit-elle.

Catherine alluma une seconde bougie et se mit à explorer la muraille. Elles firent plusieurs fois le tour de la cave sans rien découvrir.

Un claquement lointain les arrêta. Catherine marmonna :

— Y sont dans le château !

Au même moment, elle s’arrêtait devant un bloc informe, plein de crevasses et de bosselures. Elle l’examina avec une attention croissante ; une sorte de sourire grave plissa ses paupières :

— Attends donc… v’là que ça me revient… je suis une fois venue par ici… oh ! il y a bien, bien longtemps… je n’avais pas encore atteint ma septième année… avec le petit Mauretourne… il y a un secret dans cette pierre… pas une mécanique… quelque chose qui marche depuis des cent et des cent ans…

Les mains rugueuses tâtaient, poussaient et tiraient.

— Non, c’est pas ça… voyons ! Faut mettre la main dans un creux…

Catherine essaya plusieurs fissures ; enfin, elle poussa un cri :

— J’y suis… vous voyez que ça remue… ça tourne… v’là le trou… oh ! pour sûr… je le reconnais…

Une ouverture s’était faite, assez large, mais dont la hauteur n’excédait pas quatre pieds.

La servante avança son poing armé de la bougie, et l’on aperçut distinctement un boyau qui s’enfonçait dans le sol.

— Maintenant, c’est comme si ça s’était passé hier. Je revois tout. Au bout de ce collidor, y a une drôle de machine… une grande dalle sur quatre pierres… Et on entre dans le parc, mademoiselle. Quoi qu’on va faire ?

Denise hésitait. Il était assez probable que les bandits se contenteraient de voler ce qu’ils trouveraient là-haut. Pour quel motif auraient-ils suivi les fugitives ?

— Peut-être sommes-nous mieux en sûreté ici ?

— Comme Mademoiselle voudra… Pourtant… Ah !

Catherine colla son oreille contre la paroi :

— I descendent vers les caves. Mettez-vous comme moi… vous entendrez…

Denise imita la vieille femme. Elle entendit, répercuté par la pierre, le martèlement des pas sur les escaliers. Tout son sang reflua dans la poitrine ; son souffle s’arrêta et elle demeura un instant paralysée par la terreur.

Elle s’était cru sauvée : la reprise du drame, dans cette caverne, rendait l’aventure plus affreuse. Puisqu’ils venaient à elle, c’est que le vol n’était pas leur seul mobile. Ils voulaient autre chose, qui dépendait sans doute de la personne même de Denise. Dans la jeune imagination l’énigme prenait l’allure des fables sinistres, des légendes monstrueuses.

Elle jeta un regard trouble sur le boyau ténébreux :

— Fuyons ! dit-elle, en rallumant la lampe électrique dont la lueur était plus égale et plus sûre que celle de la bougie.

La vieille femme s’engagea dans la pénombre. Courbée, avec le fusil de chasse en bandoulière, la hachette d’une main et la bougie de l’autre, elle avait un aspect sauvage. Le sol était glissant et plein d’aspérités, la marche difficile. Les fugitives se hâtaient fiévreusement.

Après une descente de quelques toises, le boyau remonta. Elles gravirent une pente qui semblait jadis avoir été aménagée en escalier et qui, après trois minutes de marche, les conduisit à un passage élargi où Denise discerna une manière de monument celtique.

— Il faut grimper sous la table, dit Catherine qui donna l’exemple.

Derrière la table, un trou assez large s’ouvrait, masqué extérieurement par des végétaux.

Catherine murmura :

— C’était plus secret dans les temps… Y avait une trappe couverte d’herbes.

Elles se trouvèrent en plein parc ; les étoiles brillaient à travers les ramures : c’était une fine et heureuse nuit d’été, une nuit de songes, tout embaumée de pollens :

— Où allons-nous ? demanda la vieille femme. Au village ou chez le garde ? Le garde est un peu plus proche… mais il est seul.

Denise hésita. Elle avait confiance dans le vieux garde Michel ; elle le savait homme de ressource, brave, habile, et nul ne connaissait comme lui les détours de la forêt et du pays. Mais, comme l’avait dit Catherine, il était seul, et vraisemblablement les bandits étaient en nombre…

De surcroît, le garde pouvait être en tournée : il se levait souvent la nuit pour surprendre les braconniers et les maraudeurs…

— Allons au village ! dit-elle.

— Elles cherchèrent quelque temps le sentier de traverse qui y conduisait. Une petite brise s’était élevée. Elle se plaignait dans les feuillages ou bien ressemblait à des voix chuchotantes ; quelquefois, on eût cru entendre des pas ; Denise s’arrêtait, le cœur palpitant.

— C’est rien ! affirmait la servante. Ils n’ont pas encore eu le temps. Du moment qu’ils ne nous ont pas surprises à la sortie, nous avons un bon quart d’heure d’avance.

Ces paroles rassuraient un moment Denise. Elle se hâtait ; chaque pas lui semblait un peu de délivrance.

Une lueur vague se répandit dans la futaie, on eut le sentiment d’une arrivée mystérieuse ; au fond, à moitié perdu dans les frondaisons, un orbe écorné, énorme et écarlate, monta doucement. Une sorte de ravissement peureux saisit la jeune fille, comme si la nature venait à son secours.

Elles parvinrent à la limite du parc. Une prairie inculte, pleine d’herbes sauvages, le séparait de la forêt. Avant de s’y engager, elles épièrent les alentours.

— Dans dix minutes, on y sera ! dit Catherine.

Il leur fallait auparavant traverser la corne du bois et franchir un pont qui enjambait le torrent. Après une course rapide au travers de la prairie, elles se trouvèrent parmi les vieux chênes qui se succédaient depuis des millénaires, pareils aux chênes qui abritaient les peuplades gauloises.

Bientôt, elles entendirent le grondement des eaux ; une lueur plus vive se répandait devant elles. La vie se rouvrait, pénétrante et magnifique. Lorsqu’elles auraient passé le pont, le village serait proche. Une vaste espérance pénétrait Denise.

Le pont suivait presque immédiatement la forêt. Elles le discernaient entre les troncs des chênes, et un peu plus loin, une blancheur mouvante évoquait les ondines.

— Nous y v’là ! exclama Catherine.

Elles avaient quitté la forêt, elles arrivaient devant le pont couvert, comme au vieux temps, d’une galerie de bois…

Subitement les deux femmes reculèrent… Denise poussa un cri d’épouvante.


II

— Quatre heures, fit Gérard de Morneuse. Il est temps que je démarre.

Ils étaient quatre, assis dans le jardin de hôtellerie du Grand Saint-Eloi, à Chameronde.

Deux étaient vieux, deux étaient jeunes. Gérard de Morneuse avait la physionomie des hommes de Touraine, un visage fin, un peu narquois, des yeux gris ardoise, le corps bien charpenté et de stature moyenne. Rien en somme n’était fort caractéristique dans sa structure ni dans son visage.

Au rebours, l’autre vieillard, Robert de Frameraye, attirait les regards par sa taille presque géante, sa face de lion aux grands yeux jaunes.

Les jeunes hommes étaient extraordinaires. L’un, Guillaume de Frameraye, presque aussi grand que son père, ressemblait aux héros scaldes, le crane taillé en proue, la face rude mais fraîche et séduisante, des yeux de corsaire, fauves et pailletés de jade…

Son compagnon était tout à fait étrange, ou plutôt étranger, avec son masque couleur cannelle, ses longs yeux noirs, ses cheveux roides comme des métaux, aussi sombres que les yeux. Il se nommaîit Takra et venait de la Nouvelle-Zélande, chef d’un clan jadis souverain, les Hommes-des-Trois-Rivières.

Un cinquième personnage était couché sur le sol — un long chien maigre, au poil argenté, avec des moires bleues ; ses yeux topaze éclairaient les pénombres… Il appartenait à une race primitive, perdue dans les montagnes de Fer.

Les vieux s’aimaient, d’une amitié qui remontait aux sources claires de l’enfance. Ils venaient de passer huit jours ensemble, à l’occasion du retour de Guillaume, qui revenait d’Australie. Ces huit jours, vécus dans la gentilhommière de Morneuse, dans le parc et la forêt des Gerfauts, avaient métamorphosé le destin du jeune homme.

Ce matin surtout, la vie avait revêtu une figure inconnue.

C’était près de la petite pièce d’eau, à l’ombre des saules de Babylone. Guillaume était assis sûr un banc de porphyre, il lisait une longue lettre qui venait de Melbourne. Son chien Neptune, couché à ses pieds, en sa pose primitive, faisait songer à des bêtes antiques, aux premiers chiens apprivoisés par l’Homme des Cavernes…

Denise parut sur une sente et descendit vers l’escarpolette, à dix toises de la pièce d’eau. Elle eut un rire silencieux où éclatait la joie d’être si jeune et s’assit dans l’escarpolette. Elle se balança éperdument.

Sa jupe claire rejoignait les feuillages, ses cheveux frémissaient comme un grand nid d’or… Ils s’échappèrent soudain de leurs épingles, ils flottèrent comme une crinière surnaturelle, sauvages et magnifiques, ardents et pleins de grâce.

Guillaume ferma les yeux. Ses mains tremblaient. Son trouble s’accroissait de la sensation qu’il avait surpris un mystère et que Denise serait indignée si elle le savait…

Elle ne le sut point. Ayant saisi à deux mains sa chevelure, elle s’enfuit vers la cour des Gerfauts.

Ce souvenir enivrait Guillaume comme un vin délicieux et l’accablait aussi, sous l’ardente mélancolie des amours naissantes.

— Je serai là-bas avant sept heures, reprenait Morneuse… À vrai dire, je me sens un peu inquiet… Le valet de chambre est en congé… Le jardinier est absent…

— Le pays est sûr, ce me semble, riposta Robert de Frameraye.

— De mémoire d’homme, oui ; les gens y sont honnêtes… à part un peu de braconnage et de maraudage… qui sont dans le sang de nos terriens. Tout de même, c’est la première fois que Denise sera restée seule avec la vieille Catherine. Et les Gerfauts sont bien solitaires !

— Ton auto a mis deux heures trois quarts pour venir…

— Elle peut aller plus vite, mais il y a quelques mauvaises passes.

Tout en causant, les deux vieillards s’étaient levés : Morneuse parut petit auprès du colossal Frameraye. Ils se rendirent, suivis des jeunes hommes, au hangar où on avait remisé l’automobile. Gérard l’avait visitée avec soin avant le déjeuner :

— Quelle joie, Guillaume, de t’avoir revu, dit-il… Et toi, vieil ami, je veux que nous nous rencontrions plus souvent… Le désert est autour de nous… Ceux qui partagent nos souvenirs ont disparu.

— Nous reviendrons bientôt.

Les vieux hommes s’embrassèrent, avec cette anxiété que l’âge mêle aux adieux. Morneuse regardait son ami avec une sorte d’admiration :

— Te voilà toujours droit comme un cent-gardes ! dit-il. Quel héros tu aurais fait au Moyen Âge… sous la cuirasse d’un chevalier…

— Je n’aime pas la bataille, réplique paisiblement Frameraye… ni rien de ce qui comporte l’homicide…

— Au revoir, mon Guillaume, fit tendrement Morneuse. Tu es presque mon fils. Viens souvent nous voir… Frameraye, il est aussi fort que toi-même.

Gérard serra encore la main de Takra le Maori, qui demeurait aussi impassible qu’un homme de pierre…

L’automobile ayant roulé à travers la petite ville, prit une allure redoutable sur la grande route. Morneuse était un bon chauffeur, à l’œil vif, aux gestes sûrs, et jamais distrait. La voiture semblait un prolongement de son être, tellement l’instinct humain s’adaptait à la machine.

Tout en roulant, il songeait simultanément à Frameraye et à Denise. Son affection pour le premier remontait plus loin que tout souvenir. Elle se confondait avec ses jours. Le rude Frameraye, fort comme un buffle, avait une âme naïve, avec des coins inattendus de finesse et parfois de ruse.

Il n’y avait entre eux aucune trace d’amertume. Parce que le colosse était patient et Gérard sentimental, ils ignoraient ces altercations qui laissent un peu de venin dans les âmes.

Guillaume était plus complexe que son père et moins pacifique. Une curiosité insatiable l’avait, à vingt-sept ans, conduit à travers quatre continents. Il jaillissait toujours de lui quelque révélation surprenante et même énigmatique. Morneuse ne l’avait jamais bien compris, mais il l’aimait presque autant que le père.

Quant à Denise, elle était l’âme de toute vie, de toute tendresse et de toute beauté. Dans le destin un peu perdu de Morneuse, où l’amour avait passé en rafale, où aucun des souhaits de l’adolescence ne s’était réalisé, Denise se substituait à tous les possibles, à toutes les circonstances et à toutes les passions vainement attendues.

À mesure que sa propre vie se révélait vide, il s’incarnait en Denise. Peu à peu, rien ne valait plus que par la claire créature. Elle était son centre de rêves, son pays de chimères : il ne souhaitait plus que de l’avoir éternellement auprès de lui — et sa terreur était grande, les soirs où il se mettait à songer qu’un homme viendrait un jour la saisir.

La journée était lumineuse et belle, l’automobile dévorait allègrement les routes. Il n’y avait pas quarante minutes qu’elle était sortie de l’hôtellerie du Grand Saint-Éloi et déjà elle dépassait le village de Quénay, ayant parcouru vingt-six kilomètres :

— J’arriverai vers six heures et demie ! se dit-il.

Il corna avant de franchir un tournant, lorsqu’un choc brutal et une détonation ébranlèrent la machine, qui rebondit et parut se renverser…

Morneuse, arraché de son siège, crut rouler sur la route. Il se trouva couché, un peu meurtri, un peu étourdi, dans la voiture même, qui s’était arrêtée. Bientôt debout, il regardait autour de lui, reprenant peu à peu l’usage intégral de ses facultés :

— Qu’est-ce qui est arrivé ? se demanda-t-il avec étonnement et angoisse.

Extérieurement, l’automobile apparaissait indemne. Gérard souleva le capot et très vite se rendit compte que la machinerie avait subi des dommages. Toutefois il ne put découvrir la cause de l’accident. Une odeur particulière dénonçait un explosif : où avait-il éclaté ? Comment avait-on pu l’introduire dans le moteur, et quand ? Pourquoi n’avait-il pas éclaté plus tôt ? Il y avait certainement eu un attentat.

— Pourquoi ? Pourquoi ? exclamait-il… Je n’ai pas d’ennemis…

Il épia le site comme s’il s’attendait à y voir paraître le criminel ; les pensées affluaient, chaotiques, avec des allures de cauchemar.

— Il y a un motif… à moins que ce ne soit l’œuvre d’un dément. Mais quel motif ? Me dévaliser ? il n’y a personne. M’empêcher de continuer mon voyage ?

Une angoisse intolérable lui pesa sur la poitrine ; il répéta :

— M’empêcher de continuer mon voyage ?… M’empêcher de rejoindre les Gerfauts… C’est fou… et pourtant !…

Du fond de l’inconscient accouraient ces imaginations sombres qui se multiplient aux heures fiévreuses. Il en revenait toujours au même point : un être ou des êtres avaient voulu entraver son retour — donc Denise était menacée. Sans doute ne voulait-on que dévaliser les Gerfauts : la situation de la jeune fille n’en était pas moins dangereuse.

Tout cela était peut-être un rêve, mais l’attentat n’en était pas un…

— Il faut que je rentre au plus vite ! bégaya-t-il.

Ces mots tournoyaient. Il voyait si distinctement l’attaque de la gentilhommière, la terreur de Denise, l’irruption des bandits, qu’il poussa un cri de détresse.

Pendant cinq minutes, il perdit presque la raison. Puis, ses pensées s’ordonnèrent, il répéta, pour se suggestionner :

— Il faut avoir du sang-froid !

Avant tout, il s’agissait de se procurer un véhicule — et ce véhicule ne pouvait être qu’une automobile : avec une voiture attelée de chevaux, il arriverait à minuit !

Il se dirigea vers le village de Quénay. C’était un petit village de deux cents à deux cent cinquante habitants, avec une auberge assez confortable. Morneuse entra d’abord à l’auberge.

Un gros quadragénaire, le maître de la maison, jouait aux cartes avec deux hommes dont l’un, au visage noirci, devait être le forgeron.

Le quadragénaire se leva à l’entrée du visiteur :

— Je viens d’avoir un accident d’automobile, dit abruptement Gérard.

L’homme au visage noirci leva la tête.

— Je ne suppose pas, continue le voyageur, qu’il y ait une automobile dans le village ?

— Ni dans le village, ni dans les environs, répondit l’aubergiste. Monsieur devrait aller à Chameronde. Là seulement il y a des chances d’en trouver… et encore !

Gérard réfléchit une minute. Le retour à Chameronde, en carriole, demandait plus d’une heure et demie, plutôt une heure trois quarts… Mais il n’y avait pas d’autre solution.

— Pouvez-vous m’atteler rapidement une voiture qui me conduira à Chameronde ? Un bon cheval. Je payerai bien.

— Ça peut être prêt dans dix minutes et ça vous coûtera trente francs…

— Merci. Faites atteler. Quelqu’un peut-il prendre soin de mon automobile ?

— Moi, monsieur, intervint le forgeron, je m’y connais.

— Il y aura une bonne récompense si vous la faites amener dans le village.

— Vous pouvez compter sur moi.

— J’y compte et je vous remercie.

Une impatience terrible dévorait Morneuse. Il était comme une bête prise au piège : tout son être n’était qu’inquiétude… Le piétinement d’un cheval, les cris de l’homme qui attelait, berçaient sinistrement sa peine.

— Ça y est ! vint dire l’aubergiste.

Gérard se précipita dans la voiture, une antique carriole qui « faisait » les foires du district depuis un quart de siècle. Le cheval, haut sur pattes, se manifesta agile. Une sorte de kangourou humain, aux bras extraordinairement courts, aux yeux écartés et rouilleux, faisait l’office de cocher.

— Allez rondement, dit Gérard, il y aura un bon pourboire.

— Le roussin file ses quinze à l’heure, m’sieu… il a du souffle et du jarret.

La bête partit au grand trot, L’homme kangourou n’avait rien exagéré : elle était vaillante et leste, Morneuse avait pourtant la sensation qu’elle n’avançait point ; sa pensée rectifiait l’erreur de ses nerfs.

— J’ai entendu que Monsieur voulait louer une automobile, dit l’homme kangourou lorsque le cheval eut abattu sa première lieue… Yen a une au Grand Saint-Éloi… Mais si Monsieur connaissait le notaire, la sienne est bien meilleure.

Gérard connaissait Maître Cornevin depuis vingt ans. Il remercia le cocher et se replongea dans ses pensées. Elles étaient moins tumultueuses, mais tout aussi tragiques et entremélées des fantasmagories qui reviennent comme des fantômes lorsque la destinée est menaçante. Il touchait le bois de sa banquette ; il se surprit à faire le signe de la croix ; et même il pria obscurément. Cet homme tendre n’était jamais arrivé au complet scepticisme. Il avait des heures de croyance où soudain le monde se transfigurait…

Par intervalles, le sentiment du péril s’effaçait. L’accident de l’automobile n’était plus que l’acte d’un de ces farceurs sinistres qui existent dans toutes les sociétés, Mais alors, il songeait au soin qui avait dû présider à attentat, lequel comportait une machine des plus ingénieuses.

— Qui sait, pourtant, si ce n’est pas un pur hasard qui a retardé l’explosion ?

Il récapitulait des événements qui lui avaient paru néfastes et qui s’étaient terminés de manière inoffensive ou même favorablement… Ce qui lui donnait surtout du courage, c’était la perspective de retrouver Robert de Framraye…

— Quinze kilomètres ! Il les a mangés en cinquante-cinq minutes ! remarqua victorieusement l’homme-kangourou, en consultant sa montre. Il a du sang, Monsieur !

Les cinq minutes gagnées furent reperdues à attendre devant la barrière d’un passage à niveau. La carriole atteignit l’hôtellerie du Grand Saint-Éloi à six heures et quarante-trois minutes.

Morneuse paya la course en y ajoutant deux écus de cinq francs, lesquels emplirent l’homme-kangourou d’un doux enthousiasme, puis il demanda le patron de l’hôtel et Robert de Frameraye, qui parurent presque ensemble…

— Qu’est-il donc arrivé ? exclama Robert, de cette voix imperturbable qui dissimulait parfois des émotions profondes.

