Au couchant de la monarchie/03

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Au couchant de la monarchie
Revue des Deux Mondes5e période, tome 53 (p. 241-276).
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AU
COUCHANT DE LA MONARCHIE[1]

III
TURGOT AU CONTROLE GÉNÉRAL
LA GUERRE DES FARINES[2]


I

La première fois que M. de Maurepas, après le renvoi de Maupeou et de l’abbé Terray, parut à l’Opéra, dans sa loge habituelle, il se produisit un mouvement que les fidèles du lieu déclarèrent sans exemple. Le parterre entier se leva, battit des mains, cria des bravos frénétiques. Maurepas, surpris, « chercha de bonne foi à qui cela s’adressait. Les regards tournés vers lui éclaircirent bientôt son doute. Il baissa modestement la tête et voulut en prévenir la reprise en partant avant la fin du spectacle[3]. » Vaine tentative ; les spectateurs applaudirent de plus belle, le poursuivirent dans les corridors du théâtre et jusqu’au fond de son carrosse ; les clameurs ne prirent fin que lorsqu’il fut hors de vue. Sans faire tort à la « modestie » du vieux conseiller de Louis XVI, on peut lui supposer assez de clairvoyance pour avoir vite compris qu’un si chaud enthousiasme s’adressait moins à sa personne qu’à la satisfaction donnée à l’opinion publique par l’élévation de Turgot au contrôle général. C’est à ce choix, c’est au « philosophe homme d’Etat » dont on attendait des merveilles, — la rénovation du royaume par la destruction des abus et l’accomplissement des réformes, — qu’allait, par-dessus la tête de Maurepas, l’ovation populaire. Jamais accession au pouvoir n’avait suscité tant de joie et de si grandioses espérances.

Le nouveau poste dont Turgot devenait titulaire lui fournissait, en effet, le moyen de donner sa mesure. C’était, à cette époque, le plus important sans conteste de tous les ministères, celui auquel ressortissaient plus ou moins tous les autres. Car le contrôleur général n’était pas seulement l’homme préposé au Trésor public, chargé de percevoir l’impôt, de surveiller l’emploi des fonds et de les répartir parmi les différens services, mais il tenait encore en mains, par mille fils mystérieux, l’administration générale du royaume, et, du centre, son influence rayonnait sur toutes les provinces, par le privilège qu’il avait de communiquer directement avec les intendans, de leur transmettre, en les interprétant, les ordres du pouvoir suprême[4]. La gravité croissante, dans le cours du XVIIIe siècle, du problème budgétaire avait ainsi fait peu à peu, pour emprunter l’expression d’un écrivain du temps, « du chef de la finance la vraie providence de l’Etat. »

Ce rôle difficile et glorieux, l’homme qui en recevait la charge plus que tout autre y semblait préparé par ses études, par ses dispositions d’esprit, par les étapes de sa carrière, comme aussi par le sang qui coulait dans ses veines. « C’est une bonne race, » disait Louis XV en parlant des Turgot. Tout justifie cette appréciation royale. Sans discuter, comme certains biographes, si les Turgot descendaient d’un roi de Danemark et se rattachaient au dieu Thor[5], il est tout au moins établi que cette famille normande occupait, de longue date, un rang prééminent dans l’administration et la magistrature. Le père du ministre de Louis XVI, Michel-Etienne Turgot, avait rempli avec honneur les multiples fonctions de conseiller d’Etat, de prévôt des marchands de Paris, de président du Grand Conseil. A son nom respecté son troisième fils, Anne-Robert Jacques, né à Paris le 10 mai 1727, allait ajouter de la gloire. Je n’ai pas à entrer ici dans le détail de sa jeunesse studieuse et de ses succès d’écolier, tant au collège Louis-le-Grand qu’au séminaire de Saint-Sulpice, à la Faculté de théologie, à la « maison de Sorbonne. » Il aspirait à la prêtrise ; maîtres et condisciples lui prédisaient l’épiscopat ; mais la vocation lui manqua au moment décisif, et de ses travaux scolastiques, interrompus en plein essor au mois de décembre 1750, il ne tira d’autre avantage que le goût de la controverse, l’art de la dialectique, une bonne méthode dans l’argumentation.

Les dix années qui suivirent sa sortie d’Eglise furent pour Turgot les années décisives ; ce furent alors que se formèrent son âme, son cerveau, ses idées. Le séjour passager qu’il fit dans la magistrature, — tour à tour substitut, conseiller, maître des requêtes enfin au parlement de Paris, — lui laissait des loisirs qu’il partageait entre les plus austères études et la fréquentation des plus grands esprits de son temps. Avec Quesnay, Gournay et Adam Smith, il s’instruisit dans la science, alors nouvelle, de l’économie politique, où rapidement il allait devenir un maître. Avec Voltaire, d’Alembert et Diderot, il s’efforçait à rattacher ses théories politiques ou sociales aux principes généraux de la philosophie. A leur suite, il entra dans l’Encyclopédie ; il y écrivit cinq articles, dont l’un, sur l’Existence, est encore regardé comme l’un des bons morceaux de ce vaste recueil. Cependant, citoyen dévoue, passionné pour le bien public, il eût souffert de se confiner à jamais dans des spéculations abstraites. Il accueillit donc avec joie l’occasion qui se présenta en août 1761, par sa nomination à l’intendance du Limousin, de mettre ses vues en pratique, de travailler, comme disait Catherine II, non pas seulement « sur le papier, qui souffre tout, mais sur la peau humaine, bien autrement irritable et chatouilleuse[6]. »

L’intendance de Turgot offre cet intérêt d’avoir été comme la préface, ou, si l’on veut, la répétition par avance, du futur ministère, un stage préparatoire avant l’exercice complet du pouvoir. La province de Limoges devint entre ses mains une espèce de champ d’expériences, où il essaya ses idées sur un terrain restreint, jusqu’à l’heure de les appliquer sur toute la surface du royaume. La longue durée accoutumée de ces sortes d’emplois[7], la faculté d’initiative, la largo indépendance laissées aux intendans par les mœurs de l’ancien régime leur permettaient de déployer à l’aise leurs bonnes ou mauvaises qualités, d’être, à leur gré, les oppresseurs ou les bienfaiteurs d’une contrée. En général, — et à tort, semble-t-il, — le public parisien les tenait en médiocre estime. « Un de nos confrères, mandait Voltaire à Turgot, vient de m’écrire qu’un intendant n’est propre qu’à faire du mal ; j’espère que vous me prouverez qu’il peut faire beaucoup de bien. » Turgot tint à honneur de justifier cette espérance. Il tenta, il osa beaucoup ; le succès qui récompensa son audace fut un encouragement dont il se souvint par la suite.

Le Limousin, lorsqu’il y arriva, était un pays pauvre, écrasé de contributions. Turgot y évaluait le montant des impôts à 40 ou 50 p. 100 du produit net du sol, « c’est-à-dire, disait-il, que le Roi tire à peu près autant de la terre que les propriétaires. » Il entreprit courageusement d’obtenir quelque soulagement pour ses administrés. Ses luttes contre l’abbé Terray pour soustraire la province à des charges nouvelles, ses générosités pendant les périodes de disette, la création « d’ateliers de charité, » la confection de routes belles et nombreuses, la conversion de la « corvée » en taxe équitablement répartie, mainte autre mesure du même genre, lui attirèrent une popularité dont le renom passa bientôt les frontières de son intendance. Dans tout le pays de Limoges, ce fut une désolation générale, quand on apprit l’ordre royal l’appelant à un plus haut emploi, et il connut la rare douceur d’une gratitude durable. Sept ans plus tard, quand il quitta ce monde, le temps n’avait pas effacé la mémoire de tant de bienfaits : « Nous sommes affligés jusqu’aux larmes, écrira l’un de ses anciens administrés, de la mort de M. Turgot. Il a gouverné cette provinces pendant treize ans dans un esprit d’équité, de popularité et de bienfaisance. »


Mûri et préparé par ses travaux spéculatifs comme par la pratique des affaires, Turgot parvenait au pouvoir dans sa quarante-huitième année. Son aspect répondait à l’idée qu’on avait de lui. De haute taille, d’allure vigoureuse, le front élevé, les yeux sourians, le visage « noble et bienveillant, » encadré par une chevelure brune dont les boucles épaisses flottaient sur ses épaules, il forçait le respect, commandait la confiance et inspirait la sympathie. Une retenue un peu timide, et un air de « candeur » assez inattendu chez un homme de son âge, donnaient à ses manières un charme singulier. « Sa modestie et sa réserve eussent fait honneur à une jeune fille, dit un de ses contemporains avec une pointe d’ironie[8]. Il était impossible de hasarder la plus légère équivoque sur certains sujets sans le faire rougir jusqu’aux yeux. Cette réserve ne l’empêchait pas d’avoir la gaîté franche et naïve d’un enfant et de rire aux éclats d’une plaisanterie, d’une folie. » Cette ingénuité naturelle, la sévérité de ses mœurs, son ardeur pour le bien, jointes à l’instinct du dévouement, au désintéressement, à l’oubli de soi-même, tant de vertus eussent sans doute fait de lui, s’il était né quelques siècles plus tôt, un ascète, un fondateur d’ordre, l’un de ces grands moines actifs et mystiques à la fois, dont s’illumine la nuit du Moyen Age. Contemporain de Voltaire, de d’Alembert et de Diderot, il n’abdiqua pas sa nature, mais il eut, avec l’âme d’un saint, la tête d’un philosophe. Ce que, dans d’autres temps, il eût accompli par piété et pour l’amour de Dieu, il le fit par philanthropie, pour l’amour de l’humanité. Il apparaît ainsi, non comme le plus brillant, mais comme le plus vertueux, le plus pur produit de son siècle.

Faut-il admirer son esprit à l’égal de son cœur ? Il convient, semble-t-il, de faire ici quelques réserves. On doit reconnaître à Turgot une érudition étendue, de vastes conceptions, un cerveau généralisateur, une logique rigoureuse et de l’ordre dans les idées. Ces qualités étaient un peu gâtées par une élocution pénible, par une pesanteur de langage qui faisait tourner la causerie en dissertation longue et quelquefois obscure. Il lui manquait également, chose plus grave, la souplesse et le savoir-faire, l’art des accommodemens, si nécessaire en politique. Les systèmes qu’il élaborait, bien conçus, solidement construits, étaient ajustés tout d’une pièce, avec une précision, pour ainsi dire, géométrique, qui ne tenait pas assez compte des frottemens et des résistances. Comme tant d’autres théoriciens, il inclinait à voir les hommes, non pas tels qu’ils étaient, mais tels qu’il les aurait voulus ; et bien qu’il eût une fois écrit : « Il ne faut pas se fâcher contre les choses, parce que cela ne leur fait rien du tout, » il montrait de l’humeur, s’indignait de bonne foi, lorsque les faits mettaient obstacle à la rigueur absolue des principes.

