Au couchant de la monarchie/01

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Au couchant de la monarchie
Revue des Deux Mondes5e période, tome 49 (p. 593-622).
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AU
COUCHANT DE LA MONARCHIE


I

L’AVÈNEMENT DE LOUIS XVI



I.

La matinée du 10 mai 1774, à Versailles, s’écoula dans l’attente de l’événement qui ne faisait doute pour personne[1]. Louis XV, dans la nuit précédente, avait bien, il est vrai, repris un moment connaissance, mais c’étaient ces minutes de lucidité fugitive qui précèdent parfois l’agonie. Il était prêt d’ailleurs, pour le redoutable passage, sa maîtresse renvoyée, les sacremens reçus, les ordres donnés, de sa bouche, pour que son petit-fils, l’héritier de son trône, fût tenu éloigné du foyer d’infection qu’était sa chambre de mourant. Louis-Auguste, naguère Duc de Berry, maintenant Dauphin de France, se conformait, en sujet respectueux, à cette injonction suprême. Confiné depuis l’aube dans les appartemens de la Dauphine, avec quelques personnes de sa suite ou de son service, il guettait, plein d’angoisse, les messagers qui se succédaient d’heure en heure. Une seule fois, dans cette matinée, il fit acte d’autorité. Une lettre de sa main adressée à l’abbé Terray, contrôleur général, lui prescrivait de distribuer aux pauvres de Paris une somme de 200 000 livres, afin qu’ils priassent pour le Roi : « Si vous trouvez, ajoutait-il, que ce soit trop, vu les besoins de l’État, vous les retiendrez sur ma pension et sur celle de Madame la Dauphine. » Cet ordre et les termes de ce billet, connus et publiés sur l’heure, excitaient déjà de toutes parts un attendrissement général.

Vers deux heures de l’après-midi, un fracas prolongé, « absolument semblable à celui du tonnerre, » ébranla soudain les échos du palais silencieux ; des pas nombreux, précipités, résonnèrent aussitôt après dans l’antichambre de la Dauphine. C’était le flot des courtisans qui désertaient en masse l’appartement du roi défunt, pour se ruer vers le nouveau maître. Louis XVI ni Marie-Antoinette ne se trompèrent au bruit. D’un mouvement spontané, ils tombèrent à genoux, levèrent leurs mains au ciel : « Mon Dieu, s’écrièrent-ils, guidez-nous, protégez-nous, nous régnons trop jeunes ! » D’après quelques récits, le jeune prince, bouleversé, perdit un moment connaissance. En revenant à lui, il se jeta dans les bras de sa femme, la serra sur son cœur[2] : « Quel fardeau ! lui dit-il, mais vous m’aiderez à le supporter. » Il resta ensuite un moment comme écrasé, les deux poings sur le front, et on l’entendit répéter : « Quel fardeau !… À mon âge !… Et l’on ne m’a rien appris ! »

Cette scène fut courte. Les devoirs commençaient, et tout d’abord les plus pressans, les devoirs d’étiquette. La comtesse de Noailles entra, pria Leurs Majestés de quitter leur chambre exiguë, pour venir, dans une pièce plus vaste, agréer les hommages des princes du sang et des grands officiers. Debout, appuyés l’un sur l’autre, la Reine tenant son mouchoir sur les yeux, ils reçurent ces premières visites. Puis ce fut un message du duc de La Vrillière, ministre de la maison du Roi ; sur une large feuille de papier, il avait inscrit « à mi-marge » les questions dont la solution lui paraissait urgente au sujet du cérémonial. Louis XVI prit la note, l’étudia et, de sa main, écrivit les réponses avec calme et justesse d’esprit. Il s’occupa ensuite des préparatifs du départ, car une règle absolue lui interdisait tout séjour dans une demeure où la mort avait fait son œuvre. Il fut convenu qu’on irait à Choisy. Le Roi, la Reine et leur suite habiteraient dans le grand château ; Mesdames, filles de Louis XV, qui n’avaient point quitté leur père durant sa maladie et pour lesquelles on redoutait les effets de la contagion, s’établiraient dans le petit château pour subir l’inoculation. Tandis qu’on attelait les carrosses, Marie-Antoinette, à la hâte, écrivit à l’Impératrice pour lui apprendre la nouvelle ; on conserve ces courtes lignes, qui trahissent le trouble sincère d’une âme jeune et sensible : « Madame ma très chère mère, que Dieu veille sur nous ! Le Roi a cessé d’exister dans le milieu du jour… Mon Dieu ! qu’allons-nous devenir ? M. le Dauphin et moi, nous sommes épouvantés de régner si jeunes. Ô ma bonne mère, ne ménagez pas vos conseils à vos malheureux enfans ! »

Le départ des souverains eut lieu entre cinq et six heures du soir. Toute la cour de Versailles les suivit le jour même, et le lendemain vit débarquer les personnages demeurés à Paris ; sur la route de Choisy, pendant la journée du 11 mai, « la circulation fut immense. » Le mouvement des esprits était plus grand encore. La curiosité, l’espérance, l’inquiétude, agitaient les âmes ; mille questions se posaient, dont la réponse était incertaine et pour lesquelles on cherchait des indices. Quelle serait l’influence de Mesdames, tantes du Roi ? La Reine aurait-elle du crédit ? Les ministres en place avaient-ils chance de rester au pouvoir ? Choiseul allait-il revenir ? Cet adolescent couronné voudrait-il, au début, à l’exemple de son aïeul, se donner un premier ministre, un guide pour son inexpérience ? Allait-on voir surgir un second cardinal de Fleury ?

En cette première journée, le seul acte du nouveau Roi fut pour régler le sort de Mme du Barry. Réfugiée depuis quelques jours dans le château de Rueil, chez son amie la duchesse d’Aiguillon, la favorite attendait avec anxiété l’événement qui allait consacrer sa disgrâce. Elle apprit la mort de Louis XV par l’arrivée d’une lettre de cachet qui l’exilait à Pont-aux-Dames, vieille abbaye de la Brie champenoise qui servait quelquefois de Bastille pour les femmes. Elle partit sur-le-champ, sanglotante, résignée pourtant. Dans le désarroi général, ce petit coup d’État passa presque inaperçu. Sauf ce point, résolu d’avance, les affaires du royaume restaient comme en suspens. Les ministres en exercice, ayant, pour la plupart, approché le feu Roi dans ces dernières semaines, devaient, par ordre de la Faculté, demeurer pour neuf jours éloignés de Choisy. Seul M. de Sartine, lieutenant général de police, vit un moment Louis XVI, qui lui recommanda deux choses : « une grande vigilance sur les mœurs, » et d’autre part, « le soulagement des pauvres » par l’abaissement du prix du pain. Mû par une pensée analogue, le Roi supprima du même coup, pour lui comme pour les siens, l’extraordinaire de la bouche : « Je nourris ma famille, mais simplement, » dit-il en formulant cet ordre. Et de fait, tout le temps du séjour à Choisy, la table fut frugale, le train de vie sans faste. Tous ces détails, connus, colportés, commentés, produisaient sur l’esprit public l’impression la plus favorable.


II

C’est une vérité reconnue que chaque souverain rencontre, en montant sur le trône, une bonne volonté générale qui facilite ses commencemens. Comme les individus, les peuples goûtent la nouveauté, car tout changement implique une espérance. Ce sentiment se faisait jour avec une force toute spéciale après un règne de cinquante-neuf ans, dont le déclin, chargé de fautes sans nombre, avait fait oublier de tous, et jusqu’à l’injustice, les périodes de prospérité et de gloire réelle du début. Au jeune homme de vingt ans qui ceignait la couronne, il ne fallait pas moins que cette sympathie unanime et l’encouragement populaire pour compenser les périls et les embarras de la plus lourde succession qu’aucun prince héritier eût jamais recueillie.

La France, à la mort de Louis XV, était comme un homme vieillissant, dont le corps paraîtrait encore droit et robuste, mais dont tous les organes vitaux seraient attaqués et rongés par un virus subtil. Vers quelque endroit que l’on tournât les yeux, se révélaient les indices de ce mal funeste. L’antique instrument de nos gloires militaires, l’armée de Lawfelt, de Fontenoy, avait été profondément atteinte par les désastres de la guerre de Sept Ans. Les soldats sans doute restaient braves, les chefs prêts à faire leur devoir au feu, mais il manquait la confiance, le prestige, ce qui est l’âme de la victoire. D’ailleurs, l’argent faisait défaut pour réparer les brèches d’un armement insuffisant, comme l’énergie pour remédier aux vices d’une organisation reconnue défectueuse. La situation financière était encore plus déplorable. Il suffit, pour s’en rendre compte, de lire ce que M. d’Invau, contrôleur général, avant de prendre sa retraite, dans un mémoire confidentiel daté de 1769, ne craignait pas de dire à Louis XV : « Les finances de Votre Majesté sont dans le plus affreux délabrement. Il s’en faut aujourd’hui de cinquante millions que les revenus libres n’égalent les dépenses… Chaque année a accumulé une nouvelle dette sur celle des années précédentes. Les dettes criardes montent aujourd’hui à près de 80 millions. Pour comble d’embarras et de malheur, les revenus entiers d’une année sont consumés par anticipation… Cette situation, concluait-il, est plus qu’effrayante. Il n’est pas possible de la soutenir plus longtemps, et nous touchons au moment où elle jetterait le royaume dans les plus grands malheurs, sans qu’il restât de moyens pour y remédier. » L’abbé Terray, successeur de d’Invau, habile et dénué de scrupules, avait procuré au Trésor un soulagement précaire, en réduisant arbitrairement le revenu des sommes dues par l’État à ses principaux créanciers ; mais ce système de « banqueroute permanente, » en irritant justement le public, achevait de détruire le crédit. D’autre part, les impôts, très inégalement répartis, écrasaient, en certaines provinces, les travailleurs et les propriétaires ruraux. Dans quelques régions des Cévennes, du Dauphiné, du Limousin, les paysans cessaient de cultiver leurs champs, les contributions, disaient-ils, dépassant le rapport des terres. Cette misère présentait un douloureux contraste avec le luxe de la Cour et les folles prodigalités de la maison du Roi.

