Au coin du feu (Morissette)/Marie-Louise

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Piché Frères (p. 73-113).

MARIE-LOUISE.



RECIT.


I.

Jeudi, le 27 janvier 1881, je me promenais paisiblement sur la rue St. Joseph, à Québec, lorsque j’aperçus à quelques pas devant moi le père Michel. Je pressai le pas et fus bientôt auprès de lui.

— Eh ! bien, père Michel, comment ça va-t-il ?

— Tranquillement, Monsieur. On est sur l’âge à présent, et vous comprenez qu’on n’est pas aussi alerte que les jeunes gens comme vous.

— C’est vrai, père, mais ne croyez pas que si jamais j’arrive à l’âge que vous avez aujourd’hui…

— Quatre-vingt quinze ans……………

— À quatre-vingt-quinze ans, je serai aussi vigoureux que vous l’êtes.

— C’est pourtant vrai ce que vous dites là. La jeunesse d’à présent, ça ne sait pas se conserver ; ça boit, ça couraille, etc., etc.

— Merci bien du compliment.

— Ah ! je ne dis pas cela pour vous. Vous êtes un homme rangé, sobre, honnête, mais, c’est pour toute cette jeunesse-là, dit-il, en me montrant deux ou trois jeunes-gens qui passaient.

— Vous avez peut-être raison, père Michel ; la jeunesse d’aujourd’hui ne vaut pas l’ancienne.

— Tenez, voulez-vous savoir, ce qui tue nos jeunes-gens ? Eh ! bien, c’est la boisson. Et pourtant si l’on connaissait toutes les misères causées par ce vice infâme. J’en ai vu et connu, moi des ivrognes ; et je dois l’avouer, ils se ressemblent tous. Je pourrais vous compter une petite histoire dont l’épouvantable dénouement est arrivé en 1866, lors du grand incendie qui dévasta une partie de St. Roch et tout St. Sauveur ; mais ce n’est ni le temps, ni le lieu, pour raconter des histoires.

— Faisons une affaire, père Michel, disons que j’irai chez vous ce soir. Vous me conterez votre histoire et je vous en serai reconnaissant.

Ma proposition fut acceptée et le soir même le bon père Michel, me faisait le récit qui suit :


II


Un lundi du mois de mai 1856, monsieur le curé Charest bénissait dans l’église St. Roch, le mariage de Joseph-Hypolite Langlois avec Marie-Louise Danjou.

Hypolite Langlois était commis dans un magasin de St. Roch. Il recevait un joli salaire, soit dix piastres par semaine. C’était un assez beau garçon, poli, aimable ; enfin il possédait toutes les belles qualités qui plaisent tant aux demoiselles.

Il faut bien l’avouer, ce que l’on cherche chez le mari, pour bien des jeunes filles, c’est la beauté et la richesse ; les autres qualités si nécessaires à un époux, elles n’y songent pas. C’est certainement là où elles font erreur. Le mariage, c’est pour la vie. Si l’homme est méchant, ivrogne, etc., jugez quel avenir une jeune fille se réserve en l’épousant.

Notre homme avait une foule de belles qualités, mais il avait aussi un misérable défaut : c’était un ivrogne de la pire espèce.

Marie-Louise Danjou, qui était une bonne petite fille de dix-neuf ans, prenait pour de l’or tout ce que lui disait son fiancé. Elle connaissait fort bien le grand défaut de celui qui devait l’épouser, elle lui donna même son congé, un jour qu’il était allé chez elle un peu gris. Mais Langlois ayant juré qu’il ne boirait plus, Marie-Louise lui pardonna.

Il fut trois mois sans boire, et le mariage eut lieu.


III.


Le mariage d’Hypolite Langlois avec Marie-Louise Danjou, avait excité les commères de St. Roch. Il ne faut pas mépriser sa paroisse, et lorsque l’on a de ces femmes-là, l’on doit s’empresser de le dire. Or, mes chers lecteurs, vous savez s’il y en a une foule de ces journaux parlants dans St. Roch. Trois mois avant chaque mariage et six mois après, vous les entendez jaser sur les futurs mariés et sur les nouveaux époux.

Vous savez un peu ce que c’est que des commères, n’est-ce pas ? Elles se rassemblent, ces bonnes dames, deux, quatre, six, huit, dix, douze même au coin d’une rue, à la porte de l’église ou sur le marché, et il faut voir si le petit instrument qu’on est convenu d’appeler la langue, marche. La langue, pardine, le bon Dieu nous l’a donnée, c’est pour nous en servir ; et elles s’en servent ces braves commères.

Donc, comme je vous le disais en commençant ce chapitre, le mariage d’Hypolite et de Marie-Louise, avait monté la bile des commères. Elles en parlaient depuis trois mois.

— Eh ! bien, disait Marie Lambèche, une jeune fille de 48 ans, à la porte de l’église St. Roch, le jour du mariage ; cette pauvre fille, elle en prend un beau gas là.

— Tiens, répondit la mère Martin, toujours la même rengaine. Chaque fois qu’il y a un mariage, tu as toujours à nous crier dans les oreilles : Ah ! mon Dieu, la pauvre fille, elle en fait un beau coup ; elle en prend un fin matois, etc. Est-ce que par hasard, tu serais peinée d’être restée vieille fille ?

— Moi, ah ! bien, par exemple, si je ne me suis pas mariée c’est bien parce que je ne l’ai pas voulu ; hein, Mathilde ?

Mathilde était une fillette de dix-huit ans, qui ne prenait nullement part aux discours de sa tante mais qui s’amusait tout bonnement à regarder passer les jolis garçons.

— Qu’est-ce que vous désirez, ma tante, demanda Mathilde ?

— Au fait, tu ne peux rien en dire, reprend la vieille fille. D’ailleurs la mère Martin, quant à être mariée comme vous l’êtes, je préfère rester fille.

— Oui ! et pourquoi ?

— Pourquoi ? pourquoi ? Ah ! si je voulais parler, j’en dirais long, mais je ne parlerai pas, non, je ne parlerai pas.

Il est probable que la mère Martin connaissait à qui elle avait affaire, car elle ne répondit pas à cette sortie de la vieille fille. La conversation retomba de suite sur les nouveaux mariés.

— Moi, dit Marguerite Simard, je ne connais rien du garçon, mais la fille, c’est une perle. Propre, travaillante, c’est elle qui saura tenir sa maison.