Faute d’adresse et de tour de main, ses qualités, ses vertus mêmes se retournaient quelquefois contre lui. C’est ainsi qu’actif, laborieux, on l’accusait de « musardise, » parce qu’après avoir annoncé ses projets à l’avance, il ne livrait son travail au public que lorsqu’il le jugeait exactement au point, achevé dans les moindres détails, avec un scrupule excessif. Lors du grand édit sur les blés, il consacra de longues semaines à rédiger le préambule et le recommença trois fois, tandis que le peuple attendait la réforme promise[9]. De même, sa sincérité convaincue, la conscience qu’il avait de ses bonnes intentions, lui donnaient l’apparence de l’entêtement et de l’intransigeance. « Souvent, dit M. de Montyon[10], il se refusait à la discussion, et son silence avait une expression de dédain. Lorsqu’il défendait ses principes, c’était avec une aigreur offensante, et il attaquait le contradicteur plus que l’argument. » Sûr de n’agir que pour le bien, il repoussait d’un ton cassant toute observation mal fondée, toute requête qui choquait ses idées d’équité, amassant par là des rancunes qu’il aurait évitées par des formes plus douces. A Mme de Brionne, qui demandait une grâce dont il contestait la justice : « Sachez, Madame, dit-il rudement, que le règne des femmes est passé. — Oui, lui répondit la grande dame, mais non celui des impertinens. » Il apportera cette raideur dans les conseils du Roi, et ce sera la cause de plus d’un insuccès. « Il eût voulu, écrit La Harpe, mener les affaires et les hommes par l’évidence et la conviction ; mais il lui arrivait de manquer les affaires et de révolter les hommes, tandis qu’en cédant sur de petites choses et en ménageant de petites vanités, il eût pu parvenir à son but. »

Les idées qu’il soutenait avec cette intraitable ardeur étaient justes le plus souvent, et dans tous les cas belles et nobles. En politique, il poursuivait l’unité de gouvernement, en concentrant toutes les ressources du pouvoir suprême entre les mains du seul souverain, dont l’intérêt se confondrait avec celui de la nation, et qui, par suite, ne pourrait vouloir que le bien. Il voulait, de même, introduire l’harmonie dans les lois, au lieu de cette variété infinie qui résultait de l’inégalité des classes et de la persistance des coutumes régionales. Mais c’est dans l’ordre économique qu’il entendait faire les premières réformes. En cette matière, ses principes généraux peuvent se réduire à cette formule : rendre au commerce, à l’industrie, la liberté qui leur avait été peu à peu retirée, étendre le droit au travail à tous les citoyens, en supprimant toutes les entraves, seul moyen, pensait-il, de provoquer la concurrence, par conséquent d’encourager le progrès et le bon marché. Cette formule, à vrai dire, ne lui appartenait pas en propre. Les économistes du temps, les physiocrates comme on disait alors, Quesnay, Gournay, le marquis de Mirabeau, avaient maintes fois développé cette idée. Le mérite de Turgot sera de discerner, parmi la multitude des innovations proposées, les plus urgentes, les plus réalisables, et d’en chercher, par des moyens pratiques, la plus rapide application. Mais, son grand tort, en édictant ces sages mesures, sera de n’y pas apporter les gradations et les ménagemens nécessaires, de négliger d’y préparer habilement l’opinion, qui, tout en réclamant à grands cris des réformes, n’était pas toujours disposée à en subir les conséquences. Il oubliera, pour tout dire en un mot, d’appeler à la rescousse le meilleur des alliés, le temps, sans lequel il n’est point de décisives et durables victoires.

Dans cette hâte et cette fougue d’entreprendre, les ennemis de Turgot virent une rage ambitieuse, un accès d’orgueilleux délire, l’enivrement d’un homme auquel l’encens trop prodigué a fait tourner la tête. On a cité le mot qu’il aurait dit à l’un de ses intimes : « Je crois véritablement que je suis né pour régénérer la France ! » Et l’on ne peut nier, en effet, qu’il eût conscience.de sa valeur et qu’il souffrît impatiemment toute objection à ses projets. Mais sa fièvre d’agir vient surtout d’une plus triste cause, l’état de sa santé, la crainte que les années ne lui fussent jalousement comptées. « La goutte, écrit La Harpe, était héréditaire dans sa famille, comme la probité. » Son père, l’un de ses frères, étaient morts à quarante-neuf ans, emportés par cette maladie, dont lui-même ressentait déjà les cruelles et fréquentes atteintes. Sur ses vingt mois de ministère, il en passera sept dans son lit. De là sa précipitation à tout embrasser à la fois. Il a d’ailleurs lui-même invoqué cette excuse ; à l’un de ses amis qui l’exhortait à ne point presser ses réformes : « Comment, répondait-il, pouvez-vous me parler ainsi ? Vous connaissez les besoins du peuple, et vous savez que, dans ma famille, on meurt à cinquante ans[11] ! »

Tel était l’homme, dont l’avènement était salué par l’une des plus touchantes explosions d’espérance qui ait jamais soulevé l’âme d’un peuple en détresse. Aux bravos frénétiques des spectateurs de l’Opéra, aux acclamations de la foule, faisaient écho les congratulations de toute une classe de gens dont le pouvoir récolte rarement les suffrages. Ecrivains, philosophes, habitués des cénacles et des bureaux d’esprit, tous se louaient à l’envi de l’élévation d’un des leurs. « Si j’avais quelques jours de vie à espérer, s’écriait Voltaire, j’attendrais beaucoup de M. Turgot... Il est né sage et juste, il est laborieux et appliqué. Si quelqu’un peut rétablir les finances, c’est lui[12]. » — « Il y a tant de nouvelles, tant de mouvemens, tant de joie, qu’on ne sait auquel entendre... L’ivresse est générale : » ainsi s’exprime Julie de Lespinasse[13]. Et Mme du Deffand est pour une fois d’accord avec sa jeune rivale ; elle espère tout de ce « nouveau Sully, » qui « professe la vertu, qui veut faire régner la liberté, établir l’égalité, et pratiquer l’humanité. » L’opposant à l’abbé Terray, elle ajoute, de sa plume caustique : « C’est un sage qui certainement voudra le bien, non pas à la manière de son prédécesseur, le bien d’autrui[14] ! » Pour jeter une note discordante dans cet heureux concert, il faut une voix lointaine ; du fond de son « exil de Naples, » l’abbé Galiani juge les choses avec moins d’optimisme, et son amitié pour Turgot n’obscurcit pas sa clairvoyance : « Enfin, mande-t-il à Mme d’Épinay[15], M. Turgot est contrôleur général... Il restera trop peu de temps en place pour exécuter ses systèmes. Il punira quelques coquins, il pestera, se fâchera, voudra faire le bien, rencontrera des épines, des difficultés, des coquins partout. Le crédit diminuera, on le détestera, on dira qu’il n’est pas bon à la besogne ; l’enthousiasme se refroidira, il se retirera ou on le renverra ; et on reviendra une bonne fois de l’erreur d’avoir voulu donner une place telle que la sienne, dans une monarchie telle que la vôtre, à un homme très vertueux et très philosophe. La libre exportation du blé sera ce qui lui cassera le cou, souvenez-vous-en. » Étonnante prédiction, que nous verrons se vérifier dans les moindres détails.


II

Un novateur ministre n’est pas nécessairement un ministre novateur, et la distance est grande parfois des promesses de la veille aux actes du lendemain. Ce n’est pas à Turgot qu’on peut adresser ce reproche. La lettre que, le soir même de son avènement au contrôle général, il adressait au Roi résumait son programme et annonçait de quelle manière il comptait l’appliquer. De cette lettre, nous connaissons non seulement le texte officiel, mais aussi le premier brouillon, qui offre l’intérêt de nous montrer la pensée de Turgot, pour ainsi dire, toute nue, sans fard et sans apprêt[16] . On ne peut, en lisant ces lignes, se défendre de l’émotion que confessera Malesherbes : « Rien n’est plus touchant, rien ne donne une idée plus noble et en même temps plus attendrissante, du caractère du ministre, et même de celui du Roi à qui on a osé écrire une pareille lettre[17]. »

Turgot y rappelle au début son entrevue avec Louis XVI le soir du 24 août, et les promesses formelles recueillies de la bouche du Roi : « En sortant du cabinet de Votre Majesté, encore plein du trouble où me jette l’immensité du fardeau qu’Elle m’impose, agité par tous les sentimens qu’excite en moi la bonté touchante avec laquelle Elle a daigné me rassurer, je me hâte de mettre à vos pieds ma respectueuse soumission et le dévouement absolu de ma vie entière. Votre Majesté a bien voulu m’autoriser à remettre sous ses yeux l’engagement qu’Elle a pris avec Elle-même de me soutenir dans l’exécution des plans d’économie qui sont, en tous temps, et aujourd’hui plus que jamais, d’une nécessité indispensable... » Il énumère, après ce préambule, les trois points primordiaux sur lesquels reposera son système d’administration :

« Point de banqueroute,

« Point d’augmentation d’impôts,

« Point d’emprunts. »

Pourtant les dettes étaient criantes. Turgot, pour y faire face, n’admet qu’un seul moyen : une stricte économie, la réduction de la dépense au-dessous de la recette, « assez au-dessous, ajoute-t-il, pour pouvoir économiser chaque année une vingtaine de millions et les employer au soulagement des dettes anciennes, » faute de quoi, en cas de guerre, « le premier coup de canon forcerait l’Etat à la banqueroute. » Suit l’énoncé de la méthode à suivre pour obtenir ce résultat, méthode dont la base essentielle est l’entente absolue des différens ordonnateurs des deniers de l’Etat avec le chef de la finance, la défense faite aux divers secrétaires d’Etat d’instituer une dépense nouvelle sans le vu et l’assentiment du contrôle général. Cette rigueur, alors toute nouvelle, risquait de mécontenter ses collègues ; de même la résistance qu’il faudrait opposer aux quémandeurs de « grâces n’était pas pour plaire à la Cour. » Aussi, Turgot prévoyait, dès cette heure, les haines et les colères qu’une si ferme attitude allait rapidement déchaîner, et il mettait Louis XVI en garde contre sa faiblesse naturelle et ses entraînemens généreux : « Il faut, lui disait-il, vous armer contre votre bonté de votre bonté même, considérer d’où vient cet argent que vous pouvez distribuer à vos courtisans, et comparer la misère de ceux auxquels on est obligé de l’arracher, par les exécutions les plus douloureuses, à la situation des personnes qui ont le plus de titres pour obtenir vos libéralités... Votre Majesté ne doit pas enrichir même ceux qu’Elle aime aux dépens de la substance de son peuple. » Il osait plus encore, et il faisait appel à la conscience du Roi contre son propre cœur et contre les objets de ses plus légitimes tendresses : « Je serai seul, prophétise-t-il, à combattre contre la foule des préjugés qui s’opposent à toute réforme, contre la générosité de Votre Majesté et de la... » Au moment de nommer la Reine, le respect arrête brusquement sa plume : « Et des personnes qui lui sont le plus chères, » corrige-t-il d’un ton plus discret.