On avait pu craindre un moment qu’une ruine irrémédiable n’atteignît le corps de justice. Les longues luttes soutenues par Louis XV contre les parlemens, le coup audacieux de Maupeou brisant la plus ancienne des institutions du royaume, et la résistance acharnée opposée pendant quelque temps à la magistrature nouvelle, avaient jeté dans le pays un trouble inexprimable. Toutefois, dans les dernières années, le calme se rétablissait un peu, les cours instituées par Maupeou faisaient de sensibles progrès dans la confiance des justiciables, et certaines négociations secrètement engagées avec les chefs les plus connus de l’ancien parlement permettaient d’espérer une pacification prochaine.

Pour être moins publiques, les discussions dans le clergé n’étaient guère moins vives et profondes. Bon nombre de prélats en vue sympathisaient hautement avec les philosophes, inquiétant les consciences et scandalisant les fidèles. D’autres, plus orthodoxes, se consolaient du déclin de la foi en menant une campagne ardente contre la religion réformée et réclamaient des mesures de rigueur, qui suscitaient, parmi les philosophes, des protestations véhémentes. Nous verrons ce fâcheux conflit se propager pendant toute la première partie du règne de Louis XVI. Le bas clergé, plus tolérant, mais de discipline relâchée, végétait trop souvent dans une indifférence inerte.

De tant de causes d’inquiétude, une des plus graves était l’état de décomposition et d’anarchie morale de l’ancienne société française, jadis si vigoureusement constituée. Il est véritablement trop commode d’attribuer aux seuls philosophes le progrès effrayant, dans la seconde moitié du règne de Louis XV, des idées révolutionnaires. Les événemens, il faut le reconnaître, avaient singulièrement préparé le terrain. Les revers militaires, les déboires humilians de la politique extérieure, l’affaire des parlemens et les scandales publics de l’existence du Roi, avaient fortement ébranlé le respect de l’autorité, déconsidéré le pouvoir. Dans les salons, dans les cafés, dans les cénacles littéraires, dans les milieux bourgeois comme chez les grands seigneurs, tout était discuté, bafoué, battu en brèche, et le cynisme des propos rivalisait avec l’audace de la pensée. À cet état d’esprit d’un peuple dépris peu à peu de ses anciennes croyances, le « parti philosophe » vint apporter, à point nommé, « des chefs, des cadres, une doctrine[3]. » Réduit à ces limites, son rôle n’en reste pas moins grand, comme sa responsabilité.

Cependant, si les fondations étaient profondément minées, la façade demeurait debout, intacte en apparence. « La forme, le simulacre de la durée, l’étiquette de la solidité, dit un contemporain[4], subsistaient, et défendaient encore l’édifice, comme des murs de carton peint défendraient une ville, si l’ennemi les prenait pour des remparts de pierre. » La France, avec des aspirations et des idées nouvelles, conservait de vieilles mœurs. « Chacun avait et gardait son enseigne, qui le gardait à son tour. » Il en était surtout ainsi à l’égard de la forme du gouvernement national. Nul ne songeait à renverser la monarchie traditionnelle. Malgré la désaffection grandissante, malgré l’impopularité trop réelle de la personne du Roi, la France, dans son ensemble, était encore foncièrement royaliste. On en eut une preuve manifeste le jour de la mort de Louis XV : Paris tout entier prit le deuil, dans les hôtels des grands et dans les boutiques des faubourgs. « L’artisan, le portefaix, ceux à qui il ne fait réellement rien qu’un Roi soit mort, s’étudiaient à attrister leurs vêtemens. Il semblait que chacun eût perdu son père[5]. »

Il est d’ailleurs permis de croire que cette force persévérante de l’esprit monarchique n’était pas sans danger pour le jeune prince sur les épaules duquel tombait le fardeau du pouvoir. On croyait tout possible au Roi ; on attendait donc tout de lui. « Jamais on n’avait tant parlé d’Henri IV et tant vanté Richelieu. Les imaginations caressaient l’idéal d’un roi législateur[6]. » De cette disposition, l’impératrice Marie-Thérèse se félicitait naïvement : « Il y a des abus énormes, mandait-elle à sa fille, mais ils augmentent en ce moment les ressources (c’est-à-dire les moyens de popularité), en les abolissant et en s’attirant par là-les bénédictions du peuple[7]. » Le mal était que ces abus, consacrés par un long usage, servant de puissans intérêts, seraient peu faciles à détruire. Il y faudrait, dans tous les cas, du temps, de la patience, des ménagemens, du tour de main. La confiance du début, pour n’être pas assez rapidement justifiée, risquait de se tourner en déception amère. On serait d’autant plus sévère, que l’on aurait espéré davantage.

Ces écueils, ces obstacles, ces embarras de toute espèce, entrevus par Louis XV, avec cette clairvoyance lucide et inutile qui lui découvrait le péril sans lui donner la force, ni même l’envie d’y échapper, lui faisaient dire, peu de semaines avant sa fin, avec une mélancolique ironie : « Je vois bien comment va la machine, mais j’ignore ce qu’après moi elle deviendra et comment Berry[8] s’en tirera. » Paroles qui, travesties et détournées de leur vrai sens, sont devenues la célèbre formule : « Après moi, le déluge ! »


III

À quelles mains le vieux Roi passait-il ce sceptre pesant, il convient, pour s’en rendre compte, d’étudier d’un peu près la personne de celui que la haine politique des uns, la fidélité dynastique et la pitié des autres, ont peint sous des couleurs si violemment disparates, que l’on a peine à dégager, parmi tant de portraits divers, sa physionomie véritable.

Louis XVI n’était pas, à vingt ans, l’être épais, le « lourdaud, » la « masse inerte et mal taillée, » que contemplèrent avec stupeur les populations assemblées autour du carrosse de Varennes. Des témoignages autorisés le représentent, à l’époque de son avènement, sous un aspect plus sympathique. Le léger embonpoint qu’il tenait de son père, et qui le vieillissait un peu, lui donnait, assure-t-on, dans les cérémonies publiques, une certaine majesté précoce ; sur le trône, il avait « bon air. » Mais sa marche pesante, l’habitude, au repos, de « se dandiner d’un pied sur l’autre, » lui retiraient, quand il était debout, une partie de ces avantages. Son visage plein, au nez busqué, à la carnation colorée, n’avait « rien de désagréable, » n’était que les dents, mal rangées, ôtaient de la grâce au sourire. Ses yeux voilés de myope n’étaient pas sans douceur ; il s’en dégageait même parfois, quand il suivait sa pensée intérieure, un certain charme de mélancolie. Par malheur, sa timidité, en l’empêchant de regarder les gens en face et avec assurance, détruisait l’apparence de cette franchise qui était dans son cœur. Sa voix, sans être dure, était peu harmonieuse et passait, dès qu’il s’animait, du médium à l’aigu avec une rapidité discordante. Sa tenue était simple, et telle qu’elle eût convenu au plus obscur de ses sujets : un habit gris le matin, et, après la toilette, un uniforme brun ou bleu, de nuance toujours foncée, de drap uni, sans broderies ni dentelles ; une épée d’acier ou d’argent ; les cheveux arrangés sans art ; et quelquefois une négligence qui lui valait les semonces de la Reine, quand, au sortir de son atelier mécanique, il entrait chez sa femme, dépeigné, couvert de poussière, les mains noircies par le travail.

Ce penchant qu’il montrait pour les travaux manuels est ce qui, dès les premiers temps, lui a valu le plus d’attaques, et les attaques les plus injustes. « Hélas ! observait Marmontel[9], lorsque Louis XIV s’amusait à engloutir des millions dans Versailles, Trianon ou Marly, on applaudissait ; et lorsqu’un jeune Roi s’amuse à tourner une boîte ou à limer une clé, qui ne coûtera que cinq sols à son peuple, on y trouve peu de décence. En vérité, les hommes méritent d’être malheureux ! » Il est certain que sa constitution sanguine, et le soin même de sa santé, lui faisaient une nécessité de l’exercice et du mouvement ; robuste au point que, dans l’intimité, il se divertissait à jucher un jeune page sur une énorme pelle à feu et à faire le tour de la chambre en le portant à bras tendu. À la chasse, assure d’Allonville, on le voyait souvent « descendre de cheval pour couper du bois et exercer sa force par d’autres violens travaux. » La même raison explique son extraordinaire appétit. Peu raffiné d’ailleurs, il ne mangeait que les mets les plus simples, de même qu’il ne buvait de vin pur qu’au dessert ; ce qu’on a raconté de son intempérance paraît n’être qu’une calomnie, que rien ne justifie. Disons encore que, dans les premières années de son règne, — et avant le découragement résultant de tant d’insuccès, — les heures qu’il consacrait aux exercices du corps ne furent jamais dérobées au travail. La chasse, sa grande passion, était fréquemment délaissée pour le devoir royal, et, informé des plaisanteries qui couraient dans la capitale sur son goût pour la serrurerie, il renonça pour de longs mois à ce passe-temps inoffensif.

