Au couchant de la monarchie/12

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Au couchant de la monarchie
Revue des Deux Mondes6e période, tome 12 (p. 290-327).
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AU
COUCHANT DE LA MONARCHIE[1]

XII.[2]
LE RENVOI DE SARTINE ET DE MONTBAREY


I

Le dépit ressenti, à la cour impériale, pour le piteux échec de l’affaire bavaroise eut, sur les événemens qui font l’objet de cette étude, une influence, indirecte il est vrai, mais certaine pourtant et sérieuse, et qu’à ce titre, il est nécessaire d’indiquer. L’effort de Joseph II, de l’Impératrice, de Mercy et de leurs agens à Paris consiste désormais à pousser Marie-Antoinette vers l’activité politique, à obtenir qu’elle intervienne d’une manière plus suivie dans les choses de l’Etat. Les mêmes qui, jusqu’alors, la détournaient, assez durement parfois, de s’ingérer dans le gouvernement, de « se mêler sans droit, comme disait son frère, des affaires de la monarchie[3], » sont les plus ardens, aujourd’hui, à gourmander son indolence, à exiger qu’elle prenne de l’empire sur le Roi. Louis XVI, lui répète-t-on, ne peut se passer d’un Mentor ; il faut que ce Mentor se trouve dans la dépendance de la Reine et qu’il devienne « sa créature[4]. » C’est Mercy-Argenteau qui lui donne ce conseil, dont le contraste est grand avec le langage d’autrefois.

L’homme qui, depuis le commencement du règne, tient ce rôle de tuteur du Roi, Maurepas, est chargé d’ans, sa santé s’affaiblit : « la goutte le ronge » et peut l’emporter brusquement. Il convient donc que, dès maintenant, la Reine s’occupe, comme le dit Mercy-Argenteau, de « son remplacement éventuel, » et c’est l’objet de nombreuses conférences entre la jeune princesse et lui. Mais, en attendant ce moment, il serait bon que Marie-Antoinette cherchât à agir sur Maurepas et à faire de lui un allié. Ce serait chose aisée, pour peu qu’elle s’en donnât la peine. Il suffirait, sans doute, de « flatter son amour-propre par des démonstrations de confiance. » La Reine, jusqu’à ce jour, s’y est fort mal prise avec lui ; elle n’a jamais « su le réduire, ni par la force, ni par de bons traitemens. » Qu’elle s’applique donc à changer de méthode. « Naturellement vain, faible et timoré, Maurepas, assure l’ambassadeur, serait aux ordres de la Reine, » à condition qu’il crût trouver près d’elle « un appui solide et durable. » Il faut que Marie-Antoinette s’adonne sans tarder à cette tâche et qu’elle consente à jouer cette petite comédie. C’est le refrain qui, constamment chaulé aux oreilles de la jeune souveraine, ne saurait manquer, à la longue, de faire impression sur son âme.

Il est un fait certain, c’est que, loin de faiblir, rattachement du Roi pour Maurepas augmentait avec les années. Tous les témoignages le proclament, à commencer par l’abbé de Véri, que son intimité dans la maison de Maurepas mettait à même d’être bien renseigné. « Il est le seul, écrit-il à cette date[5], que le Roi traite avec considération. Je ne dis pas par là qu’il maltraite les autres minisites, mais ils ont souvent de la peine à obtenir de lui des momens de travail, et ce n’est que M. de Maurepas qui les leur procure. L’indifférence du Roi pour leurs personnes et pour les affaires surmonte chez lui les effets d’un bon naturel et d’une volonté portée au bien. On ne lui voit aucun goût de préférence pour qui que ce soit, M. de Maurepas excepté… Il disait l’autre jour, en parlant de lui : Outre sa mémoire et sa gaîté, qui surprennent à son âge, il a la tête très bonne. » L’abbé de Véri, sur ce point, s’accorde avec Louis XVI : « Le Roi ne se trompe pas, dit-il, M. de Maurepas voit parfaitement bien, et, s’il avait un caractère conforme aux vues de son esprit, il serait un homme supérieur. » Mercy, en traçant à la Reine sa ligne de conduite, n’avait donc pas tort d’attacher une sérieuse importance à la conquête de cet octogénaire.

Ces exhortations répétées ne laissaient pas Marie-Antoinette insensible. On la voit, en effet, faire, vers ce temps, quelques efforts sincères pour se rapprocher de Maurepas. Une démarche de ce dernier pour obtenir que son neveu, le duc d’Aiguillon, tout récemment rappelé d’exil, eût également la permission de se remontrer à la Cour, servit de prétexte à la Reine pour mander le vieillard et lui parler d’un ton auquel elle ne l’avait guère habitué. Sans doute, à sa requête oppose-t-elle un refus, mais ce refus est tellement adouci, il est comme enveloppé de paroles si gracieuses, qu’il semble ouvrir la porte à un raccommodement. « Je sais, concluait-elle[6], combien Mme de Maurepas désirerait que M. d’Aiguillon eut cette liberté (de reparaître à Versailles). Je voudrais, de tout mon cœur, lui faire ce plaisir, à elle et à vous, et je regrette fort que cela ne se puisse pas. Il a été un temps où je ne vous en aurais pas dit autant. J’ai eu des préjugés contre vous. J’en suis bien revenue, et je suis véritablement affligée de ne pas vous contenter, vous et Mme de Maurepas. »

Mais ces avances, accueillies avec joie, sont malheureusement sans lendemain. L’esprit de suite n’est pas le fort de Marie-Antoinette. Le plus futile grief, la plus légère insinuation de la « société »de la Reine suffisent à ranimer l’ancienne antipathie. Quelques semaines après l’audience ci-dessus relatée, sur le simple soupçon que Maurepas pousse le Roi à faire des « cachotteries[7], » à prendre certaines décisions sans consulter sa femme, on voit cette dernière s’emporter, déblatérer contre Maurepas, refuser aigrement de lui adresser la parole. Toutes les homélies de Mercy sont impuissantes à calmer sa fierté blessée ; entre elle et le ministre, les rapports redeviennent plus tendus que jamais.

C’est donc par un autre moyen qu’il faudra que la Reine gagne de l’influence sur les affaires publiques. Le plus sûr et le plus direct est qu’elle conquière l’esprit du Roi, qu’elle s’occupe davantage de plaire à un époux trop longtemps négligé. Les circonstances étaient particulièrement favorables, la grossesse de la Reine étant bien faite pour émouvoir le sensible Louis XVI et ajouter encore à sa complaisance conjugale. Les observateurs de la Cour avaient cru, il est vrai, dans les premières semaines, remarquer des tendances contraires. Le Roi paraissait, disaient-ils, plus libre et plus enjoué d’humeur, plus « assuré » surtout, dans ses rapports avec sa femme, il lui parlait d’un ton plus « dégagé, » et l’on en inférait déjà qu’il montrerait sans doute une volonté plus ferme. Véri se fait l’écho de ces suppositions : « La nature, professe-t-il, a mis une certaine dose de bonté et de timidité chez les maris qui n’en remplissent pas les devoirs. Le Roi a passé plusieurs années dans cette incertitude. La grossesse est venue lui confirmer l’assurance du contraire, et c’est sans doute ce qui le rend moins craintif avec la Reine[8]. » L’explication est juste : mais cette confiance en soi n’était pas pour détruire l’effet des sentimens nouveaux qui s’éveillaient dans le cœur de Louis XVI, une affection croissante pour la femme qu’aujourd’hui seulement il regardait vraiment comme sienne, une reconnaissance attendrie pour « le gage si précieux qu’elle portait en son sein. »

La Reine, habilement dirigée, touchée sans doute aussi de la tendresse du Roi, sut profiter de ces dispositions. On remarque dès lors une différence sensible dans son langage et ses manières. Elle abdique ses anciennes froideurs, ses négligences, ses affectations de dédain ; elle prend souvent la peine de consulter Louis XVI sur ses « affaires particulières, » sur ses amis, sur ses plaisirs, l’emploi de ses journées ; elle le mêle davantage à son existence quotidienne ; et elle, achève de le gagner par des prévenances, des « gentillesses, » dont il avait, jusqu’à ce jour, ignoré la douceur. Cette méthode réussit au gré de ses désirs. C’est à partir de ce moment qu’elle devient réellement puissante et qu’elle domine les volontés du Roi. Ce que Louis XVI lui concédait jadis par faiblesse, presque par contrainte, il l’accorde à présent par affection, avec un empressement joyeux. Toute la Cour constate ce changement. Maurepas confie à l’abbé de Véri que, dès qu’un ministre, au Conseil, a signé quelque « grâce » pour l’un des amis de la Reine, on voit Louis XVI, « la feuille en main, s’échapper de son cabinet, » courir chez son épouse, pour être le premier à lui en porter la nouvelle[9]. Ce n’est plus un mari qui plie par crainte des bouderies et des scènes, c’est un homme amoureux qui veut plaire à sa femme. Nous aurons bientôt l’occasion de remarquer le résultat de ce nouvel état d’esprit.

Les « espérances » données par Marie-Antoinette ne sont pas non plus sans effet sur l’opinion publique. Il est facile de reconnaître une certaine différence d’accent dans les documens qui reflètent l’impression populaire. « Notre charmante Reine se porte à merveille et reçoit chaque jour les hommages les plus flatteurs de toute la nation… Les juifs et les protestans ont établi dans leurs églises des prières solennelles pour son heureuse délivrance[10]. » Ainsi s’exprime une des gazettes les plus habituellement malveillantes pour la jeune souveraine. « La grossesse de la Reine, écrit un autre nouvelliste, lui a ramené bien des gens, et a fait oublier différens torts qu’ils imputaient à cette princesse. » C’est avec anxiété que, dans le peuple et dans la bourgeoisie, on attendait l’issue des couches. Tant de personnes, pour être plus tôt informées, s’étaient établies à Versailles, dans les dernières semaines avant la délivrance, que, devant l’affluence, le prix des logemens et des vivres avait presque triplé. La naissance d’un dauphin faisait l’objet de tous les vœux. Ce fut une fille qui vint, et la déception fut immense.