— Et son mari aussi, dit la mère Martin.

— Elle tiendra sa place, continua la Simard. Tiens, je vous dirai bien la chose, avec moi les maris ça passe droit. Les femmes ne sont pas des esclaves à la fin des fins. Ce sont les femmes qui devraient commander. Les hommes, c’est bon pour travailler et nous habiller convenablement.

— Il y a certaines dames, répliqua la mère Martin, qui préfèrent l’argent à leur mari. J’en connais moi qui se sont mariées avec des hommes qu’elles n’aimaient pas du tout. Ces hommes étaient riches, c’étaient tout ce qu’elles demandaient.

— Dites-vous cela pour moi, madame Martin, demanda la Simard ?

— Ma foi, si le bonnet vous coiffe, je n’y vois pas d’objections.

La conversation continue quelques temps encore mais nous ne l’écouterons plus. D’abord si quelques-uns de mes lecteurs ou de mes lectrices désirent connaître tout ce que nos commères ont dit ce jour là, ils n’ont qu’à s’approcher d’un groupe de vieilles femmes réunies dans les endroits mentionnés plus haut. Ce que disaient les commères de 1856, les commères d’aujourd’hui le répètent. C’est toujours la même routine.


IV.


Après leur mariage, M. et Mde Langlois allèrent demeurer sur la rue du Roi, entre la rue de la Chapelle et du Pont, dans un joli petit logement. L’ameublement ne laissait rien à désirer. Sofa et chaises en noyer noir, avec sièges et dos recouverts en crin. Magnifique buffet, bien garni de belles vaisselles ; belles tables de salon et de salle à dîner, etc., enfin rien ne manquait.

Trois, six, quinze mois se passèrent dans le plus parfait bonheur. Rien de plus beau que cet accord ; c’était à envier. Faut dire aussi, que la naissance d’une jolie petite fille était venue combler les vœux des jeunes époux. Les commères qui avaient prédit un malheur continuel, commençaient à se mordre les pouces. Hélas ! ce grand bonheur devait avoir un terme.

Un soir du mois d’août 1857, à minuit, Marie-Louise attendait en vain son époux.

Dans ce temps là, les magasins fermaient à dix heures, onze heures et même à minuit tous les soirs. Hypolite avait la bonne habitude de se rendre directement chez lui, aussitôt le magasin fermé. À ses amis qui voulaient absolument l’amener boire et s’amuser, il répondait toujours par un non.

Cependant, depuis quelque temps ses amis s’apercevaient qu’il faiblissait. Son enfant était malade et ses cris l’agaçaient terriblement. En vain, Marie-Louise essayait-elle de calmer sa petite Lozia ; en vain cherchait-elle à étouffer les cris du pauvre petit être qui se débattait dans des souffrances atroces, cela n’empêchait pas Hypolite d’entendre. Au commencement ce dernier endurait sans murmurer, mais peu à peu, il s’impatienta et finit par s’emporter complètement contre sa femme et son enfant.

Marie-Louise courbait la tête sous l’orage, et maudissait son incapacité à ne pouvoir l’éloigner. Lorsqu’elle se trouvait seule, elle songeait, pleurait, et priait Dieu de ne pas permettre que le désaccord se mit entre son époux et elle.

Marie-Louise s’apercevait que son mari n’aimait pas à rester à la maison. Il s’attardait un peu au repas et le soir, quoique le magasin où il était employé fermait à 10 heures précises tous les soirs, il était dix heures et demie et parfois onze heures quand il arrivait chez lui.

Lorsque sa femme lui demandait la cause de ce retard, il répondait : j’ai eu des affaires.

Le soir du 15 août 1857, il était minuit et Hypolite n’était pas encore rendu à sa demeure. Marie-Louise accoudée à la fenêtre, examinait la rue sombre et déserte. Il faisait un temps affreux ; une pluie battante poussée par un gros vent de Nord-Est, venait frapper contre la maison.

Tout à coup, Marie-Louise aperçut au coin de la rue de la Chapelle, un homme ivre, titubant de côté et d’autre et ayant toutes les difficultés possibles à marcher. Son cœur se serra ; une idée douloureuse lui traversa l’esprit ; si c’était mon mari, pensa-t-elle ?

Elle se penche sur le bord de la fenêtre et malgré la pluie, elle regarde et cherche à reconnaître le malheureux qui s’en vient.

Il approche ; elle attend les paroles sans suite qu’il prononce. Enfin il n’est plus qu’à quelques pas.

Ciel ! c’est mon mari, s’écrie-t-elle en reconnaissant Hypolite Langlois dans cet homme ivre.

Elle se lève pâle et tremblante ; elle croit qu’elle va défaillir.

Reprenant enfin courage, elle court ouvrir la porte de la maison.

Hypolite en entrant s’accroche le pied au perron et tombe sur le plancher. Il cherche à se relever, les forces lui manquent et il tombe de nouveau.

Marie-Louise croit son époux mort. Elle pousse le malheureux qui lui répond par un grognement digne du plus vil des animaux. Alors cette jeune femme qui avait donné toute sa confiance à la promesse que Langlois lui avait faite avant de se marier, de ne plus boire de tout ; cette jeune femme fut pris d’un sentiment de dégoût pour le compagnon de sa vie.

Cet homme lui avait juré, aux pieds des autels, amour et fidélité ; il avait juré de faire toujours son bonheur, et voilà qu’après quinze mois de ménage seulement, ce misérable oublie son serment.

Si je l’abandonnais, pensa-t-elle… Mais non, reprit-elle aussitôt, j’ai promis de vivre toujours avec lui, de l’aimer toujours, je ne ferai pas une lâche action. Qui sait, je suis peut-être la cause de ce qui arrive aujourd’hui.


V.


En sortant du magasin ce soir là, Hypolite Langlois rencontra plusieurs de ses amis. Dans le courant de la journée, il avait eu une petite chicane avec son patron ; cela lui avait monté l’esprit. Aussi lorsque Pierre Breton lui proposa d’aller prendre un coup avec lui, accepta-t-il avec plaisir.

On arriva à l’hôtel. Après avoir pris chacun un verre, la conversation s’engagea.

Langlois commençait à comprendre qu’il venait de faire un mauvais pas.

Il croyait prendre un verre et s’en aller de suite, mais cela ne faisait pas l’affaire de ses amis. Aussi lorsqu’il voulut partir se mit-on devant lui pour l’empêcher de le faire.