Le moral était, chez Louis XVI, en accord avec le physique : un défaut absolu de brillant et de séduction, un esprit sain, solide et lourd. « Cet homme est un peu faible, mais point imbécile, mandait l’empereur Joseph II à son frère Léopold après son séjour à Versailles[10]. Il a des notions, il a du jugement, mais c’est une apathie de corps comme d’esprit. Il fait, des conversations raisonnables ; il n’a aucun goût de s’instruire, ni curiosité. Enfin le fiat lux n’est pas venu ; la matière est encore en globe. » Ce jugement d’un beau-frère, bien qu’assez juste en soi, pèche par excès de sévérité. L’esprit du nouveau Roi ne manquait en effet ni d’étendue ni de lucidité ; sa mémoire était remarquable, et, bien qu’il eût été médiocrement instruit, il avait en histoire, en géographie, en science mathématique, des lumières fort supérieures à celles de la plupart de ses sujets. Avec cela, de la méthode, de la réflexion, du bon sens ; mais une lenteur de conception et une gaucherie intellectuelle qui l’empêchaient souvent de mettre ces dons à profit et le laissaient déconcerté, ou cabré brusquement, devant une objection, une difficulté imprévue.

Même maladresse à employer ses qualités de cœur et ses réelles vertus. Sensible et bon, voulant le bien avec sincérité, il blesse à chaque instant les gens par des mots malheureux, des plaisanteries brutales et d’inutiles coups de boutoir. Il n’est jamais aussi fâcheux que lorsqu’il est de belle humeur. « Au coucher, rapporte le duc de Croy[11], il tournaille plus d’une demi-heure, cherchant à ricaner sur tout, à faire des plaisanteries sur rien. J’aurais bien désiré un meilleur ton pour lui ! » Il compatit à la misère des pauvres, il fait lui-même la charité, allant parfois de bon matin, seul à pied, dans Versailles, visiter incognito des familles indigentes. Surpris un jour dans cette occupation, et voyant sur le seuil de la maison dont il sortait un groupe nombreux de gardes et de gentilshommes : « Parbleu ! messieurs, leur disait-il en riant, il est cruel que je ne puisse aller en bonne fortune sans que vous le sachiez ! » Ces façons, ce langage, qui eussent pu lui valoir l’amour de la classe populaire, une légende à la Henri IV, perdaient tout leur effet par suite d’une mesquinerie, d’une parcimonie de détail, qui lui donnaient, à tort, un renom d’avarice. C’est ainsi, nous dit-on, qu’en écrivant ses lettres, il économisait le papier avec un soin risible, se fâchant pour une feuille inutilement gâchée, et qu’il gardait ses vieux habits jusqu’à l’extrême limite, n’octroyant aux valets qu’une défroque hors d’usage. Bref, il semblait qu’une méchante fée, sans détruire ses mérites, lui eût ôté la faculté d’en tirer avantage. Il fallait, a-t-on dit, « fermer les yeux pour lui rendre justice. » Et on a pu lui appliquer, avec trop de justesse, le mot de la marquise de Sévigné sur cet homme de son temps qui, disait-elle, avait eu « besoin d’être tué pour être solidement estimé[12]. »

Mais ce qui manque par-dessus toute chose à Louis XVI, c’est le don essentiel qui, chez un souverain absolu, tient lieu de presque tous les autres et sans lequel tous les autres sont vains : la fermeté de caractère, la décision de volonté. « Il y avait en lui deux hommes, dit un de ses contemporains[13], l’homme qui connaît, et l’homme qui veut. La première de ces qualités était très étendue et très variée. Mais, dans les grandes affaires d’État, le Roi qui veut et ordonne ne se trouvait presque jamais. » Une clairvoyance honnête, d’excellentes intentions, une droiture indéniable, tout est paralysé, stérilisé, détruit par cette incurable faiblesse. « Mon frère, raillait le Comte de Provence, est comme ces boules d’ivoire huilées qu’on ne peut retenir ensemble. »

Décider et vouloir, en ces deux mots tient presque tout l’art de régner. Louis XIV n’en eut guère d’autre ; mais il le pratiqua si bien qu’il n’eut pas besoin de génie. Son descendant débile n’avait, hélas ! rien retenu de cet héritage ancestral. Peut-être aurait-il distingué un Colbert, un Louvois ; il les aurait sans doute appréciés et aimés ; il ne les aurait assurément pas soutenus. C’était, comme l’a écrit un historien moderne[14], « un prince selon les illusions du temps, un prince d’idylle et de conte moral. Doué de toutes les qualités qui conviennent pour populariser les dynasties dans les époques prospères, il ne possédait aucune de celles qu’il faut pour les fonder dans les agitations ou les restaurer au milieu des troubles. »


IV

Tout homme faible est influençable. Louis XVI le fut plus que personne, subissant tour à tour, et parfois simultanément, la domination de tous ceux qui composaient son entourage intime, sa femme, ses tantes, et ses deux frères. Une brève revue de ces différens personnages est une préface indispensable à l’histoire de son règne.

La Reine d’abord, qui, quoi qu’on ait pu dire, eut de tout temps un grand crédit auprès de son époux. « On ne m’a rien appris, s’écriait le jeune prince au lendemain de son avènement, mais j’ai lu un peu d’histoire, et j’ai vu que ce qui a toujours perdu cet État a été les femmes légitimes et les maîtresses. » Ceux qui entendirent ces paroles conçurent des doutes sur le futur rôle de la Reine en matière politique, et plût au ciel que l’événement leur eût donné raison ! Le long martyre, la fin touchante de Marie-Antoinette, le courage qu’elle a déployé dans les plus affreuses circonstances, ont à bon droit nimbé son front d’une auréole, qu’il serait cruel d’arracher. Sa mort couvre et protège sa vie, défend sa mémoire, peut-on dire, contre le jugement de l’histoire. La vérité pourtant a des droits, tout comme la pitié. Sans insulter à l’infortune et sans violer les convenances, il doit être permis de dire, après plus d’un siècle écoulé, quelles erreurs et quelles fautes marquèrent, dès le début du règne, l’intervention incessante de la Reine dans les affaires publiques, d’exposer notamment combien elle contribua à la désaffection publique qui, isolant le trône au milieu de l’orage et le privant de ses plus sûrs appuis, le livra presque sans défense à ceux qui méditaient sa ruine.

La femme, chez Marie-Antoinette, était supérieure à la reine. Ses qualités comme ses défauts formaient avec Louis XVI le plus parfait contraste. On a discuté son physique, et il paraît certain qu’elle n’était pas régulièrement jolie ; mais sur sa grâce, sur sa noblesse, sur le charme et l’éclat radieux qui paraient sa jeunesse, tous les témoignages sont d’accord. « Lorsqu’elle est debout ou assise, c’est la statue de la beauté ; lorsqu’elle se meut, c’est la grâce en personne… On dit qu’elle ne danse pas en mesure, mais alors c’est la mesure qui a tort. » Ainsi s’exprime Walpole[15]. Le comte d’Hézeckes, dans ses Souvenirs d’un page, donne la même note, avec moins de lyrisme : « Quand elle sortait, le dimanche, de son appartement au bout de la galerie, pour venir chercher le Roi et aller à la messe, on voyait au-dessus de son entourage s’agiter les plumes de sa coiffure, et elle dominait de la tête toutes les dames de la Cour… D’une taille un peu forte, elle n’était jamais mieux habillée que dans sa toilette du matin. » Voici encore le croquis que trace d’elle, dans ses Mémoires inédits, un homme qui ne l’aimait guère, le comte de Saint-Priest, ex-ambassadeur de Louis XV[16] : « Cette princesse était grande et bien faite, le teint admirable, le pied et la main charmans, l’ensemble de la personne agréable, sans cependant des traits distingués de beauté. Elle avait de la facilité et de la grâce à s’énoncer, mais dans le fond peu d’instruction. »