Pourtant, à la nouvelle de l’accouchement laborieux de la Reine, des dangers qu’elle avait courus, l’émotion ressentie amena comme un nouveau regain de popularité. Le péril, en effet, avait été réel. Le rejeton royal n’avait paru qu’après douze heures de vives souffrances. Une foule considérable, selon l’usage barbare du temps, se pressait dans la chambre et entourait le lit, au point de gêner les mouvemens de l’accoucheur Vermond. Aux premiers vagissemens, il y eut des acclamations et de « bruyans battemens de mains, » auxquels succéda brusquement le plus morne silence, quand on connut le sexe de l’enfant. La Reine, tout épuisée qu’elle fût, comprit, leva les bras, s’écria : « C’est une fille ! » puis retomba sans connaissance[11]. Une abondante saignée du pied parvint à conjurer les suites de cette « révolution funeste, » mais l’alarme avait été chaude. Dans le public, on colportait des détails émouvans sur les angoisses du Roi, puis sur ses touchantes effusions une fois la crise passée. « Le jeune monarque, selon l’expression de Hardy, n’avait pas craint de témoigner à son auguste épouse toute la tendresse d’un bon bourgeois de la capitale, qui serait le meilleur des maris. » Et tout cela était d’un excellent effet. « Les couches de la Reine, écrivait Mercy-Argenteau, ont fait ici généralement dans tous les ordres une grande sensation. Lorsqu’on l’a crue en danger, le peuple a marqué pour elle un vrai attachement. Les petites critiques ont cessé… Ce serait un moment précieux à saisir, et dans lequel Sa Majesté la Reine pourrait donner à sa considération l’essor le plus étendu et le plus solide. Il ne faudrait pour cela que quelques légères réformes dans l’article du jeu, dans les prédilections pour les favoris et les favorites, un peu plus d’actes de bienfaisance, et témoigner quelque intérêt aux objets sérieux et utiles[12]. »

Quelques-uns de ces vœux se réalisèrent en partie. On ne peut contester que la maternité n’ait agi favorablement sur l’âme de Marie-Antoinette, n’ait amené dans sa vie quelques progrès heureux. Non contente du changement que j’ai noté plus haut dans ses manières avec le Roi, elle évite avec plus de soin ce qui peut faire scandale ; sa conduite est plus réfléchie, ses allures moins évaporées. Sans doute, de loin en loin, tombe-t-elle encore dans quelques imprudences, comme par exemple au mois d’avril suivant, lorsque, souffrante de la rougeole, elle prendra pour gardes-malades, avec la permission du Roi, quatre de ses amis, — Coigny, Esterhazy, Guines et Besenval, — les établira dans sa chambre de sept heures du matin jusqu’à dix heures du soir, tandis que les dames du Palais et les « charges de la Maison » seront impitoyablement exclues. « La compagnie de ces quatre messieurs dont ma fille a fait choix, pendant sa maladie, m’a bien affligée ! » gémira l’Impératrice[13]. Néanmoins ces « frasques » sont rares, et c’est avec bonne foi que la princesse, dans une lettre à sa mère, se rend ce témoignage : « Ma chère maman peut être rassurée sur ma conduite. Si j’ai eu anciennement des torts, c’était enfance ou légèreté, mais, à cette heure, ma tête est bien plus posée, et elle peut compter que je sens bien mes devoirs sur cela. D’ailleurs, je le dois au Roi, pour sa tendresse et, j’ose dire, sa confiance en moi, dont je n’ai qu’à me louer de plus en plus[14]. »

Ce qui n’a pas changé, ce qui ne changera guère jusqu’aux dernières années du règne, c’est l’influence exagérée de la société de la Reine, qui, du reste, à présent est presque devenue la société du Roi, c’est cette condescendance extrême envers les favoris, qui, à la Cour comme dans le peuple, excite tant de murmures et provoque tant de haines ; et c’est aussi la désolante passion du jeu, qui ne semble parfois faiblir que pour reprendre ensuite avec plus de fureur. Durant l’automne de 1779, le séjour de Marly fut, à cet égard, désastreux. Non seulement Marie-Antoinette et son beau-frère, le Comte d’Artois, y réinstallent ouvertement, dans le salon du Roi, le jeu du pharaon, qui en avait été proscrit, mais ils parviennent à y entraîner avec eux le vertueux, l’économe Louis XVI ; et celui-ci paraît y prendre goût au point d’épouvanter Maurepas. « Vous pensez bien, confie le vieux ministre à l’oreille de Véri, que, si ce goût-là devient considérable, je n’ai plus rien à faire ici et que je dois m’en aller[15]. » Le bonheur fut que Louis XVI n’eut aucune chance au jeu ; il perdit en quelques soirées plus de 1 800 louis ; cet insuccès le refroidit si bien qu’il se jura d’abandonner les cartes ; il tint scrupuleusement parole[16]. La Reine, bien qu’aussi maltraitée, n’eut pas le même scrupule : les mêmes folies continuèrent à creuser dans la cassette royale le même gouffre, toujours plus large et plus difficile à combler.

Ce perpétuel besoin d’argent, les embarras qui en étaient la suite, joints aux conseils de la Cour impériale, furent ce qui contribua le plus à rapprocher la Reine du directeur général des finances, à établir entre eux l’espèce d’« alliance » que relatent les mémoires du temps. Non qu’il faille en croire la légende, accréditée parmi le populaire et recueillie dans les notes de Hardy, d’après laquelle Necker aurait, de ses propres deniers, soldé tout ou partie des dettes de Marie-Antoinette et versé dans sa caisse jusqu’à 1 500 000 livres[17]. Rien n’autorise une telle supposition : tout, au contraire, semble la démentir. Ce qui, en revanche, est établi, c’est que le directeur, loin d’opposer aux demandes de la Reine l’inflexible rigueur, les résistances indignées d’un Turgot, la traite avec douceur, discute avec modération, cherche des expédiens, encourage même parfois les élans généreux du Roi pour augmenter les sommes attribuées à sa femme, et que, par cette conduite, sans concession dangereuse et sans compromettre gravement l’intérêt du Trésor, il s’acquiert la reconnaissance de Marie-Antoinette, s’assure de son appui pour la campagne qu’il prépare, pour cet espèce de petit « coup d’Etat, » dont il est temps, à présent, de parler.


II

Parmi les collègues de Necker, celui qui, presque dès la première heure, lui avait témoigné le plus d’hostilité était sans contredit Sartine, le ministre de la Marine, dont la situation paraissait alors fort solide. Sorti d’une maison de commerce pour entrer dans la robe, puis, à trente ans, lieutenant général de police, fonction qu’il avait exercée, quinze pleines années durant, avec une heureuse énergie, Gabriel de Sartine, lorsque, en 1774, il avait accepté de remplacer Turgot au ministère de la Marine, avait, dans le premier moment, suscité quelques doutes sur sa capacité à se tirer d’un aussi difficile emploi. On le savait bon administrateur, actif, souple d’esprit, mais sceptique et léger, fort accessible à la faveur et médiocrement scrupuleux. De plus, dans une partie qui réclamait des connaissances spéciales, parvenu au pouvoir à la veille d’une guerre maritime qu’il faudrait préparer en hâte, comment ferait-il face à cette tâche écrasante ? C’était ce que, dans le public, chacun se demandait avec une certaine inquiétude. On colportait dans les salons le bon mot de Sophie Arnould, qui, pendant la répétition d’un opéra nouveau, voyant le ministre sortir au moment où la scène figurait un combat naval, s’était écriée plaisamment : » C’est grand dommage que M. de Sartine s’en aille, il aurait fait, du moins, un petit cours de marine[18] ! »

Sartine, il fallut en convenir, ne justifia pas ces sarcasmes. Son administration fut des plus honorables. Il se montra grand travailleur, écouta les avis des meilleurs officiers, donna une puissante impulsion aux constructions navales, au recrutement des équipages et à l’armement des vaisseaux. On lui dut également certaines innovations qui marquaient un réel progrès, le blindage des navires et des batteries flottantes, le perfectionnement des canons. Il contribua ainsi, pour une part importante, à nos premiers succès dans la guerre contre l’Angleterre. Mais ces bons résultats et ces utiles services ne pouvaient contrebalancer le mal causé par sa facilité d’humeur et ses périlleuses complaisances. La marine souffrait, de longue date, de l’antagonisme incessant, des tiraillemens journellement renouvelés, entre l’élément militaire et l’élément civil, les officiers et les comptables, entre « la plume et l’épée, » selon l’appellation courante. Sartine, malgré ses origines bourgeoises, ou plutôt à cause d’elles et dans l’espoir de les faire oublier, se montra pour « l’épée » d’une partialité excessive. Mans les ports, dans les arsenaux, comme sur les bâtimens du Roi, la direction des services financiers et administratifs fut enlevée aux gens du métier, au profit des états-majors, des chefs d’escadre et des commandans de navires. Les intendans, les commissaires et tout le personnel civil se virent réduits au rôle de scribes, n’eurent plus, pour ainsi dire, qu’une besogne d’enregistrement.

Il résulta de ce système un gaspillage inouï, un intolérable désordre. Des plaintes s’élevèrent de tous côtés, parfois même dans les rangs de ceux qui, par esprit de corps, eussent pu être portés à embrasser le « parti militaire. » Le comte d’Estaing, tout le premier, ne craignit pas de dénoncer hautement, à bord de ses vaisseaux, l’absence complète de comptabilité, la dilapidation qui en était la suite. « Il est absurde de vouloir faire un commis d’un officier de marine. Tout comptable doit être pendable, » déclarait-il énergiquement. Et Marmontel, transmettant à Mme Necker ces doléances du grand marin, renchérissait sur ces accusations : « Tous les chefs d’escadre, disait-il, se plaignent aussi de l’incapacité de M. de Sartine. Il y va de l’intérêt de l’Etat que M. de Maurepas et le Roi soient instruits de ce qui se passe. Il y va de l’intérêt de M. Necker, qui n’est pas fait pour se tuer le corps et l’âme à amasser de l’argent, pour le voir gaspiller par un sot et dilapider par des brigands[19] ! »

Tout en faisant, dans ers propos, la part de l’exagération, on ne peut révoquer en doute l’insouciance de Sartine, son incurie en matière financière. Les dépenses ordinaires de son département progressaient, en effet, dans une mesure que la guerre d’Amérique ne pouvait pas entièrement justifier. Le budget de la Marine, qui, à l’avènement de Sartine, était de trente-quatre millions, montait, quatre ans plus tard, à cent soixante-neuf millions, en n’y comprenant pas les dépenses spéciales de la guerre. Par une conséquence naturelle, de fous les ministres du Roi, le ministre de la Marine était celui qui répugnait le plus à soumettre ses comptes et ses opérations à l’examen et au contrôle du directeur général des finances. A chaque instant, ses trésoriers émettaient des billets, contractaient des emprunts, sans entente préalable avec le service des finances, qui n’en était informé qu’après coup. Ces irrégularités fâcheuses amenaient, dans les séances de comités, entre Necker et Sartine, des explications orageuses, parfois même des scènes violentes, que mentionnent les gazettes et les lettres du temps, et qui aboutissaient souvent, de la part de l’un ou de l’autre, à l’offre de sa démission. Louis XVI et le comte de Maurepas étaient constamment occupés à calmer ces querelles et à ramener la paix entre les deux collègues[20]. Grâce à leurs soins, chaque fois, jusqu’à ce jour, intervenait une réconciliation, tout au moins apparente ; on s’attendait pourtant, dans un temps plus ou moins prochain, à quelque irréparable éclat.

On crut cette heure venue dans la séance du 4 juillet 1780. Sur une riposte assez impertinente du ministre de la Marine, Necker, cédant à la colère, lui déclarait tout net que, « s’il avait besoin de sa place, il pouvait la garder, mais que, comme il n’avait, quant à lui, nul besoin de la sienne, il était prêt à la remettre entre les mains du Roi. » Maurepas, présent, s’interposait, apaisait de son mieux les interlocuteurs, parvenait, non sans peine, à les raccommoder. Malgré ce replâtrage, à la séance suivante, où Sartine était convoqué, Necker « s’abstenait de paraître, » si bien que plus d’un nouvelliste annonçait déjà sa retraite[21].

Ces conflits d’ordre financier se compliquaient d’une profonde divergence de vues sur la politique extérieure, Sartine étant le plus chaud partisan de la continuation de la guerre avec l’Angleterre jusqu’à complète victoire, tandis que le directeur général, appuyé sous main par Louis XVI, souhaitait qu’on écoutât toute parole de conciliation et qu’on ramenât la paix par tous les moyens honorables[22]. Ces tendances opposées se faisaient jour dans toutes les occasions ; elles entretenaient, dans les conseils ministériels, une sourde aigreur, un perpétuel malaise.