Turgot, en terminant, invoquait à nouveau les engagemens pris par le Roi : « Votre Majesté se souviendra que, c’est sur la foi de ses promesses que je me charge d’un fardeau peut-être au-dessus de mes forces, que c’est à Elle personnellement, à l’homme juste et bon, plutôt qu’au Roi, que je m’abandonne... La bonté attendrissante avec laquelle Elle a daigné presser mes mains dans les siennes, comme pour accepter mon dévouement, ne s’effacera jamais de mon souvenir et soutiendra mon courage. » Ce langage, ces souvenirs, une si noble confiance, ne pouvaient manquer leur effet sur l’âme jeune et sensible du prince. Quand, le lendemain, le nouveau contrôleur, après avoir montré au Roi l’importance de donner lui-même l’exemple des sacrifices nécessaires, crut devoir ajouter avec simplicité : « Tout cela, M. l’abbé Terray l’a sans doute déjà dit à Votre Majesté. — Oui, répondit Louis XVI avec une émotion sincère, oui, il me l’a dit, mais il ne me l’a pas dit comme vous ! »

Sous le coup de cette émotion, Louis XVI brûlait d’une juvénile ardeur de faire paraître sa bonne volonté. Une lettre au duc de La Vrillière ordonnait certaines réductions dans le service de la vénerie, supprimait certaines sinécures, réformait une partie des chevaux et des chiens. Presque dans le même temps, il refuse à Buffon un crédit de 40 000 livres pour l’amélioration du Jardin Botanique, au marquis de Chabrillan un modique supplément de fonds pour le service des eaux. Il pousse le zèle jusqu’à réclamer à Terray 300 000 livres accordées jadis par Louis XV à son ministre des finances, et il le force à reverser cette somme au trésor de l’Etat. Rien de plus sincère, à coup sûr, que ce désir d’épargne. Il faut pourtant voir l’envers du tableau. La Reine, trois mois plus tard, voyait les fonds de sa cassette enrichis de 106 000 livres, son écurie presque doublée, le personnel à son service accru dans les mêmes proportions. Bientôt après, ce sont des faveurs du même genre aux comtes de Provence et d’Artois : augmentation de leurs maisons et gros supplémens d’apanages. Ce que le Roi fait pour ses frères, comment le dénier à ses tantes ? Chacune d’elles n’avait jusqu’alors que six « dames pour accompagner ; » chacune en aura trois de plus. Tout est à l’avenant. Louis XVI, par ces contradictions, ne justifie que trop le pronostic de l’abbé Galiani : « Si le nouveau Roi est économe, il aura les trois quarts des vertus propres à la guérison de la France, mais je crains qu’on ne lui ait montré la lésine et laissé ignorer l’économie[18], »

C’est à ces fâcheuses complaisances que se rapporte le dialogue suivant, que le journal de l’abbé de Véri place à la date du 17 mars 1775, six mois après la nomination de Turgot : « Avez-vous été content de Paris lors de votre voyagé ? a dit ce matin le Roi à M. de Maurepas. — Oui, Sire, je m’y suis bien trouvé. — Eh bien ! moi, fort mal. On y est mécontent de moi, et je le sais bien. — Je ne vous dirai pas le contraire, a répondu le ministre, et c’est un peu de votre faute. Vous avez un degré de bonté pour ceux qui s’adressent à vous, que l’on peut appeler faiblesse. Vous ne savez pas dire non quand on vous parle. Le public n’entre pas dans des raisons de parole donnée, qu’il ignore ; il voit une dépense, une pension, un arrangement, qui ne devraient pas être. Il critique et il règle son estime sur les résultats. — Vous avez raison, soupira le Roi, je me suis déjà corrigé au sujet de mes promesses, et j’y prendrai plus garde encore[19]. » Contrition et ferme propos sincères, mais qui croulent au premier assaut. Ainsi, comme l’avait redouté Turgot, les belles résolutions faiblissent devant les affections ou les exigences familiales, et la bonté détruit l’œuvre de la raison.


La lettre de Turgot dont je viens de faire l’analyse abordait en passant l’une des plus difficiles questions qui, dans ces derniers temps, eussent ému l’opinion publique, la liberté du commerce des grains, question étroitement liée à celle de l’alimentation du peuple. « J’entre en place, écrivait Turgot, dans une conjoncture fâcheuse, par les inquiétudes répandues sur les subsistances, inquiétudes fortifiées par la fermentation des esprits depuis quelques années, et surtout par une récolte qui paraît avoir été médiocre. » Aussi, en laissant entrevoir les mesures qu’il aurait à prendre pour prévenir la disette, faisait-il appel, par avance, à la fermeté du souverain, « sans se laisser effrayer par des clameurs qu’il est absolument impossible d’éviter en cette matière, quoique système qu’on suive, quelque conduite qu’on tienne. » Sur les « clameurs, » il voyait juste ; mais ce qu’il n’imaginait pas, c’était les dangers que l’on court à résoudre trop brusquement, selon la rigueur des principes, certains problèmes qui demanderaient, pour être conduits à bonne fin, une main souple, légère, et une adaptation flexible aux nécessités du moment.

Le prix du pain, l’approvisionnement en blé, furent toujours, sous l’ancien régime, le principal souci de l’administration royale. L’insuffisance des routes, peu nombreuses et mal entretenues, la difficulté des charrois, la lenteur des transports, mettaient les provinces éloignées et les villes populeuses à la merci d’une récolte manquée. Ces mêmes raisons facilitaient le métier lucratif d’accapareur de blés ou de farines. Aussi voit-on sans cesse, sous Louis XIV et sous Louis XV, les intendans occupés à traquer d’avides spéculateurs, les contraignant à rendre gorge, les punissant parfois des peines les plus sévères. Jusqu’à cette heure, le régime adopté pour le commerce et pour l’exportation des grains avait varié d’après les circonstances, tour à tour large ou restrictif, — on dirait aujourd’hui libre-échangiste ou protectionniste, — selon qu’on craignait la disette ou qu’on prévoyait l’abondance. Mais jamais les fluctuations n’avaient été aussi rapides qu’au cours des dix dernières années. La législation libérale de juillet 1764, qui autorisait les échanges de province à province, et même, jusqu’à un certain point, l’exportation hors des frontières de France, avait fait place, six ans plus tard, sous le ministère de Terray, à une réglementation sévère. Une vaste société avait été formée, dont les membres, assurait-on, n’étaient que les prête-nom de plus grands personnages, une société à laquelle le ministre avait, en quelque sorte, remis le monopole du commerce des blés. C’est ce qu’on a nommé, d’un nom beaucoup trop gros, le pacte de famine, et c’est ce dont, quinze ans plus tard, tireront un si dangereux parti les premiers chefs de la Révolution[20]. D’ailleurs, devant le murmure général Terray lui-même avait bientôt dû baisser pavillon. Force lui fut d’abroger la « ferme des blés » et d’instituer à sa place une « régie, » dont. le but était à peu près le même. Ce but, louable en lui-même, était de procurer dans la mesure possible l’égale répartition des grains, en attribuant aux provinces pauvres le superflu des pays riches, et d’établir ainsi, par une équitable balance, le prix moyen du pain sur toute la surface du royaume.

A ces divers systèmes, dont aucun n’était sans défaut, Turgot, fidèle à la doctrine économiste, prétendit substituer une formule fixe et invariable, en fondant sans retour le régime de la liberté. « Il faudra établir des lois sur tout cela, répétait-il d’un ton dogmatique... Il faut en venir là-dessus aux grands principes et déshabituer le peuple de s’effrayer de voir sortir les blés[21]. » C’est justement cette frayeur de l’exode des blés, au milieu d’une période de récoltes médiocres, qui provoqua les premières résistances. Au conseil même du Roi, les craintes se faisaient jour. Berlin, directeur de l’agriculture, oubliait sa timidité pour adressera son collègue d’assez sages remontrances : « Je vous exhorte, lui écrivait-il, à mettre dans votre marche toute la lenteur de la prudence. J’irai jusqu’à vous inviter à masquer vos vues et votre opinion, vis-à-vis de l’enfant que vous avez à gouverner et à guérir. » Et il le suppliait de prendre pour modèles les précautions et les ruses « du dentiste. » Turgot recevait en même temps d’autres avis d’un ton plus grave. Necker, dont la réputation commençait dès lors à grandir, et de qui l’Eloge de Colbert venait de recueillir les suffrages de l’Académie, rendait visite au contrôleur et lui exposait ses idées, peu favorables à la libre circulation des grains. L’entretien fut courtois, mais sans cordialité. Turgot se montra sec et froid ; Necker se retira avec la mine d’un homme u blessé sans être abattu[22]. »

On ne saurait néanmoins affirmer que ces exhortations fussent entièrement perdues. L’édit qui fut discuté au Conseil les 13 et 20 septembre 1774, et livré peu après à la publicité, comportait quelque adoucissement à l’intransigeance radicale de la rédaction primitive. Les régies étaient supprimées, ces régies dont Turgot disait que, « fussent-elles composées d’anges, » elles n’échapperaient pas aux soupçons. De grandes ventes devraient disperser les approvisionnemens accumulés dans les « greniers du Roi. » Toutes les entraves au commerce intérieur étaient pareillement abolies ; les blés pourraient circuler librement de province à province. Mais il fut stipulé, que, jusqu’à nouvel ordre, ils ne pourraient être exportés hors des frontières de France. C’est la seule concession, importante, il est vrai, que voulut admettre Turgot.

Ces mesures étaient commentées dans un long préambule, traité complet sur la matière, expliquant les raisons et réfutant les objections. Un tel exposé de motifs, qui, selon l’expression de La Harpe, « changeait les actes de l’autorité souveraine en ouvrages de raisonnement et de persuasion, » fut regardé comme une grande nouveauté. Il produisit une sensation profonde. Les philosophes célébrèrent l’événement comme une glorieuse victoire : « Je viens de lire, mandait Voltaire à d’Alembert, le chef-d’œuvre de M. Turgot. Il me semble que voilà de nouveaux cieux et une nouvelle terre ! » Notons pourtant que certains détracteurs s’égayaient aux dépens du style et critiquaient la longueur du morceau. Turgot n’en avait cure : « On le trouvera diffus et plat, disait-il de son préambule[23] ; voici mon motif : j’ai voulu le rendre si clair, que chaque juge de village pût le faire comprendre aux paysans… je désire rendre cette vérité si triviale, qu’aucun de mes successeurs ne puisse la contredire. »

