Au coin du feu (Morissette)/L’enfant perdu

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Piché Frères (p. 33-40).

L’ENFANT PERDU.



NOUVELLE.

La veille du premier de l’an 1878, vers 7 heures du soir, un homme s’acheminait dans la route de Sainte-Anne de la Pérade qui conduit à Saint-Casimir.

Cet homme était ivre.

Il avait passé sa journée à boire avec ses amis et s’en retournait à sa demeure où l’attendait une femme et un enfant.

Cet homme se nommait Alfred Lambert

Il était jeune ce misérable ivrogne, il comptait à peine vingt-huit années d’existence ; mais il était vieux dans son vice de prédilection.

Dès l’âge de 15 ans son père était obligé d’aller le chercher dans les maisons où l’on débitait de la boisson sans licence.

Les bons conseils de son père qui était un parfait honnête homme, ni les pleurs de sa bonne mère ne réussirent à le corriger. Il continuait à boire et devenait de plus en plus ivrogne.

Lorsqu’il eut atteint sa vingtième année, son père espérant le rendre meilleur, lui proposa de le marier.

Au nombre des jeunes filles de sa connaissance, il s’en trouvait une qu’il semblait préférer aux autres : c’était Alvina Lafortune.

Elle était propre, travaillante et surtout très pieuse.

Cette jeune fille ne détestait pas Alfred Lambert, mais elle ne l’aimait pas assez pour l’accepter comme époux.

Lorsque Alfred lui proposa de l’épouser, elle lui fit comprendre qu’elle ne pouvait se décider à l’accepter, parce qu’elle ne l’aimait pas assez et surtout à cause du misérable vice qu’il avait.

Alfred lui fit mille promesses de ne plus boire, mais rien ne put fléchir la jeune fille.

Alvina était orpheline depuis plusieurs années. Elle demeurait chez un de ses oncles maternels, qui avait consenti, sur la demande de sa mère, à la garder chez lui.

Cet oncle d’Alvina avait deux misérables défauts : il était avare et ivrogne.

Alfred Lambert s’était mis dans la tête d’épouser Alvina Lafortune. Le refus de la jeune fille ne l’affligeait guère ; il se dit en lui-même qu’il s’entendrait parfaitement avec l’oncle et résolut de lui parler de la chose.

Un bon dimanche, après la messe, il aborda le père Germain, c’était le nom de l’oncle d’Alvina, et lui déclara son amour pour la jeune fille.

Le père Germain se trouva enchanté de la nouvelle. Alfred Lambert avait du bien et son père qui était riche, devait tout lui laisser en mourant.

Le sort d’Alvina est parfait, se dit-il, et bon gré mal gré, elle l’épousera. Le fait est que je commence à être fatigué de cette petite mijaurée. Ça fait de la dépense, d’élever des enfants, et ça ne nous rapporte que de la misère.

Arrivé chez lui, le père Germain annonça à son épouse et à Alvina que Alfred Lambert désirait épouser cette dernière. Il ajouta qu’il était on ne peut plus heureux de la chose et que le mariage aurait lieu aussitôt que possible.

Alvina voulut se récrier ; elle déclara qu’elle n’épouserait jamais un ivrogne comme Alfred Lambert.

Ivrogne, ivrogne, s’écria le père Germain, eh ! bien, tout le monde dit que je suis ivrogne, moi aussi, parce que j’aime à prendre un verre avec des amis ; Est-ce que ta tante n’est pas heureuse avec moi ?

Le bonheur de sa tante ne paraissait pas du goût d’Alvina. J’avouerai qu’elle avait parfaitement raison ; chaque fois que le père Germain arrivait ivre chez lui, il brisait les meubles, battait sa femme et jetait la jeune fille dehors.

Mince encouragement pour une jeune fille, que la nouvelle qu’un semblable bonheur l’attend.

Les supplications et les promesses d’Alfred Lambert et les menaces de son oncle, finirent cependant par triompher de la résistance d’Alvina et le mariage eut lieu.

Il y avait à peine un mois qu’il était marié que déjà Alfred reprenait ses habitudes d’ivrogne. Il arrivait ivre presque tous les soirs, chez lui ; il brisait tout dans la maison et finissait par accabler de coups la malheureuse qu’il avait juré d’aimer et de protéger.