Morneuse s’expliqua précipitamment mais avec clarté. Robert écoutait, troublé ; derrière lui, Guillaume, qui venait de rentrer, avait les lèvres un peu tremblantes…

Morneuse conclut :

— Il me faut une automobile tout de suite ! Si c’était possible, celle de Maître Cornevin…

— Maître Cornevin n’est pas à Chameronde… Il est parti hier, dans sa voiture, riposta l’hôtelier.

— Alors, la vôtre ?

L’accident remplissait l’hôte de méfiance, il hésitait. Gérard devina son état d’âme :

— Vous n’avez rien à craindre. Je prends naturellement tout à ma charge ; vous savez bien que je suis solvable.

— D’autant plus que j’ajoute ma garantie à celle de M. de Morneuse, intervint alors Frameraye.

— Surtout, hâtons-nous ! s’impatienta Gérard.

Le maître de l’hôtellerie s’inclina et alla donner les ordres utiles.

— Nous vous accompagnons, ajouta Guillaume. Si l’alerte est sérieuse, nous ne serons pas trop de quatre. N’est-ce pas Takra ?

Takra eut un sourire qui fit reluire des canines de dingo.

— N’oublions pas les armes… Nous avons tous notre revolver, je suppose ? reprit le jeune homme. Takra emporte toujours son long couteau ; j’ai ma canne massue ; père, son gourdin. Et vous, Monsieur de Morneuse ?

— Mon revolver.

— Nous avons un couteau pour vous… à double cran d’arrêt…

— Ça y est ! vint dire l’hôte.

L’automobile attendait, devant le perron. Gérard et Guillaume firent subir un examen au mécanisme :

Elle est robuste, affirma le propriétaire, mais sa vitesse est modérée. Encore ne faut-il pas l’échauffer outre mesure… Un peu de ménagement…

— Sept heures moins dix ! dit Frameraye… Nous serons vers dix heures aux Gerfauts…

— C’est bien tard ! gémit Morneuse.

— Hélas ! soupira Guillaume.

Morneuse démarra. La lourde machine accéléra peu à peu son train qui dépassa trente-cinq kilomètres à l’heure au sortir de la ville. Un déclin d’or rayonnait sur les pâturages et les emblavures ; de toute l’étendue accouraient ces promesses sournoises, ces frissons de bonheur qui déçoivent l’homme depuis que le rêve s’est mêlé à la réalité implacable.

Personne ne parlait. L’antique amour mêlait en Guillaume sa beauté équivoque aux présages néfastes. L’action soulageait un peu la peine et la peur de Morneuse. Le Maori goûtait la vitesse et l’aventure : encore qu’il eût fréquenté des collèges et parlât plusieurs langues, son âme avait à peine frôlé la civilisation ; il était encore connu chez les siens, sous un nom de clan : « le Nuage Rouge » ; il gardait la fierté de ses ancêtres, avec leur ruse, leur instinct animal, leur vision agile.

Entre lui et Guillaume existait une amitié de guerre : ils avaient combattu ensemble une bande d’assassins, ennemis à la fois des Maoris et des blancs ; chacun avait contribué à préserver l’autre de périls farouches…

Robert de Frameraye montrait un sang-froid presque égal à celui de Takra ; sa mentalité, essentiellement optimiste, tout en prévoyant le pire, n’y croyait guère.

On dépassa le village de Quênay ; l’automobile de Morneuse était rangée auprès de la forge ; le forgeron leva son bras sombre en hurlant :

— N’ayez crainte !… Je la garde !…

L’aubergiste agita une casquette versicolore :

Ce fut le seul incident, hormis deux courtes haltes. Les voyageurs ne parlaient que par intervalles, et brièvement, dominés par un de ces drames que, seuls, les humains connaissent sur la planète, un drame intérieur, dont les péripéties sont dans le futur, dont les angoisses viennent de cette prévoyance qui, si elle nous a donné la domination, est aussi la source de nos pires infortunes…

Le soir vint, dont la splendeur veloutée ajoutait au trouble de Morneuse et de Guillaume de Frameraye.

Le jeune homme contemplait avec mélancolie ces constellations qu’il avait si souvent dénombrées au cours de ses voyages : Orion, la Lyre, Cassiopée, Hercule, Auriga, l’Aigle avec les Brillantes qui éclosent les premières au crépuscule du soir, qui s’évanouissent les dernières dans l’aube : Wéga, Arcturus, Rigel, Bételgeuse, la Chèvre, Altaïr…

Elles évoquaient des astres qui ne palpitaient que dans l’autre hémisphère, surtout la grande Croix du Sud qui, la nuit, guidait Takra et Guillaume dans les forêts et les savanes australes…

— Neuf heures ! dit Robert de Frameraye. Nous approchons.

Morneuse ne ménageait plus la machine : il lui réclamait son ultime vitesse. Elle dévorait l’étendue avec un grondement qui, parfois, semblait plaintif. Les phares jetaient devant eux leurs longues lueurs électriques…

Une demi-heure s’écoula : les yeux aigus de Takra et de Guillaume reconnurent la Tour des Gerfauts et, l’automobile, pénétrant dans la forêt, qui s’étendait sur les collines, franchit le col et se trouva dans la grande allée du parc. Elle aboutissait à une porte grillagée qui donnait sur la cour.

— Ah ! enfin, exclama Morneuse.

Ce cri presque joyeux se termina par une sorte de gémissement : la porte était large ouverte. Gérard voulut croire à une négligence, mais il savait bien que la vieille Catherine était une gardienne vigilante.

L’automobile arrêtée, Gérard bondit, suivi immédiatement par ses compagnons. Avec eux s’élançait le cinquième compagnon, le chien argenté aux reflets bleus, qui poussa un long hurlement et se rua vers une masse étendue au milieu de la cour…

Guillaume avait allumé sa lanterne électrique. Le jet de lueurs violettes éclaira un corps jaunâtre, un corps de chien, aplati, immobile.

— Jaguar ! appela Morneuse.

— Jaguar est mort ! dit Guillaume.

— Et la porte du château est ouverte !

Ce fut un moment de stupeur. L’effroi entrait dans Gérard comme un loup et le glaçait jusqu’à la moelle des os.

Déjà Guillaume montait le perron simultanément avec Takra. Morneuse les rejoignit.

Ils visitèrent en hâte le rez-de-chaussée et les deux étages : toutes les chambres étaient en bon ordre ; rien ne décelait le passage des bandits, rien ne révélait des scènes de pillage. Il n’y avait, outre les portes forcées, qu’un seul indice, d’ailleurs contradictoire, du drame : un petit sac plein d’or, qui devait se trouver dans le secrétaire de Morneuse, était posé sur la table du salon…

Quand la perquisition fut terminée, Guillaume prit la parole :

— Aucun doute… Votre fille a été enlevée. Et ceux qui l’ont enlevée ne sont pas des voleurs

— Donc, il est à peu près sûr qu’on n’en veut pas à sa vie, conclut Robert de Frameraye, désireux de rassurer son ami, et qui ne s’apercevait pas que Guillaume était aussi bouleversé que Morneuse…

La fièvre tenait le jeune homme ; son cœur bondissait intolérablement, mais il avait reçu de la nature les artères élastiques qui gardent à l’homme sa lucidité et ses moyens d’action, au sein des pires catastrophes.

Quant à Morneuse, il flageolait. Après une dépense terrible d’énergie nerveuse, il menaçait de s’évanouir.

Robert de Frameraye le prit dans ses bras et le déposa dans un fauteuil.

— Il faut organiser la poursuite, continua Guillaume. Pour le moment, nos conjectures ne peuvent aboutir à rien Le temps est trop court : heureusement, nous avons l’instinct… et l’instinct le plus sûr.

Et s’adressant à Morneuse :

— Pouvez-vous me donner un vêtement de votre fille ?

— Oui, balbutia Gérard qui essaya de se lever et chancela. En haut… dans sa chambre…

Un flot de sang monta à la face de Guillaume ; il éprouva un peu de la gêne qu’il avait éprouvée le matin, lorsque la chevelure de Denise rompait ses attaches. Toutefois, il n’hésita guère, il monta l’escalier quatre à quatre, pénétra dans la chambre de Denise, demeura une demi-minute dans une sorte d’extase douloureuse à respirer le parfum délicat qui flottait comme une essence d’âme, saisit une robe qu’il embrassa éperdument et redescendit.

— Neptune !

Le chien argenté vint à son maître.

— Attention, Neptune ! C’est pour une poursuite.

C’étaient des mots cent fois entendus par le chien et auxquels il attachait une signification précise : ils lui rappelaient, ainsi qu’à Takra, les longues courses dans la brousse et la forêt, à la poursuite des meurtriers.

Le chien flaira attentivement la robe ; on avait l’impression qu’il analysait, avec une sagacité infaillible, les effluves délicats qui en émanaient.

— Maintenant, en route !

Neptune chercha la piste. Elle s’enchevêtrait dans toute la maison. Le chien fit mine de monter aux étages :

— Non ! fit Guillaume… non…

— Neptune parut comprendre. Il hésita pendant deux minutes encore, puis il descendit l’escalier qui menait aux caves…

Morneuse avait repris ses forces. Il suivait la chasse. Quand on parvint au bas de l’escalier tournant et qu’il vit la porte de la première cave ouverte, et évidemment forcée, il eut un éblouissement.

Catherine connaissait-elle l’issue ?

Un ardent flux d’espérance lui remonta au cœur.


III

Deux hommes taillés en force se dressaient sous la galerie du pont.

Leurs visages étaient couverts d’un masque de toile. Ils tenaient à la main des triques formidables… Pendant quelques secondes, les deux femmes et les deux hommes demeurèrent immobiles ; puis ces derniers s’avancèrent.

Denise, hypnotisée, ne bougeait point ; mais la vieille Catherine avait gardé tout son sang-froid : une ascendance belliqueuse se levait en elle-et lui communiquait tous les instincts du combat et de la ruse. Elle saisit vivement Denise par la main et l’entraîna.

Un buisson s’interposa entre les fugitives et les poursuivants ; puis Denise se vit dans un fourré, assez épais, où il y avait une espèce de passage peut-être entretenu par les harpais des cerfs.

La manœuvre de Catherine semblait avoir déconcerté les deux hommes. Ils étaient distancés ; toutefois, on discernait le bruit de leurs pas et des branches froissées…

Des coups de sifflet avaient retenti qui, sans doute, avertissaient les complices…

— C’est ici ! fit péremptoirement Catherine.

Le fourré aboutissait à une clairière ; au milieu de la clairière s’élevait un rocher.

Il figurait une sorte de pyramide fruste, aux pans bosselés ; Catherine poussa la jeune fille dans une niche naturelle qui, de surcroît, avait deux renfoncements latéraux.

— Dans cette niche, fit-elle avec excitation, les frères Lamblon ont lutté trois heures, sous Charles X, contre vingt gendarmes. C’était pas des bandits… ils avaient conspiré. Pas peur, Mademoiselle, i’vont voir ! Les coups de fusil, les coups de revolver et les cris finiront bien par attirer le garde et par éveiller ceux du village.

Elle poussa une clameur stridente dès qu’elle eut établi Denise dans un des renfoncements et se fut abritée dans l’autre.

Les deux hommes arrivaient. Ils s’arrêtèrent devant la pyramide ; leur attitude décelait la surprise. Catherine poussa un deuxième cri.

— Prenez garde, fit le plus grand des deux hommes… Nous voulons épargner votre vie… Ce sera votre faute, si nous ne le pouvons pas !

La voix était grave, mais non dure.

Denise répondit :

— Que nous voulez-vous ?

— Il faut nous suivre !

— Mais pourquoi ?

L’homme eut une sorte de ricanement :

— Si je le savais, je ne vous le dirais pas.

Il y eut un court silence. Une résignation étrange entrait dans l’âme de Denise. Elle eut, pour la première fois de sa vie, le sens de la fatalité, mais elle ne voulait pas se rendre.

— Ah ! vous ne nous le diriez pas ! glapit rageusement Catherine. Et vous croyez que nous nous fierons à la parole de bandits… Je vous donne deux minutes pour filer. Ensuite, ce sera la fusillade… et vous aurez tout le pays sur le dos.

Des pas martelaient le sol. Deux nouvelles silhouettes parurent dans la clairière :

— Dépêchons-nous ! fit une voix impérative… Nous n’avons que trop tardé.

Celui qui parlait ainsi était de haute stature, avec des épaules d’athlète ; les quatre hommes, d’ailleurs, avaient des structures solides et souples.

Catherine répondit par une clameur plus stridente. Ce cri, dans le silence nocturne, aurait dû retentir fortement à plus d’un kilomètre de distance. Trois causes l’affaiblissaient : les végétaux qui environnaient la clairière ; le bruit du torrent particulièrement violent à l’entrée ; la direction de la brise, qui était défavorable…

— En avant ! commanda l’homme de haute stature.

De nouveaux personnages venaient de surgir. L’attaque se fit vivement, mais avec prudence. Trois hommes se portèrent à gauche de l’entrée, trois vers la droite… Catherine attendait ; elle avait épaulé le fusil de chasse, et quoiqu’elle ne fût pas très bonne tireuse, elle savait s’en servir…

Deux ombres parurent, deux détonations crépitèrent ; un des agresseurs tomba ; un autre, effleuré par une balle, se retira vivement.

Catherine hurlait :

— Vous y passerez tous !

Une exaltation frénétique s’était emparée d’elle et qui, loin de lui enlever ses moyens ; les doublait :

— Arrêtez ! fit celui qui devait être le chef.

Denise vivait dans une espèce de transe somnambulique. L’exemple de Catherine la stimulait obscurément : elle avait armé son revolver, elle se tenait prête à tirer, malgré une invincible répugnance.

Il y eut un rapide conciliabule à mi-voix parmi les agresseurs, puis la même voix se fit entendre :

— Vous avez trois minutes pour sortir de votre abri… Une fois de plus, nous vous promettons la vie sauve. Si vous refusez, nous saurons ce qui nous reste à faire.

— Et nous aussi ! ricana Catherine.

Il y eut un soudain silence. On n’entendait plus que les frémissements des ramures dans la brise. Une menace mystérieuse planait.

— Les trois minutes sont passées ! dit le chef.

— Il en passera bien d’autres ! riposta fiévreusement la vieille servante.

— C’est ce que nous verrons ! Je dois vous avertir que vous allez être enfumées.

Deux hommes avaient retiré leurs vestes, auxquelles ils mirent méthodiquement le feu, et qu’ils introduisirent dans la niche, à l’aide de leurs gourdins. Une âcre odeur se répandit, la fumée commença de suffoquer Denise et Catherine.

— Ne vous obstinez pas ! dit l’homme.

Une sensation intolérable pesa sur la poitrine de Denise ; elle tenta de résister, elle se cramponna aux parois de son refuge ; mais une force invincible la poussait, qui la forçait à sortir…

Catherine l’avait précédée. La hachette au poing, elle se rua dehors, elle se précipita sur le premier adversaire qui se présenta à sa vue. La hachette s’abattit ; un coup de gourdin fit dévier le coup ; deux bras musculeux immobilisèrent la vieille femme qui, d’ailleurs, était étourdie.

Dans le même moment, un second bandit s’emparait de Denise.

— Bâillonnez-les ! fit le chef.

Cet ordre fut promptement exécuté. Celui qui bâillonna Denise le fit avec une sorte de douceur, tandis que Catherine se vit traiter assez rudement. Elle se débattait, elle essayait encore de se dégager ; lorsque le bâillon fut fixé par des liens solides, elle parut soudain se résigner, elle demeura immobile, mais ses yeux de maugrabine exprimaient une haine sournoise…

— En route ! Si vous ne voulez pas marcher, on vous enlèvera !

Les deux femmes suivirent la bande, chacune entraînée par un homme qui la tenait au bras. Deux bandits emportaient le blessé. L’allure de la marche était rapide.

On traversa la forêt dans la direction du Sud ; une automobile spacieuse attendait sur la route : elle contenait six places à l’intérieur, deux places devant. On y fit entrer d’abord les captives et le blessé.

Le chien Neptune avait traversé les trois caves des Gerfauts. Il parvint à l’issue par où s’étaient évadées Denise et Catherine et s’y engagea. Morneuse, Takra, Robert et Guillaume de Frameraye le suivirent.

— Connaissez-vous ce souterrain ? avait demandé Robert de Frameraye.

— Très bien, répondit Morneuse quoique, à vrai dire, je ne l’aie pas revu depuis quarante ans. Il mène dans le parc…

Les quatre hommes parvinrent à la table celtique. Morneuse, qui avait pris la tête de l’expédition, les guida. Ils se trouvèrent dans le parc, où la lune versait sa clarté de nacre argentine. Neptune continuait à suivre la piste. Ils parvinrent en vue du pont couvert où le chien hésita, troublé par des traces diverses. Ce fut court. Déjà, il traversait le fourré, il arrivait dans la clairière et s’arrêtait devant le rocher…

Des lambeaux d’étoffe achevaient de s’y consumer. Ce spectacle étonna Morneuse et le remplit d’une terreur obscure.

— Ma petite chérie… ma petite Denise ! gémit-il. A-t-elle passé par ici ?

D’abord, personne ne répondit. Puis, Takra parla d’une voix creuse :

— Les deux femmes s’étaient réfugiées dans la niche. On a allumé du feu pour les faire sortir.

— Mais, observa Morneuse d’une voix tremblante, il suffisait d’aller les saisir…

— Non, riposta le Maori. Elles se défendaient. Quelqu’un a été blessé !

Il montra le sol où il y avait des taches rougeâtres :

— Le sang a coulé !

— Mon Dieu ! fit Morneuse, est-ce Denise ?

— Je ne crois pas, reprit Takra, regardez…

Il venait de ramasser, dans la niche, le fusil de chasse dont s’était servie Catherine.

— Deux coups ont été tirés. En tombant, le blessé a écrasé cet arbuste… il a laissé un lambeau d’étoffe aux épines… et ce fragment est ensanglanté. C’est un homme qui a été atteint.

— Le fragment d’étoffe ne peut-il provenir de Denise ou de Catherine ?

— Je ne pense pas… Ni votre fille ni votre servante ne portaient, je crois, des vêtements de laine… surtout de cette laine-là.

— C’est vrai ! fit Gérard.

— D’ailleurs, voici une autre preuve, intervint Guillaume qui examinait le sol avec une sagacité presque égale à celle du Maori.

Il montrait une empreinte, dans un monticule de taupes qui se trouvait à côté de la ronce écrasée par le blessé. C’était l’empreinte d’une main :

— Une main d’homme, sans aucun doute ! remarqua le jeune homme.

Il y eut un silence. Takra et Guillaume poursuivaient leur enquête. Après un moment, Guillaume déclara :

— Ce qu’on peut affirmer, c’est qu’il y a eu lutte… La disposition de la niche, avec ses deux renfoncements, est favorable à une défense sérieuse… Les bandits voulant en finir, ont procédé par l’asphyxie… et comme ils n’avaient pas de combustible, ou plutôt qu’ils n’avaient pas le temps de s’en procurer, ils ont brûlé des vêtements. Il est tout naturel qu’ils aient eu hâte d’en finir : le village n’est pas loin en somme, les détonations et, sans doute, les cris de Mlle Denise et de Catherine auraient fini par attirer du monde… malgré le bruit de la cascade.

— Et la direction du vent, acheva Takra.

— Reprenons la poursuite ! fit Morneuse d’une voix presque suppliante.

— Nous avions besoin d’indications, remarqua Guillaume, pour guider Neptune.

Depuis un moment, Takra faisait flairer au chien un lambeau d’étoffe épargné par le feu et aussi les traces de sang.

— Cherche ! fit Guillaume.

Le chien chercha. Il procédait avec une méthode surprenante, étudiant les traces, prenant connaissance des entrecroisements. Il s’arrêta quelque temps à l’endroit où les ravisseurs avaient bâillonné les fugitives ; puis, il prit sa course à travers la forêt.

Il s’arrêtait par intermittences, soit pour mieux étudier la piste, soit parce qu’une circonstance locale paraissait digne de son attention. On n’était qu’à cent cinquante ou deux cents toises de la grande route, lorsque Neptune se mit à aboyer. Un aboiement lui répondit dans la futaie.

— Ça doit être le chien du garde, fit Morneuse.

Bientôt, il n’en douta plus. Un chien blanchâtre apparaissait parmi les chênes, suivi d’un homme long et maigre qui avançait rapidement.

— C’est nous, père Tardeneux, cria Morneuse.

— Je vous avais ben reconnu ! repartit le garde sur le même ton.

Quand il fut proche, Morneuse dit hâtivement :

— Les Gerfauts ont été envahies par des bandits… ma fille et Catherine ont disparu… Vous n’avez rien entendu, père Tardeneux ?