Cette indifférence se conçoit pour les critiques de forme, mais une plus grave opposition allait promptement surgir. Rien de plus logique, à coup sûr, que d’établir la liberté du commerce intérieur, de libérer l’État du soin périlleux de pourvoir aux approvisionnemens des villes et des provinces. « Se charger de tenir les grains à bon marché, lorsqu’une mauvaise récolte les a rendus rares, c’est une chose impossible, déclarait justement Turgot. C’est par le commerce, et le commerce libre, que l’inégalité des récoltes peut être corrigée[24]. » Ces vérités paraissent indiscutables ; mais, à Fé-poque où elles furent proclamées, il eût fallu, pour que le système de Turgot produisît sur-le-champ les bienfaits attendus, certaines conditions matérielles qui faisaient cruellement défaut : des routes en nombre suffisant, des canaux navigables, de rapides moyens de transport, toutes choses qui ne s’improvisent guère et faute desquelles, sur bien des points, la loi de liberté demeurerait lettre morte, tandis que la disparition subite des greniers d’approvisionnement risquerait d’affirmer les villes et les campagnes. Cette crainte, dès le premier moment, se fait jour dans le populaire, et de vagues méfiances apparaissent au lendemain même de la publication de l’édit. « Il n’est question, constate l’abbé Baudeau[25], que de l’arrêt du conseil sur les blés. Les deux extrémités du peuple ne l’entendent point, à savoir les gens de la Cour et ceux de la basse populace… J’ai remarqué depuis longtemps, se hâte-t-il d’ajouter, entre ces deux extrêmes une grande conformité de penchans et d’opinions. Il ne se trouve de lumière et de vertus que dans la classe moyenne. »

Telle est également l’origine des longues hésitations que l’on remarque dans le parlement lorsqu’il s’agit d’enregistrer l’édit. Il tergiverse, il nomme des commissaires chargés de faire « une enquête sur les blés, » et s’attire ainsi l’anathème du parti philosophe. Condorcet se distingue par son indignation et par les conseils belliqueux qu’il prodigue à Turgot : « Si par hasard, lui écrit-il, les commissaires faisaient un rapport contraire au blé, je crois qu’il faudrait s’arranger de manière à ce que le parlement n’eût rien à dire. Je voudrais même qu’on lui fît entendre que le gouvernement n’a aucun besoin de lui pour savoir ce que le bien du peuple demande… Il ne faut pas leur passer la moindre démarche. Leur but est de plaire à la populace, et, s’il leur est possible, de détruire votre ouvrage. Ce sont d’odieux pédans ! » Turgot, bien que plus modéré, n’est pas moins résolu à imposer sa volonté. À l’abbé d’Espagnac qui lui propose quelques tempéramens, il se borne à répondre avec une douceur obstinée : « Mon arrêt sera enregistré. »

Le parlement cède, en effet, devant l’insistance du ministre, mais l’inquiétude persiste ; elle s’aggrave même bientôt par suite de quelques fausses manœuvres. On peut qualifier de la sorte le brusque et humiliant renvoi des principaux agens de l’approvisionnement des blés[26]. Ils furent révoqués le même jour et destitués de tout emploi. Les ennemis de l’abbé Terray en exultèrent de joie : « M. Turgot balaie toutes les ordures, » s’écrie la marquise du Deffand. On attendait des poursuites judiciaires, un sévère châtiment pour les malversations qui seules justifiaient cet éclat. Il n’en fut rien ; les choses en restèrent là. « M. Turgot, rapporte M. de Montyon <<ref> Particularités, etc.. passim. </ef>, ne put trouver ces agens en tort, soit qu’ils n’y fussent point, soit qu’il n’ait pas pris des mesures assez promptes pour acquérir les preuves de leurs manœuvres. » Du scandale ainsi provoqué, il ne resta, dans l’esprit du public, qu’une forte présomption de fraudes et de friponneries de tout genre, et la surprise déçue que l’on eût étouffé l’affaire. Une autre cause d’irritation fut la vente formidable, opérée d’un seul coup, des réserves de blé que contenaient les « greniers du Roi. » On en jeta sur le marché pour six millions de livres[27]. Il en résulta aussitôt une baisse factice des prix, promptement suivie d’un relèvement, qui bien qu’inévitable, fut pour le petit peuple un vif désappointement. Ainsi l’édit n’était pas encore appliqué, qu’il provoquait déjà les discussions et les mécontentemens.


III

La rigueur de l’hiver vint ajouter au malaise général. Le froid fut excessif, les gelées longues ; les routes devinrent impraticables. Vainement les chariots et tombereaux employés d’ordinaire à l’enlèvement des neiges furent-ils expédiés en province chercher du blé pour les besoins de Paris ; les arrivages étaient rares et irréguliers, les provisions insuffisantes. Déjà, dans les rues de la capitale, quelques Cassandre de carrefour prédisaient la famine. « Tout le monde était inquiet, dit Moreau, depuis qu’on avait déclaré que la police ne se mêlerait plus de rien[28]. » Car, malgré les explications de Turgot, les plus beaux raisonnemens du monde demeuraient sans effet sur le préjugé séculaire que le gouvernement du Roi avait pour devoir d’assurer la nourriture du peuple. Les craintes pour le présent s’aggravaient de celles pour l’avenir. Si l’année 1774 avait été mauvaise, l’année 1773 s’annonçait pire encore. Aussi le pain enchérissait-il partout, à Paris comme dans les provinces. Au début du printemps, « trois lieutenans de police de grosses villes vinrent se plaindre de la disette, des murmures du peuple, et même de quelques commencemens d’émeutes[29]. » Une fermentation, sourde encore, travaillait les cervelles.

Dans ces conjonctures difficiles, lorsqu’il fallait parer au danger menaçant qui réclamait ses forces et son activité, Turgot, par une fatalité cruelle, avait une lutte non moins pénible à soutenir contre la nature. Sa santé s’altérait ; son mal héréditaire avait brusquement reparu, provoquant des crises douloureuses. « M. le contrôleur général s’en va goutte à goutte, » disaient les plaisans de la Cour. Il réagissait vaillamment, se faisant, presque chaque matin, « porter dans la chambre du Roi, où il restait trois heures de suite avec Sa Majesté[30]. » Louis XVI lui témoignait une confiance absolue, le questionnait sur tout, déférait à tous ses avis. De cet accord sortirent quelques mesures utiles. Des « ateliers de charité » furent créés dans la capitale et dans certaines provinces. Des primes furent accordées à l’importation des blés étrangers. Des troubles assez violens ayant éclaté à Dijon par suite de la cherté du pain, Turgot, après la répression, consentit à exonérer les grains et les farines des droits d’octroi et de marché dans les plus grandes villes de Bourgogne[31]. Grâce à ces précautions, on put espérer un moment calmer l’effervescence et prévenir de plus graves désordres.

Pourtant les gens bien informés, et ceux surtout qui fréquentaient les milieux populaires, remarquaient d’alarmans symptômes. Le libraire Hardy note presque jour par jour[32] les propos entendus dans les échoppes, dans les marchés, dans les quartiers indigens de Paris. Le 15 avril, sur l’avis que « le pain de quatre livres se vendra désormais treize sols, » vive émotion autour des boulangeries ; on débite que « le pauvre peuple » est menacé de mourir de faim ; on accuse le gouvernement, qui, dit-on, spécule sur les blés « pour se procurer les moyens d’acquitter les dettes du feu Roi. » Dix jours plus tard, le 26 du même mois, nouvelle hausse de six deniers, qui, dans l’opinion générale, est le prélude d’une plus considérable encore. Les esprits s’échauffent graduellement, et le ton devient agressif. A la halle, un maître d’hôtel ayant payé soixante-douze livres un litron de petits pois, il se forme un rassemblement ; on lui « jette son litron au nez, » en lui criant avec fureur : « Si ton j...-f... de maître a le moyen de mettre trois louis à un litron de pois, il n’a qu’à nous donner du pain ! » Le maître d’hôtel effaré s’enfuit sans oser porter plainte. La publication de l’arrêt qui favorise l’importation du blé est sans effet sur cette foule irritée : « On le regarde comme un remède qui serait administré à un agonisant[33]. » On constate en même temps dans les marchés de Paris et de Versailles une affluence inusitée de paysans, — ou de soi-disant tels, — venus de quinze et vingt lieues à la ronde ; ces gens, que personne ne connaît, sèment l’inquiétude, tiennent des discours « capables d’émouvoir les esprits de la populace. »

Par une rencontre à laquelle on songera plus tard, ces mouvemens coïncident avec une campagne secrète dirigée contre les ministres et spécialement contre Turgot. Des rumeurs se répandent, venant d’on ne sait où, au sujet d’une prétendue brouille entre Maurepas et le contrôleur général. Ce dernier est, dit-on, à la veille de se retirer : on attribue déjà sa place à M. de la Michodière, prévôt des marchands de Paris. On chuchote également, sur un ton de mystère, que le Roi avait résolu de « mettre le pain à deux sols[34], » mais qu’il a dû céder devant le mauvais vouloir de Turgot. Le ministre est donc responsable du renchérissement dont on souffre et d’une misère dont, au surplus, on exagère étrangement l’étendue.


Cette excitation lente, et probablement calculée, est le prélude d’une ère de violences, qui éclatent brusquement en plusieurs endroits à la fois[35]. Le 1er mai, à Beauvais, à Poissy, à, Saint-Germain, à Meaux, à Saint-Denis, sur d’autres points encore[36], apparaissent des bandes de pillards, dont quelques-unes, notamment à Villers-Cotterets, comptent jusqu’à 1 500 hommes, et qui agissent avec un surprenant ensemble. Une avant-garde assez nombreuse marche ce même jour sur Pontoise, où elle se livre aux pires excès. Sur tout le cours de l’Oise, à Beaumont, à Méry, à l’Isle-Adam, les bateaux de blé sont pillés ; on vole et on emporte, mais surtout on saccage ; les sacs sont éventrés, leur contenu est jeté à l’eau. Ces bandits sont d’ailleurs méthodiques et disciplinés ; ils annoncent leurs étapes avec une précision que les faits justifient : demain 2 mai, ils seront à Versailles ; ils feront le 3 mai leur entrée à Paris. En même temps qu’eux, se répandaient dans les villes et dans les campagnes une nuée d’émis ? aires mystérieux, qui, dit Hardy, « persuadaient au menu peuple, pour l’exciter, qu’il allait mourir de faim, parce que l’on portait tout le pain à Paris. » L’autorité, dans cette première journée, paraît avoir perdu la tête. La maréchaussée ni la troupe n’ont d’ordre pour intervenir. M. Lenoir, lieutenant de police, réclame des instructions écrites et, en les attendant, ne prend aucune mesure.