De cet ensemble il résultait, entre Necker et Sartine, un état de guerre permanent, tantôt latent et tantôt déclaré, une lutte à mort où chacun avait ses alliés, non moins passionnés que les chefs. Sartine avait pour lui Vergennes et le « parti dévot, » l’archevêque de Paris en tête. Ce dernier, en effet, bien qu’en bons termes avec Necker, subissait sur ce point l’influence de la tante du Roi, Madame Louise de France. La carmélite, du fond de son monastère de Saint-Denis, plaidait la cause du ministre de la Marine, excitait l’archevêque à prôner ses mérites, comme elle le protégeait elle-même auprès de son royal neveu. Sartine avait, en revanche, un dangereux adversaire, en la personne du comte d’Estaing, vice-amiral de France, auquel son haut commandement dans la flotte et ses récens succès donnaient alors une autorité reconnue, et qui avait entraîné, disait-on, dans l’opposition qu’il faisait au ministre de la Marine, deux princes du sang royal, le Comte d’Artois et le Duc de Chartres[23]. On colportait à ce sujet certaine parole de Louis XVI à d’Estaing, qui s’était plaint à lui des injustes attaques dont il était l’objet et des « tours » que lui jouait le ministre de la Marine : « Comte d’Estaing, aurait dit le Roi, vous avez beaucoup d’ennemis ; mais vous avez deux amis, qui ne vous manqueront jamais au besoin, M. de Maurepas et moi[24]. »

Le propos, s’il est authentique, était, en tout cas, hasardé ; car Maurepas, suivant sa coutume, hésitait, louvoyait entre les camps adverses. Déjà détaché de Necker, il eût craint de le fortifier en embrassant ouvertement sa cause. De plus, Sartine ayant habilement lié partie avec le prince de Montbarcy, ministre de la Guerre, proche parent, comme on sait, et ami très intime de Mme de Maurepas, la déférence conjugale du Mentor l’empêchait de se prononcer contre un homme aussi bien soutenu. Mais il comprenait, d’autre part, dans la situation présente, l’immense danger de la démission de Necker, la quasi impossibilité, si le directeur général retirait ses services, de trouver l’argent nécessaire pour poursuivre la guerre. Dans cette difficile conjoncture, il gardait donc une sorte de neutralité, se retranchant derrière son esprit de concorde et parant ses perplexités du beau nom de modération.

La Reine était dans le même embarras, mais pour des raisons différentes. Elle avait eu jadis de la bienveillance pour Sartine, dont l’âme légère et l’humeur complaisante paraissaient faites pour lui convenir. Depuis quelques mois cependant, sous certaines influences dont il faudra bientôt parler, il s’était opéré en elle un grand changement à l’égard de ce personnage. Elle le traitait avec froideur, ne lui adressait plus que rarement la parole, et, dans son cercle familier, si elle venait à prononcer son nom, elle y ajoutait volontiers des appellations peu flatteuses, le nommant « l’avocat Patelin » ou « le doucereux menteur. » Mais, dans cette malveillance nouvelle, elle était retenue, gênée jusqu’à un certain point par l’appui que Sartine rencontrait à la cour de Vienne. L’impératrice Marie-Thérèse, comme Joseph II, comme Mercy, leur porte-parole, témoignaient, en effet, au ministre de la Marine une active sympathie, bien moins par goût pour ses mérites que par crainte de lui voir donner un successeur moins souple et moins accommodant. Pressée par tous les siens de « demeurer passive » dans le « duel » qui se préparait, la Reine semblait se résigner à ne point combattre Sartine, sans rien faire néanmoins pour empêcher sa chute.


III

Au mois de mai 1780, un incident, assez peu grave en soi, parut, à tous les gens au courant de la politique, l’annonce et le prélude de plus importans événemens. Le « cinquième secrétaire d’Etat, » le directeur de l’agriculture, des haras, des manufactures, le sieur Bertin enfin, se vit un beau jour congédié, sans motif déclaré, sans avertissement préalable. Son emploi était supprimé, ses attributions réparties entre ses collègues de la veille[25]. Sans doute ce médiocre et vieux petit homme, dernier débris des serviteurs du règne précédent, jusqu’à cette heure préservé du renvoi par son insignifiance, ne jouait dans le gouvernement qu’un rôle bien effacé. On le soupçonnait cependant d’être, en secret, hostile au directeur général des finances, de favoriser sournoisement ce qui se tramait contre lui. Necker, en obtenant qu’il fût mis hors du ministère, s’assurait le double avantage d’exonérer le trésor de l’État d’une charge superflue et de se délivrer lui-même d’un adversaire établi dans la place. Malgré les dédommagemens accordés aux anciens services de Bertin, — une grosse pension, un logement à Versailles, — sa démission forcée fut partout regardée comme une sérieuse victoire pour le directeur général, une première manche gagnée dans la partie en cours.

Il semble bien que ce succès ait, en effet, encouragé Necker à frapper le grand coup. Il crut pourtant qu’il lui fallait d’abord chercher, dans l’entourage du trône, un concours solide et précis, qui appuierait son mouvement offensif. Mme de Polignac, l’amie de Marie-Antoinette, lui parut la plus propre à remplir ce rôle de confiance. J’ai dit les grâces exorbitantes accordées par la Reine à la comtesse, à sa famille et à certains de ses amis, notamment au comte de Vaudreuil et au comte d’Adhémar. Necker, jusqu’à ce jour, s’était constamment opposé, au nom de l’intérêt public, à ce que ces largesses, — pensions, paiemens de dettes, dotations sous diverses formes, — présentaient vraiment d’excessif, et, bien que toujours modérée, respectueuse dans les termes, sa résistance n’en était pas moins énergique. « Ses représentations à la Reine, le langage qu’il m’avait tenu, affirme Mercy-Argenteau[26], devaient me convaincre qu’il était en opposition directe avec les favoris. » On imagine donc la surprise, ou, pour mieux dire, le scandale de l’ambassadeur, lorsqu’il découvre soudainement que cette opposition s’est transformée en une sorte d’entente, discrète, mais évidente, qu’entre le directeur et la « société » de la Reine, s’est établie, selon son expression, « une coopération effective, » qu’il s’est noué « un traité d’alliance, » dont il nous est aisé de discerner les principaux articles.

Necker, déclarons-le, n’abandonne pas « ses vues économiques, » ne renonce pas à la défense des deniers du Trésor. Les récompenses qu’il autorise, qu’il sollicite même, assure-t-on, au profit de la favorite, et qui bientôt seront chose accomplie, ne sont qu’honorifiques, mais ce sont les plus éclatantes et les plus enviées à la Cour : c’est, pour le comte de Polignac, un titre héréditaire de duc, un « tabouret » pour son épouse. Faut-il, à ces hautes distinctions, ajouter la promesse d’une terre « pour asseoir » le duché ? Mercy-Argenteau le soupçonne, mais il ne cite aucune preuve à l’appui. Mme de Polignac s’engagera, en retour, à décider la Reine au renvoi de Sartine, à lui faire agréer le successeur désigné par Necker. La « société » entière unira ses efforts à ceux de la nouvelle duchesse. On agira promptement, avec ensemble ; on gardera surtout un inviolable secret, ce qui, assure Mercy, fut observé de point en point.

L’accord s’étendait, comme on voit, au choix du remplaçant de M. de Sartine. Certains indices donnent à penser que Necker songea un instant à réunir dans les mêmes mains les portefeuilles des Finances et de la Marine, a se charger, a lui tout seul, de ces deux grands services. Une partie du public lui prêta, ce dessein[27]. Quoi qu’il en soit, s’il eut cette intention, il y renonça vite. Il fut convenu qu’on soumettrait au Roi le nom du marquis de Castries, lieutenant général des armées, gouverneur militaire de la Flandre et du Hainaut. L’idée était heureuse. Castries, bon officier, dans la force de l’âge[28], avait pour qualités maîtresses une sévère probité, une fermeté de caractère qu’il poussait jusqu’à la rigueur et une rare puissance de travail. Tout cela pouvait suppléer au manque de connaissances spéciales en matière maritime. Lié de longue date avec Necker et son ardent admirateur, il était également un fidèle ami de Choiseul, ce qui devrait lui concilier les sympathies de Marie-Antoinette. On disait même que cette dernière avait jadis pensé à lui pour le ministère de la Guerre. Cette bienveillance, en revanche, n’était guère partagée par M. de Maurepas. En causant un jour avec lui, Necker, pour tâter le terrain, ayant mis en avant le nom du marquis de Castries, le Mentor s’était récrié, traitant Castries d’« esprit médiocre » et de « petit génie, » bon tout au plus pour être « le ministre des dames[29]. » Necker n’avait pas insisté, se réservant, au moment opportun, de découvrir son jeu et de faire donner ses batteries. Jusqu’à l’heure décisive, le nom du ministre choisi demeurerait le secret de la coalition.

Les choses ainsi réglées, Necker, dans les derniers jours de septembre, se décidait à entrer en campagne. Il se risquait à entretenir le Roi, dans un ferme langage, des nombreux embarras causés par le désordre et la légèreté de Sartine ; il laissait entrevoir que, si les choses continuaient de la sorte, il faudrait prochainement opter entre son collègue et lui. Louis XVI, selon son habitude, rapportait aussitôt cette conversation à Maurepas, dans une lettre confidentielle, « parfaitement raisonnée, » assurait le Mentor, où toutes les raisons pour et contre étaient clairement et impartialement exposées. Le Roi concluait ainsi : « Renverrons-nous Necker ? Renverrons-nous Sartine ? Je ne suis pas mécontent de ce dernier : mais je crois que Necker nous est plus nécessaire[30]. » Maurepas, dit l’abbé de Véri, crut devoir parler de cette lettre au directeur général des finances, « qui eut alors l’audace de lui en demander lecture, » ce que Maurepas considéra « comme une humiliation, » mais ce qu’il n’osa refuser, « si grand et si pressant était le besoin d’argent[31]. » Le Conseil des dépêches et le Conseil d’Etat furent également consultés par Louis XVI, dans le plus grand mystère, sur la solution du conflit. Vergennes reçut mission de résumer l’affaire : il se prononça pour Sartine : « Mieux valait, disait-il, laisser partir M. Necker que lui laisser prendre le ton d’un maître et mettre le marché à la main, à chaque volonté qu’il aurait[32]. »

Au cours des jours suivans, la bataille commencée se poursuivait avec des chances diverses. Sartine, sentant venir l’orage, sollicitait de Louis XVI une audience, dans l’espoir d’arriver à une explication directe. Mais le Roi, comme toujours en pareille occurrence, se dérobait au tête-à-tête. Alors Sartine se rabattait sur le comte de Maurepas, lequel, « ne pouvant si facilement éluder ses questions, se contentait de réponses vaines, non sans souffrir du personnage simulé qu’il devait jouer, sur un point qui n’était pas encore résolu[33]. » La Reine, de son côté, se voyait « assaillie » par la duchesse de Polignac et le comte de Vaudreuil, s’efforçait à tous deux d’obtenir qu’elle engageât franchement le Roi « au renvoi du sieur de Sartine et à la nomination du marquis de Castries. » Le plan était de la faire d’abord consentir à donner à Castries une audience, où elle lui promettrait ouvertement sa protection, « de manière, disait-on, qu’il connût qu’il lui serait entièrement redevable de son élévation[34]. » Une fois qu’elle se serait ainsi compromise dans la cause, il faudrait bien qu’elle poussât les choses jusqu’au bout. Mais Mercy-Argenteau, averti par une confidence de Marie-Antoinette, la détourna vivement de brûler ses vaisseaux. Il lui montra, comme une perspective vraisemblable, le mécontentement de Maurepas, son opposition déclarée, l’effraya de l’idée d’entrer directement en lutte avec le conseiller du Roi, lui arracha finalement la promesse de demeurer « passive, » simple spectatrice du combat. Il ne put empêcher pourtant que la Reine ne reçût, à quelques jours de là, le directeur général des finances et qu’elle ne le traitât avec une bienveillance marquée, tout en se gardant soigneusement de prononcer des mots irréparables.