La naissance d’un enfant ne réussit pas à modérer la passion dont Alfred était ravagé et bien des fois, la pauvre femme dut cacher son enfant pour éviter qu’un malheur arrivât.

La veille du 1er  de l’an 1878, Alvina travaillait auprès d’un petit lit, sur lequel reposait un enfant de cinq ou six ans.

Elle regardait de temps à autre du côté de la porte, espérant voir arriver son époux.

Au dehors, il faisait une tempête épouvantable.

Il neigeait ; un fort vent de nord-est faisait tourbillonner la neige en tout sens.

On ne voyait pas à deux pieds devant soi.

Tout à coup la porte s’ouvre avec fracas et le mari d’Alvina entre en titubant et en jurant comme un possédé contre le mauvais temps.

La pauvre femme essaie de le calmer ; elle lui parle de son fils qui dort paisiblement et qu’il va réveiller.

La voix de son épouse semble exciter davantage le malheureux.

Il redouble de fureur, les blasphèmes les plus affreux sortent de sa bouche.

Il en vient aux menaces ; il saisit les chaises et les met en pièces ; finalement, il s’empare d’un morceau de bois qu’il trouve sous sa main et s’élance sur sa femme pour la battre…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les cris du misérable ivrogne avaient réveillé l’enfant.

En voyant son père fou de colère, en apercevant sa mère en pleurs, que le malheureux menaçait, le pauvre petit fut pris d’une terreur folle.

Il descend de son lit, se glisse furtivement du côté de la porte, puis s’élance dehors sans se soucier de la tempête qui sévit dans toute sa rigueur.

Le voilà qu’il court pieds nus sur la neige, n’ayant pour tout vêtement qu’une pauvre petite jaquette en flanelle qui lui va à peine aux genoux ; tombant à tout instant et se relevant couvert de neige, pour reprendre sa course.

Il croit entendre les cris de son père, il s’imagine le voir à sa poursuite et sa frayeur augmente.

Il court le plus vite que peut lui permettre ses petites jambes et la neige qui encombre le chemin.

La sueur l’inonde, malgré la légèreté de son vêtement.

Il court, tombe, se relève et court encore.

Où va-t-il ? il n’en sait rien lui-même. Il fuit un danger, ne sachant pas qu’il court après un plus terrible, un plus effrayant.

Il commence à sentir la fatigue ; il ralentit sa course.

Le froid le gagne avec rapidité.

Le voilà qu’il grelotte, le pauvre petit, il est tout transi.

Il s’arrête et regarde autour de lui ; il ne voit que de la neige.

La neige tourbillonne autour de lui et se colle à son vêtement.

Ses membres se glacent petit à petit. Il se voit loin de la maison paternelle, il oublie ce qui s’y passe dans le moment, et la conscience de l’épouvantable danger qui l’attend, lui cause une frayeur plus terrible que la première.

Un cri d’angoisse, un cri tel que la plume se refuse à décrire, sortit de sa petite poitrine.

Maman ! maman !

Le vent seul sifflant à travers les arbres qui bordent la route, lui répond.

Alors, des larmes coulent en abondance de ses yeux.

Il appelle, appelle toujours : maman ! maman ! et toujours le même silence lui répond.

Il essaie de marcher, mais ses petits membres gelés refusent de lui obéir.

Ses cris redoublent.

Maman ! bonne maman ! venez donc me chercher, j’ai froid, oh ! maman que je souffre…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il tombe sur la route, privé de connaissance.

La neige s’amoncelle autour de son corps et le recouvre bientôt.

À la maison, après avoir fait un tapage d’enfer, Alfred Lambert finit par tomber sur le plancher où il s’endormit.

Ce fut alors que la malheureuse Alvina s’aperçut de l’absence de son fils.

On comprendra facilement la douleur qu’elle ressentit en voyant le lit vide.

Elle courut chez les voisins. On fit une battue dans les environs et le petit fut trouvé à quelques arpents seulement de la maison.

L’enfant était mort.

Alfred Lambert fut tellement frappé par la mort de son fils, qu’il n’osât plus prendre une goutte de boisson.