Enhardis par l’impunité, les séditieux suivent de point en point leur programme. Le mardi 2 mai au matin, le Roi, sortant pour se rendre à la chasse, aperçoit une grosse foule de gens de mauvaise mine, des bâtons à la main, débouchant à Versailles par la grand’route de Saint-Germain et se portant sur la place du marché. Aussitôt, il rebrousse chemin, rentre au château, dont on ferme les grilles, fait prévenir le prince de Beauvau, capitaine des gardes-du-corps, de rassembler les troupes, mais avec la défense expresse de les laisser se servir de leurs armes. Turgot et le comte de Maurepas venaient de partir pour Paris, où l’on craignait un soulèvement ; Louis XVI, privé de ses conseillers habituels, avait donc charge, à lui tout seul, d’organiser la résistance. Il se tira d’affaire avec plus de sang-froid qu’on n’eût pu l’espérer. Les princes de Beauvau et de Poix, mandés au cabinet du Roi, reçurent de lui des instructions précises ; puis il écrivit à Turgot le billet ci-après, daté de onze heures du matin[37] : « Versailles est attaqué, et ce sont les mêmes gens de Saint-Germain… Vous pouvez compter sur ma fermeté. Je viens de faire marcher la garde au marché. Je suis très content des précautions que vous avez prises pour Paris ; c’était pour là que je craignais le plus. Vous ferez bien de faire arrêter les personnes dont vous me parlez ; mais surtout, quand on les tiendra, point de précipitation, et beaucoup de questions. Je viens de donner des ordres pour ce qu’il y a à faire ici, et pour les marchés et moulins des environs. »

L’émeute, pendant ce temps, se déchaînait avec fureur dans les rues de Versailles. Le marché fut pillé ; « des femmes, écrit Esterhazy, spectateur de la scène, ouvraient les sacs de farine, en mettaient dans leurs tabliers, et s’en allaient. » On prit ensuite d’assaut quelques boutiques de boulangeries. Les paysans qui suivaient les meneurs répétaient avec conviction qu’en agissant ainsi ils remplissaient le vœu du Roi, et que, du reste, ils n’en voulaient qu’aux seuls accapareurs. Beaucoup brandissaient des morceaux d’un pain nauséabond, destiné, disaient-ils, à l’alimentation du peuple. Il fut démontré par la suite qu’on l’avait fabriqué exprès, avec du son, du seigle et de la cendre, savamment mélangés et moisis depuis plusieurs jours. Les premiers efforts des soldats ne purent arrêter les factieux. Une forte bande parvint jusqu’au seuil du château, poussant des cris confus. Une poissarde montrait son tablier plein de farine gâtée, que, disait-elle, elle voulait porter à la Reine. « Elle avait l’air d’une furie, les yeux égarés, la figure ardente. » Louis XVI se montra au balcon, prononça quelques mots qui se perdirent dans le tumulte, et dut se retirer sans avoir pu se faire entendre. Il regagna sa chambre, troublé, découragé, et le visage en larmes.

Enfin parurent les gardes[38], le prince de Beauvau à leur tête. On insulta le prince et on le couvrit de farine. On remarquait avec surprise, parmi toute cette canaille, un « officier » du Comte d’Artois, le sieur Carré, « chef de gobelet » du prince, excitant les rebelles du geste et de la voix. Une altercation s’ensuivit avec un des gardes du corps, qui le perça d’un coup de baïonnette ; on le porta à l’hôpital, et on fit le silence sur ce singulier incident[39]. Beauvau parvint enfin à dominer un moment les clameurs : « A combien voulez-vous qu’on fixe le prix du pain ? demanda-t-il dans un intervalle de silence. — A deux sous. — Eh bien ! soit, à deux sous. » Cette concession, tout au moins imprudente et qui fut blâmée par le Roi, eut pour effet d’apaiser soudainement l’orage. Les émeutiers, sur cette promesse, coururent aux boulangeries, se firent livrer du pain pour le prix annoncé. L’ordre se rétablit dans les rues. Il n’y eut pas de morts, et pas même de blessés gravement ; seulement quelques hommes arrêtés, sur lesquels on trouva des pièces d’argent pour une somme de douze livres, et sur quelques-uns des louis d’or.

Louis XVI, à deux heures de l’après-midi, fit porter à Turgot une seconde lettre[40] où il lui rendait compte des faits passés et des précautions prises : « Nous sommes absolument tranquilles. L’émeute commençait à être assez vive ; les troupes qui y ont été les ont apaisés, et ils se sont tenus tranquilles devant eux. M. de Beauvau les a interrogés ; la généralité disaient qu’ils n’avaient pas de pain, qu’ils étaient venus pour en avoir, et montraient du pain d’orge fort mauvais, qu’ils disaient avoir acheté deux sols, et qu’on ne voulait leur donner que celui-là... J’ai recommandé à M. l’intendant de tâcher de trouver ceux qui payaient, que je regarde comme la meilleure capture. Je ne sors aujourd’hui, non pas par peur, mais pour laisser tranquilliser tout. » Au moment d’expédier sa lettre, Louis XVI y mit ce post-scriptum : « M. de Beauvau m’interrompt pour me dire une sotte manœuvre qu’on a faite, qui est de leur laisser le pain à deux sols. Il prétend qu’il n’y a pas de milieu entre le leur laisser comme cela, ou les forcer à coups de bayonnettes à le prendre au taux où il est. Ce marché-ci est fini ; mais, pour la première fois, il faut prendre les plus grandes précautions pour qu’ils ne reviennent pas faire la loi ; mandez-moi quelles elles pourraient être, car cela est très embarrassant[41]. »

Turgot rentra quelques heures plus tard à Versailles, et se rendit aussitôt chez le Roi, qui l’accueillit avec ces mots : « Nous avons pour nous notre bonne conscience, et avec cela on est bien fort. » Tous deux tombèrent d’accord pour révoquer la concession arrachée au prince de Beauvau et rétablirent le cours normal du pain[42]. Ces lignes de Turgot, adressées le soir même à l’abbé de Véri, le montrent calme et de sang-froid, et rendent un juste hommage à l’attitude du Roi : « Vous savez vraisemblablement ce qui se passe. Jamais votre présence ne m’a été plus nécessaire. Le Roi est aussi ferme que moi ; mais le danger est grand, parce que le mal se répand avec une rapidité incroyable, et que les mesures atroces des instigateurs sont suivies avec une très grande intelligence. Les partis de vigueur sont d’une nécessité absolue[43]. » Turgot expédia également un courrier à Maurepas, demeuré dans la capitale, pour l’informer de la situation et des dispositions du Roi. On le trouva à l’Opéra, où il avait passé la soirée dans sa loge. C’est l’origine du célèbre quatrain, qu’on fredonna le lendemain à la Cour :


Monsieur le comte, on vous demande,
On dit qu’on se révoltera.
— Dites au peuple qu’il attende ;
Il faut que j’aille à l’Opéra.


IV

La journée du 3 mai justifia les craintes que Turgot laissait percer dans sa lettre à Véri. Le programme des rebelles se réalisait point par point. Vers huit heures du matin, des bandes parurent sous les murs de la capitale, où elles pénétrèrent en même temps par les trois portes Saint-Martin, de Vaugirard et de la Conférence. Beaucoup d’enfans, de femmes, et aussi, comme on vit plus tard, d’hommes déguisés en femmes. Pour seules armes, de gros gourdins ; une discipline parfaite ; des mouvemens combinés avec une intelligente précision. « Leur marche, rapporte un témoin, était parfaitement dirigée dans les principes de l’art militaire, et comme par un général expérimenté. » Les chefs, pour donner leurs ordres, se servaient d’un langage convenu, compris par les seuls initiés. A l’entrée d’une des bandes, « un des gueux ayant demandé : Où irons-nous ? — Trois points, et trente-et-un, lui répondit un autre. Ce mot, répété par trois voix, fut redit d’un bout de la file à l’autre, » et personne n’hésita sur la direction indiquée. La mauvaise chance fît que, ce matin même, le prix du pain eût encore légèrement monté, — « quatorze sols les quatre livres, au lieu de treize et demi la veille, » — ce qui nécessairement « faisait crier le menu peuple, » et le disposait mal à soutenir les autorités. Par une non moins fâcheuse rencontre, une cérémonie militaire, la bénédiction des drapeaux, avait été fixée à cette même matinée. Le maréchal duc de Biron, qui commandait la garnison , refusa de donner contre-ordre, craignant, allégua-t-il, d’alarmer la population. Par suite, les troupes, massées et concentrées dans un des quartiers de Paris, ne purent agir à temps pour prévenir les premiers désordres.

La plus grosse bande piqua droit sur la halle aux grains, dans l’intention avouée de la prendre d’assaut et de « crever les sacs de farine. » Ils la trouvèrent gardée par un peloton de mousquetaires, dont la contenance leur imposa. Ils abandonnèrent leur dessein, se rabattirent sur les marchés et sur les boulangeries, dont ils forcèrent les portes avec des pinces de fer. Le pillage, au début, se fit avec une espèce de méthode. On s’emparait des pains en les payant deux sous et, sur l’ordre des chefs, on respectait les tiroirs et les caisses. Les bourgeois, ébahis, regardaient et ne soufflaient mot. Les quelques forces policières que l’on rencontrait çà et là gardaient de même une attitude passive, ayant eu pour consigne « de ne faire feu dans aucun cas, de se laisser plutôt insulter, maltraiter par la populace. » On vit même, assure-t-on « des suppôts de police forcer les boulangers à ouvrir leurs boutiques et à donner du pain aux mutins. Les mousquetaires causaient gaiement avec ceux-ci, et quelques-uns, plus compatissans, leur jetaient de l’argent pour payer le pain qu’ils avaient enlevé. »

On imagine sans peine que la journée ne garda pas longtemps cette physionomie idyllique. Les séditieux s’animaient, s’échauffaient au jeu, entraient chez les particuliers, perquisitionnaient dans les caves, pour s’assurer, prétendaient-ils, qu’on n’y recelait point de provision de pain. Une petite troupe s’introduisit, en manière de bravade, dans la demeure d’un commissaire de police de Paris, le sieur Couvert Désormeaux, place, Maubert ; « un petit garçon de dix ou douze ans eut l’effronterie d’entrer dans son cabinet et jusqu’au fond de son jardin, pour faire une perquisition plus exacte ; » le commissaire, tremblant, subit cette visite sans mot dire[44]. D’autres, plus « malhonnêtes » encore, dévalisèrent quelques boutiques de charcuterie, de pâtisserie, et ne négligèrent pas d’emporter l’argent des comptoirs. A l’abbaye de Saint-Victor, les religieux virent leur couvent forcé et envahi, leurs provisions saccagées et volées. Au faubourg Saint-Laurent, la canaille injuria les soldats du guet, et, comme ils faisaient mine de charger leurs fusils, on leur montra des « débris de pavés, » en menaçant d’élever des barricades. Une femme « qui faisait grand tapage, » ayant été appréhendée et conduite dans un corps de garde, ses compagnons la réclamèrent avec des cris si violens, qu’on consentit à la leur rendre, « pour tranquilliser les esprits. » On entendait « de mauvais propos, » comme l’exhortation à la foule de marcher sur Bicêtre, d’enfoncer les cachots et de lâcher les prisonniers. Le bruit courut, un peu plus tard, que les émeutiers voulaient faire le siège de la Bastille ; Biron donna l’alerte au gouverneur, M. de Jumilhac, qui tint sur pied jusqu’au matin le régiment des mousquetaires[45]. Une bande alla manifester sous les fenêtres de l’hôtel du contrôle-général ; les hommes montraient du pain moisi, hurlant : « Voici ce qu’on nous fait manger ! » Il fut prouvé, comme la veille à Versailles, que ce pain, fabriqué pour la circonstance, avait été verdi au moyen d’une substance spéciale.