Malgré cette réserve prudente, ce fut cet assez banal entretien qui, rapporté par Necker lui-même à Maurepas, lui donna à penser que Marie-Antoinette prenait décidément parti pour le directeur général, et le détermina, par suite, à garder la neutralité, du moins en apparence. « Il vit dès ce moment, dit l’abbé de Véri, une intelligence de Necker avec la Reine, à laquelle il lui faudrait bien céder[35]. » Lorsque, par la suite, il connut, d’une manière plus exacte, à quoi s’étaient réduits les propos de la Reine, il se crut joué par le directeur général et lui garda rancune de ce qu’il voulut considérer comme une « perfide manœuvre. »


IV

La crise en était là, lorsque, dans la première semaine d’octobre, Necker apprenait tout à coup que le sieur Boudard de Saint-James, trésorier général de la marine et des colonies, « âme damnée » de Sartine, avait, sans consulter le service des finances, mis en circulation pour quatre millions de billets[36], qu’il ne pouvait payer à l’échéance, et qu’il se trouvait, de ce chef, dans le plus terrible embarras. Peu satisfait, Necker avertissait Maurepas : puis, ses soupçons se trouvant ainsi éveillés, il se faisait apporter sur-le-champ les comptes et écritures du ministère de la Marine, pour les examiner lui-même. Cet examen lui révélait que les billets émis de cette façon irrégulière se montaient à une somme totale de plus de vingt millions. Stupéfait de cette découverte, il adressait à Maurepas ce billet[37], vibrant d’indignation sincère :

« Vous avez vu samedi, monsieur le comte, mon chagrin et mon étonnement de ce que M. de Saint-James s’est permis de faire quatre millions de billets à mon insu, et vous avez partagé ces sentimens. D’après une nouvelle conférence que j’ai eue avec lui, ce n’est plus quatre millions, c’est vingt, tant en billets qu’en engagemens contractés avec ordre de me les cacher, et qui n’étaient point compris dans les états qu’il certifiait véritables. C’est un coup de bombe aussi inattendu qu’incroyable. Le trésorier ne sait comment s’excuser, d’autant plus que j’ai maintenant deux états, à quatre jours de distance, qui diffèrent de seize millions !

« Je voulais aller vous conter tout cela moi-même ; mais je suis si étourdi du bateau, je sais si peu, dans ce moment, ce qu’il faut faire, que j’ai besoin de réflexion. Qu’il est malheureux de voir tant de soins et d’efforts compromis, et les intentions du Roi ainsi violées et contrariées ! »

Maurepas, quand il reçut ces lignes, se trouvait à Paris, malade. Un violent accès de goutte l’y tenait confiné dans son hôtel de la rue de Grenelle-Saint-Germain[38]. Il venait d’écrire à Louis XVI, près de s’installer à Marly, afin de l’informer de son pénible état ; il lui mandait aussi que, ne pouvant, avant ce très prochain départ, aller le trouver à Versailles et désireux pourtant de ne pas retarder la marche des affaires, il préparerait le travail de son lit et que Necker irait le porter à la signature. Le même courrier priait Necker de s’acquitter de cette mission. C’était là pour le directeur, qui n’avait jamais jusqu’alors travaillé seul avec le Roi, une occasion inespérée. Il en comprit aussitôt l’importance et résolut de mettre ce coup de fortune à profit.

Le lendemain[39], jeudi 12 octobre, Necker se rend, en effet, à Versailles. A peine est-il auprès du Roi, qu’il lui expose l’affaire, lui montre les pièces et les preuves, accuse nettement Sartine d’avoir connu et inspiré la faute de son subordonné. Le Roi, dès les premières paroles, entra dans une « furieuse colère ; » il prononça le mot de « dilapidation, » jura qu’il « chasserai ! » sur-le-champ l’auteur de ce méfait. Puis, soudain, comme se ravisant : « Mais qui mettrons-nous à sa place ? » demandait-il d’un ton plus apaisé. Necker nomma le marquis de Castries, ajoutant que la Reine serait satisfaite de ce choix. Louis XVI acquiesça, et la chose parut résolue. Toutefois, Necker parti, le Roi fit atteler un carrosse, et, ne prenant que le prince de Tingry, capitaine de ses gardes, courut à Paris, chez Maurepas, pour lui raconter toute l’histoire. Il trouva le vieillard couché, souffrant beaucoup, « fort affaissé. » Maurepas écouta le récit avec une émotion qu’augmentait sa faiblesse. L’irritation manifeste du Roi, la crainte de voir partir Necker, jointes à ce qu’il croyait savoir des dispositions de la Reine, aussi opposées à Sartine que favorables au marquis de Castries, tout cet ensemble « l’étourdit, » le détermina rapidement à ne point mettre obstacle à la « révolution » projetée. « Il crut, dit Mercy-Argenteau, prendre un parti très politique en paraissant concourir lui-même à un arrangement qu’il supposait impossible de changer[40]. » Il fut donc entendu entre Louis XVI et son vieux conseiller qu’on renverrait Sartine et qu’on nommerait Castries à sa place.

Sartine, pendant ce temps, était fort loin de se douter du coup qui s’apprêtait. La veille, il avait diné à Paris, chez Gilbert de Voisins, conseiller au Parlement, et s’y était montré enjoué, d’humeur charmante[41]. Aussi fut-il bien surpris le lendemain, lorsque, à trois heures après midi, dans son appartement de Versailles, tandis qu’il conférait avec le comte d’Aranda, ambassadeur d’Espagne, on lui annonça la visite du sieur Amelot, ministre de la Maison du Roi, « porteur d’un message de Sa Majesté. » Le billet de Louis XVI était ainsi conçu : « Les circonstances actuelles me forcent, Monsieur, de vous retirer le portefeuille de la Marine, mais non mes bontés, sur lesquelles vous pouvez compter, vous et vos enfans, dans toutes les circonstances. — Louis. » Amelot était chargé d’ « insinuer », par surcroit, que le désir du Roi serait que tout se fit avec célérité et que le ministre déchu cédât, sans perdre temps, la place à son successeur désigné[42]. Ainsi fut fait. Sartine, encore que « foudroyé » du coup, vaqua en hâte à ses préparatifs ; une heure plus tard, il montait en carrosse et roulait vers Paris.

Maurepas, dans l’intervalle, reprenait ses esprits. Le renvoi de Sartine l’offusquait moins que le choix du marquis de Castries, nommé sans son concours et contre lequel, on le sait, il nourrissait des préventions. « C’est un bon militaire, mais je ne le crois pas bon marin, confia-t-il à l’abbé Georgel. Le Roi a été entraîné. » Il ajoutait pourtant : « La chose est faite ; on peut en essayer. » C’était, en pareil cas, sa formule favorite[43]. Quelques instans plus tard, causant avec sa femme et son ami le duc de Nivernais, tous les deux au pied de son lit, il agita de nouveau la question : « Il faut sacrifier Sartine, conclut-il avec un effort, puisque nous ne pouvons pas nous passer de Necker. » Il eut, le même jour, la visite du directeur général des finances, qui, ignorant la démarche du Roi, venait rendre compte au Mentor. Celui-ci l’accueillit froidement : « Le Roi, dit-il, vient de m’en instruire lui-même. Je désire qu’il ait fait un bon choix. » Puis, d’un ton sec et ironique : « Vous êtes sûrement fatigué du travail et de la route ; moi, je le suis de la goutte ; je crois que nous avons tous les deux besoin de repos[44]. »

Les jours suivans ne firent qu’aviver son dépit. Son entourage lui persuada qu’il avait été « joué, » qu’on avait « fait parler la Reine. » II se crut victime d’une intrigue, d’une « cabale » montée contre lui par le directeur général, et une rancune amère s’amassa dans son cœur[45].

Dans le public, la disgrâce de Sartine excita des transports de joie. La nouvelle fut sue, le soir même, dans les cafés de la capitale ; elle fut saluée par des acclamations, des « battemens de mains » unanimes. On colportait mille bruits fâcheux sur le ministre renvoyé : on l’accusait d’avoir, tant comme lieutenant de police que plus tard comme ministre, exercé des malversations, pillé à son profit les finances du royaume, et l’on citait des chiffres fabuleux : le même homme, disait-on, qui, trente années auparavant, était contraint d’emprunter 12 000 francs pour s’acheter un office au parlement de Paris, possédait à présent de 5 à 600 000 livres de rente[46]. Et l’on composait des couplets, on rédigeait des « épitaphes, » dont la meilleure paraît être celle-ci :


J’ai balayé Paris avec un soin extrême :
Mais, en voulant des mers balayer les Anglais,
J’ai vendu si chers mes balais,
Que l’on m’a balayé moi-même.


À quelques jours de là, un entrefilet maladroit de la Gazette de France aggravait encore les soupçons. La Gazette annonçait que le « marquis de Castries avait été nommé par le Roi secrétaire d’État au ministère de la Marine, qu’en conséquence il était entré en cette qualité au Conseil, le dimanche 15 octobre. » Pas un mot de Sartine et de sa démission. On commentait avec animation « ce silence extraordinaire, » et l’on citait cette phrase de l’Écriture : Nec nominetur in nobis, que son nom odieux ne soit plus prononcé parmi nous[47]. Quelques personnes bien informées affirmaient, d’un ton de mystère, que le concussionnaire était « gardé à vue » jusqu’à ce que l’on eut décidé sur son sort ; d’autres le disaient enfermé derrière les murs de la Bastille.

La vérité, bien différente, est que, Sartine tombé et Castries établi en sa place, une réaction rapide s’était opérée à la Cour. Les artisans de la chute de Sartine sollicitaient en sa faveur la générosité royale ; la Reine, Vaudreuil, Mme de Polignac, faisaient valoir ses longs services et obtenaient pour lui une grosse somme pour payer ses dettes, une forte pension de retraite, réversible sur ses enfans. Il semblerait même que Maurepas eût un moment songé à le porter au ministère de la Maison du Roi, en remplacement d’Amelot, vraiment trop incapable. Mais l’opposition de Necker aurait fait échouer le projet.

Quoi qu’il en soit de ces détails, le fait essentiel et certain est que l’influence politique du directeur général des finances fut, de ce jour, puissamment fortifiée. Son crédit sur l’esprit du Roi parut à tous « prépondérant, » et l’on crut reconnaître en lui, comme écrit Soulavie, « le baril de poudre destiné à faire sauter Maurepas. » De même pour Marie-Antoinette. Sans doute, en cette affaire, ce n’est pas elle qui avait mené la bataille. Son rôle, bien qu’important, n’avait été que secondaire. C’était Necker, surtout, dont le coup d’œil, l’audace heureuse, avaient assuré l’avantage. Mais, en présence du résultat, la jeune souveraine ne s’en crut pas moins victorieuse[48], et le succès qu’elle s’attribua augmenta sa confiance, l’enhardit à entrer plus ostensiblement en lice. « La Reine est maintenant assez disposée à s’occuper de grandes affaires ; cette idée même semble lui plaire[49]. » Ainsi s’exprime le comte de Mercy-Argenteau, et il put bientôt constater que sa prévision était juste.


