Au creux des sillons/6

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Éditions Édouard Garand (p. 23-24).

LE PROCÈS


Pendant toutes ces soirées de fêtes, les rapports avaient circulé, plus fantaisistes les uns que les autres. Ils commençaient tous invariablement par : Corriveau a dit, Lamarre a dit. Que de propos leur furent imputés, qu’ils n’avaient jamais tenus. Le tort de ces deux hommes était d’écouter trop volontiers les racontars contradictoires, mensongers, confus, invraisemblables.

Bientôt Corriveau n’y tint plus. Il fit servir à son ennemi une lettre de son avocat pour diffamation de caractère. Lamarre laissa la loi suivre son cours. Le procès devait avoir lieu à la fin de mars. De part et d’autre on recruta des témoins. Ce ne fut pas tâche facile. Il y en avait tant, leurs témoignages étaient si enchevêtrés, si opposés, si touffus. Les avocats étaient ravis que les choses fussent si embrouillées.

Cependant la paroisse était en feu. On prenait part pour l’un et pour l’autre. Partout, dans les familles, sur la route, à la porte de l’église, on ne parlait que du procès Corriveau-Lamarre. Les enfants eux-mêmes avaient une opinion. Il n’était pas rare qu’ils en vinssent aux mains pendant les récréations à l’école.

Paul et Jeanne étaient restés calmes au milieu de cette marée montante d’insultes et de haine. Leur beau rêve se mourait parmi tant d’infamies. On les éclaboussait, on voulait les impliquer dans les rancunes paternelles. Ils ne pouvaient plus se parler, sans cesse espionnés par leur famille et leurs voisins, mais ils lisaient dans leurs regards quand ils se rencontraient, la foi intacte qu’ils s’étaient jurée.

Corriveau avait déjà vendu son plus beau cheval, celui dont se servait Paul pour se promener le dimanche, et deux de ses meilleures vaches afin de payer les premiers frais.

Le jour de l’ouverture de la cour arriva. La veille ce fut tout un déplacement de la paroisse. Les uns y allaient pour témoigner, les autres attirés par la curiosité.

On questionna, on fit contredire les témoins, on leur fit dire ce que l’on voulait, on brouilla les cartes déjà si obscures, enfin on accumula les dossiers qui se réfutaient. Les avocats parlèrent longuement, abondamment, et après une grande journée d’interrogatoires, de pourparlers, de plaidoyers, le juge ne trouva pas Lamarre coupable des accusations portées contre lui.

Corriveau avait donc perdu. Il s’en retourna chez lui, la rage au cœur. Il en appela à un tribunal supérieur. Il vendit d’autres vaches, hypothéqua sa propriété pour payer ses avocats et pour entreprendre un nouveau procès.

La cour fut convoquée pour la fin de mai. Corriveau avait négligé ses semences pour occuper son temps en démarches, en voyages, en visites chez les uns et chez les autres. Il y eut nouveau déploiement de force judiciaire. Juges, avocats, greffiers, shérifs, huissiers, témoins, enfin tout l’apparat dont se pare la justice. Après deux jours de séance, la cour maintint et confirma le premier jugement.

Corriveau avait encore perdu. Il rentra chez lui, cette fois, moins aigri que découragé, atterré et dégoûté.

Il vendit tout ce qu’il pouvait vendre pour recueillir l’argent dont il avait besoin. Il chercha à en emprunter. Personne ne voulait lui en avancer. Il devint insolvable.