On passa dans une petite chambre et la conversation recommença, Tout naturellement on parla des hommes mariés.

— Je ne comprends pas, dit Breton, qu’un homme puisse passer sa vie à tenir les jupons de sa femme, car c’est bien tenir les jupons de sa femme que d’être toujours auprès d’elle.

C’est vrai ; ajouta Jos Latulippe, à peine est-on marié, qu’on abandonne ses amis pour s’enicher avec sa femme. Hypolite n’osait rien dire, il s’en voulait d’avoir accepté l’invitation de ces gens-là. On lui offrit un second verre, il refusa. Alors on y alla à découvert.

— Ah ! ça, dis donc, Langlois, ta femme t’a défendu de boire, hein ! Et tu lui obéis comme un enfant, n’est-ce pas ?

— Ce n’est pas ma femme qui me l’a défendu, répliqua Langlois fâché de voir qu’on le croyait sous la domination de son épouse ; c’est moi qui ne veux pas boire.

— Ta, ta, ta, tu as beau parler, nous connaissons cela. Je gage que tu as peur de ta femme et que tu ne boiras pas ce verre de rye-ci.

Langlois était orgueilleux ; il but le verre de rye, un troisième, puis un quatrième, jusqu’à ce qu’il fut complètement ivre.

La conversation n’avait pas moins continué.

— Les femmes, vois-tu, disait Breton, c’est bon pour faire la cuisine, avoir soin de la maison et voilà tout. Quand un homme à se laisser conduire par sa femme, c’est fini, il n’a plus de repos. Tiens, mon cher, fais moi donc ceci ; voyons, mon bonhomme, tu vas aller me chercher cela. Je connais ça, moi aussi, je suis marié, mais ma femme ne me mène pas comme elle veut. Tu penses peut-être, que ta Marie-Louise prend ton intérêt. Oui, avale ça et bois de l’eau pour le faire digérer. Quand elle est avec toi, c’est tout beau, mais lorsqu’elle est seule, c’est autre chose. D’ailleurs, tu as un enfant, quel amusement as-tu chez toi ? Tu n’entends que des pleurs, que des cris. Tandis que nous nous amusons, toi tu es enfermé dans ta maison à entendre pleurer ton enfant. N’est ce pas vrai, cela ?

— C’est vrai, murmura Hypolite.

On parla, on but jusqu’à minuit. Les amis de Langlois ne laissèrent ce dernier que lorsqu’il fut complètement ivre. Alors comme il arrive toujours dans ces occasions là, on le laissa partir seul, au risque de le voir arrêter par la police et coucher au poste. Pas un de ces individus, n’eut le cœur de l’accompagner. D’ailleurs, est-ce qu’un ivrogne en a du cœur ? Est-ce qu’un homme qui n’a pas l’esprit de se tenir au rang des hommes, qui s’abaisse jusqu’à la brute, a du cœur ? Allons donc ! Les individus de cette trempe ne méritent même pas d’être considérés comme des êtres humains.

Hypolite partit donc de l’hôtel complètement ivre ; on sait comment il arriva chez lui.


VI.


Nous avons laissé Langlois ivre, couché aux pieds de sa femme.

Marie-Louise, essaya de relever son mari afin de le placer sur un canapé qui se trouvait à quelques pas d’elle. Elle réussit à le traîner jusqu’au canapé, et après des efforts considérables, à le coucher dessus. Puis elle s’assit à côté de lui.

Elle passa une partie de la nuit à pleurer. Son enfant dormait dans une chambre voisine, mais la malheureuse jeune femme n’y pensait pas du tout : elle songeait à la position dans laquelle elle se trouvait. Enfin, fatiguée de pleurer, elle s’endormit.

Le matin, en se réveillant, Hypolite aperçut son épouse assise à côté de lui et dormant encore.

Il chercha à comprendre comment il se faisait qu’il se trouvait sur un canapé au lieu d’être dans son lit. Au bout de quelques instants, il avait repassé dans sa mémoire tout ce qu’il avait fait la veille. Il comprit alors l’énormité de sa faute et se mit à pleurer.

Marie-Louise s’éveilla et le surprit dans cet état ; elle ne put elle-même retenir ses larmes. Leurs yeux se rencontrèrent. Marie-Louise comprenant jusqu’à quel point son mari regrettait la faute qu’il avait commise, ne lui fit aucun reproche. Elle se pencha doucement vers lui et l’embrassa, non sans beaucoup d’émotion.

Hypolite, constatant l’extrême bonté de son épouse, se jeta à ses pieds, lui demanda pardon de la peine qu’il lui avait faite et lui jura de ne plus retomber.

Marie-Louise lui tendit la main et dans un second baiser, lui preuva que tout était oublié.

Langlois fut cinq ans sans boire. L’accord le plus parfait ne cessa de régner pendant tout ce temps.

Deux autres enfants étaient venus augmenter la famille : un petit garçon qui reçut le nom de Louis Hypolite et une petite fille qu’on nomma Albertine.

Chaque année, Hypolite renouvelait son engagement avec le même patron et ses gages augmentant à chacun de ses engagements, il en était rendu à recevoir quatorze piastres par semaine.

Ses amis, ou plutôt ses ennemis, qui voulaient sa ruine, pour des raisons que nous donnerons plus tard, lui offrirent souvent de passer une partie de la veillée avec eux ; il refusait toujours.

Enfin, au bout de cinq ans, ils trouvèrent l’occasion de le faire boire et de le renvoyer chez lui complètement ivre. Dès lors il devint leur proie.

À force de lui conter cinquante histoires, propres à ridiculiser son épouse, ils réussirent à la lui faire détester entièrement. Prières, supplications de la part de son épouse, rien ne pouvait toucher le misérable ivrogne. Au bout de deux ans, Hypolite se trouvait sans situation.

La misère arriva bientôt avec son cortège de privations.

Marie-Louise se vit réduite à vendre ses meubles, pour pourvoir aux besoins de sa famille.

Le misérable qui était la cause de son malheur, en rejetait la faute sur son épouse. Il n’était pas rare, lorsqu’il arrivait ivre, de le voir battre sa femme, et maltraiter ses enfants. Il alla même jusqu’à les menacer de les tuer.

Marie-Louise supportait patiemment toutes les privations, mais elle ne pouvait voir souffrir ses enfants.