V

Un des premiers effets des événemens qu’on vient de lire fut d’entraîner un classement nouveau des partis à la cour de Versailles. Aux deux grands partis en présence, celui de Necker et celui de Maurepas, s’adjoignirent deux autres groupemens, de force presque égale, dont l’un avait pour chef la Reine et l’autre Mme de Maurepas. « Les spéculateurs politiques, déclare le libraire Hardy[50], continuaient d’annoncer des changemens dans le ministère, comme n’étant pas fort éloignés. A les entendre, il y avait à la Cour deux partis qui s’entre-choquaient mutuellement, celui de la Reine et celui de la dame comtesse de Maurepas. Cette dernière, désirant, après la retraite du comte son époux, — que son grand âge et ses infirmités mettent hors d’état de travailler encore longtemps, — conserver la même influence sur les affaires du gouvernement, croise de toutes ses forces les vues de Sa Majesté la Reine… » Le libraire est bien informé. On ne saurait douter que Mme de Maurepas, sortant de la pénombre où elle s’était, jusqu’à cette heure, discrètement confinée, ne se lance désormais dans l’arène politique et ne se porte hardiment au secours de son timide et louvoyant époux.

Le rôle actif joué par la vieille comtesse dans l’épisode dont le récit va suivre est rapporté par tous les Mémoires de l’époque, et les contemporains ne s’étonnent pas autant qu’on pourrait croire du crédit usurpé par une femme de soixante-seize ans, sans brillant dans l’esprit, sans grâce dans les manières, mais suppléant à ces défauts par les plus utiles qualités : une constance invariable à l’égard de tous ceux dont elle fait ses amis, une persévérance indomptable à les soutenir envers et contre tous, une ténacité dans l’esprit qui fait qu’elle « pense sans cesse à ce qu’elle a une fois résolu » et qu’elle suit ses desseins sans une minute de défaillance. Avec un souverain comme Louis XVI et un ministre comme Maurepas, il n’en fallait pas plus, à la cour de Versailles, pour devenir un personnage. On savait, on disait partout que Mme de Maurepas gouvernait son mari, qui gouvernait le Roi. Aussi avait-elle ses flatteurs, ses courtisans, ses créatures. Dans son bel hôtel de Paris, elle tenait table ouverte, elle donnait chaque soir à souper, et son salon ne désemplissait pas. Là s’assemblaient quotidiennement les politiques français ou étrangers, la plupart des ambassadeurs, une partie des ministres, — ceux d’aujourd’hui, d’hier ou de demain, — une multitude de femmes titrées, solliciteuses de grâces pour elles ou leurs amis. Mille petits complots ténébreux et mille combinaisons savantes s’ourdissaient sous ses yeux, avec son entremise. « On intriguait, dit le duc de Croy, dans tous les cabinets : nul endroit n’y était plus propice et plus agréable. » Bref, reprend-il plus loin, c’est chez elle qu’était « la vraie cour, » une cour sans étiquette, et « d’autant plus commode. »

Dans le camp de la Reine, outre ses familiers, — les Polignac, Vaudreuil, d’Adhémar, Guines, Besenval et toute leur clientèle, — se trouve au premier rang Necker, qui fait cause commune avec elle. Elle le soutient auprès du Roi ; il est, quand il se peut, indulgent à ses fantaisies. Cet échange de bons procédés se soutiendra jusqu’au bout de son ministère. Il faut citer encore une recrue fort inattendue, le Duc de Chartres, naguère ennemi juré de Marie-Antoinette, mais que sa brouille avec Maurepas, à la suite de propos blessans échappés au Mentor[51], rapproche passagèrement du parti de la Reine. Quant aux deux frères du Roi, ils sont actuellement divisés. Le Comte d’Artois, par suite de son intimité familière avec sa belle-sœur, la suit, bien que sans enthousiasme, dans la voie politique où elle s’est engagée, et semble épouser sa querelle, Le Comte de Provence, au contraire, gardant rancune au directeur des refus opposés à son avidité, fera campagne avec Maurepas, mais à sa façon coutumière, en sourdine, sans se découvrir, en se cachant derrière des prête-noms et des subalternes.

Enfin n’oublions point un appoint important. Choiseul et ses amis, quelque temps assoupis, comme rebutés par leurs nombreux échecs, relèvent maintenant la tête, se reprennent à l’espoir. L’entrée de Castries au ministère leur assurait des intelligences dans la place ; ils rêvaient de nouvelles conquêtes. Ne pourrait-on s’entendre avec Necker et, en lui laissant la haute main sur tout ce qui touche aux finances, ressaisir peu à peu la direction des affaires de l’État ? Cette pensée, à coup sûr, hante l’esprit de l’ancien ministre. Ses partisans s’agitent ; la Reine, à leur instigation, multiplie dans l’oreille du Roi les suggestions, les conseils officieux : Maurepas est bien âgé pour conduire une grande guerre, Vergennes bien timide et bien mou pour négocier avec le gouvernement britannique ; un seul homme serait propre à « remonter les ressorts de la politique, » et ce serait Choiseul[52]. À ces insinuations Louis XVI, jusqu’à ce jour, ne répondait que par des « paroles évasives, » mais peut-être, à la longue, cette idée, cent fois ressassée, germerait-elle dans son esprit.

Le champ clos désigné pour la première rencontre était le département de la Guerre, confié depuis trois ans au prince de Montbarey. Le successeur du comte de Saint-Germain n’avait que trop bien justifié les pronostics formés par toutes les personnes éclairées lors de son avènement. Administrateur par métier, mais courtisan par goût, il songeait moins à gouverner qu’à plaire. Arrivé par l’intrigue, il se maintenait par la faveur. À peine au ministère, il avait cherché tout d’abord, — ce qu’on ne peut lui imputer à crime, — à adoucir la rigueur excessive de certains règlemens qu’avait édictés Saint-Germain, et il s’était acquis par là, tant dans les hauts états-majors que dans les rangs inférieurs de l’armée, une popularité facile. De plus, recevant tout le monde et écoutant tous les avis, promettant à chacun ce qu’il semblait souhaiter, il s’était attiré, par ce contraste avec l’accueil sévère et la mine rogue de son prédécesseur, d’assez vives sympathies dans le monde de la Cour. Mais on avait vite découvert ce que ces séduisans dehors et cette aimable humeur cachaient de légèreté, de négligence et d’incurie. Voluptueux et cupide, faisant toujours passer ses intérêts ou ses plaisirs avant les devoirs de sa charge, non seulement, la plupart du temps, il laissait ses commis (brider seuls sur les plus importantes affaires, mais ces derniers obtenaient à grand’peine qu’il lût le travail préparé et qu’il signât les ordres. Les bureaux décrétaient et administraient à leur guise ; le ministre s’enrichissait, passait ses nuits et ses journées en fêtes.

Le pire était que la guerre avec l’Angleterre donnait maintenant d’assez sérieux mécomptes. Les heureux succès du début avaient été suivis d’une phase d’embarras, de revers, plus désagréables que graves, mais qui énervaient l’opinion. Dans les plaines d’Amérique, après l’échec de Savannah, nos troupes avaient dû reculer, et nous avions perdu la ville de Charlestown. En Europe, l’idée d’une descente sur les côtes britanniques, saluée naguère avec tant d’enthousiasme, avait clé abandonnée en présence des difficultés qu’avait rencontrées l’entreprise. Le public attribuait, non sans quelque raison, ces déboires au manque de direction, de suite et d’énergie ; dans l’administration supérieure de la Guerre.

Cependant, à Versailles, ces griefs d’ordre général, tout fondés qu’ils pussent être, faisaient peut-être moins de tort au prince de Montbarey que certains écarts de conduite et certaines faiblesses scandaleuses, qu’on se racontait à l’oreille et dont l’écho parvenait parfois jusqu’au trône. Une fille de l’Opéra, la demoiselle Renard, que le ministre affichait pour maîtresse, avait pris peu à peu sur lui un ascendant qui passait toute mesure. Hardie et âpre à la curée, elle avait mis en coupe réglée le département de la Guerre ; elle se mêlait de l’avancement, de la collation des emplois, touchant un pot-de-vin pour chaque « grâce » octroyée. « Elle rançonnait sans merci, dit une gazette du temps, les militaires d’un haut grade, les croix de Saint-Louis, les officiers à la retraite et les adjudications du matériel. » On évalue ces exactions et ces « menus profits » à un chiffre total de 600 000 livres par an.

Déjà, en 1778, un exploit de celle créature avait failli amener la disgrâce de son protecteur. Un marché de fourrages, où l’adjudicataire avait versé une forte somme à Mme Renard, ayant fait l’objet d’un litige, les débats avaient établi la prévarication, et le Roi ont vent de l’histoire. Son honnêteté s’émut : « En voilà un, aurait-il dit, que je prends la main dans le sac, et je ferai un exemple ! » Pour calmer cette colère et sauver Montbarey, il avait fallu toute l’astuce et toute l’éloquence du Mentor, toute l’insistance surtout de Mme de Maurepas. La vieille comtesse, à quelques jours de là, jouant au piquet avec Louis XVI, s’était plainte à lui, « avec larmes, » des affreuses calomnies semées sur son parent, des préventions injustes jetées dans l’âme du Roi. Elle avait si bien fait, qu’elle avait obtenu, « pour dissiper ces rumeurs affligeantes, » la promesse pour le prince d’entrer dans le Conseil d’Etat, faveur qui n’était accordée qu’aux ministres privilégiés. Dès le lendemain, ce fut chose faite[53].

Cette marque de confiance, dont on avait été surpris, n’avait d’ailleurs mis lin ni aux fâcheux trafics, ni aux médisances du public, et le raffermissement ne parut qu’éphémère. C’était l’heure où la Reine entrait ouvertement en scène, intervenait avec une ardeur juvénile dans les choses de la politique. De cette intervention, le prince avait beaucoup à craindre. Marie-Antoinette, en effet, n’aimait pas Montbarev, qu’elle regardait comme « tout Maurepas » en qui elle ne voyait qu’une « créature » du conseiller du Roi. Il avait eu d’ailleurs, en plusieurs occasions, l’insigne maladresse de faire passer les protégés de Mlle Renard avant les protégés de Marie-Antoinette : d’où, chez la fière princesse, une indignation violente. On sait combien la Reine, pour satisfaire son entourage, était jalouse de garder la haute main sur la distribution des grades et sur le choix des garnisons. Naguère, sur ce terrain, les vertueuses résistances du comte de Saint-Germain avaient parfois excité ses colères ; que devait-elle penser de refus inspirés par une lâche déférence aux caprices d’une fille entretenue ?

L’irritation, longtemps contenue, éclata brusquement dans les derniers jours de septembre 1780. La souveraine désirait vivement une compagnie pour un jeune officier qui lui était recommandé par quelqu’un de sa société, et Montbarey, sollicité par elle, lui en avait fait la promesse. Elle apprit tout à coup que le brevet avait été donné, non à son candidat, mais à un sieur Renard, propre frère de la courtisane qui, selon l’expression de M. de Kageneck, faisait avec le prince « un échange de faveurs[54]. » C’en était trop. Elle manda Montbarey, le tança vertement, le congédia tout interdit. Elle ne s’en tint pas là ; elle popularisa l’histoire. Les jours suivans, il lui arriva plus d’une fois, en rencontrant des officiers fraîchement promus à un grade supérieur, de leur demander à voix haute « quelle somme ; ils avaient payée à Mlle Renard pour obtenir leur emploi. » La Cour ne s’entretenait que de cet incident. Maurepas lui-même s’émut ; il eut avec le prince une explication des plus vives, à la suite de laquelle le ministre fut sur le point « de faire ses malles et de plier bagages. »

Pour amener un raccommodement, la comtesse de Maurepas dut intercéder derechef. A force de pleurs et de cris, elle fléchit son époux ; il s’opéra un « replâtrage. » Et déjà, grâce aux assurances de sa vieille protectrice, sur sa promesse formelle que ni elle, ni M au repas n’abandonneraient jamais sa cause, Montbarey reprenait confiance, quand survenait une nouvelle aventure, provoquant un nouveau tapage : un pot-de-vin de 50 000 livres versé à Mlle Renard par un officier général qui voulait être « cordon rouge. » L’affaire ayant échoué, le dupé exigeait qu’on lui rendit l’argent. Refus, menaces, scènes violentes, et, pour la seconde fois, accès de révolte du Roi, résolu, semblait-il, à sévir pour de bon. Il avertit Maurepas qu’il voulait « chasser le ministre, mettre la fille à l’hôpital, casser l’officier général. » Il ne fallut pas moins que la crainte du scandale pour l’y faire renoncer. Il se contenta d’ordonner que Montbarey rompit avec une personne si dangereuse et que l’on expédiât Mlle Renard à Bruxelles, avec interdiction de passer la frontière, ce qui fut fait effectivement[55].