La séduction de son esprit égalait celle de ses manières. Non qu’elle émaillât sa causerie de mots spirituels ou profonds ; on ne cite d’elle nul trait piquant, nul aperçu neuf ou frappant, nulle saillie digne de mémoire. Mais le tact, l’enjouement et le désir de plaire tenaient lieu de verve brillante et lui conciliaient mieux les cœurs. « Elle trouvait au moment ce qu’il y avait de plus convenable dans les circonstances, ainsi que les expressions les plus justes[17]. » Son instruction était élémentaire ; elle montrait peu de goût pour la lecture, sérieuse ni même frivole ; mais, du peu quelle savait, elle tirait habilement parti. On doit aussi lui reconnaître un fond réel d’honnêteté, de bonté, une certaine droiture de conscience. « Son premier mouvement est toujours le vrai, » écrivait son frère Joseph II. Ces bonnes dispositions étaient malheureusement gâtées par une frivolité, une irréflexion étourdie, une fureur de plaisir, qui lui faisaient sacrifier sans scrupule son devoir et son intérêt à la fantaisie du moment. Insoucieuse du qu’en-dira-t-on, versatile dans ses goûts, fougueuse dans ses caprices, emportée dans ses affections comme dans ses haines et ses rancunes, elle se donnait trop aisément, dit un homme qui l’a vue de près, l’air et le ton « d’une enfant mal élevée[18]. »

Elle était, par nature, dépourvue d’ambition ; son amusement l’occupait davantage que les affaires d’État ; et sa mère, dans les premiers temps, déplorait même cette aversion pour les choses de la politique : « Je crains la nonchalance de ma fille, son peu de goût pour toute occupation sérieuse et son éloignement de tout ce pour quoi il faudrait se donner quelque peine. » — « Je doute, reprenait-elle à quelques jours de là, qu’elle aura jamais beaucoup de part aux affaires. Son inapplication y mettra toujours un obstacle assez fort[19]. » Ce souci maternel fera rapidement place à l’inquiétude contraire. Non que le trône ait modifié les sentimens et les goûts de Marie-Antoinette. Elle restera toujours, de cœur, éloignée de la politique, étrangère à l’esprit d’intrigue. Mais son entourage familier ne lui permettra pas longtemps cette abstention prudente ; ses amis et ses favorites la jetteront bientôt dans la lutte, exploiteront sa facilité, pousseront son indolence à travailler, non pour elle, mais pour eux. Ni la France, ni le Roi, ni Marie-Antoinette elle-même n’auront à s’en féliciter !


Après la Reine, la plus grande influence auprès du nouveau Roi semblait devoir être celle de ses tantes, « Mesdames tantes, » comme on les appelait, les filles non mariées de Louis XV. En 1774, quatre d’entre elles survivaient à leur père, Mesdames Adélaïde, Victoire et Sophie, demeurées à la Cour, et Madame Louise, cloîtrée chez les Carmélites de Saint-Denis. Ces vieilles filles, toujours tenues à l’écart des affaires, reléguées à dessein dans le cercle restreint d’un entourage inepte et les puérilités d’une étroite bigoterie, unissaient, a-t-on dit, « aux sévérités de l’âge toutes les aigreurs du célibat[20]. » La plus active, la plus intelligente des quatre était l’aînée, Madame Adélaïde. Elle avait eu, dans sa première jeunesse, des traits nobles et réguliers, mais les années avaient de bonne heure fait leur œuvre. C’était maintenant une grande femme sèche, au nez coupant, au regard impérieux, à la voix dure, au parler bref, aux manières brusques et cassantes. Vertueuse d’ailleurs, malgré les bruits affreux répandus sur son compte, mais sans douceur et sans bonté, orgueilleuse de son rang, implacable sur l’étiquette, pétrie de préjugés, autoritaire et tracassière. Après la mort du Dauphin et de la Dauphine, elle s’était jadis occupée, avec un certain zèle, de ses neveux orphelins, spécialement du futur Louis XVI ; aussi ce dernier montrait-il pour celle qui avait « caressé sa solitaire enfance » une gratitude mélangée de respect, d’affection et de crainte.

Mesdames Victoire et Sophie, créatures effacées, subissaient passivement l’ascendant de leur sœur aînée. La première avait été belle, elle restait encore agréable, avec quelque douceur dans les yeux et dans le sourire, d’ailleurs l’incapacité même, sans instruction, sans volonté, menant avec résignation une existence végétative. Madame Sophie, d’une rare laideur, timide et gauche jusqu’à l’infirmité, l’air « triste et toujours étonné, » n’était pour ceux qui l’approchaient qu’un objet de pitié. « C’est au fond, j’en suis sûre, une âme d’élite, mandait Marie-Antoinette à sa mère[21], mais elle a toujours l’air de tomber des nues. Elle restera quelquefois des mois sans ouvrir la bouche, et je ne l’ai pas encore vue de face. » Madame Louise enfin, la plus jeune, âme pure et bien intentionnée, n’avait cependant pas, en renonçant au monde, renoncé du même coup à tout esprit d’ambition et d’intrigue. On l’accusait d’abuser volontiers des privilèges d’un état révéré pour se mêler des choses du siècle, pour blâmer, conseiller, solliciter surtout, et se faire l’instrument de la coterie dévote. « Depuis son entrée aux Carmélites, écrit l’abbé de Vermond, elle ne cesse de fatiguer les ministres. »

Lors du mariage de leur neveu, l’arrivée à Versailles d’une archiduchesse de quinze ans, étrangère à la Cour et en tous points novice, avait éveillé chez Mesdames l’humeur accaparante qui sommeillait au fond de leurs cœurs racornis. Elles s’étaient efforcées, avec un visible empressement, d’attirer la Dauphine dans leur société familière, de façonner à leur image sa jeune inexpérience, d’acquérir ainsi du crédit auprès du futur Roi. Ce manège avait eu d’abord quelque succès, mais l’intimité dura peu ; les petites « cachotteries » des tantes, leurs menées souterraines et leur ton maladroit de supériorité indisposèrent la nièce et l’amenèrent à secouer cette tutelle incommode. On devine quelles rancunes suscita cette brusque retraite. Les années ne firent qu’aggraver l’antipathie née d’une déception réciproque et fondée sur une différence foncière d’idées, de goûts et d’habitudes. « Si les manières de la Dauphine paraissaient trop libres à Mesdames, les leurs paraissaient absolument gothiques à la Dauphine. D’un côté, l’on blâma trop, de l’autre on n’écouta pas assez[22]. »

Les choses en étaient là, quand survint le changement de règne, excitant, chez les vieilles princesses, comme un renouveau d’espérance. Reprendraient-elles sur le couple royal l’influence abolie ? Quelle serait sur l’âme molle d’un prince adolescent, dans le désarroi des débuts, l’autorité de ces vénérables personnes, de celle surtout qui se targuait d’exercer sur son cœur un empire quasi maternel ? C’est le problème qui faisait le sujet de tous les entretiens, à Versailles, à Paris, dans toutes les capitales, le problème qu’un prochain avenir allait provisoirement résoudre.

Pour achever cette revue de la famille royale, il me reste à parler des deux frères de Louis XVI, Monsieur, Comte de Provence, et Charles-Philippe, Comte d’Artois. Leur rôle, pour n’être guère en vue, n’est cependant pas négligeable dans les événemens qui vont suivre. Le premier de ces princes présentait avec son aîné quelque conformité physique, encore plus lourd peut-être et de plus forte corpulence. Là se bornait la ressemblance : esprit cauteleux, dissimulé, sournois, se plaisant aux petits moyens, intéressé, avide d’argent, le Comte de Provence, en cette première phase de sa vie, était loin de jouir de l’estime que lui acquirent plus tard, à l’heure du grand naufrage, sa dignité dans le malheur et son sang-froid au milieu des écueils. Les compagnies douteuses qu’il fréquentait de préférence, les stratagèmes qu’il employait pour augmenter son bien, certains bruits qui couraient sur ses sourdes intrigues, tout cet ensemble était peu fait, comme disait Marie-Antoinette, pour lui valoir « la considération ni l’affection publiques. » Louis XVI ne l’aimait guère et se méfiait de lui. Certain soir que les princes, dans l’intimité familiale, jouaient une scène de Tartuffe, dont Monsieur remplissait le rôle : « Cela a été joué à merveille, dit soudain le Roi à voix haute, tous les personnages y étaient dans leur naturel[23]. » La Comtesse de Provence était douée, avec moins d’esprit, des mêmes instincts que son époux. Tous deux d’ailleurs s’entendaient à merveille et formaient un couple assorti, que l’on ménageait par prudence et qu’on n’estimait guère. « Nous vivons fort bien avec Monsieur et Madame, au moins en apparence, écrivait Marie-Antoinette[24]. Notre pli est pris, nous serons toujours sans division ni confiance. »

Le Comte d’Artois, le plus jeune des trois frères, était fort différent des autres. De tournure leste et dégagée, aisé dans ses manières, il aurait eu un visage agréable, n’était une bouche toujours ouverte qui donnait à ses traits une expression peu spirituelle. Une intarissable faconde et un imperturbable aplomb semblaient, à première vue, démentir cette physionomie. Son amabilité légère, sa constante gaîté, son audace, lui valaient de bonne heure du succès près des femmes. Mais ces frivoles mérites cachaient mal l’urne la plus médiocre, le jugement le plus faux, l’intelligence la plus bornée et la plus profonde ignorance. Passionné de plaisir et peu difficile dans ses choix, il défrayait par de fréquens scandales la chronique de la Cour, sans chercher même à sauver l’apparence au regard de sa femme, laquelle d’ailleurs, « nulle et désagréable en tout, ne comptait ni en bien ni en mal[25]. » On eût pardonné ces écarts à son extrême jeunesse ; le pire était son caractère hautain, impérieux, violent, une témérité de propos qui n’épargnait rien ni personne, et la fatale manie de jeter ceux qui l’approchaient, par la parole et par l’exemple, dans les plus fâcheuses aventures.