Ne voyant aucune possibilité de faire travailler son mari, et le besoin se faisant de plus en plus sentir, elle chercha de l’ouvrage et trouva quelques travaux de broderie à exécuter pour une modiste de la rue St. Joseph.

Elle réussit avec ces faibles ressources, à nourrir sa petite famille, mais elle ne put jamais gagner suffisamment pour se procurer à elle même le strict nécessaire.

Sa santé s’affaiblit peu à peu. Au bout de quelque temps elle se mit à tousser et à cracher le sang.

C’était la consomption qui arrivait, terrible maladie qui devait la tenir dans l’inaction pendant des années.

Pendant que sa femme se tuait pour nourrir sa famille, Hypolite s’amusait à boire et à fêter ; à peine le voyait-on à la maison.

Breton et Latulippe qui avaient réussi à le faire boire, étaient dans la jubilation et continuaient à le pousser plus avant dans le bourbier de l’ivrognerie.

Le loyer du logement qu’occupait Langlois, n’ayant pas été payé, le propriétaire de la maison fit saisir les meubles qui furent vendus sur le marché Jacques-Cartier.

Marie-Louise se trouvait dans la rue avec trois enfants, sans argent et incapable d’en gagner parce que la maladie l’en empêchait.

Hypolite loua une petite maison, dans une rue de Saint-Sauveur, dont nous avons perdu le nom. Cette rue se trouvait dans les environs de l’église. Ou s’y installa le mieux qu’on put. Une table, deux pauvres chaises, un lit bien plus pauvre encore, tel était tout l’ameublement que Marie-Louise avait à sa disposition. Les enfants couchaient sur un peu de paille que le soir, on jetait dans un coin de la maison.


VII.


Nos lecteurs ont dû être surpris de l’acharnement que mettaient Breton et Latulippe, à la perte de Langlois. Ils accomplissaient une vengeance dont nous allons faire connaître la cause.

L’on doit se douter quelque peu, qu’une jeune fille aimable et jolie comme était Marie-Louise Danjou, n’eut pas qu’un seul amoureux. Plusieurs jeunes gens s’étaient fait présenter à elle et lui avaient fait la cour.

Parmi ceux-ci se trouvaient Jacques Bretou, jeune homme de vingt-deux ans. Il était employé, dans un magasin en gros de la Basse-Ville, et se donnait des petits airs de grands seigneurs, vis-à-vis de ses amis.

Lorsque Langlois commença à visiter la famille Danjou, Breton avait déjà conquis une large place, dans le cœur de la jeune fille. Quand au père et à la mère de Marie-Louise, ils ne juraient que par le commis de la basse-ville.

On avait bien dit à Langlois, le jour il manifesta son intention de fréquenter la demoiselle Danjou, qu’il lui serait impossible de prendre la place de Breton dans le cœur de Marie-Louise, mais cela ne l’effraya pas.

Quoiqu’il fût un commis de St. Roch, Hypolite avait tout de même beaucoup de petits moyens pour capter l’attention des jeunes filles. Il jouait un peu le violon et chantait assez bien. Or, vous savez, ou si vous ne le savez pas, je vous l’apprends, que la musique est la plus grande amie de l’amour. Il paraît qu’il n’y a pas de cœur qui résiste à la musique, à moins qu’il ne soit plus dur que les murs de Jéricho qui, eux, se sont écroulés aux sons des trompettes.

Langlois savait que Marie-Louise de son côté, touchait le piano, qu’elle chantait bien et que, chose qui lui assurait le triomphe, son père et sa mère n’avaient pas les oreilles assez grandes pour écouter la musique. On lui avait même dit, mais, de cela, il n’en était pas certain, que dès que le père Danjou entendait le piano ou le violon, il se mettait à danser et à gigoter de manière à faire pâlir les meilleurs professeurs de danse du monde, les nègres exceptés.

Ce fut donc la musique à la main, que Langlois résolut de lutter.

Il devait y avoir une petite soirée d’amis chez le père Danjou, On en parlait devant Breton et l’on se demandait qui aiderait à Marie-Louise à faire danser les invités. Il est bon de dire généralement dans ces petites soirées d’amis, on n’engage pas de musiciens, mais que ce sont les invités musiciens qui, à tour de rôle, jouent les danses demandées.

Ça ne va pas toujours à merveille, la mesure n’est pas toujours suivie, bien souvent les danseurs et la musique ne s’accordent pas, mais on passe pardessus tous ces petits écarts et s’amuse tant bien que mal.

Breton qui tenait à se rendre utile dit à la famille Danjou, qu’il connaissait un jeune homme, un commis de Saint-Roch, ajouta-t-il dédaigneusement, il joue assez bien le violon ; cependant je dois vous dire qu’il prend un peu de boisson.

— C’est un garçon respectable, demanda madame Danjou ?

— Oui, oui, très respectable, un peu commun, faut dire, mais respectable. Ce sont les amis qui le font boire, de lui-même il ne prendrait pas un verre mais lorsqu’il rencontre des amis, il s’enivre du coup.

Ces amis dont parlait Breton, n’étaient autres que lui et ceux avec lesquels il se rencontrait.

Breton buvait et buvait affreusement, mais c’était le plus bel hypocrite du pays. Il jurait gros comme le bras, devant la mère Danjou, qu’il ne prenait pas une goutte de boisson, et il ne se passait pas une nuit sans qu’il ne s’enivra entièrement.

La soirée eut lieu et Langlois était au nombre des invités.

Je dois dire en passant, que c’était lui qui avait proposé à Breton d’être le musicien de la circonstance.

Langlois, désireux de plaire à la jeune Marie-Louise et de se faire inviter à venir de nouveau dans cette maison, mit tout en œuvre pour obtenir succès. Il joua le violon à merveille et chanta encore mieux. Ce qui charmait surtout les invités, c’était sa voix sympathique.

Le succès d’Hypolite fut complet ; à la fin de la soirée il n’avait que l’embarras du choix. Il avait dansé avec plusieurs jeunes filles, avait eu un bon mot pour chacune d’elles, aussi il faut bien le dire, les jeunes filles en raffolaient.

Donc Langlois fut choyé toute la soirée et les invitations pleuvaient de toutes parts. Madame Danjou elle-même, au moment où Hypolite se préparait à partir, lui dit qu’elle espérait avoir le plaisir de le revoir. Langlois qui n’attendait pas mieux, répondit qu’il serait très heureux de revenir dans une maison où tout le monde avait été si aimable pour lui.