VI

L’orage, pour le moment, semblait donc conjuré. Mais Maurepas comprenait qu’il faudrait bientôt sacrifier un parent trop compromettant, et se mettait dès lors en quête d’un successeur.

Il jeta tout d’abord les yeux sur le duc d’Aiguillon, grand favori de Mme de Maurepas ; cette circonstance aurait facilité les choses et désarmé les résistances prévues. Mais, dès les premières ouvert lires, la Reine se récria : jamais elle n’admettrait un homme qui l’avait jadis offensée ! Un nom s’offrit alors à l’esprit du Mentor, le nom d’un lieutenant général, militaire estimé, qu’il connaissait depuis de longues années et sur le dévouement duquel il se croyait des droits certains : c’était le comte de Puységur. En y réfléchissant, il jugea l’idée bonne, mais il la garda pour lui-même et se borna à faire devant le Roi l’éloge de son candidat éventuel, se réservant, à l’heure voulue, de pousser plus avant sa pointe.

Pendant ce temps, dans le camp opposé, on se livrait à semblable recherche. A quoi bon, en effet, congédier Montbarey, si l’on n’avait pas sous la main, prêt à mettre à sa place, un homme sur qui l’on pût compter ? La légèreté de Marie-Antoinette ne permettait guère d’espérer qu’elle fit elle-même ce choix avec discernement. Il y eut donc, dans le parti, des entretiens préparatoires et des conciliabules dont il parut inutile de l’instruire[56]. Trois hommes, que l’on a déjà rencontrés au cours de cette étude, se tirent, avec Mme de Polignac, les promoteurs de l’entreprise, trois hommes qui, depuis quelque temps, semblaient être d’accord pour se partager l’influence : l’un était le comte de Vaudreuil, qui, dans la coterie de la Reine, symbolisait la droiture, la conscience, l’autre le comte d’Adhémar, qui y apportait l’agrément d’un esprit fin, délié et fertile en ressources, enfin le baron de Besenval, qui y représentait l’audace. A en croire ce dernier, — lequel, dans ses Mémoires, a conté, tout au long, les détails de cette crise, — c’est lui qui a, du début à la fin, tout fait, tout organisé, tout conduit. Il faut, dans son récit, faire la part de sa hâblerie et remettre les choses au point. Il n’en est pas moins établi que c’est réellement Besenval qui, dans le cours d’un entretien avec Vaudreuil et d’Adhémar, prononça le premier, pour le portefeuille de la Guerre, le nom du marquis de Ségur, et le fit agréer, d’abord par ses amis, par la duchesse de Polignac ensuite, finalement par Necker, avant d’en parler à la Reine.

Compagnon d’armes du marquis de Castries depuis le temps de leur commune jeunesse, Ségur avait, comme lui, fait une belle carrière militaire. Malgré de graves blessures, — notamment le bras gauche emporté à Lawfelt, — il conservait une grande activité, tant morale que physique. Il était alors gouverneur de Bourgogne et de Franche-Comté, et il venait de déployer, dans l’administration de ces deux provinces agitées, des qualités qui lui avaient valu l’estime de ceux qui l’avaient vu à l’œuvre. Il avait un esprit plus solide que brillant, un courage à l’épreuve dans toutes les circonstances. Le trait marquant de son humeur était une sorte de fermeté froide, d’énergie mesurée, qui, lorsqu’il avait pris un parti, excluait toute hésitation, interdisait tout retour en arrière. Il était un peu lent à décider quelle voie il devait suivre, mais, une fois engagé, il y marchait sans défaillance, avec une constance inflexible. C’était ce dont l’armée avait le plus besoin. Si la carrière antérieure de Ségur semblait, comme disait un contemporain[57], « en faire un homme plus propre à se battre contre les ennemis de l’Etat qu’à s’astreindre à un travail de cabinet, » on devait espérer qu’il trouverait dans sa force d’âme l’instrument nécessaire pour réprimer l’indiscipline qui, grâce à Montbarey, commençait à gagner « tout le corps militaire. »

À ces raisons d’intérêt général, Besenval ajoutait d’autres motifs particuliers. La douairière de Ségur, mère du futur ministre, était en grande liaison avec la comtesse de Maurepas, ce qui, sans doute, empêcherait cette dernière de témoigner une hostilité trop directe au fils de son ancienne amie. Ce choix présenterait encore l’avantage d’être agréable à Choiseul et aux siens. Dix ans plus tôt, lors de l’exil du duc, Ségur avait été l’un des premiers à faire, comme on disait alors, « le pèlerinage de Chanteloup ; » son nom, dans le parc du château, était inscrit sur la fameuse colonne. Le renfort du « parti Choiseul » n’était pas négligeable ; il ferait impression sur Marie-Antoinette.

Aux argumens ainsi développés par Besenval, ni Vaudreuil, ami de Ségur, ni d’Adhémar, qui avait servi sous ses ordres et lui devait, en partie, sa fortune, ne pouvaient faire de sérieuses objections. Ils se rallièrent à cette idée et promirent leur concours. Vaudreuil se chargea de gagner Mme de Polignac, sur l’esprit de laquelle il avait grand empire, et il y réussit sans peine. La duchesse, à son tour, prit l’engagement d’agir sur Marie-Antoinette. Elle y mit beaucoup de chaleur. Elle put bientôt annoncer au trio qu’elle avait rempli son office et que la Reine avait définitivement adopté « et le renvoi de M. de Montbarey et la nomination de M. de Ségur[58]. »

Restait à convaincre Necker. Ce fut la part que se réserva d’Adhémar. Ce dernier, depuis quelque temps, au témoignage de Besenval, « courtisait d’autant plus le directeur général des finances, que celui-ci avait tout l’air de devenir un jour le maître. » Il avait, en le cajolant, trouvé moyen « de se mettre dans ses bonnes grâces. » L’intermédiaire était donc heureusement choisi, et sa mission eut plein succès. Necker, qui connaissait Ségur et le considérait, donna son approbation sans réserve. Louis XVI, jusqu’à nouvel avis, fut tenu en dehors des résolutions arrêtées.

Il fallait maintenant avertir le principal intéressé, qui, confiné dans sa province et tout entier aux devoirs de sa charge, était fort loin de soupçonner le rôle que lui destinaient ses amis. Besenval attacha le grelot, et il fut d’abord mal reçu. « A la première ouverture que je lui fis, dit-il dans ses Mémoires, M. de Ségur me regarda avec le plus grand étonnement et me crut devenu fou. » Il se remit pourtant, écoula de sang-froid l’historique détaillé, que lui fit Besenval, des circonstances, des chances de succès de J’allaire, mais refusa de s’engager et donna les motifs de son hésitation : il savait « mieux servir que plaire, » expliqua-t-il en substance ; sa franchise un peu rude ne s’accommoderait guère des finesses de la politique, et, s’il ne craignait pas les responsabilités, ni même les périls du pouvoir, il se sentait fort éloigné des calculs, des intrigues de Cour. Ce qu’il ne dit pas à Besenval, mais ce qu’il confessa plus tard, c’est qu’il comprenait le danger de devoir son élévation à la seule volonté d’une femme, — fût-ce une souveraine, — et de ses favoris. Il prévoyait trop bien les difficultés qu’il aurait à maintenir son indépendance contre les fantaisies de l’une et l’ambition des autres. Un deuxième entretien ne put encore dissiper ses scrupules. Pour emporter son adhésion, il fallut les encouragemens, les instances de Choiseul, auquel il s’adressa dans sa perplexité. Le duc était trop clairvoyant pour négliger pareille aubaine. Castries et Ségur dans les conseils du Roi, c’était comme un commencement de revanche, l’espoir d’une victoire plus complète. Ses avis furent pressans, et ils furent écoutés[59].


VII

Tout était donc convenu, et l’on n’attendait plus que l’instant favorable, quand une faute de tactique faillit tout faire échouer. La Reine, dès qu’elle fut informée de l’acceptation de Ségur, crut habile de « tâter » le Roi. Dans un entretien tête à tête, elle lui parla de Montbarey, fit valoir ses propres griefs, montra « le cri de l’opinion » qui s’élevait de toutes parts contre un ministre incapable et taré. Lorsqu’elle vit Louis XVI ébranlé, elle aborda la grande question, le choix du successeur, et elle nomma Ségur, mais sans y insister et « parmi plusieurs autres, » à dessein de « masquer ses véritables intentions. » L’insinuation, toutefois, fut si bien entendue, que le Roi, le jour même, en entretint Maurepas. Le Mentor, pris au dépourvu, gêné d’ailleurs par l’intimité de sa femme avec la douairière de Ségur, par l’estime que lui-même, en plus d’une occasion, avait publiquement témoignée pour le candidat proposé, ne répondit que par de vagues paroles. Mais la frayeur de voir Marie-Antoinette et Necker faire un ministre de la Guerre, comme ils venaient de faire un ministre de la Marine, sans doute aussi, comme dit Besenval, « l’humeur de ce que M. de Ségur ne s’était pas adressé à lui, » le déterminaient in petto à s’opposer de toutes ses forces à la nomination projetée. Il résolut d’attendre et de mettre en usage tous les moyens que lui offrirait la fortune.

Il fut servi à souhait ; car Ségur, vers ce temps, crut devoir, contre sa coutume, venir « faire sa cour » à Versailles et remercier la Reine de ses bienveillantes intentions. Il relevait à peine d’une assez forte crise de goutte, comme il en éprouvait parfois. On le vit pâle, défait, marchant avec difficulté, se soutenant sur une canne de la seule main qui lui restait, l’air vieux et usé avant l’âge[60]. Maurepas, avec adresse, se saisit de l’atout. Il vint trouver le Roi et lui représenta qu’on lui avait donné « un conseil ridicule, » en lui proposant de confier une lourde et écrasante besogne à un homme cacochyme et criblé de blessures. Il prit prétexte de ce fait pour dénoncer l’ambition indiscrète de la duchesse de Polignac, qui, disait-il, abusait de son ascendant sur Marie-Antoinette et de la bonté de celle-ci, pour l’engager, à son profit particulier, en de fâcheuses démarches. Il se garda bien, au surplus, de défendre trop fortement le prince de Montbarey, laissa même entrevoir qu’il serait aisé de l’amener à demander de lui-même sa retraite. Il ajouta que, dans ce cas, le comte de Puységur serait tout indiqué pour le portefeuille de la Guerre.

Cet entretien donna de l’humeur à Louis XVI. Il s’expliqua sur l’heure avec sa femme, lui reprocha vivement, et en termes peu mesurés, d’agir sans réflexion, d’obéir docilement aux suggestions de ses amis. Quant à Ségur, termina-t-il, « il n’y avait pas moyen d’y penser, » car « la goutte le rongeait, et il n’en pouvait plus[61]. » Irritée, à son tour, de s’être attiré cette leçon, la Reine s’en prit, quelques instans plus tard, à la duchesse de Polignac. Elle l’accusa de l’avoir « compromise, » de l’avoir « sacrifiée à des vues personnelles, » et, s’animant à ses propres paroles, elle vint à lui prêter de bas calculs, des manœuvres intéressées, dont elle était réellement incapable.