Louis XVI, sans faire grand cas de lui, montrait quelque faiblesse envers cet enfant étourdi et lui passait mainte incartade. Cette indulgence eût été sans danger, si elle n’avait facilité l’intimité fâcheuse de la Reine avec son beau-frère. Sans doute celle-ci, aux heures de réflexion, le jugeait-elle à sa valeur. Après un séjour avec lui : « Je suis convaincue, confiait-elle à sa mère[26], que, si j’avais à choisir un mari entre les trois frères, je préférerais encore celui que le ciel m’a donné. » Elle s’amusait pourtant de ses propos hardis, de ses folles équipées et de ses façons cavalières, tolérait de sa part de choquantes familiarités[27]. Les jours de désœuvrement et d’ennui, nous le verrons entraîner sa belle-sœur à toutes les imprudences, à toutes les inconséquences de conduite, où Marie-Antoinette laissera de sa réputation. C’est encore lui, dans les crises politiques, qui abusera de son crédit pour engager plus d’une fois la souveraine en de déplorables démarches, au détriment de sa dignité personnelle et de l’intérêt du royaume, inaugurant ainsi dès lors ce rôle d’inconscient destructeur, de fossoyeur joyeux, que, sûr de soi et le sourire aux lèvres, il poursuivra pendant tout le cours de sa vie.

C’est au milieu des tiraillemens de ces différens personnages, qui tous, à des degrés divers, avaient ou se croyaient des droits à sa confiance et à son affection, qu’un jeune roi de vingt ans allait avoir à se débattre, pour manœuvrer parmi d’innombrables écueils, et arracher le char embourbé de l’État des fondrières où s’enlizait la fortune du royaume de France.


V

Dans le réseau d’intrigues dont la trame s’ourdissait au cours de ces premières journées, deux noms se trouvaient en vedette : ceux du duc d’Aiguillon et du duc de Choiseul, chefs respectifs des deux groupes puissans et nombreux qui se livraient bataille, depuis quelques années, avec une ardeur implacable. Ces camps ennemis constituaient-ils, à proprement parler, des partis politiques ? La question semble discutable. Sans doute, en remontant aux origines, y peut-on discerner deux courans opposés, deux systèmes divergens sur la politique extérieure. Le duc d’Aiguillon, fidèle à la vieille religion de la diplomatie française, représentait les idées de méfiance à l’égard de l’Autriche, la tendance à secouer le joug, chaque année plus pesant, qu’imposait à la France l’amitié impériale. Le duc de Choiseul, au contraire, auteur du mariage du Dauphin avec une archiduchesse autrichienne, personnifiait en quelque sorte l’alliance avec l’Empire. C’est pourquoi sa brusque disgrâce, en 1770, avait si vivement affecté l’esprit de Marie-Antoinette : « J’ai été bien émue de cet événement, mandait-elle à sa mère[28], car M. de Choiseul a toujours été un ami de notre famille… Je lui suis redevable, et je ne suis pas ingrate. » Dans la réalité, ce dissentiment de principes entre les deux hommes d’État servait surtout de voile décent à ce qui n’était guère qu’une rivalité personnelle, un conflit d’ambitions, une jalousie de places, [de dignités, de clientèle.

Dans ce sourd et furieux combat, dont le pouvoir était l’enjeu, Choiseul avait pour lui la supériorité de talent et d’intelligence, l’éclat de son long ministère, l’appui des parlemens, la sympathie du parti philosophe. Il avait contre lui les préventions que, dès l’enfance, l’entourage de Louis XVI avait semées dans son esprit à l’égard de celui qu’on lui représentait comme le mortel ennemi, sinon comme le meurtrier, de son père. N’était-ce pas Mme de Marsan, gouvernante de ses sœurs, qui, à l’anniversaire de la mort du Dauphin, entrait chez l’héritier du trône, en grand habit de deuil, disant d’un ton tragique : « Je viens assister au service célébré pour feu votre père, que M. de Choiseul a fait empoisonner[29] ? » Ces calomnies, constamment répétées, avaient, sans le convaincre, fait impression sur l’âme pieusement filiale du prince, déterminé chez lui comme une répulsion instinctive.

D’Aiguillon avait l’avantage d’être, depuis quatre ans déjà, le chef réel du ministère, dirigeant à lui seul les départemens de la Guerre et des Affaires étrangères. Il n’avait pas manqué de mettre ce temps à profit, ayant, dit Besenval, « rempli Versailles de gens à lui et gagné tous les entours, de manière que rien ne pouvait se faire ni revenir au Roi que de son consentement. Il était d’autant plus sûr de réussir qu’il n’avait point de confident et que, par conséquent, il ne craignait aucune indiscrétion. Ceux qui le servaient lui étaient entièrement dévoués. » Il disposait, en outre, de l’appui du clergé, ou du moins du « parti dévot, » en haine du duc de Choiseul, qui avait chassé les jésuites ; et cet appui n’était pas négligeable à l’avènement d’un prince dont la piété sincère ne faisait de doute pour personne. En revanche, d’Aiguillon s’était montré, dans ces dernières années, l’inséparable ami et le soutien fidèle de Mme du Barry ; c’était de chez lui, comme on sait, que la comtesse était partie pour se rendre en exil. Or l’hostilité déclarée de Marie-Antoinette contre l’ex-favorite, — sans mentionner d’autres griefs d’un genre plus personnel, — devait faire craindre au duc de rencontrer de ce côté une opposition redoutable.


Une première question se posait : fallait-il conserver, du moins temporairement, les ministres en exercice ? Les derniers choix faits par Louis XV étaient sujets à la critique. C’étaient, avec d’Aiguillon, le chancelier de Maupeou, bête noire des vieux parlementaires, l’abbé Terray, contrôleur général, adroit mais décrié, — deux hommes sur lesquels il nous faudra prochainement revenir, — plus trois personnages secondaires, Bertin, directeur de l’Agriculture, suppléant-né de ses collègues empêchés ou absens, homme à tout faire et médiocre partout, Bourgeois de Boynes, ministre de la Marine, dont l’incapacité notoire excitait la risée de ses subordonnés, enfin le duc de La Vrillière, ministre de la Maison du Roi, esprit frivole et courtisan servi le, sans talens, sans savoir, sans vices et sans vertus. Malgré l’insuffisance de ce personnel politique, bien des gens estimaient que le plus sage était d’attendre et de laisser toutes choses provisoirement en place, pour se donner le loisir de la réflexion. C’est le conseil que donnait à sa fille l’impératrice Marie-Thérèse : « Ne précipitez rien ; voyez par vos propres yeux ; ne changez rien ; laissez tout continuer de même[30]. » Cette attitude d’expectative convenait à l’humeur indécise du Roi. Des scrupules cependant agitaient sa conscience : les ministres actuels, ayant tous approché Louis XV pendant sa maladie, étaient, comme je l’ai dit plus haut, bannis encore pour une semaine hors de la présence du souverain, qui se voyait avec effroi, pendant toute cette période, privé de direction et livré à ses propres forces. Sa jeunesse, son inexpérience risquaient, se disait-il, de lui faire commettre des fautes. Dans cette perplexité, un expédient s’offrit à son esprit : ne pourrait-il se choisir un guide, un « mentor, » un homme d’État d’une autorité reconnue, et le prendre pour conseiller sans lui confier de portefeuille ? Ainsi parerait-il au présent sans engager l’avenir.

Le surlendemain de l’avènement, cette résolution était prise. L’homme restait à trouver, et là commençait l’embarras[31]. Faire ce choix à lui seul, son caractère y répugnait ; mais où se renseigner ? Consulter Marie-Antoinette ? Il connaissait par avance sa réponse : elle indiquerait Choiseul, « l’ami de sa famille, » le confident de son arrivée à Versailles, et toutes les préventions du Roi se soulevaient contre cette idée. Il lui vint alors la pensée de recourir aux lumières de ses tantes. Elles se trouvaient précisément à sa portée et dans son voisinage ; l’ordre, d’abord donné, d’expédier les princesses au pavillon de Trianon, où elles seraient inoculées, avait été, sur leur demande, changé au moment du départ ; elles occupaient le petit château de Choisy, au grand ennui de Marie-Antoinette, qui flairait un péril dans cette proximité.