Breton ne vit pas cette invitation d’un trop bon œil. Il s’en voulait d’avoir présenté Langlois à la famille Danjou ; mais il était trop tard. Tout ce qu’il pouvait faire c’était de l’empêcher de prendre sa place dans le cœur de Marie-Louise.

Langlois continua d’aller chez Danjou. Marie-Louise s’aperçut bientôt de la différence qu’il y avait entre Breton et Langlois, différence tout en faveur de ce dernier. Breton perdit peu à peu du terrain et finalement il fut forcé de se retirer. Dès lors il jura de se venger.

Il avait un ami du nom de Latulippe qui aimait à prendre un verre. Ils s’associèrent tous deux dans le but de perdre Langlois. On sait que ce dernier reçut son congé de Marie-Louise, parce qu’elle l’avait vu ivre une fois. C’était Breton et Latulippe qui étaient la cause de cette soulade. Un instant Breton eut l’espoir de réussir à faire chasser Langlois de la maison Danjou, mais son espoir fut déçu : on sait comment.

Malgré la haine que Breton avait pour le mari de Marie Louise, il n’en continua pas moins de se montrer son ami, dans le but de le perdre plus facilement.

Les lecteurs ont vu, parce qu’ils ont lu précédemment, jusqu’à quel point il a réussi.


VIII.


L’ivrognerie est certainement le vice le plus odieux. On ne peut se faire une idée de ce dont est capable un ivrogne, à quelles extrémités il peut se porter. Un homme ivre n’a pas conscience de ses actes, c’est vrai, mais il n’en est pas moins responsable. En s’enivrant, non seulement il sait qu’il commet une mauvaise action, mais il doit de plus songer aux crimes qu’il pourra commettre, lorsqu’il aura perdu la raison.

Quand bien même ce ne serait que l’idée de s’abaisser jusqu’au plus vil animal, il me semble que ce serait plus que suffisant pour empêcher un homme de cœur de tomber dans ce vice infâme.

On croira peut-être que Langlois eut quelques remords en se voyant réduit à la misère. Mais non, le misérable avait noyé dans la boisson le peu de cœur qu’il avait ; il eut la lâcheté de prétendre que sa femme et ses enfants étaient responsables de ce qui leur arrivait.

Marie-Louise, minée par la maladie, ne pouvait plus vaquer à son ouvrage ; la petite Lozia, à peine âgée de huit ans, lui suppléait le mieux qu’elle pouvait. C’était quelque chose d’étonnant de voir cette pauvre petite avoir soin de sa mère, de son petit frère et de sa petite sœur. Que de peines elle se donnait pour les empêcher de mourir de faim.

Avant de venir demeurer à St. Sauveur, Marie-Louise travaillait quelque peu et recevait assistance de plusieurs dames charitables qui la connaissaient bien. Ses parents étaient morts et n’avaient rien laissé à leur enfant, pour la bonne raison qu’ils n’avaient rien à lui laisser.

Rendue à St. Sauveur, Marie-Louise perdit tout. Incapable de travailler elle ne pouvait gagner d’argent et la honte l’empêcha d’informer les âmes charitables qui l’avaient assistée lorsqu’elle demeurait à St. Roch, de son changement de demeure.

C’était Lozia qui faisait tout.

Il y avait trois jours que Marie-Louise n’avait ni pain ni bois, à la maison. On était en décembre 1865. Il faisait un froid à tout geler.

Langlois n’était pas venu à la maison depuis huit jours, et dois-je le dire, on préférait son absence à sa présence. C’est que Langlois était devenu d’une brutalité inconcevable.

La dernière fois qu’il était allé chez lui, il avait jeté son épouse au bas du lit sur lequel elle gisait depuis quatre mois et avait mis ses enfants demi-nus, à la porte par un temps affreux.

Les trois petits malheureux étaient demeurés plus d’une heure dehors, nu-pieds sur la neige, grelotant de tous leurs petits membres frêles et se tenant bien serrés l’un près de l’autre, afin de se réchauffer un peu. Ils n’osaient pleurer de crainte que leur père ne vint à les entendre et à les battre. Les cris, les blasphèmes que le misérable jetait dans la maison, les faisaient trembler davantage. Enfin, ils entendent la porte de la maison s’ouvrir et se fermer avec violence et aperçurent leur père s’éloignant en jurant comme un possédé.

Ils s’empressèrent d’entrer et trouvèrent leur mère couchée sur le plancher et privée de connaissance.

Lozia courut chez la voisine qui s’empressa de se rendre chez Langlois. La bonne femme plaça Marie-Louise sur son lit et essaya de la ramener à la vie. Au bout de quelques instants, Marie-Louise ouvrit les yeux et son premier cri fut : mon argent ?

La mère Blanchette, tel était le nom de la voisine, demanda ce qu’elle avait eu ?

— Je ne sais trop, ma bonne dame, répondit Marie-Louise ; c’est un étourdissement, je crois, j’ai cru que j’allais mourir.

La pauvre femme ne voulait pas faire connaître à sa voisine la conduite infâme de son mari.

Hypolite Langlois à bout de ressources, était venu à la maison, chercher de l’argent. Marie-Louise avait environ trente sous pour tout partage. Le bois achevait, on avait à peine de quoi à manger pour une couple de jours, pouvait-elle donner ces quelques sous, lorsque ses enfants pouvaient à peine satisfaire leur faim, et grelottaient auprès d’un poêle à demi éteint. Aussi, lorsque Langlois demanda à son épouse de lui donner de l’argent, répondit-elle, qu’elle n’en avait pas. Alors la colère emporta le malheureux, et l’on sait ce qu’il fit à Marie-Louise et à ses enfants. Il chercha dans tous les coins de la maison, et finit par trouver la petite somme dont nous avons parlé.

Il partit alors, laissant sa famille sans ressources.


IX.


En voyant qu’il n’y avait plus rien à manger à la maison, Lozia prit une grande résolution. Sa pauvre mère malade, n’ayant pas les moyens nécessaires pour se procurer les remèdes dont elle avait besoin, devenait de plus en plus faible. La petite Albertine avait, par la faute de son père qui l’avait mise à la porte, attrapé une fluxion de poitrine et se mourait, Il n’y avait que Lozia et son petit frère qui tinssent bon, encore avaient-ils plutôt l’air de squelettes que d’êtres vivants.