Le gardé demeura un instant comme hébété par l’étonnement, puis :

— J’étais loin… je faisais une tournée… à un moment, j’ai cru entendre deux détonations… très affaiblies… à cause du vent et de la distance. Plus tard, j’ai vu passer une forte automobile sur la route… j’étais encore sous bois… j’ai pourtant cru distinguer une femme par la portière…

— Y a-t-il longtemps ?

— Peut-être une demi-heure.

— Y avait-il plusieurs hommes ?

— Il m’a semblé…

— Dans quelle partie du bois étiez-vous ?

— Près de la traverse de Quareux.

La traverse de Quareux se trouvait à trois kilomètres de l’endroit où étaient parvenus les poursuivants. Comme, après tout, le père Tardeneux n’avait reconnu personne, il pouvait s’agir de voyageurs quelconques :

— Suivons la piste ! conclut Morneuse.

Déjà Neptune trottait vers la grande route. Il y fit encore une courte randonnée, chercha de droite et de gauche, et leva vers Guillaume une tête presque aussi intelligente qu’une tête d’homme.

— Ça veut dire, fit mélancoliquement le jeune homme, que toute trace a disparu… et comme les bandits n’ont pas fui dans les airs, la conclusion est simple : ils sont montés en voiture…

— Dans l’automobile aperçue par Tardeneux, ajouta Gérard.

— C’est une probabilité si forte qu’elle se rapproche d’une certitude, ajouta Robert de Frameraye. Lors même que Neptune pourrait suivre une piste d’automobile, ce qui semble impossible, il ne le pourrait pas avec une vitesse suffisante… et nous moins encore… Il faut changer de méthode.

— Je ne veux pas abandonner la poursuite ! gronda Morneuse.

— Ni moi, dit doucement Guillaume. Mais désormais abandonnés au hasard, nous n’avons qu’une seule chance : aller reprendre l’automobile que nous avons laissée aux Gerfauts et suivre la route.

— C’est ce que je pensais, acquiesça Morneuse. Hâtons-nous.

Déjà il s’était mis en marche.

— Inutile ! intervint Guillaume. Laissez-nous faire, Takra et moi. Nous sommes exercés à le course. Nous allons vous ramener la voiture.

Sans attendre la réponse, il avait pris le pas gymnastique, suivi par le Maori. Tous deux avaient le jarret et le souffle des grands coureurs. Ils trouvèrent l’automobile où ils l’avaient laissée et cinq minutes plus tard, ils rejoignaient Morneuse et Robert de Frameraye :

— Père Tardereux, dit Gérard, allez au château, puis à la Roche-aux-Freux. Ramassez tout ce que ces misérables auraient pu abandonner. Avertissez notre maire… et la gendarmerie de Valorres.

— Comptez sur moi ! dit le garde-chasse qui n’était pas encore revenu de sa stupéfaction.

Morneuse s’était mis au volant. L’automobile du Grand Saint-Éloi se remit à rouler. Guillaume, Takra et le vieux Frameraye épiaient l’étendue. La route demeurait déserte ; les villages étaient endormis ; cependant, à Hyennes, une lumière brillait encore à l’auberge.

— Il sera utile de se renseigner, remarqua Robert de Frameraye, sinon nous poursuivrons des fantômes.

Morneuse arrêta la voiture. Guillaume entra à l’auberge. Deux consommateurs attardés achevaient une partie de piquet ; une femme en corsage bleu dormassait.

— Pardon ! fit le jeune homme… vous n’auriez pas vu passer une automobile ?

Les joueurs dressèrent la tête.

— Si bien ! fit l’un d’eux… il en a passé une… comme qui dirait y a trois quarts d’heure.

— P’t-être cinq minutes de plus, ajouta l’autre, qui avait la face d’un paysan de Brouwer.

— Quel genre ? demanda Guillaume… Grande ?

— On ne peut pas dire… on était ici… on a entendu… on n’a pas vu…

La femme avait sursauté. Elle intervint.

— Moi je l’ai vue. J’étais dans le collidor. Elle était grande. Y avait plusieurs hommes… et une femme, peut-être deux.

— Vous êtes sûre, madame ?

— Sûre comme nous v’là. Tant qu’à l’heure, c’est à peu près comme y disent.

Ce renseignement réveillait en Guillaume une espérance qui commençait à vaciller. Quand il le communiqua à Morneuse, le malheureux homme se ranima.

La poursuite reprit, non avec une nouvelle vigueur, car l’automobile du Grand Saint-Éloi donnait plutôt des signes de lassitude, mais avec un nouveau courage. On brûla encore un village, complètement plongé dans le sommeil.

À cinq kilomètres du deuxième, Takra sortit de son mutisme originel pour dire :

— Voyez !

Il montrait une masse grisâtre sur la route, Guillaume l’aperçut à son tour :

— Une voiture.

— Une voiture arrêtée ! affirma le Maori.

— J’en suis sûr ! appuya un instant plus tard Morneuse.

Robert de Frameraye acquiesça d’un hochement.

Au reste, il ne pouvait plus y avoir de doute. Un homme était penché qui devait être le chauffeur. Deux autres regardaient venir l’automobile des poursuivants.

— C’est eux ! c’est eux ! répétait fiévreusement Morneuse.

— Une panne ! exclamait de son côté Guillaume.

— Nous les tenons !

Au même moment, là-bas, le chauffeur rebondissait sur son siège. Tout de suite, voiture des bandits démarra.


IV


Pendant un très court intervalle, les poursuivants gagnèrent encore du terrain sur les fugitifs.

Ensuite, l’automobile de ceux-ci développant sa vitesse, il devint évident qu’elle était la plus rapide.

— Partie perdue ! grommela le vieux Frameraye.

— Une seconde panne n’est pas impossible ! riposta Guillaume.

C’était l’espoir frénétique de Gérard. Quoiqu’il n’eût rien discerné de précis, il n’avait pas le moindre doute : c’étaient bien les ravisseurs qui fuyaient là-bas. Tout le monde partageait son avis…

— Il y a un moyen d’en être à peu près sûr, dit Robert de Frameraye, c’est de les appeler.

— Nous attirons ainsi leur attention sur nous.

— Soyez tranquilles, ils nous auraient attendus, s’ils n’avaient pas de soupçons… et les soupçons ici font agir comme des certitudes. Appelons !

Successivement, Guillaume et Robert de Frameraye qui avaient des voix aussi retentissantes que des trompes, puis Takra et Morneuse et enfin tous ensemble interpellèrent les fugitifs.

La limousine continua sa route.

— Ce sont bien les bandits ! dit Gérard.

Personne n’en doutait. Au reste, la poursuite se manifestait de plus en plus vaine. Les fugitifs avaient disparu.

— Nous faisons du mauvais travail ! remarqua le vieux Frameraye… Ces gens n’auront pas la naïveté de suivre la même route. Ils prendront une traverse quelconque.

Il ne faisait qu’exprimer l’opinion générale.

— N’importe ! dit furieusement Morneuse… Il faut agir !

— Sans doute… mais au lieu de nous rapprocher d’eux tous avons maintenant neuf chances sur dix de nous en éloigner.

— Sans compter que nous allons manquer d’essence, appuya Guillaume.

Ils venaient de dépasser un hameau, un pauvre assemblage de cahutes.

— Allons jusqu’au prochain village… qui est au reste assez considérable.

— Allons !

Quelques minutes plus tard, ils s’arrêtaient dans le bourg de Brianges. Malgré l’heure avancée, il y avait de la lumière à l’Hôtel des Carpes, une auberge montée en grade.

Un personnage falot, au visage farineux, s’occupait de clore des volets. Il s’arrêta dans sa besogne à l’apparition de l’automobile.

Robert de Frameraye lui demanda :

— Croyez-vous, l’ami, qu’on puisse se procurer de l’essence ?

— On peut, pendant le jour !… La nuit, il faudrait réveiller du monde, répliqua gravement l’homme.

— Vous n’en avez pas à l’hôtel ?

— Nous avons de l’avoine, fit presque facétieusement l’autre… Pour l’essence, c’est à l’épicerie Chammel qu’on la tient… là-bas, tenez… où y a les volets rouges et verts…

— Vous n’avez pas vu passer une automobile ?

— L’en a passé plusieurs…

— Pas ce soir ?

— Si, une sur les huit heures… elle s’est arrêtée. Puis encore une… peut-être une demi-heure plus tard.

— Aucune autre ?

— Je crois pas. Peut-être oui, peut-être non !

— Un peu avant nous ?

— Oh ! alors, rien du tout…

— Si nous ne trouvons pas d’essence, avez-vous des chambres ?

— Combien que vous êtes ? Quatre… y aura de quoi loger. Du moins, je pense… Je suis pas le patron…

Les voyageurs s’entre-regardèrent :

— La piste est perdue ! grommela Frameraye.

Morneuse baissa la tête ; ses yeux se remplirent de larmes. L’action lui avait communiqué cette force qui est en elle, parce qu’elle est, par essence, la forme énergique de la foi. Maintenant qu’il fallait abandonner la poursuite directe, il sentait la fatalité s’abattre ; la douleur montait de toutes les profondeurs de l’âme :

— Que faire ? balbutia-t-il d’une voix chevrotante. Ah ! pauvre petite chérie !

Frameraye mit sa large main sur l’épaule de son ami :

— Espérer ! dit-il à mi-voix. Ne pas oublier qu’elle est sauve et que par suite, rien n’est perdu… Nous t’aiderons tous, sans lassitude… Tout notre temps est à toi… aussi longtemps que nous ne l’aurons pas retrouvée…

— Vous croyez donc ?… balbutia Morneuse,

— Fermement !… N’est-ce pas, Guillaume ?

Ainsi que Morneuse, Guillaume sentait cette vague tristesse qui, aux heures tragiques, suit l’action. Il était comme saisi dans les rets ; son activité vaine se concentrait en lui comme un poison :

— Oui ! répondit-il sombrement.

— Procurons-nous de l’essence, conclut Robert.

Guillaume se rendit avec Takra à la boutique désignée par le garçon d’auberge. Il fallut un moment pour réveiller l’épicier, dont la tête parut confusément à une fenêtre du premier étage :

— C’est vous qui frappez ? demanda-t-il d’une voix tremblante et hargneuse. Vous n’êtes pas les pompiers ?

— Nous sommes des voyageurs qui avons besoin d’essence.

— C’est pour ça que vous éveillez les honnêtes gens ? De l’essence… À minuit !…

— Nous payerons bien !

L’épicier ricana :

— La marchandise je la vends son prix… pas un liard de plus… pas un liard de moins… Mais ça serait pas injuste qu’on donne quarante sous pour le dérangement.

— Il y aura quarante sous…

Pendant que le bonhomme descendait, Guillaume de Frameraye dit :

— Il sera bon d’avertir la gendarmerie de l’endroit.

Quand les voyageurs revinrent aux Gerfauts, ils trouvèrent le garde-chasse qui les attendait. Il avait fait son enquête : il détenait une feuille de papier trouvée dans le salon, des fragments d’étoffe brûlée, une petite boîte en métal qui contenait du tabac dit scaferlati. Sur la feuille de papier, on avait écrit en grosses lettres : « Sa vie sera sauve si la police ne s’en mêle pas. »

— Merci, père Tardeneux, dit mélancoliquement Morneuse. Vous pouvez aller prendre du repos. Peut-être aurons-nous besoin de vous demain…

Pendant le retour, les quatre hommes avaient peu parlé, ils espéraient obscurément que Tardeneux aurait fait quelque découverte sérieuse.

— Cette petite boîte est assez particulière, dit Robert de Frameraye… Si nous arrivions à connaître le lieu de sa fabrication, peut-être ne nous serait-elle pas inutile… Quant au papier, je le tiens pour rassurant : ils n’en veulent décidément pas à la vie de Denise.

— Mais que veulent-ils ? gémit Morneuse.

Eux, dit sombrement Guillaume, ne veulent rien. Ils ne sont que des comparses… importants pour l’exécution… nuls pour le but. Du moins, je le suppose. Il existe en ce monde un homme qui dispose de moyens puissants et qui a un intérêt moral ou matériel à enlever Mlle de Morneuse. J’ai examiné toutes les hypothèses… celle-là seule demeure. Elle est vague, d’ailleurs. Il s’agit de la préciser.

Et il échangea un regard avec Takra. Le Maori se leva :

— Nous n’avons pas eu le temps d’examiner la piste avec attention, dit-il. Je vais le faire avec Neptune…

Il appela :

— Neptune !

Le chien qui dormait dans une encoignure, se leva à l’appel et suivit le Maori.

— Takra a compris que j’allais vous parler de choses intimes, fit Guillaume.

— Il est extraordinaire, ajouta Robert de Frameraye… Une nuance dans la voix… un coup d’œil de Guillaume lui font deviner certaines choses comme s’il avait le don de la télépathie…

Il y eut un silence. Guillaume demeurait troublé. Il dit enfin à Morneuse :

— Je suppose, monsieur, que vous êtes de mon avis ?

— Oui, répondit Morneuse, avec un sursaut… Votre supposition a tous les caractères de l’évidence. Seulement l’obscurité augmente plutôt : quel intérêt peut avoir ce personnage ? Je ne me connais pas de vrais ennemis, surtout puissants. Et Denise ?… Que peut-on vouloir à Denise ?

— Parfois, fit Guillaume rêveusement, on découvre des mystères dans les vies les plus droites, mystères qui ne dépendent pas des personnes vivantes, qui remontent aux morts !

— Rien de tel chez moi. Mes ascendants ne m’ont transmis aucun de ces legs étranges qui se transmettent dans certaines familles… Aucune énigme non plus dans l’existence de ma pauvre femme… morte toute jeune… le surlendemain de la naissance de Denise. Chez nous, tout est clair… net… rectiligne !

— Il n’est jamais rien arrivé à Denise qui…

Guillaume n’acheva pas, embarrassé.

— Si… Il y a quinze ans, Denise a disparu pendant une journée entière… Elle a été retrouvée dans la forêt, près de la cabane d’une bûcheronne…

— Ah ! exclama le jeune homme… Ça doit se rattacher au rapt d’aujourd’hui !

— Qui sait ? dit le vieux Frameraye… Assurément, l’hypothèse doit être étudiée… de même que cet enlèvement « repenti ».

— Beaucoup de motifs sont imaginables. Si l’homme d’aujourd’hui et celui d’alors sont le même, les Gerfauts doivent être surveillés depuis longtemps…

— Par qui, grand Dieu. Et pourquoi ?… gémit Morneuse.

Ses yeux devinrent fixes, pleins d’une horreur mystérieuse, tandis qu’il parlait à mi-voix :

— L’amour que j’ai pour elle est l’essence même de ma vie… Si je ne devais plus la revoir, j’aimerais mieux mourir !…

— Vous la reverrez, dit affectueusement Robert de Frameraye.

Guillaume méditait. Les conjectures se succédaient, tous les drames mystérieux qui agitèrent les humains depuis les origines.

— Je voudrais savoir, dit-il enfin, si vous connaissez bien tous les habitants du pays.

— Pas tous… les humbles m’échappent ; les notables sont des personnages timorés et honnêtes.

— Y a-t-il des étrangers ?

— Aucun.

— Des immigrants ?… Je veux dire des gens qui soient venus s’établir dans le village ou les environs.

— Du tout. Au rebours, c’est un terroir qui se dépeuple ; des départs, peu d’arrivées.

— Allons ! le mystère est complet ! soupira le jeune homme. Car il est par trop invraisemblable qu’un pauvre diable ait été chargé, dans ce terroir, et pendant tant d’années, d’une surveillance aussi anormale.

Guillaume baissa la tête, harcelé par un soupçon lancinant, qu’il avait déjà répété plusieurs fois et qu’il estimait absurde. Cette fois, pour des raisons obscures, il s’en préoccupa davantage :

— Personne ne faisait la cour à Denise ? demanda-t-il d’une voix rauque.

— Si… deux ou trois jeunes hommes insignifiants, tous incapables d’une action violente ! répondit Morneuse avec mélancolie.

Déjà Guillaume s’était ressaisi et, songeant que cinq ou six individus avaient participé à l’enlèvement :

— Il faudrait supposer, dit-il, des complicités trop extraordinaires, pour des personnages insignifiants… Celui qui a organisé l’enlèvement est un bonhomme redoutable.

Il s’était levé. Dressé de toute sa grande stature, le visage roide et les pupilles dilatées, il apparaissait doué des énergies farouches de l’homme primitif et des ressources subtiles de l’intelligence.


V

À la suite des plaintes déposées par Morneuse, la justice avait « informé ».

La magistrature et la gendarmerie s’occupaient mollement de l’affaire et l’on avait mis à la disposition du comte un policier choisi au hasard, Charles Saville, personnage déjà vieux, qui passait pour avoir plus d’expérience que de flair. C’était un petit homme d’allure chétive, le visage terni, les yeux presque absorbés par des paupières violescentes.

Il se renseigna avec soin ; il écouta tout le monde avec attention et bonne volonté, disant :

— Je ne me fais pas d’opinion fixe… Je tâche de ne pas me mettre en contradiction avec les faits.

Intelligent et indécis, il avait des lettres ; il citait parfois des auteurs presque toujours classiques. Quand il eut entendu Morneuse, les Frameraye et Takra, le père Tardeneux, qu’il eut examiné dix fois les documents, il conclut :

— Une des affaires les plus obscures que j’aie vu se produire pendant ma carrière. Nous n’avons littéralement aucune piste ; nous baignons dans les conjectures… Mon avis est qu’il faut tenir compte de la menace des ravisseurs… agir aussi discrètement que possible…

— Tant que nous n’aurons aucun moyen d’atteindre matériellement les coupables, ajouta Guillaume, on peut laisser faire la justice… Le jour où nous connaîtrons le gîte, je crois qu’il faudra n’employer, d’abord, que nos propres moyens… Mlle de Morneuse et Catherine délivrées… la gendarmerie pourra intervenir.

Une fièvre contenue desséchait Gérard. Il dormait à peine, Il s’éveillait avec des battements de cœur qui l’exténuaient.

— Comme il est évident, reprenait Guillaume, que la vie de M. de Morneuse et de Denise a été suivie par celui qui organisa le rapt, nous nous renseignerons, aussi minutieusement que possible, sur tous les habitants du village, de la forêt et des environs…

— C’est élémentaire, approuva Charles Saville. Du reste, l’attentat lui-même a été trop magistralement préparé pour qu’il n’y ait pas eu, ce jour-là, une surveillance étroite… On a connu le départ de M. de Morneuse… l’isolement des deux femmes… Tout à la fois, on vous suivait à la Chameronde et on préparait l’attaque aux Gerfauts. Il faut organiser des filatures délicates.

— Nous vous aiderons, dit Guillaume. Mon ami Takra vous apportera son expérience et un admirable instinct.

— Je compte aussi sur votre chien, dit en souriant Saville… il m’a paru extraordinaire.

— Il l’est… Le père Tardeneux n’est pas négligeable… il connaît à fond le pays et ses habitants. Voulez-vous que nous commencions l’enquête par lui ?

— Je vais le faire venir, dit Morneuse.

— Te crois préférable d’aller chez lui, repartit Guillaume.

— Moi aussi, appuya le détective, Il faut autant que possible voir les gens dans leur milieu. On recueille ainsi des témoignages plus vivants et plus probants.

— Comme vous voudrez, dit Morneuse d’un ton morne…

La maisonnette de Tardeneux était située en pleine forêt. À peine si l’on avait maintenu autour un arpent de terre où le vieil homme cultivait des pommes de terre, des haricots, des pois et d’autres légumes. Il entretenait aussi des fleurs, et il obtenait des iris, des glaïeuls, des roses, des lis à foison.

La maison était faite de meulières, avec un toit de bardeaux ; on apercevait à droite un poulailler, à gauche une hutte à porcs, et sur le toit un colombier.

Au moment où Morneuse, Guillaume, Takra et le détective se présentèrent, Tardeneux était absent. Ils ne trouvèrent qu’une jolie fille, légère comme un chevreuil, la chevelure noire aux reflets de cuivre, et les yeux gris, du gris des nuages ardoisés.

Elle décelait un charme sauvage et flexible : son teint gardait une fraîcheur due à l’ombre des bois ; ses pieds et ses mains n’avaient pas la lourdeur des pieds et des mains rustiques.

Attirée par le bruit des pas, elle se tenait sur le seuil de la maison, aux aguets.

À la vue de Morneuse, sa bouche rouge s’ouvrit en un sourire auquel les dents donnaient un éclat de nacre humide :

— Bonjour, Louise ! fit Morneuse avec attendrissement.