Le fait saillant de cette journée fut l’inaction de la police. « Ce qu’on avait bien de la peine à comprendre, observe avec raison Hardy, c’était de voir une populace mutinée absolument maîtresse d’exécuter tout ce qu’elle jugeait à propos d’entreprendre, sans obstacle, et sans qu’on eût pris aucun moyen pour la contenir, quoiqu’on fût prévenu de la veille de ce qui devait arriver. Plusieurs commissaires s’étant rendus chez le sieur Lenoir, lieutenant-général de police, pour l’avertir et voir ce qu’il y aurait à faire, ce magistrat leur dit qu’il n’avait point d’ordres et qu’il fallait laisser aller les choses. » La lettre que Turgot adressa le lendemain à ce haut fonctionnaire confirme les dires du libraire : « Je suis très persuadé, manda-t-il à Lenoir[46], que vous avez fait ce que vous avez pu pour pré- venir les malheurs de la journée d’hier ; mais ces malheurs sont arrivés, et je ne puis douter que la manière dont la police a été faite n’ait facilité un événement, très aisé, suivant moi, à prévenir, puisque tout était annoncé et que nous étions convenus, la veille, de mesures du succès desquelles vous aviez répondu. Ces mesures n’ont pas été exécutées, vous le savez... » Ce fut seulement dans la soirée, et lorsque les rebelles témoignaient quelque lassitude, que parut la force publique. On vit alors « voltiger » en divers endroits des pelotons de mousquetaires noirs. Ils n’eurent que peu d’efforts à faire pour disperser les attroupemens ; ils ne blessèrent ni n’arrêtèrent personne. La nuit tombante acheva de ramener la tranquillité dans les rues, mais sans calmer l’anxiété des bons citoyens, pleins d’appréhensions légitimes sur ce que réservait la journée du lendemain.


Les événemens qu’on vient de lire, dont les détails étaient apportés à Versailles par des courriers qui se succédaient d’heure en heure, y démontrèrent l’urgence d’une action vigoureuse. L’énergie naquit du danger. Le conseil, convoqué le soir, se réunit à l’entrée de la nuit dans la chambre du Roi. On y arrêta rapidement, et presque sans débat, des mesures de rigueur, dont la première fut la destitution du lieutenant de police Lenoir. Sa mollesse et son inertie, qui avaient stupéfié la population parisienne, indignèrent le conseil. Louis XVI lui adressa ce billet laconique, qui lui fut remis avant l’aube : « Monsieur Lenoir, comme votre façon de penser ne s’accorde point avec le parti que j’ai pris, je vous prie de m’envoyer votre démission. Je n’en aurai pas moins d’estime pour vous, et je vous obligerai à l’occasion. Sur ce... « Son successeur fut nommé sur le champ ; ce fut le sieur Albert, intendant du commerce, « homme de « beaucoup d’esprit, mais d’un caractère dur, » de longue date ami de Turgot. Le commandant du guet, nommé Lelaboureur, fut remercié de même et remplacé par le sieur La Garenne, officier aux gardes-françaises. On accusait Lelaboureur d’avoir supporté sans mot dire qu’un des manifestans eût levé le bâton sur lui, en l’accablant d’injures.

Après cette double exécution, on passa aux mesures d’ensemble. Deux armées furent créées, l’une pour l’intérieur de Paris, l’autre pour l’extérieur ; le maréchal duc de Biron reçut le commandement en chef, avec mission d’opérer en personne dans la capitale, le marquis de Poyanne étant plus spécialement chargé des environs. Les troupes des garnisons voisines furent mandées par exprès, pour renforcer celles que l’on avait sous la main ; on eut ainsi vite rassemblé près de 25 000 hommes. Le conseil rédigea ensuite une sévère ordonnance, défendant, sous peine de la vie, » aux habitans de Paris et de Versailles, tout attroupement, toute violence contre les boulangeries et les dépôts de grains, toute menace faite pour que le pain fût livré au-dessous du cours. En cas de résistance, les troupes et la police auraient le devoir de faire feu. Les délinquans devraient être arrêtés, traduits devant une juridiction prévôtale et jugés sans désemparer. Imprimée dans la nuit, cette ordonnance fut affichée dans la matinée du lendemain et généralement approuvée des bourgeois et des commerçans. Pourtant Louis XVI, en la signant, n’avait pu réprimer un mouvement d’émotion : « Au moins, demanda-t-il anxieusement à Turgot, n’avons-nous rien à nous reprocher ?[47] »

Des actes énergiques appuyèrent les décisions prises. La police, le matin du 4, cerna les cabarets de la Courtille, des Porcherons, où « les chefs des bandits » s’étaient, disait-on, réunis « pour se réjouir » des succès de la veille et concerter la suite de leurs manœuvres. « A leur sortie, « lorsqu’on les vit divisés et séparés les uns des autres, on tomba dessus, et l’on s’en empara. » Par ce coup de filet, on réussit à opérer sans bruit une quarantaine d’arrestations. Près de deux cents autres suivirent dans le cours de l’après-dînée. La plupart des meneurs furent de la sorte mis sous clé. Dans chaque boutique de boulanger, on plaça deux soldats, fusils chargés, baïonnettes au canon. De grosses patrouilles de cavalerie circulèrent constamment dans tous les quartiers de la ville. Grâce à ces précautions, la journée fut tranquille ; presque partout le pain fut débité au taux normal, sans que les « gueux » tentassent de s’y opposer par la force. « Quelques garçons boulangers seulement furent maltraités à coups de bâtons. » Les badauds qui, dès le matin, étaient sortis « pour aller voir l’émeute, » en furent quittes pour la course et rentrèrent déçus au logis.


V

Les principales difficultés, dans cette seconde phase de la crise, provinrent du fait du parlement. Déjà, dans la soirée du 3, les chambres s’étaient réunies, pour s’occuper de la situation. Il fut convenu qu’avant toute chose, le premier président se rendrait à Versailles, « pour pressentir les intentions de Sa Majesté. » Ce magistrat se mit en route dès l’aube et rencontra à mi-chemin un courrier de cabinet qui portait une lettre du Roi ; il lut les lignes que voici : « Je ne doute pas que le zèle de mon parlement ne le porte à agir dans les circonstances actuelles, pour remédier à des troubles dont je connais les causes secrètes. Comme je m’occupe sérieusement des moyens de les calmer, et que mon parlement pourrait contrarier mes vues, je désire qu’il ne s’occupe point de cette affaire, pour ne point déranger les opérations de mon conseil. » Le parlement fut mortifié du fond comme du ton de cette lettre. Aussi accueillit-il avec un vif mécontentement l’édit qui, pour juger les coupables de rébellion, instituait une cour prévôtale. Il refusa d’enregistrer, et rendit un arrêt qui contenait un blâme implicite. Après avoir décidé, en effet, contrairement à l’ordre royal, que les mutins seraient jugés par la « grande chambre, » le parlement plaidait ainsi la cause des révoltés : « Ordonne en outre que le Roi sera très humblement supplié de vouloir bien faire prendre de plus en plus les mesures que lui suggéreront sa prudence et son amour pour ses sujets, pour faire baisser le prix des grains et du pain à un taux proportionné aux besoins du peuple, pour ôter ainsi aux gens malintentionnés le prétexte et l’occasion dont ils abusent pour émouvoir les esprits. » L’arrêt, aussitôt placardé dans les rues et dans les carrefours, suscita une émotion vive dans la population. Les gens, écrit Hardy, « allumaient des bouts de chandelle » pour le lire dans l’obscurité, et les rebelles l’interprétaient comme un encouragement. L’agitation recommença ; on vit, dans les faubourgs, des « gueux » insulter les soldats et « leur cracher au nez » en signe de mépris.

Louis XVI, dans cet après-midi du 4, écrivit encore à Turgot[48]. On peut juger par ce billet des inquiétudes que provoquait, en ces circonstances difficiles, l’intempestive opposition de la magistrature : « Je viens de voir, disait le Roi, M. de Maurepas et M. le Garde des Sceaux. Si l’enregistrement est forcé, cela sera une terrible porte aux médians. Si le parlement donne des arrêts contre, cela sera encore pire. Aussi M. le Garde des Sceaux a écrit, sous son propre et privé nom, aux meilleures têtes du parlement, pour tâcher de faire enregistrer de bonne volonté... Il croit que c’est la peur du peuple qui les retient[49]. » Turgot, en réponse à cette lettre, rapporta de Paris le texte de l’arrêt dont j’ai donné plus haut la partie essentielle. Dès lors, toute illusion tomba, et il fut résolu que l’on relèverait le défi. Des mousquetaires eurent commission d’arracher et de lacérer les placards de l’arrêt sur les murs de la capitale ; l’imprimeur reçut sommation d’avoir à en briser les planches. Des lettres de cachet furent expédiées aux membres de la cour, leur enjoignant de se rendre à Versailles dans la matinée du lendemain, afin d’y assister à un lit de justice et d’y « recevoir les ordres du Roi. » C’était, depuis la destruction de l’œuvre de Maupeou, le premier conflit qui s’élevait entre le parlement et le pouvoir royal.

D’ailleurs, malgré l’excitation, tout se passa plus calmement qu’on n’eût pu s’y attendre. Le vendredi 5 mai, à neuf heures du matin, quarante carrosses où, en robes noires[50], s’entassaient présidens, conseillers, avocats généraux, procureur général, quittèrent le Palais de Justice et s’engagèrent sur la route de Versailles, où le cortège déboucha vers onze heures. Les magistrats furent reçus au château avec les honneurs habituels et conduits dans la salle des ambassadeurs, où « fut servi, à quatre tables, un magnifique repas, tout en poisson, à cause du vendredi. » Le dîner fut long et copieux ; peut-être la chère délicate eut-elle quelque influence sur l’heureuse détente des esprits, A quatre heures, le Roi se rendit dans la salle des gardes du corps, préparée pour la circonstance ; ses frères, les princes du sang, les grands officiers de la Couronne et le Garde des Sceaux étaient à ses côtés. Turgot manquait à la séance, étant reparti pour Paris, où, de concert avec du Muy, ministre de la guerre, il veillait au maintien de l’ordre.