C’était la troisième fois que dans la famille Langlois, on se levait avec la perspective de passer une journée au froid et sans manger.

Lozia se leva la première, et se mit à faire son petit ménage, tout en songeant à la résolution qu’elle avait prise. Lorsqu’elle eut terminé, elle dit à sa mère qu’elle allait sortir pour quelques instants ; puis à moitié habillée, elle partit ; elle s’en allait mendier de quoi nourrir sa mère, son frère et sa petite sœur.

Mendier ! n’avez-vous jamais songé à ce que veut dire ce mot ? Vous êtes-vous jamais fait une idée de la somme de courage que doit avoir le malheureux qui est réduit à venir vous demander assistance ? Ah ! si l’on savait ce que souffre ce petit enfant de huit, dix ou douze ans, qui vient frapper à notre porte et demander la charité ; si l’on savait la honte qu’il ressent ; si l’on connaissait la force qu’il déploie pour empêcher ses larmes de couler ; comme on le recevrait avec bonté. Savez-vous ce qui attend le petit mendiant, chez lui ? Un père ou une mère malade, couché sur la paille, peut-être dans une pauvre cabane, où le vent pénètre à travers les planches mal jointes ; où le poêle, faute de bois, ne jette plus de chaleur ; où l’on n’a seulement pas une bouchée de pain pour apaiser sa faim.

Amis, lecteurs, lorsqu’un de ces petits infortunés va frapper à votre porte, pour l’amour de Jésus qui a souffert toutes sortes de misères, recevez-le avec bonté ; faites lui l’aumône, et Dieu, dans le ciel, vous le rendra.

Lozia, en partant de la maison, se rendit sur la rue Saint-Valier. Elle n’osait aller frapper aux portes des belles bâtisses qu’elle voyait. Elle resta quelques instants au coin d’une rue, attendant qu’un passant charitable lui donnât quelques sous. Plusieurs personnes passèrent en cet endroit, mais la petite ne reçut rien. Enfin Lozia aperçut une dame bien vêtue qui venait du côté où elle se trouvait.

— La charité pour l’amour de Dieu, demanda la petite fille d’une voix tremblante, tandis que ses yeux se voilaient de larmes.

La dame s’arrêta devant Lozia et se mit à lui parler. Elle la questionna sur sa famille et l’enfant lui répondit d’une manière si persuasive, que la dame ne douta pas qu’elle lui disait la vérité, et lui donna un écu.

Lozia pouvait donner quelque peu à manger à ses malades, mais il lui fallait de quoi réchauffer leurs membres engourdis.

Elle demanda à un petit garçon qui s’amusait à glisser, de lui prêter son traîneau, lui disant qu’on n’avait pas de bois chez ses parents et qu’elle désirait en demander de portes en portes et le transporter chez elle.

— Tu n’as donc pas de père pour te donner du bois, lui demanda le petit garçon.

Lozia baissa la tête, et éclata en sanglots.

— Je t’ai fait de la peine, dit le petit, inquiet. Ne pleure pas, papa en a acheté beaucoup de bois. Je vais lui demander qu’il t’en donne un peu et j’irai le porter chez vous.

Le petit garçon entra dans une maison près de l’endroit où se tenait Lozia et sortit aussitôt en disant qu’il avait obtenu la permission demandée.

Quelques instants après, Marie-Louise voyait arriver sa fille accompagnée d’un joli petit garçon qui tirait un traîneau changé de bois.

Marie-Louise comprit ce que Lozia venait de faire ; elle l’appela près d’elle et l’embrassa en pleurant.

Le soir la petite Albertine mourait dans les bras de sa mère.


X.


En voyant sa petite sœur morte, Lozia courut avertir les voisins. Aussitôt plusieurs bonnes voisines comme on en trouve toujours à St. Sauveur, s’empressèrent d’aller offrir leurs services. Sachant que la pauvre dame Langlois, n’avait pas d’argent pour acheter les vêtements de la petite morte, elles se cotisèrent entre elles pour se procurer ce dont elles avaient besoin.

La petite Albertine fut revêtue d’une robe blanche, bas et souliers blancs, etc. On plaça une petite couronne sur sa tête, puis, après avoir tendu une chambre en blanc, on plaça le petit cadavre sur une table au milieu de l’appartement et l’on mit des cierges bénits de chaque côté de la morte.

Ce jour là, Langlois vint à la maison : comme toujours, il était ivre.

— Ah ! ça, qu’est-ce que cela veut dire ? On croirait qu’il y a des morts ici… Puis, voyant sa femme et ses enfants qui pleuraient : Des pleurs, dit-il, mais qu’avez-vous à dire ?…

Où est Albertine, demanda-t-il, en cherchant des yeux ?

— Albertine, répondit Marie-Louise, ne souffrira plus. Va voir dans la chambre voisine ; va contempler ton enfant que tu as fait mourir. Ah ! ce n’était pas assez pour toi de me rendre malheureuse, ce n’était pas assez de nous priver du nécessaire, il fallait que tu te fisses l’assassin de ton enfant. Va, mais va donc, misérable.

Langlois, l’air hébété, ne comprenant pas ce qu’on lui disait, restait immobile. Enfin, il se dirigea vers l’appartement où se trouvait la morte, et, au lieu de larmes, on vit briller dans ses yeux un éclair de convoitise. Il revint auprès de Marie-Louise.

— Mais pour une femme qui n’a pas le sou, ce n’est pas mal, ça. Ton enfant est habillé comme la fille d’un grand seigneur. Tu n’as pas d’argent dans le moment ; j’aurais besoin d’un écu. Diable, je ne vis pas de l’air du temps, et je n’ai rien gagné ces jours-ci.

Marie-Louise ne put retenir un mouvement de colère. Elle allait maudire le misérable qui avait tué sa fille et qui n’avait pas seulement une larme de repentir à verser sur la tombe de sa victime ; mais, la pauvre femme se souvint qu’elle était chrétienne, et au lieu d’une malédiction, elle pria Dieu d’avoir pitié de son époux.

— Tu sais bien, lui répondit-elle, que je n’ai pas d’argent. Ce sont les voisins qui ont acheté ce que la petite a sur elle en ce moment.