La jeune fille évoquait des souvenirs que la catastrophe rendait amers. Elle avait jadis partagé les jeux de Denise.

C’était une créature douée de la gaieté et de l’insouciance des rouges-gorges. Le regard de Morneuse la fit se souvenir de la catastrophe. Son visage s’assombrit. Elle demanda :

— Pas de nouvelles, monsieur ?

— Aucune nouvelle, Louise. Où est le père ?

— Il n’est pas loin… il va revenir… à trois heures, qu’il a dit…

Tardeneux parut bientôt, précédé de son long retriever.

Ayant invité les visiteurs à entrer dans son logis, il les mena vers une chambre dont les meubles, presque tous taillés de sa main, révélaient un certain goût, démenti par de larveuses estampes et de sinistres images coloriées.

— Père Tardeneux, dit Morneuse… ces messieurs vont faire une enquête sur les gens du pays : ceux qu’on ne connait pas très bien. Ils comptent sur vous pour les aider.

— Ils le peuvent, monsieurlie comte.

Le garde-chasse réfléchit un bon moment et reprit :

— Tant qu’à ceux autres que je ne connais pas, je connais un peu tout le monde… Y a pas beaucoup de mauvais gas dans le pays… Ceux qui braconnent, y ne m’ont jamais tiré dessus et ils ne croient pas mal faire… C’est leur idée de père en fils que les bêtes sauvages, c’est à tout le monde. Le plus détestable, c’est le Maujars… il est sournois… il a des fréquentations hors du pays… Des fois il s’esquive pendant des deux, trois jours… il s’en va loin, quoi !…

— Quel âge a-t-il ? demanda Guillaume.

— Une pièce de quarante-trois à quarante-cinq ans.

— Il n’a jamais commis de délit grave ?

— Il a tué des milliers de lapins, de lièvres, de perdrix, de grives… il a abattu beaucoup de chevreuils… même des cerfs. Il est difficile à attraper. I’m’en veut : j’y ai fait avoir des contraventions… amende et prison.

— Vous ne vous êtes jamais battus ?

— Jamais. Quand je le prends en flagrant délit, il se fait une raison… il blague même… De son métier, il est sabotier… un sabotier qui ne fait pas beaucoup de sabots.

— Nous le retenons, dit Guillaume. Ensuite ?

— La Christine Marvy, elle espionne les gens… elle fait des voyages jusqu’à Chameronde… Y a ben encore les gas Poileu et un vieux qui vit au coin de la route… qui a des allures et qui ne cause point. C’est tout. Peut-être y a que Maujars qui soit un peu « ségulier ».

— Et dans les villages voisins ?

— Ça devient plus difficile. Faudrait demander à ma belle-sœur, qui habite Tannery, puis au gardien du château de Pierrenoire… qui connaît tout le pays. Ma belle-sœur est très répandue… Elle va, elle vient… Elle a été une mère pour Louise.

— Nous irons la voir… ainsi que le gardien de Pierrenoire. Où trouve-t-on le Maujars ?

— Partout dans les bois… et par hasard dans sa cahute où je vous conduirai, si vous voulez.

Guillaume hésita. Peut-être valait-il mieux surveiller Maujars.

— Qu’en pensez-vous ? dit-il au détective.

— S’il est pour quelque chose dans l’affaire, répondit celui-ci, même très indirectement, il doit être sur ses gardes… En tout cas, il vaudrait mieux que je n’en sois pas. Je vais demander son casier… qui révélera Sans doute des choses que le garde ignore.

— Nous irons seuls, Guillaume, intervint Morneuse. Je sais où est la hutte de Maujars…

— je ne serais pas fâché que Takra le voie… Takra a un sens parfait des physionomies.

— Soit.

Quand on arriva à la hutte de Maujars, on la trouva close. C’était une misérable construction faite de pierres et d’argile, avec un toit de bardeaux mal posés. Il y avait un banc grossier près de la porte et, sur ce banc, un tablier visqueux.

Takra fit flairer cette guenille à Neptune.

— Cherche ! dit Guillaume.

Neptune suivit une sente qui partait de la cahute et parut découvrir une piste encore fraiche… Un aboiement bref aussitôt étouffé, retentit.

— Il y a du monde, remarqua Guillaume.

Quelques minutes plus tard, on vit une silhouette d’homme et une silhouette de chien-loup.

— Maujars ! murmura Morneuse.

— Surtout, chuchota Guillaume, n’ayez pas l’air de le chercher… Il est logique que nous le questionnions, car nous questionnerions n’importe qui a pu voir quelque chose le soir du rapt.

Maujars marchait à pas lents : son chien, ayant fait mine de rejoindre Neptune, il le rappela.

Après trois ou quatre minutes, Gérard, Guillaume et Takra arrivèrent à la portée du drille. Il tira sa casquette à Morneuse.

Maujars, individu trapu, aux cheveux alezan, aux yeux de pie, avait un profil dur et régulier, une bouche énorme, où l’on pouvait apercevoir un assortiment de dents jaunissantes :

— Salut, m’sieu le comte ! fit-il d’un ton où se mêlaient du respect et du sarcasme.

— Bonjour, Maujars ! Je ne suis pas fâché de vous rencontrer, riposta Morneuse.

Le braconnier s’arrêta et considéra avec méfiance Guillaume et surtout Takra. Les deux chiens se flairaient. Ils offraient des analogies de structure, encore que Neptune fût plus grand et eût les pattes plus musculeuses.

— Vous savez ce qui m’est arrivé, Maujars ?

— Ça na fait de la peine, malgré les contraventions, répondit Maujars. Et puis c’était pas sa faute à elle, qu’était tout plein gentille.

— Voyons, Maujars, si tout le monde faisait comme vous, il n’y aurait plus de gibier.

— Le gibier est à tout le monde ! affirma sauvagement le braconnier.

Il continuait à diriger des regards cauteleux vers le Maori.

— Maujars, reprit Morneuse d’une voix triste, nous cherchons la trace des criminels. Tous ceux qui ont vu ou entendu quelque chose peuvent nous venir en aide.

— Comme de juste ! acquiesça le drille.

— Vous qui allez partout la nuit… vous auriez pu…

— J’ai rien vu… rien ! se hâta d’interrompre Maujars… Mais j’ai entendu des coups de feu… trois à ce qu’y m’a semblé…

Oui… un dans la direction du château… deux près du village… Celui du château était plus faible…

Cette déclaration étonna Gérard et Guillaume. Elle semblait annoncer qu’une escarmouche s’était produite aux Gerfauts mêmes.

— Vous n’avez pas eu la curiosité d’aller voir ?

— On tire souvent des coups de feu dans le pays… J’étais loin, de l’autre côté… J’avais mieux à faire.

— C’est tout ce que vous savez ?

— Par moi-même, v’là tout ce que je sais… C’est seulement au matin que j’ai appris l’enlèvement de la demoiselle et de la servante.

Il se mit à rire d’un rire sardonique et amer :

— Je suppose qu’on m’a soupçonné et que peut-être on me soupçonne encore… Tant pire pour moi et tant pire aussi pour eux autres… Quand on se trompe de piste, la bête se sauve…

Takra chuchota à l’oreille de Guillaume :

— Cet homme n’a rien fait et ne sait rien !

Maujars surprit le mouvement du Maori et ricana :

— Qu’est-ce qui dit çui-là ?

— Il dit que vous êtes complètement étranger à l’affaire.

Le braconnier regarda Takra avec ébahissement.

— Il est sorcier ?

— À peu près, dit tranquillement Guillaume. Si vous avez quelque chose à cacher, il vaudra mieux ne pas avoir affaire à lui.

— Moi d’abord, j’ai rien à cacher… On sait ce que je fais. On m’attrape quand on peut… mais si y a quelqu’un à qui j’ai seument fait tort d’un liard, qu’y se présente !

— Il ne se présentera pas, fit le Maori.

— Ça veut dire que vous me croyez honnête ?

— Excepté pour le gibier.

Maujars eut un ricanement sournois.

— Les bêtes c’est à Dieu et au diable. Un chevreuil i s’lève lui-même… un lièvre aussi… Ça ne fait rien… Vous m’avez fait plaisir… et si je puis vous rendre service, vous verrez que j’suis pas un blagueur.

— J’en suis sûr, dit gravement le Maori. Et je crois que vous pourrez être utile à M. de Morneuse.

— Si c’est pour la demoiselle, foi de Maujars, je vous aiderai de toutes mes forces.

— Je vous remercie, dit Morneuse, et je ne serai pas ingrat.

— Qu’est-ce que je peux faire ?

— Nous rapporter les démarches des gens du pays, dit Guillaume… lorsqu’elles auront l’air louche…

— Sauf la maraude et le braconnage, je suis votre homme.

— Je reviendrai vous voir, dit Takra.

Ses longs yeux noirs se fixèrent sur les yeux de pie du sabotier.

— C’est vrai que vous avez un satané regard ! exclama celui-ci. Ben ! j’ai rien à cacher, je vous attends.

— Je m’entendrai avec cet homme, dit Takra lorsque Maujars se fut éloigné. Il nous aidera pour le gars Poilou et peut-être pour Christine Marvy.

Morneuse écoutait le Maori : il avait en lui cette confiance que les hommes réfléchis ont dans les hommes d’instinct.

— Où habite Christine Marvy ? demanda Guillaume.

— Nous allons passer devant sa maison.

Il prit la direction du village. L’arrivée des trois compagnons surexcita les femmes : elles surgissaient sur le seuil des portes avec des visages qui, malgré l’impassibilité paysanne, décelaient une curiosité vive.

— Voilà la Christine, fit Gérard à voix basse.

Guillaume aperçut une femme à la face plate et verdâtre, avec un nez en pied de marmite et d’énormes oreilles comparables à des crêpes. Elle tricotait un bas de laine, assise sous son auvent ; elle se tourna vers Morneuse et le salua d’une inclinaison de tête.

— Qu’est-ce que vous en pensez, Takra ? demanda Guillaume.

— Rien encore, dit le Maori. Je n’ai découvert aucune trace de trouble à notre passage. Les yeux sont restés impassibles… La bouche n’a pas eu une ride de plus ou de moins. Mais elle n’est pas rassurante, elle est cachée, hypocrite et sans cœur. Maujars doit la connaître.

— Il la connaît certainement, dit Gérard. Et je soupçonne qu’elle a aidé souvent à cacher du gibier.

— Alors, si vous voulez bien, je m’en occuperai.

Quand ils arrivèrent aux Gerfauts, il n’était pas encore cinq heures.

— Nous avons encore du temps devant nous, dit Guillaume. Qu’est-ce que le gars Poilan ?

— Le fils du maréchal-ferrant. Mon jardinier le connaît bien. Et désavantageusement : c’est un maraudeur. Il ne volerait probablement pas d’argent, ni de bijoux, ni d’outils, mais il ne se gêne pas pour prélever une dîme sur les fruits et les légumes, à condition que ces fruits ne soient pas encore cueillis ni ces légumes récoltés.

— C’est la morale du Maujars ?

— Pas tout à fait. Maujars n’a jamais dérobé un chou ni une poire… Je vais faire venir le jardinier.

Le jardinier se présenta sous les espèces d’un quadragénaire, si voûté qu’il en semblait bossu, avec une bonne tête velue, des yeux de barbet sur lesquels s’abattaient des sourcils énormes :

— Père Garan, dit Morneuse, dites-nous ce que vous pensez du gars Poilan ?

— Pas de bien, monsieur, sauf respect, c’est un cochon et c’est pas son père qui me démentirait. Y veut rien fiche… y maraude… y fait des trucs. Jusqu’alors, il a volé que d’la denrée… dans la terre… mais faura voir !

— Quel âge a-t-il ? demanda Guillaume.

— Dix-neuf ans !

Le jeune homme haussa les sourcils :

— Croyez-vous qu’il soit au village ?

— Nenni ! C’est foire à Servole… Sûr et certain qu’il y est.

— Croyez-vous, père Garan, qu’il puisse être mêlé d’une façon quelconque au crime ?

— Ça m’étonnerait. Vu que c’est pas son genre. Pis, j’ai idée qu’il aimait ben not’demoiselle. Elle l’a deux fois tiré de mes pattes, rapport à des pommes de terre et des pêches…

— C’est bien, père Garan, soupira Morneuse, que ce rappel du passé agitait.

Le père Garan se retira.

— Il est bien peu probable que ce garçon de dix-neuf ans ait participé à rien, ni avant, ni après, conclut Robert de Frameraye, qui avait assisté à l’interrogatoire.

— En bonne police, rien n’est improbable, intervint le détective.

— Probable ou improbable, l’examen du gars Poilan est remis à plus tard, dit Guillaume… Je voudrais aller voir la belle-sœur du garde-chasse et ce gardien du château de Terrenoire.

— Je vais faire atteler le vieux break, dit Morneuse… à défaut d’automobile…

La belle-sœur du garde-chasse logeait dans une maison littéralement noyée sous les fleurs et les feuilles : glycines, capucines, lierre, vigne sauvage, chèvrefeuille. Cette énorme commère, ventrue et mamelue, les joues en cornemuse, avait des yeux qui riaient au sein d’une couche de saindoux.

Elle ne parut pas étonnée de la visite, elle interrompit le malaxage d’une pâte dont devaient naître des tartes, et se porta cordialement à la rencontre de Morneuse, qui précédait Guillaume et Takra.

Dans le fond de la salle, une deuxième femme était assise, une créature aussi efflanquée que la commère était grasse, et dont les yeux profondément enfouis dans les orbites avaient des lueurs orange.

Quand Morneuse eut exposé le sujet de sa visite, la grosse femme glapit :

— C’est pas pour dire… Mais je connais tout le monde à Tannery et tout le monde me connaît. Si vous voulez mon opinion, y a qu’un seul mauvais homme ; c’est celui qui tient le cabaret du Chat Bleu. Cependant, je crois pas qu’il soit « suspeptible » de s’être mêlé à la chose. Il est voleur, mais avec les pauv’ gens…

— N’y a-t-il pas des gens mystérieux, demanda Morneuse, des gens qui ont des habitudes un peu suspectes ?

— Je n’vois pas ça… Rien que la vieille Catau… qui est bien suspecte et même folle… Elle bouge pas de sa maison et elle a près de quatre-vingts ans. S’pas, madame Sambreuse, y a pas beaucoup de mystère à T’annery ?

La femme qui se tenait au fond de la chambre répondit d’une voix blanche :

— C’est un endroit tranquille !

Elle tourna vers les visiteurs un visage marqué d’un nombre indéfini de tannes, un visage huileux, aux lèvres sirupeuses, Elle avait l’air misérable et résigné.

— Il ne s’est jamais rien passé à Tannery, grommela-t-elle, depuis le crime de la mare aux Crapauds…

— Vous voyez ! dit la commère. Tout le monde n’est pas bon ici. On trouve des gens qui n’ont pas plus de cœur qu’une couleuvre, mais pas de criminels.

— Nous ne l’avons pas pensé, intervint Guillaume. Nous voudrions seulement connaître ceux qui ont des relations un peu singulières, hors du village.

La commère réfléchit un instant :

— Ça non plus. Y a ceusses qu’ont des affaires… Y à ceusses qu’ont de la famille… Mais rien de rare ou alors, je n’sais pas. S’pas Madame Sambreuse ?

— Y’me semble. C’est tout comme vous qui avez votre beau-frère aux Gerfauts… et moi qui ai ma sœur…

— À Chameronde, acheva la commère.

— La dame Sambreuse eut un geste résigné.


— Nous n’avançons pas, dit chagrinement Morneuse quand il se trouva dans le break avec ses compagnons.

— Je n’espérais pas grand’chose de cette visite, dit Guillaume.

Takra se taisait.

— Qu’en pensez-vous ? demanda le jeune homme.

Le Maori leva lentement le bras et dit :

— Notre visite a troublé la femme maigre.

— Vous en êtes sûr ? demanda Guillaume.

— À peu près. Pourquoi elle la troublée, je ne sais pas. Mais elle sait des choses que ne sait aucun de ceux que nous avons vus jusqu’ici.

— Des choses concernant le crime ? exclama avidement Morneuse.

— Non… où pas directement… Mais des choses qui vous concernent.

— Il faudra aller à Chameronde ? interrogea Guillaume.

— Oui…

Le break, à la sortie du village, s’était engagé sur une route montante, dont un côté était dominé par des roches. Morneuse tenait nerveusement les rênes.

— Qu’est-ce qu’elle pourrait savoir ? dit-il au Maori.

— Je ne sais pas. Mais certainement elle est mêlée à votre vie…

— Je ne la connaissais pas.

— Elle vous connaissait.

Le break traversa un village dont les maisons étaient égrenées sur une pente douce et l’on vit apparaître deux tours de hauteur et de forme inégales : l’une carrée et l’autre ronde.

— C’est le château de Terrenoire, annonça Morneuse.

Les visiteurs furent reçus par un vieil homme agile, aux yeux roux, le teint frais et dont le visage produisait une longue barbe rectangulaire. Il reconnut Morneuse qu’il avait rencontré parfois, sans avoir jamais échangé aucune parole avec le gentilhomme, et salua avec une déférence grave.

Il n’ignorait pas le rapt de Denise et, dès les premiers mots, il montra une sympathie discrète.

— Il est vrai que je dois connaître beaucoup de gens, dit-il. Depuis le temps que je garde ce domaine. Moins cependant qu’il ne semble, Ceux que je fréquente assidûment sont assez rares… les autres ne me sont connus que par à peu près. Vous comprendrez, monsieur le comte, que je ne puis en aucun cas assumer le rôle de dénonciateur ?

Il avait conduit les visiteurs dans une vaste salle cintrée, aux fenêtres assez basses, d’où l’on apercevait des herbages et une forêt :

— La salle des gardes ! avait-il dit en offrant à Morneuse et à ses compagnons de vieux sièges bien sculptés et peu confortables :

— On ne demande rien qui ressemble à une dénonciation ! répondit Morneuse. Au reste, nous ne croyons pas qu’il existe dans le pays des gens qui, de près ou de loin, aient participé au crime. Mais certains ont pu le faciliter par leurs rapports avec des inconnus. J’ai des raisons sérieuses de croire que mon existence a été surveillée, que beaucoup de mes démarches ont été signalées à l’homme qui a fait enlever ma fille. Ceux qui m’ont surveillé peuvent avoir totalement ignoré la raison de leur surveillance.

— C’est juste ! dit le vieil homme. Eh bien ! permettez-moi de réfléchir pendant quelques jours. J’ai besoin de rassembler mes souvenirs.

Il eut un sourire de coin :

— Ne suis-je pas moi-même un personnage assez mystérieux ? dit-il. Je garde le château de la Belle au Bois Dormant… Je me livre à des travaux de nécromancien, et j’ai des relations lointaines, parfois secrètes !…

— Pourquoi ce château n’est-il plus habité ? demanda machinalement Guillaume.

— C’est ce que j’ignore. Vous savez qu’il appartient à la duchesse de Marcilles, qui est née Terrenoire, fille du dernier marquis de Terrenoire, Elle a habité le château jusqu’à l’époque de son mariage, et, depuis, elle n’y a jamais reparu.

— Jamais ?

— Jamais. Elle n’y a même pas fait une visite.

— Vous ne savez pas pourquoi ?

— Pas plus que je ne sais le chinois. C’est un secret que je n’ai pas cherché à pénétrer. On m’a mis dans ce château avec deux jardiniers. Je surveille son nettoyage et son entretien, et je l’aime profondément. J’ose espérer qu’on me permettra d’y finir mon pèlerinage.

— Vous connaissez Mme de Marcilles ?

— Peu. Très peu. Sans doute la connaîtrai-je un peu mieux prochainement, car elle se propose de passer enfin quelque temps au château… deux mois, si je suis bien renseigné.

Il se tut, il attendit de nouvelles questions qui ne vinrent pas, et dit :

— Peut-être cela vous plairait-il de visiter le château ? Il y a quelques vestiges curieux des temps barbares.

Morneuse répondit :

— Nous serions enchantés de faire cette visite. N’est-ce pas, Guillaume.

Tokra s’inclina en silence.


Le vieil homme les mena de salle en salle, en faisant admirer les meubles séculaires et les sites qu’on voyait des fenêtres. Attardé dans une chambre de torture, il expliqua avec complaisance le maniement des instruments, et il donna de longs détails sur les cachots et les oubliettes.