Le parlement, au grand complet, attendait en silence l’arrivée de la Cour. Louis XVI, « assis et couvert, » prit alors la parole. Le bref discours qu’il prononça avait été rédigé à l’avance, mais il en oublia le texte au moment décisif : « La mémoire, avoua-t-il plus tard[51], a pensé me manquer au premier discours ; j’y ai suppléé comme j’ai pu, sans me déconcerter. » Sa harangue, en effet, fut nette autant que substantielle : « Messieurs, dit-il, les circonstances où je me trouve, et qui n’ont point d’exemple, me forcent de sortir de l’ordre commun et de donner une extension extraordinaire à la juridiction prévôtale. Je dois et je veux arrêter des brigandages dangereux, qui dégénéreraient bientôt en rébellion. Je veux pourvoir à la subsistance de ma bonne ville de Paris et de mon royaume. C’est pour cela que je vous ai assemblés, et pour vous faire connaître ma volonté, que mon Garde des Sceaux va vous expliquer. »

Miromesnil fit en effet l’historique de l’affaire et exposa l’urgente nécessité d’une procédure exceptionnelle. On remarqua tout spécialement cette phrase de son discours : « Lorsque les troubles seront totalement calmés, lorsque tout sera rentré dans le devoir et dans l’ordre, le Roi laissera, lorsqu’il le jugera convenable, à ses cours et tribunaux ordinaires le soin de rechercher les vrais coupables, ceux qui, par des menées sourdes, peuvent avoir donné lieu aux excès qu’il ne doit penser dans ce moment qu’à réprimer. » Nous examinerons tout à heure le sens de cette mystérieuse allusion. Il fut ensuite donné lecture de l’ordonnance, cause du litige, et l’on alla enfin aux voix. L’enregistrement ne rencontra que deux oppositions formelles, un conseiller nommé Fréteau et le prince de Conti. « Il y a eu beaucoup d’avis assez modérés, rapporte Louis XVI à Turgot aussitôt après la séance[52]. Quelques-uns ont demandé les anciens réglemens, mais le (procureur) général avait beaucoup rabaissé de son impertinence d’hier et avait grande peur. » Le Roi termina la séance par cette petite allocution : « Vous venez d’entendre mes intentions. Je vous défends de me faire aucunes remontrances sur ce que je viens d’ordonner et de rien faire qui puisse y être contraire. Je compte sur votre fidélité et votre soumission, dans un moment où j’ai résolu de prendre des mesures qui m’assurent que, pendant mon règne, je ne serai plus obligé d’y avoir recours[53]. » Ces paroles, au dire de Hardy, furent débitées par le jeune prince « avec une force et une fermeté infiniment au-dessus de son âge. » C’est ce que Louis XVI, le lendemain, expliquait lui-même à Turgot avec sa bonhomie coutumière : « Le vrai est que je suis plus embarrassé avec un homme seul qu’avec cinquante[54]. »

La séance, tout compte fait, n’avait duré que trois quarts d’heure. Les magistrats reprirent le chemin de Paris, un peu « intimidés, » mais « nullement mécontens de l’accueil de Sa Majesté. » L’effet produit sur l’opinion par le lit de justice fut généralement favorable. Les citoyens, se sentant protégés, reprirent promptement confiance. « Toutes les nouvelles de Paris sont bonnes, et on a été content de ce qui s’est passé hier, à ce qu’il me semble, » écrira Louis XVI le 6 mai. En revanche, ajoute-t-il, « nous devions bien nous douter que le mal gagnerait les campagnes. » En effet, pendant quelques jours, de province on reçut d’assez fâcheuses nouvelles. A Fontainebleau, à Sens, et dans toute l’Ile de France, « à dix lieues à la ronde » aux entours de la capitale, on signala des émeutes, des pillages, une espèce de jacquerie sur vingt points à la fois. Toujours des bandes saccageant sans profit, brûlant, noyant les grains, pour le seul plaisir de détruire, agissant, en un mut, comme d’après un plan préconçu pour affamer Paris, accroître la détresse publique et affaiblir ainsi l’autorité du Roi. A Paris même et à Versailles, le calme régnait dans les rues ; mais, en dépit des forces déployées, des patrouilles et des sentinelles, qui donnaient à ces villes l’air de places assiégées, chaque nuit « d’infâmes placards » apposés sur les murs, sans qu’on en pût découvrir les auteurs, glaçaient d’horreur tous les bons citoyens. De ces placards, les uns portaient ces mots : Louis XVI sera sacré le 11 juin, et massacré le 12 ; d’autres : Si le pain ne diminue pas, nous exterminerons le Roi et toute la race des Bourbons. On découvrit avec stupeur au château de Versailles, et sur la porte même du cabinet du Roi, une affiche conçue en ces termes : Si le pain ne diminue pas et si le ministère n’est changé, nous mettrons le feu aux quatre coins du château[55].

En présence de cette persistance et de ces bravades effrontées, on crut nécessaire de sévir. La juridiction prévôtale, jusqu’alors peu active, reçut des ordres rigoureux pour hâter le jugement des personnes arrêtées. Sur environ deux cents prévenus, une quarantaine furent envoyés dans les cachots de la Bastille, où la plupart restèrent plusieurs mois enfermés. J’en ai la liste sous les yeux[56] ; ce ne sont point, comme on pourrait penser, de pauvres hères, affolés par la faim, ni des malfaiteurs de métier, mais des bourgeois cossus, des gens de moyenne condition et de profession honorable. Il s’y trouve sept curés, un notaire, un avocat, un gentilhomme, un maître de poste, le garde-chasse du fermier général Bouret. Il ne fut prononcé en tout que deux sentences de mort, contre les nommés Jean Desportes et Jean-Charles Lesguille, l’un perruquier, l’autre « ouvrier en gaze, » tous les deux repris de justice, arrêtés en flagrant délit de vol et de pillage. Condamnés le 11 mai, ils furent pendus dans l’après-midi du même jour, avec un déploiement de forces inusité en pareil cas. Au milieu de la place de Grève, furent dressées deux potences, d’une hauteur démesurée, afin qu’on les vît de plus loin. Des troupes à pied et à cheval furent échelonnées sur le passage du funèbre cortège ; une double rangée de soldats, baïonnette au fusil, entouraient l’immense place, les uns « tournés vers l’extérieur, » les autres vers les suppliciés. Ceux-ci firent preuve d’une rare audace, protestant de leur innocence, cherchant à ameuter le peuple et criant « qu’ils mouraient pour lui. » Leurs clameurs persistèrent jusqu’à l’instant suprême, et « sur les degrés de l’échelle. » Cette attitude ne laissa pas de faire effet sur la population. Dès le lendemain, il se trouva des gens pour plaindre les « victimes, » immolées, disait-on, à la tranquillité publique, » tandis qu’une inexplicable indulgence couvrait les « vrais coupables[57]. »


VI

Il semble que Louis XVI lui-même ait jusqu’à un certain point partagé ce sentiment. « Si vous pouvez épargner les gens qui n’ont été qu’entraînés, vous ferez fort bien, écrivit-il, le jour de la pendaison, à Turgot[58]. M. de la Vrillière m’a appris les deux exécutions qu’il y avait eu ce soir ; je désirerais bien qu’on pût découvrir les chefs. » Ces chefs, quels étaient-ils ? C’est un problème qui agita vainement les contemporains de ce drame, et qui n’est point encore éclairci de nos jours. Hardy, dans son bon sens bourgeois, résume assez exactement les hypothèses permises : « On se croyait fondé à penser, dit-il, que ces soulèvemens avaient pour moteurs des gens de trois différentes classes 1° ceux qui pouvaient avoir faim ; 2° les bandits et scélérats qui cherchaient à piller ; 3° ceux qui se trouvaient intéressés à profiter des conjonctures pour causer du trouble. » Et il exprime le vœu que ces derniers surtout soient découverts et « châtiés avec grande rigueur. » Tout dénote en effet l’existence d’un complot : l’absence de tout grief sérieux, — car la cherté du pain n’allait pas jusqu’à la disette, — l’explosion du mouvement sur tant de points différens à la fois, la discipline et la tactique des bandes, la destruction des subsistances par des gens qui, comme dit Voltaire, « pour avoir de quoi manger, jetaient à la rivière tout ce qu’ils trouvaient de blé et de farine, » l’or enfin trouvé dans les poches de ces prétendus affamés. Mais, si le forfait est patent, il plane un doute sur les premiers coupables. On se livra, sur le moment, à des suppositions multiples, et quelquefois extravagantes. On accusa, — chacun suivant ses antipathies personnelles, — Sartine, l’abbé Terray, Madame Adélaïde, les fermiers généraux, les Anglais, les Jésuites, tous ceux qu’on connaissait pour opposés à la politique de Turgot. De nos jours, on a dénoncé une tentative de la franc-maçonnerie, et comme un coup d’essai pour servir de préface à la Révolution française. Aucune de ces suppositions n’est d’ailleurs appuyée par des preuves convaincantes.

Une opinion plus répandue, et à mon avis plus plausible, incrimine le prince de Conti. Ce cousin de Louis XVI était, depuis de longues années, l’âme de toutes les oppositions contre l’autorité royale. C’était un homme hardi, haineux et sans scrupule. « Il est d’une ambition extrême et ose beaucoup , mandait Marie-Thérèse à Mercy-Argenteau. — Il est le seul parmi les princes du sang qui puisse jouer un rôle dans ce pays-ci, lui répondait l’ambassadeur, mais son humeur trop entreprenante exige qu’il soit contenu dans de certaines bornes. » Conti était violemment hostile au parti des économistes, et tout spécialement à Turgot. En outre, il était compromis dans les spéculations que l’édit récent sur les grains, « en coupant la racine aux tripotages » fructueux et malhonnêtes, avait eu pour objet et pour conséquence d’arrêter. Enfin, le signal des désordres était parti du pays de Pontoise, de ce bourg même de l’Isle-Adam où se trouvait la résidence du prince. Ces raisons donnèrent à penser qu’il n’était pas étranger à l’affaire, qu’il avait pu fournir l’argent, le plan et l’état-major de l’émeute. Turgot en fut intimement persuadé, et ce passage d’une lettre de Louis XVI paraît démontrer que le Roi n’était pas éloigné de partager cette conviction : « C’est une chose bien épouvantable, écrivit-il à son ministre[59], que les soupçons que nous avions déjà, et le parti est bien embarrassant à prendre. Mais, malheureusement, ce ne sont pas les seuls qui en ont dit autant. J’espère pour mon nom que ce n’est que des calomniateurs. » Le prince Xavier de Saxe, toujours si exactement informé, fait aussi une claire allusion à ce rôle criminel d’un grand personnage de l’État : « Il paraît certain que les émeutes ont été occasionnées, non par la misère et la disette, puisqu’on a déjà vu le pain beaucoup plus cher qu’aujourd’hui sans aucun murmure, mais par la fermentation de quelques esprits, qui tramaient sourdement une révolution générale, et dont on soupçonne des personnes de la plus haute distinction d’être les principaux agens[60]. » Quoi qu’il en soit, on n’eut que des indices, et la destruction ultérieure, opérée par le Roi, des principales pièces de la procédure[61] ne permet pas d’asseoir un jugement sans appel.