Évidemment, Langlois était convaincu, car il ne dit pas un mot ; ce fut du moins ce que pensa Marie-Louise. Mais, si nous le suivons, nous verrons ce qui le faisait paraître convaincu. Il se rendit de nouveau dans la chambre où gisait son enfant, s’approcha d’Albertine, et, oh ! scandale, il enleva les souliers qu’elle portait, et les mit dans sa poche.

Peu d’instants après, il quittait la maison.

Il vendit les souliers de la morte et dépensa l’argent dans le premier hôtel qu’il trouva sur son chemin.

Quelle infamie !

On ne s’aperçut pas de suite du vol que Langlois avait commis. Ce fut une des voisines qui en prit connaissance la première et en fit part à Marie-Louise. Dès le premier mot, celle-ci comprit de suite ce qui était arrivé.

Le misérable, pensa-t-elle, je n’aurais jamais cru qu’il fût rendu si bas. Cependant elle n’osa le dire à sa voisine ; elle avait honte de dévoiler l’infamie dont son mari s’était rendu coupable.

Le soir, Langlois revenait de nouveau. Sa femme l’appela près de son lit et lui demanda si c’était lui qui avait enlevé les souliers d’Albertine.

— Moi, dit-il en prenant le ton d’un homme offensé. En serais-tu rendue à me prendre pour un voleur, par hasard ? Il ne manquerait plus que ça. Après avoir voulu me faire passer pour ivrogne, me donner un certificat de voleur. Si c’est ainsi que tu aimes ton mari, c’est joli ; oui, bien joli. Toi qui es si dévote, tu devrais savoir qu’une femme doit respecter son mari : ce que tu me dis là, ce n’est pas du respect.

Langlois tenait à faire changer le sujet du discours, mais, Marie-Louise ne se laissa pas prendre à ce stratagème. Elle revint à la charge, questionna son mari de toutes les manières, mais ne put lui faire avouer son crime.

Lozia, qui avait entendu la conversation entre son père et sa mère, résolut de surveiller le premier de près. Dès lors, Langlois ne fit pas un pas dans la maison, sans que la petite fille ne fut auprès de lui.


XI


L’heure de l’enterrement de la petite Albertine était arrivée. L’enfant fut mis dans un cercueil et Langlois ayant son petit garçon par la main, partit pour l’église.

Quelques voisins suivaient.

On avait fait une collecte pour payer les frais de l’enterrement ; Langlois avait l’argent sur lui.

Si Marie-Louise avait osé parler, son mari n’aurait certainement pas eu cet argent. Mais, malgré les sinistres pressentiments qui l’assaillissaient, elle eut honte et ne souffla mot.

On arriva à l’église, un quart d’heure avant quatre heures. Langlois devait prendre ce temps-là pour payer les frais d’enterrement.

Il laissa le corps en arrière de l’église et prit le chemin de la sacristie.

Les assistants attendirent vainement le prêtre qui devait venir bénir le corps et réciter les prières ordinaires. À quatre heures et demie, comme il n’était pas encore arrivé, un de ceux qui accompagnaient Langlois, s’avisa de se rendre à la sacristie, afin de connaître la cause de ce retard.

Quelle ne fut pas sa surprise lorsque le frère sacristain lui annonça qu’il n’avait pas vu Langlois et qu’il ne savait même pas que son enfant était morte.

On avertit un Père qui vint enregistrer le décès et réciter les prières. Voyant que Langlois n’arrivait pas, on partit sans lui pour le cimetière. Quant au petit Louis, il fut conduit à sa mère.

En voyant entrer son enfant seul, Marie-Louise soupçonna qu’il était arrivé quelque chose.

Elle était cependant loin de se douter de tout ce dont son mari s’était rendu coupable. Elle pensa que Langlois l’avait laissé à la porte en revenant du cimetière et qu’il avait continué son chemin. On comprendra facilement la douleur qu’elle ressentit, lorsque le petit Louis lui annonça que son père avait abandonné le corps de sa petite fille dans l’église pour aller on ne savait où.

Voyons ce qu’était devenu Langlois.

Au lieu de se rendre immédiatement à la sacristie, Langlois avait pris la première porte qu’il avait rencontrée et s’était sauvé dans la rue. Il avait deux piastres dans sa poche et son idée était bien arrêtée ; il allait boire jusqu’au dernier sou. Mais cette fois, il devait avoir un témoin de son action.

Lozia avait suivi de loin, le cortège funèbre. Arrivée à l’église, elle s’était blottie dans un coin, et comme en hiver, à quatre heures, il commence à faire noir, elle passa inaperçue. Lorsqu’elle vit son père se diriger vers la sacristie, elle partit par derrière lui et se trouva dans la rue une minute après lui. Cependant, Langlois ayant de l’avance sur elle, elle courut jusqu’à ce qu’elle l’eût rejoint. Elle se mit alors à le suivre, tout en laissant un certain espace entre son père et elle.

Elle n’osait pas lui parler de suite ; elle craignait qu’il ne la maltraitât Cependant lorsqu’elle le vit entrer dans un hôtel, elle mit toute crainte de côté et entra derrière lui.

— Que venez-vous faire ici, demanda-t-elle à Langlois.

— Ce que je viens faire ici, eh ! bien, mon affaire. Maintenant, dépêche-toi de te rendre à la maison de suite, ou bien, je vais t’y conduire.

— Vous savez que le corps d’Albertine est à l’église, dit Lozia, et qu’on vous attend pour le conduire au cimetière.

— Eh ! qu’est-ce que cela me fait ! cria Langlois en blasphémant ; veux-tu !… ton camp.

Lozia ne bougea pas. Cette enfant de neuf ans voulait empêcher son père de s’abaisser jusqu’au point de dépenser pour de la boisson, l’argent qu’il avait reçu pour l’inhumation de sa fille.

Malheureusement, le maître d’hôtel était un de ces individus comme on en voit trop souvent, hélas ! qui ne demandait qu’à faire de l’argent. S’apercevant que Lozia voulait dissuader son père de boire, il lui dit durement, en la prenant par le bras et en la conduisant jusqu’à la porte ; tu n’as pas entendu ton père qui te dit de t’en aller ? Allons, décampe et vite, encore.

Il n’y avait pas à lutter. Lozia dut partir. Au lieu de se rendre immédiatement auprès de sa mère, elle attendit quelques instants à la porte, espérant qu’après avoir pris un verre, son père sortirait et consentirait peut-être à la suivre.