— Les Terrenoire ont été longtemps parmi les plus fauves, les plus féroces du pays, remarqua-t-il avec une nuance de vanité ! Les bourreaux ne chômaient point ! C’est par milliers que les vaincus et les vilains furent hissés aux potences ; le sang ruisselait dans la chambre de torture, les oubliettes ont été comblées de cadavres. Oui, les Terrenoire étaient des exterminateurs !… Les loups et les tigres sont plus doux.

Il se complut un moment dans ces souvenirs et reprit :

— Ces mêmes Terrenoire devinrent des gentilshommes très policés sous Louis XIII et Louis XIV, encore qu’ils eussent un faible pour le massacre des sorciers et des sorcières. Sous Louis XV, ils se raffinèrent. Le marquis Jacques de Terrenoire, épris de liberté, combattit avec Washington ; sous la Révolution, il partagea les convictions des Girondins et ne put éviter l’échafaud. Son portrait est là-haut, dans la tour ronde… Avez-vous le courage de monter une cinquantaine de marches ?

— À coup sûr, fit Guillaume, qui écoutait le bonhomme avec complaisance.

— Je vous attendrai ici, dit Morneuse, je me sens un peu las.

Le vieux gardien le regarda avec une vague compassion ; il avait, lui, des jambes sèches de chevreuil et un souffle de vieux loup.

— Nous avons laissé le portrait dans la tour ronde, remarqua le gardien tandis qu’ils gravissaient un escalier en hélice, parce que le marquis Jacques en avait fait son séjour de prédilection. Vous verrez la marquise, sa femme… une des plus délicieuses créatures de l’époque…

— Elle n’a pas péri sur l’échafaud ?

— Si, quelques jours avant Thermidor… Nous y voici…

Il ouvrit une porte de chêne et l’on vit une chambre hexagone, dont un côté était beaucoup plus long que les autres, meublée d’un grand lit carré à la courtepointe de satin jaune fané, de quelques chaises et d’un secrétaire de Boulle, Au mur, deux portraits qui eussent pu être peints par Mme Vigée-Lebrun.

Le premier montrait la jeune marquise en robe amarante, la coiffure haute, le visage à la mode de l’époque, car on dirait que les époques ont chacune leur genre de visages ; un délicieux visage, malicieux, mutin, à fossettes, avec des yeux immenses, un peu écartés, qui exprimaient ce grand bonheur de vivre dont parlait Talleyrand :

— N’est-ce pas, elle est exquise ? demanda le gardien.

— Merveilleuse, répondit Guillaume, qui demeura trois minutes à la contempler.

Takra fit un vague signe d’adhésion. Les tableaux, les portraits, les bibelots, les meubles l’intéressaient aussi peu que les machines patibulaires, les instruments de torture et les oubliettes l’avaient captivé. Il n’était pas fâché de constater que les Européens avaient été plus barbares que les Maoris.

— Voilà le marquis Jacques de Terrenoire, dit le gardien en écartant un rideau qui jetait de l’ombre sur le portrait.

Guillaume fit trois pas, leva la tête et tressaillit. Jacques de Terrenoire devait être blond, — ce que la poudre dissimulait. Il avait un visage délicat et d’apparence sensitive, des yeux turquins, aussi grands que ceux de la marquise, et pétris de lumière, une bouche charmante sur laquelle errait un sourire

— Voyez donc Takra ! fit le jeune homme en saisissant le bras du Maori.

Ils demeurèrent les yeux avidement fixés sur le marquis Jacques.


VI

Morneuse, les deux Frameraye, Takra et le détective continuaient leurs recherches : C’est Guillaume et le Maori qui menaient l’enquête.

À plusieurs reprises le jeune homme était retourné au château de Terrenoire. Le gardien l’accueillait avec une faveur croissante, et Guillaume avait pu examiner tout ce qui l’intéressait. Takra, par la forêt et les champs, surprenait les démarches secrètes des rôdeurs et des êtres énigmatiques. Le détective procédait à des informations d’ordre judiciaire.

Plusieurs fois, Guillaume et Takra se rendirent à Chameronde et voyagèrent dans le département voisin.

Un soir, Guillaume dit à Morneuse :

— Peut-être tenons-nous une piste… Mais il faut bien avouer que nous n’avons trouvé aucune trace physique de l’enlèvement… Takra a tout relevé. Il connait maintenant, à deux lieues à la ronde, les habitudes des hommes et des femmes suspectes. Tous les recoupages nous ramènent à deux causes… une cause ancienne et une cause immédiate.

Morneuse écoutait passionnément :

— Une cause ancienne… une cause immédiate ?

— La première se rattache à des origines de race… la seconde devrait nous livrer l’homme qui a ordonné l’enlèvement…

Les yeux de Morneuse étincelaient presque sauvagement :

— Qui ? clama-t-il en serrant les poings. C'était le soir ; par la fenêtre ouverte arrivait l’odeur délicieuse des fenaisons ; l’étoile Aldébaran suspendait un rubis palpitant à l’horizon :

— Il vaut mieux que vous ne le sachiez pas encore, dit Guillaume… Malgré tout vous devez craindre votre emportement… et remarquez bien que rien n’est sûr. L’hypothèse que j’ai faite est vacillante, mais c’est la seule que les circonstances permettent actuellement de faire… Laissez-nous quelque temps encore !

— Soit ! fit Morneuse avec une résignation qui lui rétrécissait le visage… Ah ! pourquoi m’avez-vous donné cette espérance ?

— Parce que nous allons être absents, Takra et moi-même.

— Et moi ? cria Morneuse avec emportement.

— Nous allons mener une existence de coureurs des bois, répondit Guillaume… à laquelle vous n’êtes pas adapté… Puis, nous sommes des inconnus… tandis que vous, épié depuis près de dix-huit ans, vous seriez nécessairement signalé… Donc votre présence risquerait de compromettre l’expédition…

— Vous avez raison, hélas ! gémit Morneuse.

Trois jours plus tard, Guillaume de Frameraye et Takra se trouvaient avec Neptune dans la forêt historique de Saguerannes, dite forêt des Loups-Rouges, où les Jacques avaient jadis résisté opiniâtrement aux troupes du duc de Monteragues, et d’où il avait fallu dix ans pour les débusquer.

C’était dans le dernier tiers du jour : un soleil violent s’abattait sur les ramures :

Guillaume dit, avec une nuance de lassitude :

Elles n’ont pas passé par ce domaine.

— Non ! fit péremptoirement Takra.

Ils avaient fouillé les bois, les plaines, les collines, les villages et même pénétré dans le château de Saguerannes, le jour comme des voyageurs égarés, la nuit comme des maraudeurs. Ils n’avaient pu entrevoir le marquis de Saguerannes.

— Notre piste est peu sûre ! reprit Guillaume.

— Ici, elle n’existe pas. Mais je crois que vous ne vous êtes pas trompé ! répondit gravement le Maori…

Il y eut une sorte de rumeur dans les futaies ; on entendit le bruit d’une chevauchée, et bientôt quatre cavaliers apparurent sur la route.

Le premier précédait d’assez loin les autres, qui étaient vraisemblablement des serviteurs.

C’était un quinquagénaire au visage ombrageux, au nez en rostre, aux pommettes fortes, aux yeux pers et topaze qui décelaient une vitalité ardente, une sorte de fierté cruelle,

— Ce doit être le marquis, murmura Guillaume.

— Nous allons le savoir.

Takra excita sournoisement le chien Neptune, qu’il tenait par son collier. Quand la chevauchée fut proche, il lâcha la bête qui bondit sur la route avec des aboiements impétueux et se précipita vers le cheval. Celui-ci se cabra tandis que le Maori disait d’une voix éclatante :

— Ici, Neptune !

Neptune obéit.

— Faites des excuses ! chuchota Takra.

La haute stature de Guillaume apparut au bord de la route : le jeune homme cria :

— Monsieur, veuillez nous excuser…

Le cavalier arrêta sa bête ; ses prunelles de feu se fixèrent sur l’intrus ; il grommela :

— C’est bien… mais ignorez-vous que cette partie de la forêt n’est pas ouverte aux étrangers ?

— Je ignore, répondit Guillaume.

— Vous le savez maintenant…

— Non pas, monsieur… Seul le propriétaire de la forêt…

— C’est moi.

Takra avait surgi à son tour ; son aspect parut surprendre le cavalier plus encore que l’aspect athlétique de Guillaume.

— Vous êtes donc, monsieur, le marquis de Saguerannes ?

— Sans doute ! répartit dédaigneusement le cavalier.

— Je m’excuse encore, reprit le jeune homme.

— L’endroit est dangereux ! dit le marquis. Il y a des pièges… Je vous engage à sortir du bois par la route.

Les deux hommes se saluèrent ; la chevauchée disparut sous les hautes ramures.

— Eh bien, Takra ? demanda Guillaume.

— Celui-là est capable de grandes violences, répondit le Maori. Sa volonté ne doit fléchir que devant la mort.

Guillaume hocha la tête et demeura rêveur :

— Comment savoir ? chuchota-t-il enfin… Nous n’avons aucune certitude.

— Un ennemi peut toujours déterrer une arme ! répondit lentement Takra.

— Vous voulez parler du comte de Maurannes ?

— Oui.

— Ces haines de race n’ont plus la force de jadis.

— Je crois la vieille femme…

Ils marchaient sur la route comme l’avait recommandé de Saguerannes. Ces beaux hêtres rouges, ces rouvres trapus et ces ormes fabuleux avaient vu les marquis régner sur ces forêts comme les rois sur la France.


À la forêt réservée succéda une forêt où les voyageurs avaient droit de passage.

Une plaine coupa les futaies, une île parmi les arbres, qu’occupaient un village, des emblavures, des herbages, puis les bois recommençaient.

Des heures avaient passé. Guillaume et Takra étaient sortis du domaine des Saguerannes par la traverse. Ils s’arrêtèrent auprès d’une cahute : une vieille femme avançait son profil ibérique dans la pénombre de l’entrée et darda des yeux de louve sur les deux hommes.

Elle s’adressa à Takra :

— Avez-vous vu le bandit ? demanda-t-elle d’une voix frémissante.

La haine sourdait d’elle comme la source du roc. Takra savait que le marquis avait fait emprisonner le fils de la vieille femme.

— Les arbres de la forêt ont porté des centaines de pendus ! dit-elle… J’ai encore dans les oreilles la voix de mon arrière grand-père… Il avait cinquante ans le jour de la Révolution !… Les Saguerannes ont tué les hommes comme des loups et des cerfs… Le marquis a le cœur et l’âme de ces monstres… Il les retrouvera en enfer…

Takra et Guillaume l’écoutaient avec patience. Le Maori demanda :

— Les Maurannes étaient leurs ennemis… mais le comte a-t-il hérité de leur haine ?

La vieille femme fit entendre un rire aboyant :

— La haine du mâtin et du loup…

— Est-il difficile de voir le comte ?

Les pupilles de la femme se dilatèrent :

— C’est-y que vous en voulez au Saguerannes ?

— Peut-être ! répondit évasivement Takra.

La bûcheronne cilla :

— Il accueille pas fort les étrangers, non… Mais, sauf respect, je vais vous donner un conseil… Faites-y entendre que vous n’aimez pas le marquis. Attendez… je vas vous mener… si vous ne connaissez pas le chemin…

— Nous le connaissons mal.

La vieille se mit en route ; elle avait gardé le pas élastique des bêtes sylvestres. En une demi-heure, elle atteignit une antique allée d’ormes, au fond de laquelle on apercevait une longue pelouse et un château Renaissance.

— Montez jusqu’à la grande porte… Vous trouverez un vieux concierge… Son grand-père gardait déjà l’entrée du château…

Elle considérait avec une joie furtive et avide l’écu de cinq francs que Frameraye lui avait glissé dans la paume.

— Vous vous entendrez avec le comte… Les Maurannes ont toujours eu la main ouverte.

Les compagnons se dirigèrent vers le château. Des chiens aboyèrent.

Un vieillard montra sa tête couverte de poils sel et moutarde, et, sur la pelouse, Guillaume aperçut une fille flexible, de haute taille, aussi blonde que Denise, qui caressait un dogue, L’herbe d’émeraude la faisait paraître plus argentine ; une grâce légendaire émanait de toute sa personne. Tous les noms charmants des romans de chevalerie s’adaptaient à sa personne. Elle jaillissait du fond des siècles mystérieux, où celles de sa sorte se dressaient : comme des fées au milieu des hommes durs.

L’heure, le lieu, la lumière attiédie ajoutaient à l’enchantement de sa personne.

Guillaume et Takra saluèrent. Elle répondit d’une inclination de tête, hautaine et douce.

— Que veulent ces messieurs ? demanda le concierge.

— Nous voudrions parler à M. de Maurannes.

Le vieil homme les enveloppa d’un coup d’œil méfiant, qui partait d’en bas et se perdait au-dessus de la tête.

— Vous connaissez M. le comte ? demanda-t-il d’une voix sévère.

— Non, nous sommes des voyageurs.

— Qui dois-je annoncer ?

Guillaume atteignit son portefeuille et en tira une carte. Le vieux lut le nom avec dédain.

— Bon…

Il introduisit les visiteurs dans un petit parloir meublé à la mode d’un parloir de couvent, avec des sièges de bois, durs et roides. Guillaume n’y fit pas attention ; il avait encore la rétine éblouie par l’apparition de la jeune châtelaine.

— M. le comte vous attend, vint dire le vieillard à la mine hostile.

« Tel serviteur, tel maître ? » se demanda Guillaume.

Le comte était un quinquagénaire trempé aux météores, un visage de veneur, recuit, presque bistre, avec un poil rude qui se hérissait au menton et frisait sur le crâne, des yeux de coureur des bois, luisants d’un feu violet.

Il considéra Guillaume et Takra comme il aurait considéré du gibier de poil ou de plume.

— Qu’est-ce qui me vaut l’honneur de votre visite ? fit-il, avec une pointe de sarcasme… Je ne crois pas vous avoir jamais rencontré.

— Non, répondit Guillaume avec embarras.

— Et cependant, vous désirez me parler ?… J’espère qu’aucun de mes serviteurs ne vous a fait grief sur mon petit domaine…

— Aucun… non. Et je suis très confus d’avoir osé m’introduire auprès de vous.

Le comte eut un sourire presque accueillant :

— Non sans but, je suppose ?

— Avec un but assez net… mais qui ne vous concerne qu’indirectement.

Il hésita, puis :

— Je voudrais obtenir quelques précisions sur le marquis de Saguerannes.

— Rien que ça ! fit le gentilhomme. On vous aura dit que les Saguerannes et les Maurannes étaient ennemis. Cela ne suffit point pour que je parle de mon voisin, avec des inconnus, il faut des raisons. Quelles sont vos raisons ?

Un grand trouble parut sur le visage de Guillaume.

— C’est un secret, dit-il enfin.

Maurannes se mit à rire :

— Un secret est peut-être une raison excellente pour vous… Mais pour moi ?…

Les deux hommes se regardèrent fixement :

— Monsieur, reprit Guillaume, je me con- fierais à vous si…

Il était devenu rouge, le comte se remit à sourire :

— Si je vous donnais ma parole de ne rien révéler ? fit-il après une pause. Je vous la donnerais volontiers et je ne crois pas qu’aucun des miens ait jamais failli à sa parole… Au reste, je ne vous demande rien de précis… aucun nom ni aucune indication locale…

Ga curiosité s’était éveillée ; en même temps, il ressentait un début de sympathie pour le visiteur athlétique.

Guillaume raconta brièvement, et anonymement, l’enlèvement de Denise et donna quelques détails sur l’enquête qu’il poursuivait avec Takra. Maurannes qui, sans doute, aimait les aventures mystérieuses, écoutait passionnément.

— En somme, dit-il, quand Guillaume cessa de parler, vous croyez que, de façon ou d’autre, le marquis-duc a pu jouer un rôle dans cette affaire… Je comprends mal vos raisons. Mais je suis sûr que, le cas échéant, il n’eût point hésité. De toute manière, me voici prêt à vous répondre, à condition que vous ne répétiez à personne ce que je vous aurai dit…

— Je le jure, dit vivement Guillaume, et je vous réponds de la discrétion de mon compagnon autant que de la mienne.

Le comte, qui observait le Maori avec curiosité, s’inclina. Mais Takra dit :

— Il n’est pas nécessaire que j’entende.

— J’ai confiance en vous ! fit courtoisement Maurannes.

La sympathie que le comte éprouvait malgré lui, pour Guillaume, s’était précisée au cours du récit et accrue par l’idée que, peut-être, il y aurait lutte contre le marquis-duc de Saguerannes.

— Il se fait tard, dit le gentilhomme… Où êtes-vous descendus ?

— À l’hôtellerie de Saint-Georges, dans le village de Vimay-Fontaine.

— Dix kilomètres ! Je vous conseille de dîner avec nous.

— Mais… balbutia le jeune homme.

Le comte avait sonné. Il dit au domestique qui venait d’apparaître :

— On ajoutera deux couverts…

Et souriant :

— Je vous assure ! J’ai beaucoup de choses, peut-être intéressantes à vous dire. Au fond, je suis prêt à me passionner pour votre aventure… si elle se rapporte directement au marquis. Je sens en moi les âmes de ceux qui combattirent sa race funeste.

Dix minutes plus tard, le comte présentait ses hôtes à Mlle Ghislaine de Maurannes. Plus mystérieusement séduisante encore que sur la terrasse, elle montrait un de ces teints qui défient les mirages du souvenir ; les pétales fins des paupières, les grands cils et les yeux pers évoquaient toutes les légendes de l’homme.

Guillaume l’épiait avec émotion. Il découvrit entre cette fille magnifique et Denise de Morneuse une ressemblance indirecte, et cependant certaine.

Pendant le diner, elle demeura ambiguë et lointaine. Ses yeux hiératiques ne se posaient ni sur Guillaume, ni sur Takra, et cependant on avait l’impression que ces yeux voyaient tout et n’oubliaient rien. Elle parlait à peine, d’une voix de cristal, de cristal baigné dans le courant d’une rivière.

Le comte, lui, entretenait ses hôtes avec complaisance et les écoutait avec attention. Il mangeait magnifiquement, doué de l’appétit colossal des gentilshommes du grand siècle :

— Ghislaine et moi, dit-il au moment où le maître d’hôtel servait un jambon de sanglier, ne sommes ni de ce temps… ni même du temps de Louis XIV ou de Henri IV. Nous sommes des gens du moyen âge… comme l’est notre voisin exécrable…

Il jeta un regard à Takra et dit :

— N’est-ce pas, ces temps-ci sont durs, pour ceux qui n’y peuvent pas vivre leur vie ?

— Oui, soupira Takra. La vie de mes ancêtres était cruelle, mais je crois que je l’aurais préférée à celle de ce monde où nous avons tous l’air de marcher au bout d’une chaîne…

— D’ailleurs, murmura le comte, est-il sûr que la vie ait été aussi cruelle jadis que l’histoire semble le faire croire ? J’en doute. J’ai idée que beaucoup de lois et de coutumes qui nous semblent bien dures à distance, étaient extrêmement adoucies par la nonchalance, et aussi par la douceur humaine. Peut-on rêver un esclavage pire que celui auquel sont maintenant soumis en principe tous les jeunes hommes — je veux dire l’esclavage militaire ? Chose terrible, après tout, que trois ans de l’existence, en pleine fougue de jeunesse, soient sacrifiés en cette manière dégradante… La civilisation se paye. Elle se payera plus cher bientôt… Tous ces peuples armés se précipiteront dans une guerre qui dépassera l’horreur de toutes les guerres !…

Le maître d’hôtel passait le sanglier avec un vague sourire. C’était un homme de cinquante ans, à la tête kalmouke, qui rappelait Clemenceau.

— Jacques est de mon avis ! fit amicalement le comte.

— Ce sera comme une fin du monde ! risqua le serviteur… C’est prédit… la Bête viendra du levant… et elle s’étendra sur les Scythes… la terre sera enflammée jusque dans les déserts… les hommes périront comme des sauterelles et des monstres nouveaux guetteront au fond des mers… Il y aura des supplices nouveaux et monstrueux…

Le vieil homme parlait d’une voix sinistre ; un petit souffle d’horreur passa sur les convives.

— Cependant, dit Guillaume… que faire ? Un Galilée peut-il ne pas découvrir les lois de la pesanteur ? Un Lavoisier doit-il tuer son génie… un Faraday n’osera-t-il pas scru- ter les formes subtiles de l’électricité… un Carnot cachera-t-il l’éclair qui lui révèle la norme de l’univers ?

— Je n’en sais rien ! exclama le comte… Je ne crois pas, au fond, que c’est la science qui fait tort aux hommes. C’est le développement d’une civilisation fausse qui combat la nature, au lieu de s’appuyer sur elle.