Jamais soupçons ne furent plus promptement justifiés. Dans l’après-midi du 12 mai, à l’insu de la Reine, un petit conseil de famille se tint, mystérieusement, dans les appartemens privés du Roi. Louis XVI et ses trois tantes y délibérèrent en commun. Là, on ouvrit et on lut en secret un document émané du Dauphin, écrit par lui, dit-on, à la veille de sa mort, sorte de testament politique où il désignait à son fils, avec les raisons à l’appui, les personnages qu’il estimait dignes de sa confiance. Qui apporta ces instructions posthumes ? C’est un détail qui n’est pas éclairci ; mais sur l’existence de la note et sur son authenticité, il n’existe aucun doute. Trois noms s’y détachaient : en première ligne, le comte de Maurepas, « qui, disait le Dauphin, a conservé, à ce que j’apprends, son attachement aux vrais principes de la politique, que Mme de Pompadour a méconnus et trahis, » coup droit contre Choiseul et la « politique autrichienne. » Le second nom inscrit était celui du duc d’Aiguillon ; puis venait M. de Machault, « homme roide de caractère, — je cite les termes du Dauphin, — avec quelques erreurs dans l’esprit, mais honnête homme. Le clergé le déteste pour ses sévérités contre lui ; l’âge l’a beaucoup modéré. »

À ces trois noms, Mesdames, de leur propre mouvement, en voulurent joindre un quatrième, celui du cardinal de Bernis, leur ami, alors ambassadeur à Rome : « Non, répliqua vivement Louis XVI, c’est un poète, je n’en veux pas ! » D’Aiguillon, ministre en fonctions, se trouvant hors de cause, la discussion fut circonscrite entre MM. de Maurepas et de Machault. Tous deux, nés en 1701, étaient, plus que septuagénaires ; tous deux, longtemps ministres, étaient rompus au maniement des affaires de l’État ; tous deux, mis en disgrâce pour avoir perdu la faveur de la marquise de Pompadour, avaient vécu depuis éloignés de la Cour, dans une obscure retraite ; tous deux enfin passaient avec raison pour probes et désintéressés. Leurs caractères offraient d’ailleurs le plus parfait contraste : Maurepas souple, habile, insinuant, mobile dans ses résolutions, sceptique dans ses idées, vite consolé par un bon mot de toutes les catastrophes ; Machault rigide, austère, un peu cassant, ferme dans ses desseins, immuable dans ses vues. Malgré Madame Adélaïde, qui opina pour le comte de Maurepas, Louis XVI se prononça nettement en faveur de Machault. Sans doute comprenait-il, avec son bon sens naturel, l’utilité pour sa faiblesse d’un appui résistant, et l’avantage d’une main robuste pour redresser le gouvernail du navire en détresse. Ce parti déclaré, il se retira un moment pour rédiger la lettre qu’un page irait porter, dans sa terre d’Arnouville, au futur directeur du cabinet du Roi.

Cette lettre, souvent reproduite, est, dans sa naïve modestie, l’expression trop fidèle des intimes sentimens du Roi, pour que je puisse me dispenser d’en donner le texte complet : « Dans la juste douleur qui m’accable, et que je partage avec tout le royaume, j’ai de grands devoirs à remplir. Je suis Roi, ce nom renferme bien des obligations, mais je n’ai que vingt ans et je n’ai pas les connaissances qui me sont nécessaires. Je ne puis travailler avec les ministres, tous ayant vu le Roi pendant sa maladie. La certitude que j’ai de votre probité et de votre profonde connaissance des affaires m’engage à vous prier de m’aider de vos conseils. Venez donc le plus tôt qu’il vous sera possible. Sur ce… Louis, à Choisy, ce 12 mai 1774. »

Dans la chambre où étaient demeurées les princesses, les minutes qui suivirent la sortie du Roi furent pleines d’agitations et de conciliabules. Le trouble s’aggravait par suite d’une circonstance spéciale. Madame Adélaïde avait pour dame d’atours la comtesse de Narbonne, en qui elle avait toute confiance et qui passait pour être, de longue date, l’amie intime, « l’âme damnée » du duc d’Aiguillon. C’est cette dernière qui, soufflée par le duc, avait prôné auprès de sa maîtresse les mérites de Maurepas, oncle de Mme d’Aiguillon, nul choix ne pouvant mieux servir les intérêts de l’ambitieux ministre[32]. Vive fut la déception de Mme de Narbonne lorsqu’elle apprit la volonté royale ; elle mit sur-le-champ tout en œuvre auprès de la princesse pour exciter son humeur batailleuse et la [décider à l’action. Soit hasard, soit calcul, il se trouva à point nommé, pour appuyer son éloquence, un puissant auxiliaire, l’abbé de Radonvilliers, ex-sous-précepteur de Louis XVI, maintenant l’un de ses secrétaires. Naguère jésuite, depuis sorti de l’Ordre, mais sans éclat et sans rupture, c’était un homme honnête, éclairé et disert. Le nom de M. de Machault, — suspect de jansénisme et mal vu du clergé, dont il avait jadis diminué la richesse par des édits fiscaux, — ne pouvait manquer de déplaire à ce digne ecclésiastique et de choquer ses convictions sincères. Il s’éleva fortement contre l’élévation d’un homme aussi funeste et acheva d’échauffer. Madame Adélaïde. Tous deux, de compagnie[33], s’en furent trouver le Roi pour le faire revenir sur sa résolution.

Les informations manquent au sujet de la scène qui se passa entre ces personnages, mais on se représente sans peine la pression exercée sur l’esprit du jeune prince, les appels faits à sa conscience, à ses sentimens religieux, les scrupules éveillés de la sorte en son âme, et bientôt après sa défaite, l’abdication de sa volonté. Il fut convenu qu’on essaierait de « rattraper » la lettre, et que M. de Maurepas aurait la place offerte à M. de Machault. Le sieur Campan, beau-père de la première femme de chambre de Marie-Antoinette, fut expédié en hâte pour arrêter le messager, s’il n’était pas encore en route, et reprendre l’écrit du Roi. Il y eut un moment d’attente et de vive anxiété. « Si la lettre eût été partie, a dit plus tard Marie-Antoinette[34], M. de Machault eût été premier ministre, car jamais le Roi n’eût pris sur lui d’écrire une seconde lettre contraire à sa première volonté. » Le hasard fit qu’au moment de se mettre en selle, le page porteur du billet eût constaté la perte d’un éperon[35] ; les quelques minutes employées à en chercher un autre permirent à Campan d’arriver et de signifier le contre-ordre. Cette futile circonstance eut, selon l’apparence, une influence peut-être décisive sur toute l’orientation du règne et le sort de la monarchie[36].

Le billet repris par Campan et rapporté au Roi, on reconnut que sa teneur convenait parfaitement pour Maurepas. L’adresse seule fut changée. Le message, ainsi rectifié, fut envoyé par l’office du même page au château de Pontchartrain, résidence seigneuriale de son nouveau destinataire. Le lendemain, vendredi 13 mai, Maurepas débarquait à Choisy où l’attendait Louis XVI.

L’audience dura « cinq quarts d’heure, » et la conversation roula sur la politique générale : « Fallait-il conserver ou non le ministère du dernier Roi ? Fallait-il le changer entièrement ? Quels choix nouveaux pourrait-on faire ? Enfin quel rôle faire jouer à M. de Maurepas lui-même ? » Tels furent, dit l’abbé de Véri[37], les principaux points abordés. De ces questions, la plus pressante, comme la plus grave, était la dernière indiquée. Le public, on ne peut le nier, attendait un première ministre. Maurepas en prendrait-il le titre et la fonction ? Habileté ou prudence, il en déclina le fardeau. Rester, sinon dans, la coulisse, au moins dans le fond de la scène ; jouir de la plus grande influence, sans porter entièrement les responsabilités ; recevoir en un mot, autant qu’il se pourrait, les bénéfices et non les charges du pouvoir, Maurepas, en vieillard égoïste, rêva déjouer ce rôle, qui convenait, pensait-il, à son âge et à son humeur. Il en développa l’avantage devant son auguste auditeur avec une subtile éloquence.

L’abbé de Véri, qui vit M. de Maurepas le soir même, a consigné dans son journal le texte des paroles qui, assure-t-il, terminèrent l’entretien : « Les temps les plus heureux du dernier règne, dit Maurepas à Louis XVI, ont été sous le ministère du cardinal de Fleury. On l’accusa pourtant d’avoir prolongé l’enfance de votre grand-père, pour être plus longtemps le maître. Je ne veux point mériter ce reproche et, si vous le trouvez bon, je ne serai rien vis-à-vis du public. Vos ministres travailleront avec vous ; je ne leur parlerai pas en votre nom, et je ne me chargerai point de vous parler pour eux. Suspendez seulement vos résolutions, dans les objets qui ne seront pas de style courant. Ayons une conférence ou deux par semaine, et, si vous avez agi trop vite, je vous le dirai. En un mot, je serai votre homme, à vous tout seul, et rien au-delà. Si vous voulez devenir vous-même votre premier ministre, vous le pouvez par le travail, et je vous offre mon expérience pour y concourir. — Vous m’avez deviné, lui répondit le Roi, c’est précisément ce que je désirais de vous[38]. »

Louis XVI, avant ce jour, ne connaissait pas le comte de Maurepas, ne l’avait même, assure-t-on, jamais vu. Il tomba sous son charme, et ce fut le début de l’affection touchante qui, sans jamais se démentir, l’unit jusqu’à l’heure de la mort au premier conseiller, au guide de son adolescence ; « Il m’a dit lui-même, écrit le prince de Montbarrey[39], que, malgré la distance énorme de l’âge de M. de Maurepas au sien, dès les premiers instans de cette entrevue, il avait été étonné et séduit par la fraîcheur d’esprit et les grâces de la conversation de l’aimable vieillard. » Au sortir de l’audience du Roi, Maurepas fut reçu par la Reine, qui se montra gracieuse, puis par Mesdames, qui lui firent fête[40]. Il s’en fut coucher à Paris, d’où il revint le surlendemain au château de Choisy. Une nouvelle conférence eut lieu avec Louis XVI ; elle confirma les impressions heureuses de l’avant-veille, et, sans qu’on eût plus clairement défini son titre et son emploi, Maurepas fut dès lors installé dans les conseils du trône et pleinement investi de la confiance du Roi.