Mais, soit qu’il sortit par une autre porte, soit qu’il passa la nuit en cet endroit, Lozia ne le vit pas partir. Après avoir passé deux ou trois heures au froid, elle revint à la maison et raconta ce qui était arrivé, à sa mère, qui connaissait déjà ce que le petit Lucien lui avait dit.


XII.


L’hiver arriva à sa fin. Nous devons dire que la famille Langlois n’eut pas trop à souffrir de la misère, grâce à la dame à laquelle Lozia avait demandé la charité et à quelques autres personnes qui venaient voir Marie-Louise de temps à autre, et ne partaient jamais sans laisser quelque chose, soit de l’argent, soit des effets.

Au retour du printemps, Marie-Louise reprit un peu de force. Elle se levait dans le courant de la journée et venait s’asseoir à côté de Lozia qui avait obtenu de la couture à faire et qui travaillait en chantant auprès de la fenêtre. N’eût été le vice de Langlois et la crainte de le voir arriver ivre à tout instant, cette famille se serait trouvée heureuse.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’été venait de finir et l’automne apparaissait avec son cortège de tristesse. Marie-Louise avait dû reprendre le lit. Le médecin avait déclaré qu’elle ne passerait pas l’hiver. Lozia, que l’idée de perdre sa mère effrayait extraordinairement, n’épargnait rien pour lui donner quelques douceurs. Il n’était pas rare de la voir à minuit, à une heure et même à deux heures du matin, penchée sur son ouvrage, s’empressant de le finir au plus tôt, afin de procurer quelques nouvelles douceurs à sa mère.

Langlois n’était pas changé ; au contraire, on eût dit que l’approche de l’hiver le portait à s’engouffrer de plus en plus dans l’ivrognerie.

On était au 23 octobre 1866 : c’était un dimanche. En revenant de la messe le matin, Lozia apprit à sa mère qu’un grand incendie dévastait Saint-Roch.

Nos lecteurs se rappellent sans doute, cette immense conflagration qui origina dans la maison d’un M. Letarte, sur la rue Saint-Joseph, près du marché Jacques-Cartier, et qui réduisit en cendres une partie de Saint-Roch et tout Saint-Sauveur.

Transportons-nous à Saint-Sauveur.

La rue Saint-Valier, la rue Massue, toutes les rues en arrière jusqu’au Cap, sont en feu. L’église elle-même n’est pas épargnée par l’élément destructeur. Voyez la flamme qui sort par toutes les fenêtres. Voyez cette statue d’un saint à genoux qui a pris feu au moment où on la sortait de l’église, et qui brûle maintenant au coin de la rue Massue.

Traversons en courant les rues bordées de flammes et rendons-nous à l’endroit où se trouve la maison habitée par Marie-Louise Langlois et ses enfants.

Personne ne songe à eux, et le feu est à quelques pas d’eux ; il avance avec une rapidité extraordinaire.

Langlois est absent ; il est parti le matin en apprenant que le feu était à Saint-Roch et on ne l’a pas revu de la journée.

Que faire, pensait Lozia ?

Sa mère est là dans son lit incapable de bouger. Cette enfant de neuf ans n’a pas la force de la transporter seule, et son petit frère ne peut lui aider.

Que faire ! grand Dieu ! que faire ?

Des langues de feu lèchent le toit de la maison. Une fumée épaisse envahit la chambre dans laquelle se trouvent Marie-Louise et ses enfants.

Lozia est au désespoir. Elle sort et demande aux passants de venir à son secours ; de sauver sa pauvre mère ; mais on est sourd à ses supplications. Peut-on sauver un étranger quand les siens sont en danger ?

Elle revient dans la maison ; la fumée l’aveugle, la suffoque.

Aidée du petit Louis, elle essaie de faire glisser sa mère au bas du lit, afin de la mettre dehors. Après des efforts surhumains, ils réussissent à la faire descendre ; mais ils ont compté sans leur faiblesse. Le poids est trop lourd ; Marie-Louise tombe sur le plancher.

Le feu apparait déjà par mille endroits différents. La chaleur fait casser les vitres. Ils vont mourir tous ensembles.

— Mes chers enfants, s’écrie Marie-Louise, laissez-moi et sauvez-vous. Je sais que vous ne pouvez me sauver et en restant plus longtemps, vous allez périr avec moi. Partez, de suite…… je vous en supplie, partez, partez……, elle ne put en dire davantage ; elle venait de perdre connaissance.

Lozia et son frère n’écoutant que leur cœur, s’efforcent de traîner le corps inanimé de leur mère. Ils réussissent à ramener jusqu’à la porte. Encore un effort et tous trois sont sauvés. Mais, oh ! fatalité ; au moment où ils vont franchir le dernier pas, la maison s’écroule et tous trois périssent dans ce brasier ardent · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Qu’était devenu Langlois ?

En partant de chez lui, il s’était rendu sur le théâtre de l’incendie, et avec d’autres ivrognes comme lui, il s’était amusé à voler de la boisson dans les magasins en flammes, et à boire toute la journée.

Vers quatre heures de l’après-midi, il aperçut Breton, son ancien ami, qui venait à lui.

— Langlois, lui dit Breton, tu as réussi à m’enlever Marie-Louise, mais je me suis vengé. Tu es un ivrogne fieffé ; pendant que tu bois ici, ton épouse se meurt avec ses enfants au milieu des flammes.

À cette nouvelle, Langlois jeta un cri impossible à décrire. Son ivresse avait complètement disparue. Il comprit l’immensité du mal qu’il avait fait. Il vit son épouse et ses enfants, au milieu des flammes, l’appelant à leur aide. Tout cela lui passa dans l’esprit en bien moins de temps, que nous en prenons pour l’écrire.

Il prit en courant le chemin de sa demeure. Aucun obstacle ne pouvait l’arrêter. Il arriva devant la maison d’où il était partit le matin, au moment où cette maison s’écroulait.

Deux cris parvinrent à ses oreilles cris affreux, épouvantables, lancés par ses deux enfants, au moment où ils périssaient dans les flammes avec leur mère.

Langlois fui tellement frappé par ce malheur, que les cheveux lui blanchirent dans l’espace de quelques minutes. Il vit aujourd’hui, dans une campagne éloignée de Québec, où il prie Dieu de lui pardonner les crimes que la boisson lui a fait commettre.

Quant à Breton et à Latulippe, ils ont été arrêtés il y a quelques années, pour vol, et sont aujourd’hui au pénitencier.

FIN.