— L’homme a-t-il jamais fait autre chose ? Dès que la méchante bête verticale est apparue, un nouvel esprit destructeur s’est mis à croître sur la planète… Votre moyen âge a dépeuplé la France !

— Mais peuplé les forêts, les landes, les marécages, les vallées et les collines, les fleuves et les lacs… Au moyen âge, la planète a respiré… La bête a pu revivre dans les solitudes immenses… la plante s’est remise à croître sur la Gaule celtique, libre comme au temps des premiers druides.

Ce discours flattait le goût de Guillaume pour la nature.

Il répliqua :

— Mais la vie des hommes était terrible.

— Eh ! non… moins que dans vos usines… moins que dans vos casernes… moins que dans les hideux faubourgs où s’engendrent la pourriture, la prostitution, l’alcoolisme, la phtisie. Il existait de vastes étendues où l’on pouvait vivre à l’abri de toute injure.

Guillaume observait obliquement Ghislaine. Elle écoutait, les yeux emplis d’un feu charmant et les lèvres animées.

— Pensez-vous comme votre père ? demanda le jeune homme.

— Oui, dit-elle avec ardeur. Je déteste comme lui cette multitude qui envahit toute la terre. J’ai horreur de voir tant de villes, tant de fumée, tant de machines… Ce n’est pas la chrétienté qui a tué Pan !

— Croyez-vous vraiment qu’il aurait pu en être autrement ?

— J’en suis sûre ! Si le moyen âge avait persisté, la nature aurait gardé sa splendeur. Peu à peu, les mœurs même seraient devenues plus douces, non pas douces dans la corruption, mais douces dans la gravité du devoir accompli, de l’énergie satisfaite, et la science y aurait trouvé une beauté plus haute ! Elle aurait accru la puissance de l’homme sans l’asservit aux travaux qui tuent, sans le plonger dans ces ignobles furiees, dans ces chimies hideuses, dans ces hauts fourneaux homicides…

Elle parlait, fière, charmante et lumineuse, et lorsque le regard de Guillaume rencontrait ses beaux yeux, il avait un frisson léger et délicat, qui accroissait le sens des paroles…

— L’homme s’est trop hâté ! reprit-elle… je veux dire qu’il s’est trop hâté, non de connaître, mais de réaliser. Est-il rien de plus affreux que ces brusques colonisations qui sont en train de détruire les forêts antiques, d’assassiner les vies qui avaient traversé les milliers de siècles ? Allez ! ce n’est pas sans cause que nous sommes devenus incapables de bâtir de beaux monuments comme les cathédrales… Nous avons perdu le sens des grandes harmonies.

— Qui sait si vous n’avez pas raison ! soupira Guillaume. J’ai fait le tour du monde et je n’ai pu m’empêcher de sentir l’immense tristesse de la terre mutilée…

— Que vous me faites plaisir ! dit-elle.

Elle regarda Guillaume avec complaisance.


— Vous passerez la nuit au château, dit le comte, lorsque le maître d’hôtel eut apporté le café et les cigares.

La sympathie s’était accrue entre les convives. Malgré de vives dissemblances de caractère, cependant Guillaume et M. de Maurannes se percevaient des êtres de même nature, et le comte sentait augmenter son désir d’attaquer le marquis…

Comme Guillaume hésitait à prendre un cigare :

— Ma fille aime le parfum du tabac, dit le comte.

— Ce n’est pas un parfum du moyen âge ! répliqua le jeune homme avec un sourire.

— C’est plus ancien… c’est un parfum de la sylve et de la savane. Déjà, à coup sûr, à l’époque où Vercingétorix levait la Gaule contre César, les Peaux Rouges fumaient. Nos ancêtres eussent vénéré le tabac.

Ghislaine avait pris une viole suspendue à la muraille, elle jouait tout bas, une mélodie très vieille et très jolie. Et la voyant, tête penchée, bouche rêveuse, Guillaume trouvait plus vive encore sa ressemblance avec Denise.

Il ne put s’empêcher de dire :

— C’est singulier comme Mlle de Maurannes ressemble à Mlle de Morneuse.

Le comte tressaillit :

— En êtes-vous bien sûr ? fit-il avec une sorte d’émotion.

— J’en suis de plus en plus frappé.

M. de Maurannes tira coup sur coup plusieurs bouffées de son cigare.

— C’est étrange ! grommela-t-il. Il y a eu des alliances qui expliqueraient cela. Mais les Morneuse sont étrangers à ces alliances. Alors…

Il s’interrompit et se tourna vers Ghislaine et la contempla avec amour :

— Votre aventure m’intéresse toujours davantage, fit-il, et ce que vous venez de me dire, c’est comme ces « fumées » légères qui mettent le chien sur la voie… Je ne sais rien certes, je ne peux pas même dire que je devine, mais quelque chose me persuade que vous avez suivi la bonne piste…

Il secoua la tête :

— Je vous le répète, ce n’est pas ici que vous retrouverez la victime… le sanglier a d’autres bauges… plus lointaines… plus profondes… une surtout, qui est presque impénétrable. Je vous l’indiquerai.

Ghislaine chantait à mi-voix :

Il fait bon aller à pas lents
Humer des fleurs la jeune haleine…
Car le sourire du printemps
Fond le blanc manteau de la plaine !

Des espérances profondes se levaient dans l’âme de Frameraye.


VII

C’était à l’aube, dans l’épaisseur des forêts. Guillaume, Takra et le chien Neptune venaient de s’éveiller dans les ruines d’une maison abandonnée depuis plus d’un demi-siècle.

Les murs, construits en basalte, étaient solides encore ; le toit était crevé et Le plafond plein de trous et de crevasses. La demeure était ensevelie sous les végétaux, plantes parasites, ramures qui se rejoignaient au-dessus de la ruine. Plus de meubles, sauf deux escabeaux pourris.

Takra, allumant un peu de feuilles sèches et de ramilles, chauffa un cruchon de métal où il y avait du café. L’aurore cuivra les feuillages et les nues ; les deux hommes burent le café presque bouillant, avec des quignons de méteil. Puis, ils sortirent parmi les vieux chênes et les grands hêtres.

— C’est une terre plus ancienne que même la forêt de Noiresaigues ! murmura Guillaume.

— Oui, répondit le Maori, avec un rire muet. Ici, l’homme se tait encore !

Ils marchèrent encore, évitant toute rencontre ; le chien Neptune et Takra perçurent à peine une ou deux présences humaines pendant toute la première moitié du jour.

Dans l’après-midi, ils atteignirent les terres marécageuses, et Guillaume affirma :

— Ici commence la Terre des Loups Rouges.

Une mare était devant eux, au bord de laquelle poussaient des saules monstrueux.

Takra dit :

— Peut-être sera-t-il préférable que j’aille seul reconnaître le pays avec Neptune. À trois, nous serons trop facilement dépistés.

— Et je n’ai pas des qualités comparables aux vôtres ! dit Guillaume avec un sourire grave. Pourtant, à trois, nous serions plus forts…

— Nous passerons la nuit… quand nous saurons, repartit Takra.

Et comme Guillaume le regardait avec inquiétude :

— Il ne nous arrivera rien, fit-il avec une nuance d’orgueil. Takra ne sait-il pas dépister les plus sauvages des hommes… qui ont des yeux pour voir dans la nuit et des oreilles plus fines que celles du dingo ?

— Et les chiens ?

— Je sais charmer les chiens… L’avez-vous oublié ?

— C’est juste, mon cher compagnon… J’attendrai.


Takra et Neptune se glissèrent parmi les saules : bientôt, Guillaume les perdit de vue. Alors, dissimulé parmi les buissons, il médita. L’habileté du Maori le rassurait. Cette habileté était transcendante. Aucun Shoshone, aucun Arrapohoé, aucun habitant des sylves ni des savanes ne connaissait aussi profondément l’art de se rendre invisible, de donner le change aux hommes et aux animaux…

— Il réussira à coup sûr ! songea le jeune homme.

À travers les végétaux, il apercevait la mare et, autour, une terre étrangement sombre, parfois entrecoupée de stries rougeâtres. D’une part, son imagination suivait Neptune et Takra ; par ailleurs il songeait à Denise et à Ghislaine ; leurs images se superposaient parfois, comme dans ces photographies dites « génériques »…

Il y avait déjà deux heures que Takra était parti, lorsque Guillaume entendit, à distance, l’aboiement d’un chien. Ce fut bref. Pendant une dizaine de minutes, le jeune homme put croire que l’animal s’était éloigné. Mais quoiqu’il n’eût pas l’atavisme et l’expérience de Takra, Frameraye n’en avait pas moins développé la finesse de ses sens au cours de ses randonnées sauvages. Il se convainquit bientôt que le chien se rapprochait, à des froissements de tiges, des craquements légers du sol. Évidemment, la bête ignorait les ruses du loup et du renard. Au reste, bientôt un bruit plus régulier s’entendit, qui décelait la marche d’un homme.

Ce devait être un habitué des bois : il s’avançait silencieusement, avec prudence…

Enfin, le chien parut au détour d’une roseraie, un beau chien rouge, avec quelques lunules blanches, le torse robuste et la mâchoire solide…

Il s’avança d’abord en flairant, puis il bondit avec un grondement sourd vers le fourré où était tapi Guillaume. Au même moment, son maître apparut — un individu qui rappelait les bushmen d’Australie ou les trappeurs du Far-West, de haute taille, les épaules puissantes, un grand visage planté de poils jaunes, deux yeux gris de fer, petits et vivaces…

Guillaume se dressa un peu brusquement ; le chien se crut en danger et attaqua…

Ce fut court. D’un revers de bras, Frameraye frappa la bête au flanc et l’envoya rouler dans un bouquet de fougères…

L’homme accourait au galop.

Frameraye jaillit de son abri et voulut parlementer. Mais l’autre, furieux d’entendre gémir son chien et qui le crut blessé grièvement, avait décroché son fusil… Il fit mine d’épauler, puis voyant que Guillaume tenait une trique à la main, il hurla rageusement :

— À la crosse !

Il saisit son arme par le canon, il se précipita. L’arme de Frameraye décrivit un huit rapide. Le fusil tomba des mains de l’assaillant.

— On ne vous veut aucun mal ! criait le jeune homme.

Éperdu, l’homme se jeta sur Guillaume pour le terrasser. Frameraye jeta dédaigneusement sa trique ; les deux corps s’enlacèrent. L’homme était un athlète redoutable, aux biceps épais, aux pectoraux saillants. Son choc fut impétueux. Mais les bras de Guillaume se refermèrent irrésistiblement…

Ce fut si puissant qu’après une minute de résistance, le sylvestre céda :

— Vous êtes aussi fort que le grand Javerne ! gémit-il.

Guillaume desserra son étreinte et rendit la liberté à son antagoniste… Le chien, un instant étourdi, arrivait au secours de son maître, qui cria :

— La paix, Rouge !

Il y eut un silence assez prolongé pendant lequel ces trois êtres s’observaient attentivement.

Puis Guillaume dit :

— Pourquoi diable m’avez-vous attaqué ?

— Ben ! et mon chien que vous assommiez ?

— Pour me défendre !

— Alors, c’est lui qu’avait commencé ?

— Vous pouvez en être sûr.

— Je savais pas… c’est pas son habitude. Il attaque qui l’attaque. Il a dû se tromper…

— Comme vous-même, dit Guillaume avec bonne humeur. Enfin, personne n’a de mal, c’est l’essentiel. Vous êtes sans doute un homme de la Terre des Loups Rouges ?

Un éclair de haine s’échappa des yeux clairs :

— Jamais ! C’est des esclaves…

— Vous ne les aimez pas ?

— Je les déteste… Tout le monde les déteste en dehors de la Terre. C’est pas des gens comme nous… y a qu’à les voir !

La haine des races étincelait dans les yeux gris de l’homme.

— Qu’est-ce que ce grand Javerne dont vous parliez tout à l’heure ?

— C’est leur géant… Il est quasi plus grand que vous-même et le plus fort de toute la province. À la lutte, il a battu le bûcheron Marlouze et le meunier Caraval… deux hommes comme des chevaux…

Le rôdeur jeta un coup d’œil sournois sur Frameraye.

— Vous êtes fort, vous ! dit-il avec une déférence qui demeurait hargneuse… Je voudrais bien vous voir contre lui.

— Tout arrive ! fit doucement Guillaume. Vous la connaissez bien, la Terre des Loups Rouges ?

— Oui… C’est toute une affaire d’y entrer… les herbes mêmes vous espionnent… ça n’aurait pas été la peine. Deux ou trois fois, quand j’avais pas vingt ans, j’ai été y voir. Alors, je sais ! Y sont là-dedans des tas de familles, chacune séparée des autres par les marais… La plus forte, c’est les Javerne… Y vivent comme avant la Révolution.

De vagues projets s’ébauchaient dans l’esprit de Guillaume. Si l’homme se décelait sauvage, son visage exprimait une sorte de loyauté bourrue : et d’instinct, Frameraye le jugea capable d’un certain dévouement…

— Vous ne savez rien de ce qui s’est passé récemment sur cette terre ? demanda-t-il.

L’homme jeta sur Guillaume un regard plein de méfiance :

— C’est-y que ça vous intéresse ?

— Peut-être !

— Écoutez, m’sieu… moi, je les déteste, mais je ne suis pas un espion… Pour dire ce qui se passerait chez eux faudrait un bon motif…

— Bon ! Si ça pouvait rendre service à d’honnêtes gens ?

— À vous ?

— Un peu, mais surtout à d’autres, auxquels on aurait fait tort.

— Qui ça ? les Javerne ?

— Va pour les Javerne.

L’errant demeura une demi-minute songeur, puis, plantant son regard droit dans celui de Guillaume :

— D’eux-mêmes, les Javerne ne feraient aucun tort, en dehors de ceux qui voudraient entrer dans le domaine.

— Mettons que ce soit pour le compte d’un autre.

— Celui qu’y nomment le Maître ? Ben dites son nom… on pourra voir.

— N’est-ce pas le marquis de Saguerannes ?

L’homme sursauta ; ses yeux s’agrandirent.

— Oui, celui-là est le Maître… les Javerne marcheraient contre une armée sur un signe de son doigt.

— Est-ce qu’il vous fait peur ?

Le hère se dressa :

— J’ai peur de personne… et j’ai même bravé ces Javerne. Mais je ne cours pas inutilement les risques. À quoi bon ?…

Il avait sorti une vieille pipe de terre ; il la bourrait avec méthode tout en épiant Guillaume.

— Il s’agit d’une bonne action ! dit celui-ci. Ne me direz-vous pas ce que vous savez ?

— Je sais peu de chose ce qu’on raconte… et on raconte que les Javerne ont amené deux femmes dans la Terre… deux femmes qu’ils ont enlevées…

— Ah ! s’exclama Guillaume.

Il regarda l’homme qui allumait sa pipe et à mi-voix :

— Je suis sûr qu’on peut se fier à vous.

L’homme eut un rire bas, où il y avait de la satisfaction. À mesure que la conversation se prolongeait, il sentait s’évanouir la rancune de sa défaite et considérait Frameraye avec une sorte d’admiration : comme beaucoup d’êtres primitifs, il était prêt, selon les circonstances, à se dévouer à son vainqueur aussi bien qu’à l’exécrer.

— On peut se fier à moi, oui. Quand Michel Vauquerre donne sa parole, rien ne l’empêchera de la tenir !

— Je vous crois ! fit gravement Guillaume. Eh bien ! vous pouvez m’aider dans une bonne œuvre… dans une très bonne œuvre. Je saurai reconnaitre votre service…

— C’est à propos des femmes ? demanda vivement le rôdeur.

Guillaume n’hésita que quelques secondes.

— Oui.

— Oui.

— Eh bien ! je marche !…


Takra et le chien Neptune, après avoir franchi une petite rivière, passèrent entre des mares, puis se trouvèrent sur une lande où poussaient de hautes fougères, presque des boqueteaux. Le Maori et le chien avançaient avec une prudence qui semblait aussi réfléchie chez l’animal que chez l’homme.

À la fin, ils atteignirent un tertre sur lequel Takra rampa et d’où il discerna un vieux château flanqué d’écuries, d’étables, d’une grange et de hangars. Autour, des terres cultivées, où poussaient le froment, le seigle, le sarrasin, l’avoine, Près du château, un large jardin où les fruits et les légumes croissaient abondamment. On apercevait de-ci, de-là des femmes et des enfants, mais non point d’hommes. Takra mesura du regard tout le site, choisissant les replis du terrain, les arbres et les champs par où il allait se glisser. Puis il attira vers lui le chien Neptune et lui murmura une sorte d’incantation en langue maorie… Ensuite, tandis que Neptune demeurait sur le tertre, Takra se remit en route aussi invisible que l’eût pu être une martre ou une fouine… Quand il fut à cent toises du château, un chien se mit à aboyer et se précipita vers la haie qui cachait Takra… Le Maori fit entendre un sifflement bizarre et très doux, qui étonna la bête… Puis il murmura :

— Ici !…

Dans un écartement de la haie, la face bistre se montra au chien

Les yeux de l’homme se fixaient d’étrange manière sur les yeux de la bête :

— Ici ! répéta Takra.

Le chien approcha encore. Le Zélandais lui soufflant à la face, lentement, caressa la grosse tête ; le chien semblait hypnotisé…

Takra contourna la haïe et se trouva dans le jardin. Là, trois femmes occupaient d’écheniller des arbres, aidées par des enfants. Elles causaient. La plus âgée disait aux autres :

— Elles doivent être reprises à l’heure qu’il est. Nous allons les voir revenir.

— C’est la vieille qui a sûrement tout combiné.

— Moi, je me méfie autant de la jeune, dit une voix jalouse.

Takra comprit alors pourquoi il n’avait pas vu d’hommes. Quelques propos incohérents et qu’il compléta par induction, ajoutèrent des détails à ce qu’ils venaient d’apprendre.

Il reconstitua facilement ensemble des événements d’après ces légers indices. Il y avait deux étrangères dans la Terre des Loups, il ne douta pas un instant que ce ne fussent Denise et Catherine. Elles s’étaient enfuies.

Le Maori demeura encore quelques minutes dans le jardin, sans rien apprendre de nouveau.

Enfin, il se décida à retourner vers le tertre et, malgré la rôderie de plusieurs enfants dans le voisinage, il y arriva sans encombre. Là, après avoir de nouveau épié le site, il discerna une silhouette masculine, la silhouette d’un vieil homme.

L’aïeul, se dit-il.

Au reste, il n’aperçut aucun autre mâle, ce qui confirmait ce qu’il venait d’apprendre et de conjecturer.

— Nous retournons, Neptune ! dit-il en s’adressant au chien de sa voix creuse et un peu chantante.

Le chien, pendant son absence, était resté parfaitement immobile, aux aguets dans une touffe de fougères.

Ils redescendirent du tertre, refranchirent la rivière, passèrent entre les mares et se retrouvèrent dans la forêt millénaire…

Quand ils rejoignirent Guillaume, le jour touchait à son déclin, un soleil orangé descendait parmi les ramures. Le Maori résuma en peu de phrases le résultat de son exploration. Guillaume avait vécu dans la brousse, la savane ou la sylve, trop d’heures dramatiques, pour trahir l’émotion que lui causait ce bref récit. Il se borna à étreindre la main de l’Océanien et à dire :

— Nous n’avons pas de temps à perdre… Il faut retrouver les traces…

Takra acquiesça d’un geste. En tous deux se levaient les instincts de chasse développés par la vie sauvage, et aussi les souvenirs de la jeunesse.

— Nous avons un allié ! dit Guillaume qui, tandis qu’ils se mettaient en route, raconta sa rencontre avec Michel Vauquerre… Il nous attend !


VIII

Depuis six semaines, Denise était prisonnière dans le château, ou plutôt le second domaine de Saguerannes, surnommé le château des Loups Rouges.

Elle était non seulement bien traitée, mais tous les serviteurs, hommes, femmes, lui marquaient le plus profond respect. Rien n’entravait la liberté de ses actes ni de ses mouvements, dans les limites du domaine, très vaste, avec des pâturages, des emblavures de froment et de seigle, des vergers grands comme des parcs, des eaux nombreuses, une forêt de chênes, de hêtres et de charmes.

Après des jours de révolte ardente et de désespoir, suivis d’accablements intolérables, elle avait fini, non par se résigner, mais par s’adapter à son sort. Adaptation douloureuse, coupée de sursauts et aussi de ces réveils d’espérance qui donnent aux captifs la force de vivre.