VI

Je ne saurais me dispenser de présenter avec quelque détail l’homme qui entre ainsi dans l’histoire du règne de Louis XVI et dont le nom reviendra constamment sous ma plume. Jean-Frédéric Phélyppeaux, comte de Maurepas, était, pour ainsi dire, homme d’État par droit de naissance, sa famille ayant, en l’espace de cent cinquante ans, fourni, dit-on, neuf secrétaires d’État ; Pour ne citer que les deux plus récens, son grand-père, Louis de Pontchartrain, avait été, pendant quinze ans, chancelier de France sous Louis XIV, et son père, Jérôme de Pontchartrain, secrétaire d’État pour la Marine à la fin du grand règne, fit partie, dans les premiers mois, du Conseil de régence, pendant la minorité de Louis XV. Ledit Jérôme, au dire de Saint-Simon, était d’ailleurs l’incapacité même : « Infatigable aux affronts, il se tenait cramponné aux restes stériles, oisifs et muets de son ancienne place. Il n’avait de fonction que de moucher les bougies au Conseil de régence. Chacun souhaitait chassé ce triste personnage. M. le Duc d’Orléans admirait sa patience comme les autres, mais ne songeait point à le renvoyer[41]. » Saint-Simon, plus ardent et plus résolu, proposa une combinaison ingénieuse : Jérôme de Pontchartrain donnerait sa démission en faveur de son fils aîné, le jeune comte de Maurepas, qui n’avait pas encore quinze ans. Celui-ci, au début, n’aurait d’ailleurs que le titre et les honoraires ; le duc de La Vrillière, son parent, ministre de la Maison du Roi, exercerait la charge et signerait les actes, pendant que le précoce ministre apprendrait son métier. Ainsi fut fait ; le père, bon gré mal gré, se laissa mettre à la retraite, et le fils, à quatorze ans et demi, fut nommé secrétaire d’État pour la Marine. Pour la facilité des choses, on lui fit épouser la fille du duc de La Vrillière, et il logea chez son beau-père, qui fut aussi « son professeur[42]. »

Ce bizarre arrangement se soutint pendant dix années. Ce fut seulement en 1725, lorsque mourut le duc de La Vrillière, que Maurepas prit effectivement la direction de son département, auquel se rattachait alors l’administration de Paris. Grâce aux leçons de son beau-père, et plus encore de son grand-père, le vieux chancelier de Pontchartrain, il se tira d’affaire, affirme Saint-Simon, « avec tout l’esprit, l’agrément et la capacité possibles… Il est, de bien loin, le meilleur que le Roi ait eu dans son conseil depuis la mort de M. le Duc d’Orléans. » Cet éloge d’un juge difficile ne semble pas exagéré. Ce premier passage au pouvoir, qui dura près d’un quart de siècle, sans avoir jeté grand éclat, fit honneur à Maurepas, par les qualités qu’il montra d’intelligence, d’activité, de désintéressement. Louis XV, dont il était le compagnon d’enfance, lui témoignait affection et confiance. Aussi ce fut une stupeur générale quand, en avril 1749, on apprit un matin le brusque coup de théâtre qui lui enlevait emplois et dignités et l’exilait loin de la Cour.

Sur les causes immédiates et sur les circonstances précises de ce revirement imprévu, la lumière n’est pas encore faite. Le seul point hors de doute est que Maurepas, depuis plusieurs années, vivait en mauvais termes avec Mme de Pompadour et que sa chute fut l’œuvre de la favorite. Mais quel fut le grief invoqué contre lui ? Nous sommes ici réduits aux conjectures. « Il suffit, dit gravement Barbier[43], que le Roi soit attaché à une femme, quelle qu’elle soit, pour qu’elle devienne respectable à tous ses sujets. » Or le ministre de la Marine se pliait mal à ce devoir, et son humeur caustique n’épargnait pas l’obscure bourgeoise qui avait usurpé une place jusqu’alors réservée aux femmes de haute lignée. On parle d’un souper chez lui où l’on chanta certains couplets sur la maîtresse et son auguste amant, des couplets d’une verve cinglante, dont, bien qu’il s’en défendît, tous les convives le crurent l’auteur. Quoi qu’il en soit de l’anecdote, une lettre de cachet, apportée à Maurepas par son propre beau-frère, Je duc de La Vrillière[44], qui avait hérité de l’emploi paternel, le confinait à Bourges, d’où, sept années plus tard, il obtenait la permission de regagner Pontchartrain et Paris. La défense subsista de rentrer à la Cour ; cette interdiction fut maintenue jusqu’à la fin du règne, et Maurepas, pendant vingt-cinq ans, ne reparut pas à Versailles.

Son insouciance et sa gaîté le servirent dans cette longue épreuve. « Le premier jour, je fus piqué, le lendemain, j’étais consolé, » a-t-il écrit en rappelant sa disgrâce. Les charmes de l’amitié lui furent aussi d’un grand secours. Peu d’hommes eurent plus d’amis que le comte de Maurepas, et, comme il leur était fidèle, il en fut payé de retour. Sa belle demeure de Pontchartrain, située à peu de distance de Versailles, ne désemplissait pas d’une brillante compagnie ; c’était comme un centre animé où affluaient toutes les nouvelles politiques et mondaines. Sans rancune et sans amertume, le maître du logis suivait attentivement la marche des affaires, marquant les points, se divertissant de bon cœur aux fantaisies de la Fortune, et se répandant en bons mots qui, colportés dans le public, maintenaient son renom d’homme d’esprit. Ainsi, dans la pénombre, mais non dans l’isolement, terminait-il paisiblement sa vie, en observateur détaché, en philosophe vieilli, qui se contente de sa place au parterre et a renoncé pour toujours à reparaître sur la scène.

On est généralement enclin à juger du mérite des gens d’après le succès de leur œuvre. De là, sans doute, la sévérité excessive de ceux des contemporains de Maurepas qui furent les spectateurs de ses dernières années. Ils ont trop durement insisté sur ce que sa nature comportait réellement d’égoïsme, d’indifférence et de frivolité, en négligeant les qualités dont une étude plus impartiale nous amène à lui tenir compte. Si son savoir était peu étendu, il suppléait à cette lacune par la clarté d’esprit et la facilité d’apprendre ; peu capable d’application, ennemi des méditations longues, nul cependant ne démêlait d’une main plus souple et plus experte le nœud embrouillé d’une affaire, ne simplifiait plus rapidement des problèmes qui semblaient d’une complexité redoutable, n’improvisait avec une plus ingénieuse adresse la solution moyenne qui mettait tout le monde d’accord. Il y faut ajouter du bon sens naturel, un jugement généralement droit, le don précieux d’entrer dans la pensée d’autrui, de pénétrer et d’éclaircir, en leur donnant une forme heureuse, les idées, souvent nébuleuses, des novateurs et des réformateurs, de donner de la vie, de l’intérêt, du charme, aux plus austères recherches et aux plus arides discussions. Sa belle humeur n’était jamais vulgaire, et son aisance n’impliquait point de familiarité. Ce mince petit vieillard, au masque étroit, aux traits fins, au visage rasé, savait faire montre, à l’occasion, d’une froideur ironique, d’une raideur de maintien, qui imposaient à ses contradicteurs, les laissaient comme déconcertés el les réduisaient au silence.

Son seul sérieux défaut, — grave, il est vrai, pour un homme au pouvoir, — était l’absence de caractère et de ténacité. Trop semblable en cela au prince dont il allait diriger la jeunesse, il discernait nettement le bien, il le désirait de bonne foi ; le courage lui manquait pour le réaliser. L’âge ne fit qu’aggraver cette disposition naturelle. Que de fois on le vit, dans les conseils du Roi, plaider tout d’abord une cause juste, la soutenir avec éloquence par des argumens persuasifs, puis céder tout à coup, par lassitude, par horreur de la lutte, et passer au camp opposé avec désinvolture. « Cette manière de tout obtenir de lui, dit un mémorialiste[45], avait été découverte par quelques-uns de ceux qui avaient intérêt à capter son suffrage et à lui faire adopter leurs projets. » Lui tenir tête obstinément, c’était vaincre presque à coup sûr.