Il s’ensuivit une scène douloureuse, pathétique, dont les détails sont venus jusqu’à nous. La duchesse était douce, mais elle avait l’âme fière. Elle ne put supporter une aussi criante injustice. Pourtant, calme et maîtresse d’elle-même, elle réfute d’abord, point par point, les allégations de la Reine ; puis elle se lève, et, d’une voix ferme : « Du moment, lui dit-elle, que la Reine avait sur son compte l’opinion qu’elle venait de lui montrer, il ne convenait plus à ce qu’elle se devait de lui être attachée… » Elle allait donc partir sur l’heure, se retirer à jamais de la Cour ; mais, « prenant ce parti, elle ne devait pas conserver les bienfaits qu’elle avait reçus de la Reine ; dès cet instant, elle les lui remettait tous, y compris la charge de son mari[62], qui ne l’en dédirait sûrement pas. »

Etonnée de ce ton, émue de cette résolution, la Reine se radoucit, cherche à rattraper ses paroles ; la duchesse reste inébranlable, maintient sa décision avec une respectueuse froideur. Les argumens les plus pressans, les rétractations, les regrets, les instances mêmes de Marie-Antoinette, échouent devant une opiniâtreté tranquille, plus émouvante que des colères. Alors la perspective de perdre une amitié qu’elle sent nécessaire à sa vie jette la souveraine dans un vrai désespoir. Abdiquant tout orgueil, elle éclate en sanglots, « tombe aux genoux » de la duchesse, la conjure de lui pardonner, recourt pour l’attendrir aux expressions les plus touchantes. Mme de Polignac ne peut tenir longtemps devant une douleur si sincère ; des larmes inondent son visage ; elle relève Marie-Antoinette et la serre dans ses bras. Une longue explication a lieu entre les deux amies, explication tendre et loyale, qui dissipe enfin tous les nuages. Le raccommodement est complet ; « les nœuds de l’amitié sont plus resserrés que jamais, » et, pour sceller l’accord, la Reine s’engage, avec une volonté plus forte, à faire congédier Montbarey et à faire arriver Ségur. C’est à cette conclusion qu’aboutit, tout compte fait, le calcul sournois de Maurepas.


Pendant toutes ces menées de Cour et ces drames de boudoir, ceux qui, à leur insu, en étaient la cause innocente n’y prenaient aucune part et « laissaient agir la fortune. » Ségur et Puységur, en adversaires courtois, avaient, dès le début, pris rengagement mutuel de ne « rien faire l’un contre l’autre, » d’attendre l’événement dans une neutralité parfaite ; et tous les deux tenaient scrupuleusement parole. Dans l’autre camp, le prince de Montbarey ne montrait pas, de son côté, beaucoup d’ardeur à se défendre. Il paraissait pourtant un peu plus agité. Sans imiter Sartine, qui entretenait des espions à ses gages pour l’informer de tout ce qu’on disait sur son compte[63], il n’était pas sans être renseigné sur la « ligue » formée contre lui. Il se savait haï de Marie-Antoinette, difficilement supporté par Necker, battu en brèche par de hauts personnages, irrités des passe-droits dont eux ou leurs amis croyaient avoir été l’objet : « Sans parler du prince de Condé, du prince de Conti, du duc de Chartres, du duc de la Trémoille et du maréchal de Richelieu, dit une gazette du temps, on cite au moins vingt seigneurs et une centaine de militaires de la première volée, qu’il a eu l’art de mécontenter sans retour. » Le secret appui de Monsieur et la protection affichée de Mme de Maurepas ne le rassuraient qu’à demi contre la disgrâce imminente, dont il sentait déjà la menace peser sur sa tête.

Il était visible, en effet, que Louis XVI, chaque jour davantage, se détachait d’un serviteur dont la moralité lui était devenue suspecte. Certains mouvemens d’humeur lui échappaient, d’où l’on pouvait conjecturer ses sentimens intimes. A la fin de novembre, une quarantaine de places étant vacantes à l’Ecole militaire, Montbarey, suivant l’habitude, présentait à la signature une longue liste de candidats, entre lesquels le Roi devrait choisir ; en regard de chaque nom, le prince avait inscrit celui du protecteur : recommandé par la Reine, par Monsieur, par Mesdames, etc., etc. A la queue de la liste, une douzaine de noms, tout au plus, étaient sans apostille. Louis XVI, en y jetant les yeux, demanda brusquement par qui ceux-là étaient recommandé : « Par personne, Sire. — Eh bien ! Monsieur, c’est donc moi qui les recommande. » Et saisissant la plume, le Roi mit les douze noms en tête des candidats élus[64]. Sauf quelques boutades de ce genre, Louis XVI n’adressait plus, d’ailleurs, la parole au ministre. C’était, comme on sait, sa méthode, lorsqu’il était mal satisfait d’un homme et songeait à le renvoyer.

La Cour entière, est-il nécessaire de le dire ? connaissait ces détails, suivait les phases du duel avec une curiosité passionnée. « On ne parlait d’autre chose dans le monde, et les cabales étaient grandes[65]. « Jusque dans le salon du Roi, au château de Marly, on se risquait à des allusions transparentes, en présence de Leurs Majestés. On y jouait, certain soir, au petit jeu de société qui se nommait la peur, un jeu où chacun « meurt » et « revit » tour à tour. Montbarey s’y aventura ; dès qu’on le vit sur la sellette, les mots de peur, de mort et de résurrection furent prononcés avec tant d’insistance, avec des intonations si marquées et des coups d’œil si expressifs, que le prince n’y tint pas et quitta la partie. Les témoins de cette petite scène augurèrent de cette « hardiesse » que la catastrophe était proche. Et ce fut également l’avis de la victime. Mais il voulut, en homme d’esprit, mettre du moins les rieurs de son côté. On l’entendit, dès lors, plus d’une fois plaisanter lui-même sur sa prochaine disgrâce. A une dame de la Cour qui l’interrogeait sur son âge : « Madame, répondait-il, en mars prochain j’aurai quatre-vingts ans (c’était l’âge de Maurepas), et si ma goutte ne se fixe pas, je n’irai pas loin[66]. »


VIII

Il fit mieux encore que railler ; il se décida brusquement à accélérer l’agonie. Les attaques de la Reine, la froideur de Louis XVI, la molle défense de Maurepas, l’exemple récent de Sartine, tout était fait pour dessiller ses yeux. Mieux valait partir de bon gré que de recevoir son congé. La protection trop ostensible de Mme de Maurepas doublait son embarras, en ajoutant au risque du renvoi celui du ridicule, qu’on jugeait alors redoutable. Voici comment, dans ses Mémoires, il présente sa résolution : « Je me déterminai, le 13 décembre, à parler à M. de Maurepas, à lui ouvrir mon cœur… L’idée de ma retraite, sollicitée par moi, réveilla toute sa tendresse et dissipa tous les nuages que les propos de mes ennemis avaient pu élever dans son cœur. Il sentit, en même temps, qu’il allait se trouver isolé dans le Conseil, ou forcé de se livrer à des personnes moins dévouées et moins sûres que moi ; el, d’après ces deux sentimens, il fit tout ce qui dépendait de lui pour me détourner de ma résolution… Je fus inébranlable. Il céda enfin et promit d’en parler au Roi. »

En rédigeant ses Mémoires après coup, Montbarey semble avoir un peu arrangé le récit et embelli son attitude. La vérité, telle qu’elle résulte de témoignages plus désintéressés, est qu’il pria seulement Maurepas de « tâter discrètement » Louis XVI, de lui faire pressentir, plutôt que de lui annoncer, la démission probable du ministre, si le Roi n’était résolu à le soutenir ouvertement. Le Mentor, en effet, « s’acquitta de la commission, » et la réponse du Roi « ne fut pas pour donner confiance[67]. » C’est le dimanche 17 au soir, à l’issue du Conseil, que Montbarey reçut le message de Maurepas, lui rendant compte de sa démarche et de l’accueil qu’y avait fait Louis XVI. Il prit aussitôt son parti : « Lorsque mes gens eurent soupe[68], j’envoyai à M. de Maurepas la clé de mon cabinet. Nous partîmes ensuite pour aller coucher à Paris, où nous arrivâmes à une heure et demie du matin. Mme de Montbarey, ma fille et tout ce qui m’entourait avaient l’air de la joie, quand nous entrâmes dans ma maison de l’Arsenal. Nous chantâmes, nous dansâmes en rond, nous fîmes une espèce de réveillon, et je puis assurer que je dormis du plus doux et du plus profond sommeil. »

Tandis que, — du moins à l’en croire, — Montbarey se livrait à cette joie sans mélange, une fuite aussi précipitée jetait dans le Conseil un certain désarroi. Vergennes reçut, par intérim, l’administration de la Guerre, el, pendant quatre jours, l’on « cabala, » et l’on intrigua de plus belle. La Reine, la coterie Polignac, Necker et le marquis de Castries tenaient bon pour Ségur et n’en démordaient pas. Mais Maurepas s’entêtait et poussait toujours Puységur. Chacun des deux partis se disputait l’esprit du Roi, qui demeurait perplexe et ne savait de quel côté il ferait pencher la balance. A Versailles, à Paris, la fermentation était grande ; il circulait mille bruits divers. On assurait que Castries allait réunir dans ses mains les portefeuilles de la Guerre et de la Marine. D’autres croyaient savoir, — et cette idée parait avoir été un moment agitée, — qu’on ne ferait pas de ministre et qu’on établirait seulement un Conseil de la Guerre, dont M. de Ségur aurait la présidence. Quelques personnes inclinaient à penser que le choix du souverain se porterait sur M. de Vogué, populaire dans l’armée et réputé pour un officier remarquable[69]. Notons aussi la rumeur persistante que le comte de Maurepas, mécontent de voir Montbarey chassé deux mois après Sartine et renversé par les mêmes mains, alléguait son âge avancé, sa lassitude et sa mauvaise santé, pour se retirer des affaires, et laissait ainsi le champ libre au directeur général des finances. La Reine elle-même envisagea cette éventualité. Mercy rapporte, à cette même date, un entretien confidentiel entre la jeune souveraine et lui, où elle sollicite son avis pour le remplacement du Mentor : « Comment trouver, lui demande-t-elle, un sujet qui nie convienne, ainsi qu’au bien de la chose ? Cherchez-le-moi ; je ne pourrais m’en rapporter qu’a vous[70]. » Mais Mercy-Argenteau demeure singulièrement sceptique sur la démission du vieillard : « Ce propos, écrit-il, d’une apparence si importante, quoique tenu de bonne foi, n’en est pas moins illusoire. »

Rien de plus justifié que l’incrédulité de Mercy. Le lendemain même du jour où il expédiait cette dépêche, Maurepas avait avec Louis XVI une longue conversation, et il y insistait si fort pour faire agréer Puységur, qu’il arrachait, ou peu s’en faut, le consentement du Roi. « Je ne crois pas que la Reine ait quelque chose contre celui-là ? » interrogeait pourtant le prince avec une légère inquiétude[71]. Et Maurepas s’efforçait de rassurer ce scrupule conjugal. Adiré vrai, l’insouciance de Marie-Antoinette, son « manque de nerf, » comme dit Besenval, furent sur le point de donner raison au Mentor. Informé par le Roi lui-même de la promesse faite à Maurepas, elle se borna à de faibles réserves et n’osa pas opposer son veto. L’après-dinée du 24 décembre, comme la Cour, selon l’habitude à la veille de Noël, était « aux porcelaines, » qu’on exposait tous les ans, a cette date, dans les appartenions du Roi, la Reine, « tirant à part » Mme de Polignac, lui « souffla dans l’oreille » que la partie était perdue, que le portefeuille de la Guerre serait pour Puységur. Sans s’émouvoir, en apparence, de cette révélation, sentant d’ailleurs peser sur elle les regards curieux de la foule, la duchesse ne répliqua rien, mais elle rentra promptement chez elle, où elle trouva Vaudreuil et d’Adhémar. On se concerta à la hâte sur la situation ; il fut convenu que la duchesse enverrait sur l’heure un billet à Marie-Antoinette, où elle lui manderait simplement « qu’il était de la dernière conséquence qu’elle eut un entretien avec elle et qu’elle la suppliait de venir, dès qu’elle le pourrait. »

Onze heures du soir sonnaient, quand entra Marie-Antoinette. ’ L’entretien fut sérieux, et il fut décisif. Mme de Polignac « remontra avec force » la gravité des circonstances, le retentissement d’un échec. Elle décrivit la Cour entière, les ambassadeurs étrangers, le public parisien, suivant avec un ardent intérêt le combat engagé entre la reine de France et le ménage Maurepas, chacun se demandant quelle en serait l’issue. Elle piqua l’orgueil de la femme, en parlant du « soufflet affreux » qu’elle recevrait à tous les yeux, si elle était vaincue, de la joie insolente qu’en aurait le parti vainqueur. Bref, elle prêcha si habilement, elle déploya tant d’éloquence, que Marie-Antoinette sortit entièrement convaincue, échauffée pour la lutte, résolue aux « derniers efforts » pour s’assurer le gain de cette partie[72].