Ceux qui la servaient demeuraient impénétrables. C’étaient tous, ce semble, des serviteurs nés dans le domaine et dont les ancêtres avaient été au service des marquis, ducs de Saguerannes. Hommes et femmes de race puissante, aux traits sauvages mais non sans beauté, aux yeux étincelants et dont la démarche faisait songer à la démarche flexible des grands carnivores.

Tout ce qu’avait pu apprendre Denise, c’est qu’elle était prisonnière du marquis de Saguerannes, qui habitait dans un autre château environné d’un autre domaine. Il n’y habitait pas toujours, il revenait souvent dans le château ancestral.

Trois ou quatre fois, Denise avait tenté de fuir avec Catherine, moins résignée qu’elle et saisie d’accès de rage durant lesquels elle injuriait tous ceux qui l’approchaient. Aucun ni aucune ne répondant, ils s’éloignaient en silence, ce qui tantôt exaspérait davantage la servante et tantôt la déconcertait.

C’était Catherine qui organisait les évasions. Elle avait le flair et la ruse des sauvages, mais les hommes de Saguerannes déjouaient ses manœuvres. Chaque fois que les fugitives approchaient des limites où finissaient les eaux, les champs ou la forêt, elles trouvaient devant elles deux ou trois hommes taciturnes qui les ramenaient au château…

’Un matin de septembre, elles se tenaient au bord d’un marais qu’elles avaient franchi un jour qu’elles essayaient de s’enfuir. L’embarcation qui les avait menées à l’autre rive était encore là. Denise la regardait avec mélancolie et murmurait :

— Sortirons-nous un jour de cette terre maudite ? Que me veut-on enfin ? Ah ! Catherine, je n’ai plus de courage.

Catherine écoutait, d’un air énigmatique. Depuis plusieurs jours, elle avait des allures singulières. Elle était comme ces fauves qui flairent les émanations de la proie.

— Nous ne sommes pas abandonnées ! dit-elle, Ceux qui vous aiment, mademoiselle, n’ont pas cessé d’être à votre recherche… et il me semble….

Elle s’arrêta, épia le site, les yeux brillants…

— Tu crois possible qu’ils nous retrouvent ? demanda Denise.

— Très possible. Si je n’avais pas peur de vous donner un faux espoir… je dirais… Elle s’arrêta, le visage soudain fermé :

— Oh ! dites Catherine… j’ai tant besoin d’un peu de confiance.

— Eh bien ! je dirais qu’ils arrivent ! fit Catherine.

Elles se turent. Catherine épiait attentivement le site. Son regard devint fixe, puis elle eut un tressaillement et porta la main à sa bouche pour réprimer un cri.

Deux jours se passèrent sans qu’aucun incident variât la vie morne et monotone des captives.

Le troisième jour, au matin, elles se reposaient près d’un endroit où le géant des Javernes était intervenu pour les protéger contre un sanglier.

À la base d’un buisson épais, elle venait d’apercevoir une main brune…

Cette main, à quelque distance, devait se confondre avec les feuilles sombres du buisson et un plant de fougères à moitié flétri — mais pour Catherine qui était proche, elle était parfaitement visible…

— Regardez, mignonne… à votre gauche au bas du buisson, chuchota-t-elle.

Denise devint très pâle et se mit à trembler : elle venait à son tour de discerner la main :

Alors Catherine murmura :

— Nous voyons !…

La main s’éleva et découvrit une enveloppe de papier gris, à moitié cachée sous la fougère…

Catherine se leva lentement, elle marcha jusqu’au buisson ; elle entendit distinctement une voix basse qui disait :

— C’est moi, Takra… soyez demain, vers dix heures du matin, au bord du marais, là où vous vous êtes longuement arrêtées hier… Le pouvez-vous ?

— Je crois que nous le pourrons…

— Bien… Ne regardez pas de mon côté… On a des soupçons… je vais partir… Pour ramasser la lettre, faites semblant de trébucher… à demain…

Les feuilles et les rameaux bruirent… Catherine fit un faux-pas et parut sur le point de tomber. La lettre, en un éclair, fut cachée dans son corsage…

Quand elle revint auprès de Denise, son visage basané avait la couleur de la cendre. Malgré la finesse de son ouïe, la jeune fille n’était pas sûre d’avoir perçu un chuchotement. Elle demeura éperdue.

— Eh bien, Catherine ?

— Il était là…

— Qui ?

— L’ami de M. de Frameraye, M. Takra. Une joie prodigieuse gonfla la poitrine de Denise.

— Vous lui avez parlé ?

— Oui.

— Qu’a-t-il dit ?

— Que nous devions nous rendre, demain matin, à 10 heures, au bord du marais où nous nous sommes arrêtées hier.

— Oh ! Catherine… Catherine ! soupira Denise… Tu es sûre d’avoir bien entendu…

— Sûre, mignonne. D’ailleurs, j’ai ici une lettre… qui nous expliquera…

Une impatience ardente agita Denise :

— Donne-la moi.

— Pas maintenant… On nous surveille. Retournons à la ferme.

— C’est loin, Catherine… Il vaudrait mieux aller à cette hutte où nous nous sommes arrêtées un jour de pluie.

— On peut essayer…

Elles s’engagèrent dans un pâturage entrecoupé de larges terrains stériles et arrivèrent dans une petite chênaie où se dressait la hutte. Elle était inhabitée et la porte s’entrebâillait.

Denise s’y glissa la première ; Catherine, après un examen sommaire de l’ambiance, y entra à son tour. Cachées par la porte, elles demeurèrent un moment aux écoutes, puis Catherine sortit la lettre.

Elles lurent : « Nous veillons. Si nous ne sommes pas dépistés, nous serons demain vers dix heures du matin, à l’endroit même où vous vous êtes arrêtées hier, au bord du marais. Croyez au dévouement profond de Takra et à celui de Guillaume de Frameraye ».

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Catherine en levant ses mains jointes…

Une rapide prière sortit de ses lèvres.

— Il faut brûler la lettre, dit Catherine.

Denise jeta un long regard sur ce frêle symbole de la communion humaine. Ces quelques lignes, c’était le lien qui se renouait entre elle et le monde auquel on l’avait arrachée. Elle posa les lèvres sur le billet et le rendit à Catherine.

Catherine prit une allumette, une flamme légère s’éleva et il semblait à Denise qu’on brûlait quelque chose de vivant…

Les deux femmes demeuraient silencieuses. À la fin, la jeune fille balbutia :

— Qu’est-ce qu’ils feront, Catherine ?… j’ai peur pour eux.

— Ils savent ! répondit Catherine. M. Guillaume a été dans des pays de sauvages… et M. Takra est plus rusé qu’un loup.

Elles descendirent pour le souper.


Le lendemain matin, elles sortirent après le premier déjeuner. Une vieille leur dit :

— Il faudra prendre garde… je crois qu’il y aura de l’orage avant le mitan du jour.

— Le ciel est tout bleu ! objecta Denise.

— Vous n’avez pas été à l’école des insectes, ni des oiseaux… Sinon, vous sauriez que les nuages vont monter du couchant ! affirma la vieille femme.

Elle sourit amicalement, tandis que Denise descendait le perron.

— Allons doucement, fit Catherine, Nous avons le temps. Il ne faut arriver ni trop tôt ni trop tard, et il est bon que nous ayons l’air de nous promener.

Il était dix heures quand elles atteignirent la mare. L’endroit semblait désert… Un froissement de plantes, la proue d’une barque parmi les roseaux. Avec un terrible battement d’artères, la jeune fille vit le visage clair de Guillaume et la face basanée du Maori…

En quelques coups de rames, la barque atteignit le havre.

— Vite ! fit Guillaume… Dans un moment nous serons dénoncés. Il ne faut pas perdre une seule minute.

Déjà Denise et Catherine, haletantes, étaient installées dans la barque. Une telle joie les envahissait que même l’âpre servante demeura toute une minute sans pouvoir articuler une parole :

— Est-ce possible ! exclama enfin Denise. Par quel prodige avez-vous pu nous retrouver et venir à notre secours ?

— J’ai eu de la chance, répondit Guillaume et surtout nous avons Takra !

Une grande clameur, de stridentes modulations de sifflets l’interrompirent :

— L’ennemi est sur la piste !

Guillaume et le Maori tendirent leurs muscles et le canot fila aussi rapidement que le comportait sa structure massive. Ils passèrent par une sorte d’archipel minuscule, et au moment où ils en débouchaient, Catherine gronda :

— Une barque !

Takra et Guillaume se retournèrent.

Denise se dressa : un canot plus fin et plus léger que celui des fugitifs débouchait entre deux îlots, sous des branches penchantes. On ne pouvait discerner, parmi les feuilles, le visage de celui qui le gouvernait… Soudain, un vague sourire éclaira les yeux du Maori :

— All right ! fit-il… c’est celui qui est avec nous… un braconnier.

Pendant quelques minutes, les deux canots filèrent de conserve : au loin, on apercevait une embarcation plus spacieuse, qui semblait contenir six hommes…

— Nous atteindrons la rive assez vite, fit Takra, pour nous permettre de devancer les poursuivants sur la route du lac…

Là-bas, le canot de poursuite débouchait d’un détroit ; les six hommes qui le montaient ramaient puissamment, sans atteindre une vitesse égale à celle qu’atteignaient Frameraye et le Maori…

— Le géant est avec eux ! remarqua Catherine.

La sombre prunelle de Takra se tourna vers Guillaume et la servante comprit cette mimique furtive. Pendant un quart d’heure, la barque fila en silence sur l’eau glauque.

Bientôt le rivage fut proche et le canot atterrit dans un havre. Les fugitifs débarquèrent rapidement.

— Nous avons un quart d’heure d’avance, déclara le Maori.

On traversa une lande désolée où Catherine et Denise avaient passé le jour de leur première fuite et qu’interrompaient de petits groupes de vieux chênes. Comme alors, des lièvres bondissaient soudain, des perdrix se sauvaient dans la bruyère ou un essaim d’étourneaux s’élevait de quelque mare.

Denise se souvint de la rivière aux grands blocs.

Le chemin qu’ils suivaient n’était pas le même que celui dont se souvenait Denise, et quand on parvint au bord de la rivière, elle apparut étroite et profonde. Un pont très sommaire la surmontait, qui fut franchi en un moment :

— Ils arrivent ! grommela Catherine.

Denise se tourna. À moins de cinq cents mètres, elle aperçut deux hommes qui accouraient au trot et dont l’un était le géant des Javerne.

Le braconnier dit :

— Il y a deux passages dans les rochers… Ils suivront celui de gauche, qui conduit au défilé. S’ils nous devancent, ils défendront le défilé jusqu’à l’arrivée de leurs compagnons…

— Je connais les deux passages, fit doucement le Maori.

Après avoir longé des rocs, les fugitifs se trouvèrent devant un passage étroit, où deux hommes pouvaient en arrêter plusieurs autres.

— Il n’y sont pas encore ! murmura le Maori… Nous serions donc au défilé avant eux… Peut-être vaut-il mieux tenter de les arrêter ici tout d’abord ?…

Les deux hommes choisirent une position avantageuse, où ils étaient à moitié abrités par des saillies, puis ils attendirent. L’attente fut brève. À son tour, le géant des Javerne arrivait, suivi d’un individu trapu et musculeux…

La vue de Guillaume et de Takra les étonna : le géant s’avança jusqu’à l’entrée du passage et, se dressant dans sa force, il exclama :

— Place !

Malgré lui, Guillaume admira les proportions parfaites de son corps et de ses membres :

— Il n’y a place que pour deux ! répondit flegmatiquement le Maori.

Armés de triques de chêne, les deux Javerne s’avancèrent.

— Nous ne nous servirons d’armes que si vous vous en servez vous-mêmes.

— Nous n’userons ni de couteaux, ni de poignards, ni de haches, ni d’armes à feu, répondit le colosse… à moins que vous ne commenciez !…

— C’est bien !

À leur tour, Frameraye et le Maori avaient levé leurs triques. Le géant frappa d’abord. Il rencontra le vide. Pour éviter la riposte de Guillaume, il lui fallut rebondir en arrière. Presque en même temps, une parade du Maori faillit arracher la trique du second agresseur.

— Ah ! clama le colosse… le roc vous protège.

— Il ne vous protège pas moins ! riposta Guillaume…

Impatients tous deux et pleins de l’orgueil de leur force, ils s’épiaient :

— Vous n’oseriez pas combattre à découvert ! ricana le Javerne.

Guillaume était le fils d’une race aventureuse et guerrière, et la fureur du combat palpitait en lui, avec la sève de la jeunesse… Avant que le Maori eût le temps de le retenir, il s’élançait. Le colosse, ayant reculé, ainsi que son compagnon, les quatre hommes se trouvèrent face à face dans l’étendue libre. Tacitement, ils s’accordèrent une courte trêve, puis les gourdins s’élevèrent. Pour qui sait les manier, ce sont des armes puissantes. Les quatre, dès les premiers gestes, se décelèrent escrimeurs habiles, mais différemment. Le jeu des Javerne datait d’une autre époque : ainsi devaient se battre les bâtonniers du moyen âge et même du grand siècle. Le Maori mélangeait une escrime sauvage à celle qu’il tenait d’un sergent britannique, colon en Nouvelle-Zélande. Guillaume tenait son talent des maîtres parisiens… Très vif, le premier choc fut néanmoins prudent. Les combattants surent qu’ils étaient tous redoutables…

Enfin, le géant, confiant en sa force, traça de formidables moulinets. Guillaume se déroba aux uns et para les autres. Comme l’homme de la lande se précipitait, il s’effaça vers la gauche, il donna un coup de flanc qui ne réussit qu’à moitié… Mais tout de suite, il prit l’offensive, si impétueusement que le grand Javerne dut céder du terrain. À la riposte, faite à grandes volées, Guillaume para et frappa l’adversaire à la hanche. Il commençait à dominer… Le Javerne tenta un énorme coup à deux mains, qui eût assommé un taureau ; il ne trouva que le vide et fut emporté par son élan si rudement qu’il faillit crouler, Guillaume, le laissant passer, se borna à le toucher à la tête, sans violence.

Javerne se redressa, pâle d’humiliation :

— Vous me faites grâce ! dit-il d’une voix sourde…


Le Maori engageait le combat d’autre manière.

Ayant laissé venir l’antagoniste, il l’épuisait par des parades, des feintes et des retraites. Mais il avait affaire à un adversaire plein de souffle, dont l’ardeur et la vitesse exigeaient toute l’agilité de Takra… Un moment, le Maori parut menacé : le gourdin du Javerne l’enveloppait de vertigineuses attaques. Après un bond oblique, une parade souple et précise, d’un coup sur le poignet, Takra désarma son adversaire…

En ce moment, le géant jetait son arme et criait avec amertume :

— Je ne vous frapperai plus… mais mon devoir est de passer…

Farouche, il tenta d’écraser Guillaume. Les grandes statures s’entre-choquèrent ; ce fut le heurt des forces primitives ; le heurt des grands fauves dans la sylve. Involontairement, Takra et le second Javerne, s’arrêtèrent, fascinés… Pendant de longues minutes, la lutte demeura indécise ; il apparut que les deux hommes étaient de force égale… On voyait s’enfler les muscles, les torses se roidir ou ployer, les bras se tordre pour la résistance ou pour l’attaque. Trois fois Javerne souleva Guillaume et trois fois Guillaume enleva de terre son formidable adversaire… Enfin, dans un effort suprême, le colosse de la lande prit son élan. Sa face bleuit, des nœuds s’enflèrent aux coins des mâchoires… Guillaume chancela. Takra fit un bond pour courir à son aide. Mais déjà Frameraye se redressait et, par une manœuvre foudroyante, il fit servir l’élan de l’autre à sa victoire… Jacques Javerne s’abattit lourdement, et sa tête heurta le roc de si rude manière qu’il en demeura étourdi…

Déjà Takra avait repris l’attaque. Ce fut bref. Un coup sur le crâne étendit le second Javerne à côté du premier. Et comme le Maori n’oubliait jamais, dans une expédition d’emporter de la corde, en un moment, les vaincus furent ligotés :

— Vite maintenant ! Nous avons des canots cachés là-bas.

— Et bien cachés ! fit le braconnier. Seulement, il va falloir s’engager sur un lac souterrain… Mais je connais les voûtes depuis mon enfance… Seulement, faut arriver avant qu’on ne nous bouche le passage…

Hommes et femmes accélérèrent leur course…

— Nous y voilà ! cria enfin Vauquerre.

Et trois minutes plus tard :

— Voilà les canots. Embarquons ! ils vont arriver !


IX

Pendant une heure les canots naviguèrent de conserve sur des eaux souterraines, on n’apercevait plus aucune limite, puis on longea une rive de granit qui se perdait dans les ténèbres :

— Nos ancêtres se réfugiaient là pendant les temps terribles, dit Vauquerre… le lac a dix fois sauvé la race.

— Comment vivaient-ils ?

La rive s’étend sous des forêts riches en sangliers, en cerfs, en daims et en chevreuils… où poussaient en abondance des champignons, des fraises, des framboises… où les hêtres donnent leurs faines… où les châtaigniers donnent leurs châtaignes…

Il y a plusieurs fissures étroites, des trous de puits par où l’on peut aller dans la forêt, en s’aidant de cordes ou d’échelles.

Ces paroles éveillaient en Guillaume les souvenirs ancestraux qui dorment au plus profond de l’inconscient, et à qui les contes de Robinson et de sauvages, les Paul et Virginie, les Atala, les Mohicans doivent leur vogue passionnée…

Longtemps, Vauquerre se tut. Les torches de rechange étaient plus qu’à moitié consumées lorsqu’il reprit :

— Le soir est proche dans les forêts… Tantôt, nous pourrons débarquer…


Ils débarquèrent dans une anse étroite du lac, qui aboutissait à une plate-forme triangulaire.

— Venez ! dit le braconnier.

Il mena les fugitifs au fond, sous une voûte basse et, à la lueur des torches, il montra un corridor naturel, qui s’élevait dans le granit. Tous le suivirent. Le corridor obliqua plusieurs fois. Là où la pente était trop raide, on avait taillé des marches grossières.

— Attention ! dit Vauquerre.

On ne voyait plus d’issue. Mais le coureur des bois ayant poussé une saillie avec vigueur, l’on vit lentement tourner une fraction de la muraille. Un à un, ils se glissèrent par une ouverture étroite, et se trouvèrent dans une espèce de vaste cave :

— Cette cave existe depuis des milliers d’années.

Il referma la muraille, il guida les fugitifs vers une ouverture ronde. L’air plus frais annonçait la proximité de la surface. Un escalier grossier conduisit les fugitifs dans un hallier, parmi des ruines :

— Nous y sommes ! annonça Vauquerre d’une voix étouffée.

À travers les ramures, le ciel apparaissait tout blanc d’étoiles.

— D’une façon précise, où sommes-nous ? demanda Guillaume…

— Nous sommes à une demi-lieue du bourg de Portaille… et plus loin se trouvent Bizons et Cremailleux.

— Sommes-nous très loin du château de Maurannes ?

— Douze lieues…

— C’est là qu’il faudrait nous conduire… Vous trouverez sans doute une carriole à louer… un char-à-bancs… demain, à l’aube…

— Pargui ! avec de l’argent !

Comme on suivait la grande route, la marche n’était pas pénible pour Denise. Elle le devint moins encore lorsqu’une heure environ avant l’aube, le croissant répandit sa lueur rêveuse parmi les arches des feuillages. Bientôt on fit halte.

— Cette fois, nous sommes bien sauvées ! exclama Catherine, tandis qu’elle installait Denise sur un baliveau.

_ Le Maori tendait tous ses sens et Neptune flairait l’étendue…

— Je vais quérir une voiture, si je peux, fit le braconnier.

Il y eut une longue pause. Puis, on entendit le roulement d’une voiture. Il s’accrut ; bientôt, on put entrevoir une sorte de char-à-bancs et la silhouette du braconnier, assis sur le siège :

— Voilà, fit celui-ci quand il fut proche… Il paraît que la bête marche bien…

Le Maori s’enfonça brusquement sous bois, suivi de Neptune.

Quand il reparut, il marchait à grands pas :

— En route ! fit-il.

Et se penchant à l’oreille de Guillaume :

— Une voiture arrive rapidement sous bois.

Les deux hommes se regardèrent fixement ; Guillaume demanda :

— Croyez-vous que ce soit eux ?

— Je n’en suis pas sûr ! ajouta Takra… Mieux vaut se hâter.

Cinq minutes plus tard, le char-à-bancs filait sur la grande route, à toute allure. Le braconnier ne s’était pas trompé, le cheval était bon et semblait avoir du fond.