Ce que l’on ne peut mettre en doute, c’est l’exceptionnelle gravité, — moins en soi-même que comme symptôme, — de cette « guerre des farines, » encore si mal connue. Ce n’est pas seulement, comme la Fronde, un soulèvement provoqué et conduit par quelques grands seigneurs, qui veulent forcer la main au Roi pour lui faire changer un ministre. Rien de pareil non plus aux petites séditions locales, si fréquentes sous l’ancien régime, suscitées par la faim et la misère du peuple. Pour la première fois, dans l’histoire de la monarchie bourbonienne, apparaît un mouvement d’ensemble, mené par des chefs inconnus, marchant vers un but mystérieux, et menaçant le trône lui-même. Bon nombre des contemporains eurent alors l’instinct du danger et sentirent passer le frisson avant-coureur des catastrophes. « Il faut convenir, dit le nouvelliste Métra, que, dans aucune des émeutes populaires que j’ai vues, les séditieux n’ont été si hardis ni si méchans. Ils ont affiché des placards et tenu des discours infâmes contre les têtes les plus respectables. » Le duc de Croy s’épouvante à voir le spectacle nouveau du peuple se dressant contre l’autorité royale et essayant, selon son expression, « d’intervenir par la violence dans les affaires d’Etat. » Hardy, de son côté, nous fait connaître les propos de la bourgeoisie parisienne : « On ne croyait pas que, depuis l’existence de la monarchie française, on eût encore vu un événement tel que celui-ci, dont on avait le malheur d’être le témoin... Les âmes pieuses adressaient à Dieu de ferventes prières et le conjuraient de venir au secours de la monarchie, et d’étendre sur elle son bras tout-puissant, qui protège les empires. » Le bailli de Mirabeau écrit, à la même date, ces lignes qui, relues de nos jours, après plus d’un siècle écoulé, sont étrangement impressionnantes : « Rien ne m’étonne, si ce n’est l’atrocité et la sottise de ceux qui osent apprendre à la populace le secret de sa force. Je ne sais où on prend la confiance qu’on arrêtera la fermentation des têtes, mais, si je ne me trompe, de pareilles émeutes ont toujours précédé les révolutions. »

Du moins, dans cette tourmente, est-il juste de rendre hommage au sang-froid de Turgot comme à la fermeté du Roi. C’est à leurs efforts combinés, aux sages mesures qu’ils prirent dans un parfait ensemble, qu’on dut de voir si promptement rétablis la paix publique et l’ordre dans la rue. Ils désirèrent faire plus encore ; ils eurent à cœur de dédommager de leurs pertes les victimes de l’émeute, dans la proportion compatible avec la situation financière. Un négociant nommé Planter, dont on avait saccagé les bateaux, reçut une somme de 50 000 livres. « ce qui rassura le commerce et arrêta la panique. » Louis XVI adressa cette lettre émouvante au ministre de sa Maison[62] : « Je sens que les malheureux qui ont été pillés ont droit au moins à des soulagemens, puisque l’étendue du mal me mettra dans l’impossibilité de les dédommager en entier. Tout cela coûtera beaucoup. Il faut réduire encore, s’il est possible, les frais de mon Sacre... Je ne veux non plus de séjour, que pour peu de jours, à Compiègne ; et les sommes destinées à ces différens objets serviront à payer en partie les dépenses qu’exigent la protection et les secours que je dois à ceux de mes sujets qui ont été la victime des séditieux. »

Malgré toutes ces réparations, il demeura dans les esprits une secrète inquiétude et un trouble durable. Le prestige de Turgot reçut une indéniable atteinte. Des doutes s’élevèrent sur la clairvoyance de celui dont, six semaines plus tôt, on attendait le retour de l’âge d’or, sur l’à-propos de ses réformes, la sagesse de sa politique. Ces méfiances, habilement semées, perfidement entretenues par des adversaires sans scrupule, germeront peu à peu dans l’âme timide du Roi, détruiront enfin l’harmonie entre les deux hommes de ce temps les plus sincèrement passionnés pour le bien de l’Etat et le bonheur du peuple.


MARQUIS DE SEGUR.

  1. Published, September fifleenth, nineteen hundred and nine. Privilege of copyright in the Unitated States reserved, under the Act approved Mardi third nineteen hundred and five, by Calmann-Lévy.
  2. Voyez la Revue du 1er et du 15 février 1909.
  3. Journal inédit de l’abbé de Véri, passim.
  4. Voyez sur ce sujet le livre intéressant de M. P. Ardascheff : Les intendans de province sous Louis XVI.
  5. « Turgot, affirme Condorcet, signifie le Dieu Thor — Thor gott — dans la langue des conquérans du Nord » (Vie de Turgot, par Condorcet).
  6. Mémoires et anecdotes du comte de Ségur.
  7. Dans le cours du règne de Louis XVI, sur les soixante-huit intendans qui administrèrent les provinces, vingt-neuf seulement restèrent moins de dix ans dans le même poste ; quelques-uns y comptèrent quarante ans de résidence. (Les intendans de province, etc., par Ardascheff.)
  8. Mémoires de l’abbé Morellet,
  9. Mémoires de Morellet.
  10. Particularités sur quelques ministres des Finances.
  11. Vie de Turgot, par Condorcet.
  12. Lettre des 5 et 7 septembre 1174.
  13. Lettre d’août 1774. — Ed. Asse.
  14. Lettre du 29 août 1774. — Ed. Lescure.
  15. Lettre du 17 septembre 1774. — Ed. Perey et Maugras.
  16. Ce brouillon a été publié en partie par M. Etienne Dubois de l’Estang, petit-neveu de Turgot et héritier des archives du château de Lantheuil, dans son intéressante notice : Turgot et la famille royale.
  17. Note inscrite par Malesherbes sur le brouillon de la lettre de Turgot. Ibid.
  18. Lettre du 16 juillet 1774.
  19. Journal de l’abbé de Véri, passim.
  20. Consulter à ce propos le livre si documenté de M. Gustave Bord, Le pacte de famine, où il montre l’invraisemblance des accusations les plus graves portées contre Louis XV et quelques-uns de ses ministres.
  21. Journal du duc de Croy.
  22. Mémoires de Morellet.
  23. Journal de l’abbé de Véri, passim.
  24. Préambule de l’édit sur les grains.
  25. Chronique secrète, 22 septembre 1774.
  26. Notamment MM. de Saint-Prix, Le Clerc, Dupuis, Destouches, etc. « Je suis bien contente, écrit à ce même propos Mlle de Lespinasse, de ce que M. Turgot a déjà renvoyé un fripon. C’était le chancelier de l’allaire des blés, M. de Saint-Prix. Il a fait bâtir une insolente maison, avec les pierres de laquelle il mériterait d’être lapidé. » Lettre du 27 août 1774, édition Asse.
  27. Le pacte de famine, par M. Gustave Bord.
  28. Souvenirs de Moreau.
  29. Ibid.
  30. Correspondance secrète de Metra. — 15 mars 1775.
  31. Arrêt du conseil du Roi du 22 avril 1775.
  32. Journal inédit, passim.
  33. Journal inédit, passim.
  34. Journal du duc de Croy.
  35. Pour le récit de la révolte connue sous le nom de Guerre des farines, j’ai consulté le journal de l’abbé de Véri, le journal de Hardy, les Souvenirs de Moreau, le Journal du duc de Croy, les Mémoires de Soulavie, les Mémoires d’Esterhazy, la Correspondance secrète de Métra, etc., etc.
  36. A Vernon, les émeutiers voulurent, après avoir pillé ses blés, pendre un marchand nommé Planter, qui fut délivré à grand’peine par la maréchaussée.
  37. Documens publiés par M. Étienne Dubois de l’Estang, dans sa notice sur Turgot et la famille royale.
  38. A Versailles, d’après M. Gustave Bord, le mouvement fut réprimé par les gardes françaises, appuyés par les gardes suisses et par 3 000 hommes de cavalerie. — La conspiration révolutionnaire.
  39. D’après d’autres récits, il fut condamné à mort, mais gracié.
  40. Documens publiés par M. Dubois de l’Estang, passim.
  41. Les deux lettres du Roi qu’on vient de lire furent, on ne sait comment, connues deux jours plus tard du peuple parisien et diversement commentées. « Bien des gens, rapporte Hardy, ne pouvaient se déterminer à y ajouter foi. Un caporal, disaient-ils, qui rendrait compte à son sergent ne s’y prendrait pas autrement. De pareilles lettres ne peuvent avoir été imaginées que pour jeter le ridicule sur la conduite du souverain. Tandis que les uns raisonnaient ainsi, d’autres admiraient le naturel et la franchise de ces lettres, assez ressemblantes, selon eux, à celles que le bon roi Henri IV écrivait à son cher Sully, et en soutenaient la réalité. » — Journal de Hardy, passim.
  42. Le lendemain 3 mai, sur la nouvelle de cet ordre, il y eut encore quelques attroupemens dans Versailles. On expédia sur le champ par les rues des patrouilles de gardes du corps, criant qu’il leur avait été commandé de « tirer sur le premier qui remuerait. » Les chefs de la rébellion venant d’ailleurs de partir pour Paris, cette menace suffit à enrayer tout mouvement populaire.
  43. À ce billet, l’abbé de Véri répondit par ces lignes : « Tenez ferme dans vos plans, et surtout maintenez-y bien votre maître, pour le bonheur même de sa vie. Si le Roi est ferme en cette occasion, tout ira bien. »
  44. Ces détails, comme la plupart de ceux qui précèdent, sont tirés du journal de Hardy, qui assistait à ces scènes.
  45. La conspiration révolutionnaire, par M. Gustave Bord.
  46. Lettre de Turgot du 4 mai 1775. Documens publiés par M. Etienne Dubois de l’Estang, passim.
  47. Journal de Véri, passim.
  48. Le contrôleur-général passa à Paris une partie de la journée du 4.
  49. Documens publiés par M. Dubois de l’Estang, passim.
  50. Le roi avait expressément prescrit cette tenue, car « Sa Majesté, disait-on, n’aimait pas les robes rouges. » — Journal de Hardy, passim.
  51. Lettre du 5 mai 1775, 6 heures du soir. — Documens publiés par M. Dubois de l’Estang, passim.
  52. Lettre du 5 mai, 6 heures du soir, ibidem.
  53. Journal de Hardy, passim.
  54. Lettre du 6 mai 1773. — Documens publiés par M. Dubois de l’Estang.
  55. Journal de Hardy, passim.
  56. Documens pour servir à l’histoire de la Révolution française, publics par MM. d’Héricault et Gustave Bord.
  57. La bourgeoisie parisienne, d’abord très effrayée, ne tarda pas. une fois le calme rétabli, à fronder le gouvernement et à excuser les rebelles. « On commençait à entendre dire, note Hardy le 18 mai, qu’on avait donné trop d’importance à l’affaire des troubles, que fort mal à propos le sieur Turgot avait engagé le Roi à une dépense de 15 millions, en demandant trente-cinq à quarante mille hommes, qu’on avait distribués aux environs de Paris. On entendait même déjà parler d’une amnistie. « (Journal de Hardy, passim.) Métra, de son côté, rapporte que ces événemens devinrent, peu de semaines après la répression, un sujet de plaisanterie pour « la légèreté française. » Les élégantes, dit-il, imaginèrent pendant quelque temps de porter des bonnets à la révolte. (Chronique secrète de Métra.)
  58. Lettre du 11 mai 1773. — Documens publiés par M. Dubois de l’Estang.
  59. Lettre du 6 mai, loc. cit.
  60. Lettre du 31 mai 1775, écrite à l’encre blanche. — Archives de l’Aube.
  61. « Le Roi, dit Soulavie, brûla lui-même les notes et les papiers qu’il avait sur cette affaire. »
  62. Lettre du 31 mai 1775, au duc de La Vrilliére,