Dès sept heures du matin, elle était chez le Roi[73]et envoyait chercher Maurepas, qui accourait tout effaré. A peine mettait-il le pied dans la chambre, que la Reine prenait la parole, et, (initiant « le ton despotique » qu’elle employait trop souvent avec lui, elle exposait l’affaire dès l’origine, elle en rappelait tous les détails ; elle affirmait en termes modérés, qu’elle n’envisageait uniquement que le bien de l’Etat, que, si elle tenait pour Ségur, c’était qu’elle le croyait le plus propre à faire cette besogne et qu’aucune autre considération n’influait sur sa volonté. Puis, s’adressant plus directement à Maurepas, elle le priait d’expliquer nettement, sans ambages, quels étaient ses motifs pour s’opposer à cette nomination. Le Mentor, pris de court et mis au pied du mur, invoquait avec embarras quelques argumens assez faibles, se défendait de toute hostilité contre le marquis de Ségur, finissait même par quelques mots d’éloges sur le candidat de la Reine. Louis XVI, qui avait gardé jusqu’alors un silence plein d’incertitude, interpellait Maurepas : « Voyons, Monsieur, faites comme si vous étiez moi, décidez. — Je n’aurais garde de décider dans une telle compagnie, répliquait le vieillard, dont le malaise allait croissant, mais je persiste dans mon avis. — Et je vous en estime, interrompait la Reine, car je trouverais fort mal que vous en changiez pour moi. Cependant, moi non plus, je ne puis pas changer. »

Ici, Louis XVI balbutiait quelques mots, que l’on pouvait interpréter comme favorables à Ségur. Aussitôt Marie-Antoinette prenait la balle au bond et, transformant avec audace une vague approbation en injonction formelle, elle retournait au ton impératif : « Monsieur, disait-elle à Maurepas, vous entendez la volonté du Roi. Envoyez tout de suite chercher M. de Ségur, et apprenez-la-lui. » Il n’était plus qu’à obéir. Le vieillard s’inclina, se dirigea vers la porte en silence. Comme il passait auprès du Roi, Louis XVI parut soudain pris de honte, d’inquiétude, peut-être de remords ; il l’arrêta, saisit sa main et la pressa fortement dans les siennes, puis se penchant vers lui : « Ne m’abandonnez pas ! » lui murmura-t-il à l’oreille.


Marquis DE SEGUR.

  1. Copyright by Calmann-Lévy. 1912.
  2. Voyez la Revue du 1er novembre.
  3. Juillet 1775. — Correspondance publiée par d’Arneth.
  4. Lettre du 15 juillet 1780. — Ibidem.
  5. Journal de Véri, 1779.
  6. Journal de Véri, 1779.
  7. Lettre de Mercy à l’Impératrice, du 17 mai 1779. — Correspondance publiée par d’Arneth.
  8. Journal de Véri, 1778.
  9. Journal de Véri, 1779.
  10. Correspondance publiée par Lescure, 10 octobre 1778.
  11. Journal de Hardy. 21 décembre 1778. — Madame Royale naquit le 19 décembre, à onze heures et demie du matin.
  12. Lettre à l’Impératrice du 25 janvier 1779. — Correspondance publiée par d’Arneth.
  13. Lettres de Mercy à l’Impératrice et de l’Impératrice à Mercy, des 15 et 39 avril 1779. — Correspondance publiée par d’Arneth.
  14. Lettre du 16 août 1779. — Correspondance publiée par d’Arneth.
  15. Journal de l’abbé de Véri, 1779.
  16. Lettres de Mercy à l’Impératrice du 17 novembre 1779. — Correspondance publiée par d’Arneth.
  17. Journal de Hardy, 1779.
  18. Correspondance secrète publiée par Lescure, 17 février 1777.
  19. Lettre à Mme Necker du 14 janvier 1780. — Archives de Coppet.
  20. Correspondance publiée par Lescure, 13 novembre 1778, 5 juillet 1779. — Journal de Hardy, 1779. — Mémoires de Soulavie. — L’Espion anglais, etc.
  21. Journal de Hardy, juillet 1780.
  22. Lettres de Kageneck, 10 juillet 1779. — Correspondance de Métra, 21 juillet 1779.
  23. D’après le Journal de Hardy, entre le comte d’Estaing et Sartine, la tension était arrivée à tel point, que le premier avait refusé un beau jour d’adresser ses dépêches au ministre de la Marine et qu’il avait obtenu de Louis XVI la permission de correspondre directement avec lui. — Septembre 1779.
  24. Journal de Hardy. 14 janvier 1780.
  25. Gazette de France du 30 mai 1780. — Journal de Hardy, mai 1780.
  26. Lettre à l’Impératrice du 18 novembre 1780. — Correspondance publiée par d’Arneth.
  27. Journal de Veri.
  28. Né en 1727, il avait alors cinquante-trois ans.
  29. Journal de Véri, septembre 1780.
  30. Ibidem, octobre 1780.
  31. Ibidem.
  32. Ibidem, et Lettres de Kageneck. 20 octobre 1780.
  33. Journal de Véri.
  34. Ibidem et Lettre de Mercy à l’Impératrice du 18 novembre 1780. — Correspondance publiée par d’Arneth.
  35. « M. de Maurepas ajoute Véri, demanda à Necker si la Reine, dans cette entrevue, avait parlé de lui : « Avec beaucoup de considération, » lui répondit Necker. Cette réponse ne se concilie pas avec divers indices que j’ai de l’opinion de la Reine. Selon moi, c’est une politesse de Necker… Voilà, termine le narrateur, le premier pas que nous voyons faire à la Reine pour se mêler des places ministérielles, avec le consentement du Roi, car elle a dit à Necker qu’elle avait la permission de son mari de lui parler de cette affaire. »
  36. Un arrêt du Conseil du 18 octobre 1778 avait formellement interdit aux trésoriers des divers départemens ministériels de faire des billets à terme sans l’autorisation de l’administration des finances. Le sieur de Saint-James, pour avoir contrevenu à cette défense, fut, le mois suivant, révoqué de son emploi, sur la demande de Necker. — Journal de Hardy, novembre 1780.
  37. Notice sur M. Necker, par Auguste de Staël, passim.
  38. Cet hôtel était tout voisin de la fontaine qu’on voit encore aujourd’hui dans cette rue.
  39. Journal de Véri, — Mémoires de Soulavie. d’Augeard, de l’abbé Georgel, etc.
  40. Lettre à l’Impératrice, du 18 novembre 1780. — Correspondance publiée par d’Arneth.
  41. Journal de Hardy, 15 octobre 1780.
  42. Ibidem.
  43. Mémoires de l’abbé Georgel.
  44. Mémoires de l’abbé Georgel.
  45. Journal de Véri. — Mémoires de Soulavie, de Marmontel, de l’abbé Georgel
  46. Le fait était faux. Sartine, d’après les plus sûrs témoignages, n’avait en propre, en quittant le pouvoir, qu’une vingtaine de mille livres de rente.
  47. Journal de Hardy, 20 octobre 1780.
  48. Journal du duc de Croy, 1780.
  49. Lettre de Mercy à l’Impératrice, du 18 novembre 1780, passim.
  50. Journal de Hardy. 3 janvier 1780.
  51. Après le combat naval d’Ouessant, où le Duc de Chartres, conjointement avec d’Orvilliers, commandait l’escadre française, les amis du jeune prince avaient fait sonner haut ses prétendus exploits, dont les relations officielles donnaient lieu de douter. Peu de temps après, revenu à Paris, le Duc de Chartres, entrant à l’Opéra, était salué par une ovation du public. Mme Amelot, qui se trouvait dans la loge de Maurepas, interrogea celui-ci sur le motif de ces acclamations. Le vieux ministre, à cette question, répondit par cette citation :

    Jason partit, je le sais bien ;
    Mais que fit-il ? Il ne fit rien.

    Le propos, répété au prince, excita son ressentiment. Il attribuait, de plus, en grande partie à M. de Maurepas la résistance que rencontrait son vif désir d’être nommé amiral de France. C’est ce qui le jeta du côté de Necker et de son parti.

  52. Journal de Véri. — Correspondance publiée par d’Arneth.
  53. Correspondance secrète publiée par Lescure. mai 1778. — Corr. de Métra. — L’Espion anglais, etc.
  54. Lettres de Kageneck, 1er octobre 1780.
  55. Correspondance publiée par Lescure. — Mémoires du baron de Besenval.
  56. J’ai consulté, pour l’épisode qui suit, le Journal de Véri, le Journal de Hardy, les Mémoires de Besenval, les Souvenirs et anecdotes du comte de Ségur, les Lettres de Kageneck, etc.
  57. Lettres historiques, politiques et militaires du chevalier de Metternich, décembre 1780.
  58. Mémoires de Besenval, tome II.
  59. Souvenirs et anecdotes du comte de Ségur. — Lettres de Kageneck,
  60. Il avait alors cinquante-six ans.
  61. Mémoires de Besenval, passim.
  62. Il avait été fait premier écuyer du Roi.
  63. Correspondance de Métra, 10 août 1779.
  64. Correspondance secrète publiée par Lescure, 28 novembre 1780.
  65. Mémoires de Besenval.
  66. Correspondance publiée par Lescure. — Correspondance de Métra. — L’Espion anglais.
  67. Journal de Véri. — Mémoires de Besenval.
  68. Mémoires de Montbarey, passim.
  69. Journal de Véri. — Souvenirs d’un chevau-léger, par le marquis de Belleval. — Correspondance du chevalier de Pujol, publiée par M. Paul Audebert, passim.
  70. Lettre du 22 décembre 1780 au prince de Kauntz. — Correspondance publiée par Flammermont.
  71. Journal de Véri.
  72. Mémoires de Besenval. — Journal de Véri.
  73. Pour la scène qui suit, j’ai combiné les détails donnés par l’abbé de Véri, interprète de Maurepas, avec ceux fournis par Besenval, écho de la société de la Reine. La concordance des deux versions garantit l’authenticité des paroles rapportées ci-après.