Takra ne cessait de tendre l’oreille. Après une demi-heure de course, il dit tout bas à Frameraye :

— Nous avons repris de l’avance… Si c’est eux, rien de plus naturel… car alors la poursuite dure depuis plusieurs heures et l’attelage doit être fatigué…

Le grand jour était venu, la douce lumière du matin cuivrait, dorait, argentait les feuillages, les mousses, les fûts ou la route.

Pendant maintes heures, la voiture continua son train. Le cheval, auquel on avait accordé un court repos, ne semblait aucunement las :

— Bonne bête, décidément ! remarqua le braconnier, qui maniait les rênes avec maestria.

À peine il avait parlé, le cheval trébucha contre une pierre et s’abattit… Il essaya de se relever, mais un des brancards formait un malencontreux obstacle… Il fallut dételer. Quand la bête fut enfin debout, on s’aperçut qu’elle boitillait :

— C’est rien, remarqua Vauquerre après avoir examiné les pattes en tous sens… Ça sera guéri dans trois jours… Seulement faudra rejoindre le prochain village au pas….

— Quelle distance ? demanda Guillaume.

— Cinq ou six kilomètres.

On se remit en marche, lentement. Takra redoublait d’attention. Enfin, il dit à Guillaume :

— Écoute :

D’abord, Guillaume n’entendit rien. Puis, il lui parut percevoir un bruit de roues lointain…

— Si ce sont eux, ils nous rattraperont avant le village.

Le visage de Vauquerre se contractait.

Guillaume jeta un regard anxieux sur Denise, Elle ne soupçonnait rien. Cette fois, elle se croyait bien sauvée ; malgré la lassitude, l’ivresse de vivre rentrait en elle, et la douceur de retrouver Morneuse…

La marche du cheval se ralentissait encore. Tout le monde était descendu et marchait à côté du char-à-bancs. Le roulement de l’autre voiture était proche :

— Ceux-là pourront peut-être nous aider !  ! fit naïvement Denise.

Soudain, au tournant de la route, on vit une longue carriole, attelée de deux grands chevaux noirs. Catherine poussa un cri de rage et Denise, les yeux dilatés, les mains tremblantes, reconnaissait les formidables Javerne. Ils étaient neuf, et parmi eux se dressait le colosse…

Guillaume jeta autour de lui un regard désespéré. Tout était désert. Le village se trouvait encore à plus de deux kilomètres. D’évidence, les Javerne allaient tenter un effort suprême.

— Aux armes ! cria Frameraye.

Le braconnier avait son fusil. Takra et Guillaume sortirent leurs revolvers et leurs couteaux. Personne ne vit Catherine se glisser à terre et fuir sous bois…

Là-bas, les Javerne avaient compris. La carriole cessa d’avancer, les hommes descendirent rapidement et se glissèrent des deux côtés de la route, soudain invisibles :

— Ils veulent nous cerner ! fit le braconnier, qui cherchait une cible.

Quelques minutes s’écoulèrent, puis une voix puissante clama :

— Vous ne pouvez vous échapper… rendez-vous !

Guillaume et Takra répondirent par un rire méprisant…

— Cette fois, ce sera la bataille ! reprit la voix.

Un coup de feu lui répondit. C’était le braconnier qui avait vu remuer quelque chose. Un cri étouffé s’éleva… suivi d’un grand silence…

— Rendez-vous ! répéta la voix.

— Montrez seulement vos goules… et vous allez voir ! riposta sardoniquement le braconnier.

Alors au fond du bois une sonnerie retentit… On entendit bientôt le bruit d’une chevauchée et on vit paraître plusieurs cavaliers.

— C’est lui ! gronda Guillaume, c’est le monstrueux marquis-duc. Sommes-nous perdus, Takra ?

— Pas encore, dit-il, la face tournée dans la direction où devait se trouver le village.

Il venait de s’apercevoir de l’absence de Catherine.

Cependant le marquis-duc et ses hommes ralentissaient leur marche. Les hommes se taisaient… Une fureur subite s’empara de Guillaume :

— Misérable ! hurla-t-il, en levant son revolver.

Le marquis se tourna vers lui et d’une voix amère, où se combinaient le sarcasme et une mystérieuse tristesse :

— Qui donc pourrait vous enlever de mes mains ?

Il haussa lentement les épaules :

— Hélas ! il est trop tard ! Le destin a parlé pour celle-là… Ma volonté n’est plus sur elle…

Un bruit de marche grandissait sous les ramures.

— Les gendarmes ! cria le braconnier avec un mélange de triomphe et de crainte.

Quatre hommes avançaient précédés par Catherine.

— Inutile ! murmura le Maori.

Là-bas, la carriole venait de se tourner ; elle s’éloigna ; elle devint invisible…

En ce moment, Catherine, précédant les gendarmes d’une dizaine de mètres, rejoignait les fugitifs :

— Qu’avez-vous dit ? lui demanda vivement Guillaume… Il avait été promis que la justice ne serait pas informée…

— J’ai seulement dit que nous étions attaqués.

— C’est tout ?

— C’est tout.

Le marquis-duc venait de s’arrêter ; derrière-lui, les sept cavaliers de son escorte s’immobilisèrent…

— Qu’est-ce qui se passe par ici ? demanda la grosse voix du brigadier de gendarmerie, un grison au méplats durs et aux yeux bénévoles, qui arrivait à la hauteur de la route.

— Je ne sais pas, répondit Guillaume… Nous avions quelque raison de croire qu’on nous poursuivait… Il semble que nous nous sommes trompés…

Le brigadier tourna un visage sévère vers Catherine :

— Alors quoi ?

— Elle a eu peur, reprit Guillaume. Excusez-la… C’est une femme !

Le gendarme considéra Frameraye en feignant la méfiance. Au fond, il ne demandait pas mieux que de retourner à la gendarmerie, et de reprendre la culture de ses phlox, de ses roses et de ses iris ; c’était un homme acharné à la culture de fleurs d’une nuance inédite…

Le marquis poussa seul jusqu’auprès du char-à-bancs… Ses yeux de lion croisèrent le regard de Guillaume, puis se fixèrent sur Denise. C’est à la jeune fille qu’il s’adressa :

— Je vous demande sincèrement et profondément pardon ! murmura-t-il. La fatalité était sur moi… Il s’agissait d’une cause qui me domine… qui domine nos races depuis des siècles… il ne vous serait rien arrivé de mal !…

— Vous n’en avez pas moins commis un crime ! gronda Guillaume…

— Un crime selon vous autres… répliqua sombrement le marquis. Non pas selon les miens… Mais ce n’est pas à vous, fils de Gaulois, que je demande mon pardon… c’est à cette fille lumineuse. Je ne suis plus son ennemi… La force qui nous étreint à travers les âges est victorieuse enfin. Et loin d’être votre ennemi, mademoiselle de Morneuse, personne ne vous sera plus dévoué que moi !

Il fit un geste de lassitude, puis fixant ses yeux de lion sur les yeux de Guillaume :

— Vous ne m’êtes de rien, fils de GauJois, et vos ancêtres furent de tout temps exécrés par notre peuple… N’importe, c’est à vous que je parlerai… c’est vous qui connaîtrez mes raisons et avec qui je ferai la paix, pour celle-ci Denise de Morneuse. Je vous attends dans trois jours au château de Saguerannes.

Il eut un rire creux et lugubre. Puis, avec une ironie mélancolique :

— Le comte de Maurannes vous attend… que réjouira ma défaite…


X

C’était au château de Maurannes.

Deux forgerons frappèrent l’heure à l’horloge de la tour. On les voyait abattre leurs marteaux sur une enclume de bronze, tandis qu’un miroir de cuivre rouge projetait une lueur de forge…

Au même instant, trois chevaux parurent, conduits par un écuyer grisonnant, dont Îles ancêtres avaient, de père en fils, servi les Maurannes…

— Dix heures ! fit le comte.

Il se leva, imité par Guillaume. Cinq minutes plus tard ils étaient en selle. Les chevaux galopèrent à travers le parc et s’engagèrent dans la forêt.

Les cavaliers repassèrent par la route qu’avaient naguère suivie Guillaume et le Maori ; après l’éclaircie, ils se trouvèrent dans le bois de Saguerannes. Onze heures sonnaient lorsqu’ils arrivèrent dans la grande cour du château. Le marquis attendait Guillaume. À la vue de Maurannes, ses sourcils s’étaient rapprochés, mais il salua avec une courtoisie grave :

— Je ne sais, dit-il, si un Maurannes consentira à s’asseoir à la table des Saguerannes.

Maurannes hésitait :

— Oh ! je n’invoquerai pas, plus tard, les lois de l’hospitalité ! reprit sombrement le marquis-duc. Ce sera une trêve, si vous le voulez… Une trêve, pourtant, qui ne ressemble à aucune trêve du passé : ma race va disparaitre !

— Je sais, répondit courtoisement Maurannes, que vous avez perdu votre neveu… et je vous plains sincèrement… Toutefois, il est préférable que je n’accepte pas… Cela nous gênerait trop l’un et l’autre !…

— Peut-être avez-vous raison ! remarqua l’autre.

Maurannes prit congé. Le marquis emmena Guillaume dans une salle octogone, peuplée de figures peintes et sculptées de tous les siècles. Quelques bustes et quelques statues remontaient à l’antiquité, l’on apercevait même une figurine en calcaire dur, qui semblait remonter au-delà des âges historiques, peut-être aux temps où l’homme éleva les monuments mégalithiques.

— Ma race est très ancienne, fit le marquis-duc… Si ancienne que nous ne pouvons remonter jusqu’à ses origines. Nous descendons, je crois, de chefs indigènes ni Celtes, ni Ligures. Nos domaines, jadis, valaient un de vos départements. Mes pères y ont encore chassé l’auroch demeuré là comme naguère dans une forêt de Russie… Nous n’avons jamais courbé le front même devant les rois, mais nous n’avons jamais refusé nos glaives contre l’étranger. Et nous eûmes toujours des serviteurs ardemment fidèles, comme ces Javerne que vous avez rencontrés… La Révolution nous a épargnés… Mais une part de nos biens a passé à une étrangère… Ces biens allaient nous revenir naturellement. Pas tout à fait. Un crime accompli à mon insu, a fait des Saguerannes les héritiers de Mme de Terrenoire.

Mais avant que j’aille plus loin, il faut me faire le serment que rien de ce que je vais vous dire ne sera répété à quiconque… pas même et surtout au comte de Morneuse ni à sa fille…

— Il faut toutefois que mon silence ne puisse pas être nuisible à l’une ni à l’autre. Je suis en outre juge de ce que je dirai ou non pour ce qui regarde la partie de votre secret que j’ai devinée… Ainsi, je sais que c’est de Mme de Terrenoire que devaient hériter les Saguerannes… Je sais quel ascendant de Mme de Terrenoire est mort sur l’échafaud révolutionnaire… Je sais que vous avez fait surveiller pendant de longues années les hôtes des Gerfauts et aussi le château de Terrenoire par une femme du village de Tannery nommée Sambreuse.

Saguerannes écoutait avec un mélange d’inquiétude et d’admiration.

— Vous avez bien conduit votre enquête, dit-il enfin.

— C’est surtout mon compagnon qui l’a conduite.

— L’homme basané ?… Cela ne m’étonne pas. Ses yeux sont extraordinaires… Mais qui a découvert le lien secret qui unit Mlle de Morneuse à la duchesse de Terrenoire ? Sans cela, toute recherche demeurait vaine.

— J’ai eu de la chance. Au château de Terrenoire, le portrait du marquis Jacques n’a frappé par une ressemblance avec Mlle de Morneuse. Ce fut le point de départ de mes recherches.

— La conjonction de l’intuition et de l’intelligence ! grommela le marquis… Toute l’aventure des êtres supérieurs… Mais le hasard vous a favorisé…

— Quand j’eus découvert votre parenté avec Mme de Terrenoire et vos droits d’héritier… tandis que Takra me rapportait votre double surveillance aux Gerfauts et au château, l’idée me vint tout naturellement que si vous aviez fait enlever Mlle de Morneuse, c’est qu’elle pouvait avoir des droits… Dès lors, je supposai qu’elle descendait de celui dont elle reproduit si fidèlement les traits et qu’elle était, peut-être, la fille de Mme de T’errenoire…

— Que dites-vous ? interrompit le marquis avec une sorte d’effroi.

— Que cela ne nécessitait pas une induction bien extraordinaire… vu que c’était presque la seule conclusion possible de ce rapt étrange et de cette longue surveillance.

Le marquis s’était laissé tomber dans un fauteuil ; il demeura quelque temps pensif, la tête appuyée sur la main…

— En somme, vous savez presque tout ! maugréa-t-il enfin…

— J’ignore totalement comment s’explique la parenté de Mlle de Morneuse avec la duchesse.

— C’est un double enlèvement ! répondit le marquis avec un sourire sardonique… Mais ni moi ni les miens n’y furent pour rien… Mme de Terrenoire, comme vous l’avez peut-être appris au cours de votre enquête, a mis une fille au monde six mois après je décès de son mari… Elle était à cette époque dans un état de santé tel qu’on ne croyait pas qu’elle dût vivre plus d’une saison… La naissance d’une héritière contrariait violemment l’oncle maternel de la duchesse, homme vicieux, sans scrupules et ruiné de dettes. Il ne recula pas devant un crime… un crime très compliqué pour lequel deux complices… deux complices féminins lui suffirent… Les détails de l’événement me sont pour la plupart inconnus… Mais que vous importe… Il arriva en somme ceci : Mme de Morneuse et Mme de Terrenoire accouchèrent le même jour… toutes deux étaient malades… toutes deux pouvaient mourir à la suite de l’accouchement… Mme de Morneuse seule succomba. Elle mit au monde une petite fille qui était elle-même condamnée et qui survécut peu de jours. Mme de Terrenoire, au contraire, survécut, mais dans un état qui faisait présager une fin très prochaine. Eh bien ! vous l’avez déjà deviné, il y a eu substitution d’enfants… L’enfant de Mme de Morneuse mourut quelques jours plus tard et fut ensevelie sous le nom de Claire de Terrenoire… L’enfant de Mme de Terrenoire grandit sous le nom de Denise de Morneuse. Tel est le drame… Il fut facilité par une certaine ressemblance des deux enfants… par le fait que Mme de Terrenoire fut pendant trois semaines entre la vie et la mort, et que M. de Morneuse, réduit au désespoir par la mort de sa femme, ne prit aucune attention à la nouvelle-née…

Nécessairement, le criminel fut très bien renseigné… il devait savoir entre autres choses que l’enfant des Morneuse ne survivrait pas… Son forfait accompli, il n’avait qu’à attendre le décès de sa nièce. Ce fut le sien qui se produisit… tandis que Mme de Terrenoire vit encore… Tout cela ne vous explique pas pourquoi j’ai fait enlever Mile de Morneuse, continua le marquis après une courte pause… D’autant plus que j’avais été étranger à la substitution, que je ne l’ai connue que plus tard… et qu’alors la filiation officielle de Mlle de Morneuse était parfaitement établie… C’est une des femmes complices qui a fini par faire des aveux à un de mes serviteurs les plus dévoués, dont elle était parente… Cette confession a suivi la mort du comte de Graves, l’oncle de Mlle de Terrenoire… J’ai fait venir la femme, j’ai réussi à lui persuader que des révélations seraient désormais nuisibles à tout le monde… et je me suis assuré son silence par le payement d’une rente… Comme elle était cupide, l’argent contenait le remords… Tout de même, le remords la tourmentait… Elle vint me trouver, il y a quelques semaines et me déclara qu’elle était décidée à faire des révélations… soit à Mme de Terrenoire… soit à Mlle de Morneuse… Pour ce qui regardait Mme de Terrenoire, le péril n’était pas imminent : la duchesse était en Égypte atteinte d’une maladie incurable. D’après les nouvelles qui m’étaient parvenues récemment, elle arrivait au terme de son mal : il était impossible qu’elle vécût plus de trois mois. De Mlle de Morneuse, au contraire, je pouvais tout craindre. Presque à coup sûr, elle désirerait voir sa mère… et la seule apparition de cette jeune fille eût certifié à Mme de Terrenoire la véracité des révélations, Que faire ? J’hésitai pendant plusieurs jours. Si je me décidai, c’est en grande partie, parce que je me persuadai que rien d’heureux ne pouvait surgir d’une si tardive découverte, ni pour la duchesse ni pour Mlle de Morneuse. Quant au comte, il en souffrirait amèrement… En revanche, la perte d’une fortune immense privait ma famille et ma race d’une puissance incalculable… Je me déterminai donc à faire enlever Mlle de Morneuse…

— Pourquoi pas la femme ? demanda Guillaume.

— Parce qu’elle devait avoir pris ses précautions, comme du reste elle me le laissa entendre…

— Mais, constatant la disparition de Mlle de Morneuse, ne pouvait-elle écrire à la duchesse ?

— Aux gens de cette sorte, les écrits apparaissent particulièrement redoutables… Bref, je donnai mes ordres… vous savez quelles en furent les suites. Je tiens à vous assurer encore qu’aucun danger réel n’a menacé la captive… Ce qui a été écrit au comte et dit à elle n’avait qu’un but d’intimidation.

Le marquis se tut et contempla longuement le vieux parc dont les chênes, les hêtres et les tilleuls vacillaient à la brise.

— Cette jeune fille a vaincu ! murmura-t-il à mi-voix. C’est une créature solaire ! Je lui donnerai, dès que ce sera possible, les biens de Mme de Terrenoire… nos biens…

Il se remit à contempler les grands arbres dont les chevelures semblaient tremper dans un cumulus argentin. Son visage exprimait une lassitude infinie. :

— Peut-être ne me haïriez-vous pas, murmura-t-il ; si vous saviez ce que peut devenir, dans un homme, le rêve qui a, pendant deux mille ans, obsédé ses ancêtres…

Guillaume ne le haïssait point. Et même, son âme aventureuse, qui l’avait entrainé à travers le monde sauvage, éprouvait une sorte d’admiration pour cet homme lié aux existences ancestrales.


ÉPILOGUE

Denise s’était avancée jusque sous les arbres du parc. Elle était pensive. L’âme des printemps vivait en elle, cette âme qui vit depuis les siècles des siècles dans les fils et les filles de l’homme, qui éveille ensemble nos propres souvenirs et les souvenirs des temps abolis… Une odeur de lilas et de violettes pénétrait doucement l’odeur des feuilles vertes…

La jeune fille se sentait heureuse et pourtant son bonheur n’avait pas cette plénitude qu’il avait au printemps de l’année précédente. Une force neuve était en elle, une force de souhait, qui parfois la faisait soupirer devant la beauté des choses… Comme elle rêvait, arrêtée sous des chênes, elle entendit un pas furtif et elle vit Guillaume à quelques pas d’elle. Il la regardait avec ravissement.

Alors, elle revécut, sans amertume, avec une sorte d’attendrissement, son aventure. Surtout, elle se souvint de toutes les phases du dévouement de Guillaume ; de cette nuit où une barque les emportait dans les ténèbres des rocs.

Son cœur fut plein d’une émotion très douce.

Lui, cependant, s’était avancé. Il tenait à la main des violettes cueillies dans le bois, et qu’il tendit à la jeune fille avec un frémissement… Elle les prit sans hésitation, elle murmura :

— Est-ce donc pour moi que vous les avez cueillies ?

— Pour qui aurais-je pu les cueillir ? dit-il avec une ardeur timide… Toute fleur me fait songer à vous… la fée des fleurs !

Elle tressaillit. Mieux encore que naguère, elle savait ce qu’elle était pour lui, parce que ce printemps révélait à elle-même le secret qui croît au cœur des créatures. Ses tempes rougirent comme des lys au crépuscule :

— La fée des fleurs ? dit-elle pensive… Je voudrais être du moins une fée capable d’abolir votre tristesse.

— Ah ! gémit-il… Il suffirait d’une parole… Il est vrai la plus forte des paroles… plus forte que tous les actes et que ma pauvre existence ne mérite point.

— Vous méritez tout ! dit-elle.

— Ne dites plus rien ! fit-il hâtivement… ne me laissez pas espérer l’impossible…

— Pourquoi serait-ce l’impossible ? dit-elle en baissant la tête.

Il se mit à trembler de tous ses membres, et défaillant, aussi pâle que les nuages :

— Vous ne me repoussez donc pas ?

Elle sourit, tendre et malicieuse, elle lui tendit la main… Il saisit cette petite main, avec un sanglot de bonheur, mit un genou en terre et murmura ce passage du Livre :

— Les Fleuves ne pourraient pas noyer cet amour.


FIN