De cette faiblesse, personne n’usa avec tant d’avantage que la femme qu’il avait associée à sa vie. Par l’influence qu’elle eut sur son époux et par le rôle qu’elle joua pendant son ministère, la comtesse de Maurepas appartient à l’histoire. Elle était, comme j’ai dit plus haut, la fille du duc de La Vrillière, mariée toute jeune, au sortir du couvent[46]. Sans charme, sans beauté, sans véritable intelligence, elle prit, dès le premier moment, sur son brillant époux un ascendant quelle garda, sans faiblir, durant tout le cours de sa vie. L’esquisse dénuée de bienveillance qu’a tracée d’elle Mme de La Ferté-Imbault donne le secret de cet étrange empire : « Son extérieur, dit-elle, est repoussant. Elle n’a nulle instruction, point de conversation. Cependant elle a de l’esprit naturel, mais elle n’en fait usage que pour gouverner ceux qui en ont infiniment plus qu’elle, et elle y est toujours parvenue… Elle a une suite pour obliger ceux qu’elle aime, qui est des plus rares et des plus précieuses. Elle pense un an de suite, s’il est nécessaire, sans distraction, à la chose où elle veut réussir, et elle ne néglige aucun moyen. Elle connaît parfaitement, par le seul instinct, les gens à qui elle a affaire, et elle force avec politesse tout ce qui l’environne à la considérer et à la craindre[47]. »

Vieille aujourd’hui, courbée par l’âge, et couverte d’infirmités, elle régnait comme aux plus beaux jours sur le cœur d’un époux, que les mauvaises langues de la Cour avaient d’ailleurs toujours représenté comme affranchi par la nature de toutes tentations d’inconstance. Philémon et Beaucis, ainsi les avaient surnommés les familiers de leur demeure. Le retour éclatant de M. de Maurepas à la tête des affaires, en rompant inopinément cette idylle attardée, provoqua d’abord les soupirs de la châtelaine de Pontchartrain : « Il n’y a plus de Baucis à Versailles, disait-elle mélancoliquement. Je ne vois plus M. de Maurepas ; tout ce travail le tuera ! » Ce chagrin, à vrai dire, sera de brève durée. Le jeu excitant de l’intrigue et l’enivrement du pouvoir la consoleront promptement de sa tranquillité perdue.

M. de Maurepas, pour sa part, ne traversa même pas cette courte période de regrets. À quitter le séjour d’exil, il montra autant d’allégresse qu’il avait, à le supporter, témoigné de patience et de résignation. Habitué dès l’enfance à regarder la politique comme son élément naturel, il s’y retrouvait avec joie et s’y mouvait avec la même aisance que s’il en fût sorti la veille. Ceux qui le virent dans ces premières journées le trouvèrent « rayonnant, » l’esprit libre, sans inquiétude. L’abbé Baudeau, qui le rencontra le 20 mai sur le « cours » de Versailles, fut frappé de sa tournure leste et de son allure dégagée[48]. Sa plume caustique le décrit alerte et pimpant, « bien rasé, bien poudré, bien rajeuni, ayant l’air de penser profondément à, rien. »


Marquis de Ségur.
  1. Pour les détails de cette journée du 10 mai, voyez les Souvenirs de Moreau, les Mémoires de Mme Campan, le Journal du duc de Croy, la Correspondance secrète de Mercy-Argenteau, publiée par le chevalier d’Arneth, la Correspondance de Mme du Deffand, etc.
  2. Réflexions historiques sur Marie-Antoinette, par le Comte de Provence, manuscrit publié par M. E. Daudet dans la Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1904.
  3. Albert Sorel, l’Europe et la Révolution, t. I.
  4. Souvenirs du baron de Frénilly.
  5. Mémorial de Norvins, t. I.
  6. Albert Sorel, l’Europe et la Révolution. Passim.
  7. Lettre du 30 mai 1774. Correspondance publiée par d’Arneth.
  8. Louis XVI, avant d’avoir reçu le titre de Dauphin par la mort de son père, portait, ainsi qu’on sait, le titre de Duc de Berry, sous lequel son grand-père avait conservé l’habitude de le désigner.
  9. Lettre du 27 avril 1716 à Mme Necker. — Archives de Coppet.
  10. Lettre du 9 juin 1775. Introduction à la Correspondance de Mercy-Argenteau publiée par le chevalier d’Arneth.
  11. Journal du duc de Croy.
  12. Souvenirs du baron de Frémilly.
  13. Mémoires sur le règne de Louis XVI, par Soulavie.
  14. L’Europe et la Révolution, par A. Sorel, t. I.
  15. Lettre du 23 août 1775.
  16. Mémoires inédits du comte de Saint-Priest. — Collection du baron de Barante.
  17. Portraits et caractères, par Sénac de Meilhan.
  18. Souvenirs de Moreau.
  19. Lettres des 16 juin et 16 juillet 1774. Correspondance publiée par d’Arneth.
  20. Marie-Antoinette, par Edmond et Jules de Goncourt.
  21. Lettre du 14 février 1710. Correspondance publiée par d’Arneth.
  22. Réflexions historiques sur Marie-Antoinette, par le Comte de Provence. Passim.
  23. Lettre de Mercy-Argenteau du 28 juin 1774. Passim.
  24. Lettre du 14 juillet 1775. Ibid.
  25. Lettre de Mercy-Argenteau à l’Impératrice, du 28 septembre 1774.
  26. Lettre du 15 décembre 1775.
  27. Mémoires inédits du comte de Saint-Priest. Passim.
  28. Lettre du 27 décembre 1770. — Correspondance publiée par Feuillet de Conches.
  29. Mémoires du comte d’Allonville.
  30. Lettre du 18 mai 1714. — Correspondance publiée par d’Arneth.
  31. Pour le récit qui suit, j’ai consulté les Mémoires de Soulavie, de Mme Campan, de l’abbé Georgel, de Morellet, de Mme de Genlis, les Souvenirs de Moreau, le Journal du duc de Croy, le journal inédit de l’abbé de Véri, la Correspondance de Mercy-Argenteau, de Mme du Deffand, etc.
  32. Voici ce que apporte à ce sujet la Correspondance secrète publiée par Métra : « Deux jours avant la mort de Louis XV, la comtesse de Narbonne dit à Madame Adélaïde : « Vous devez, Madame, vous attendre à la mort du Roi votre père, et sans doute Monseigneur le Dauphin ne pourra se dispenser de chasser les ministres de son aïeul ; mais il ne peut faire justice que lentement et après s’être mis au fait avec eux du courant des allaires. Il a cependant besoin de quelqu’un qui puisse le guider, et je ne vois personne qui puisse mieux remplir cette tâche que M. de Maurepas. » Cette idée fut saisie avidement par Madame Adélaïde, qui la communiqua au Roi dès que Louis XV eut fermé les yeux. »
  33. D’après certaines versions, Madame Adélaïde serait seule allée trouver le Roi dans sa chambre.
  34. Mémoires de Mme Campan.
  35. Tradition rapportée par M. le marquis de Vogué, arrière-petit-fils de M. de Machault.
  36. Seul de tous les contemporains, Augeard, dans ses Mémoires, conteste, avec quelques réticences de langage, le récit qu’on vient de lire. Cette dénégation ne peut tenir devant les affirmations unanimes et précises de tous les autres docu-mens du temps, notamment les récits de Mme Campan, du duc de Croy, de l’abbé Georgel, de Morellet, de Soulavie, de Moreau, de Mercy-Argenteau, d’autres encore, tous gens bien informés. D’après une anecdote racontée par Moreau, Madame Adélaïde regretta par la suite, à la lumière des événemens, la part qu’elle avait prise à l’élévation de Maurepas. Bien des années après, revenant sur cet épisode : « C’est moi qui ai fait la faute ! » disait-elle avec repentir.
  37. Journal inédit de l’abbé de Véri. — Archives du marquis des Isnards-Suze. Jean Alphonse de Véri, né en 1724, mort en 1802, d’abord grand vicaire de l’archevêque de Bourges, puis auditeur de rote à Rome, enfin retiré à Paris, où il vécut jusqu’à sa mort, était l’ami du comte et de la comtesse de Maurepas, dans l’intimité desquels il vivait, et le condisciple de Turgot, avec lequel il se trouvait également en liaison étroite. Initié par ces personnages à tous les secrets de la politique de son temps, il contracta l’habitude d’écrire chaque soir ce qu’il avait appris dans la journée d’un peu intéressant. L’énorme manuscrit qu’il a ainsi laissé contient le récit détaillé des événemens de cette époque, la sténographie, pour ainsi dire, des entretiens qu’il avait eus avec ses amis au pouvoir, et la copie des lettres importantes qui avaient passé sous ses yeux. Ce précieux document, dont quelques fragmens ont été jadis utilisés par le baron de Larcy dans un article sur Turgot, paru en 1866 dans le Correspondant, a été mis à ma disposition, avec la plus gracieuse obligeance, par son propriétaire actuel, M. le marquis des Isnards-Suze ; et j’y ai puisé les élémens d’une grande partie de la présente étude.
  38. Journal de l’abbé de Véri. Passim.
  39. Mémoires.
  40. Lettre de Mme du Deffand à Walpole, du 15 mai 1714. — Correspondance publiée par M. de Lescure.
  41. Additions de Saint-Simon au Journal de Dangeau, 7 novembre 1715.
  42. Jérôme de Pontchartrain, ajoute Saint-Simon, se montra depuis ce moment « enragé de jalousie et de dépit contre son fils, qui lui rendait des devoirs, et rien de plus. »
  43. Journal de l’avocat Barbier.
  44. D’après d’autres récits, Maurepas aurait été informé d’abord par d’Argenson que La Vrillière avait suivi de près.
  45. Mémoires du prince de Montbarrey.
  46. Le mariage fut célébré le 29 avril 1718.
  47. Souvenirs de Mme de La Ferté-Imbault. — Archives du marquis d’Estampes.
  48. Chronique secrète de l’abbé Baudeau. Revue rétrospective, t. III.