Au fond des bois/Caquetage
Caquetage
Dans un modeste village, habillé de verdure, enveloppé de silence. Au fond des cours réchauffées par le soleil de midi, des coqs chantent, des poules gloussent. Les chats, paresseux, s’étirent sur les vieux perrons de bois. Tandis que des odeurs de cuisine s’échappent des portes ouvertes, deux voisines caquettent sur leur seuil. Elles ne sont pas pressées. N’ont-elles pas le temps de causer pendant que le pot-au-feu mijote sur le poêle et que les légumes poussent dans le jardinet ? À la campagne, tout vit dans le calme, choses et gens. Rien ne les presse, rien ne les excite. Là, l’horloge n’indique pas d’un doigt rigide, d’un doigt de fer, les secondes, les minutes et les heures. Lentement, silencieusement, le soleil de Dieu se lève sur les moissons, et la rosée baigne l’herbe des plaines. Tout vit, tout se meut sans secousse et sans bruit, et sur le seuil des portes les voisines caquettent à leur aise.
Ce sont deux vieilles, une grande, une courte. La courte, toute ridée, a la peau comme du bronze. C’est une grosse femme à l’air bon enfant, à la lèvre moqueuse, à l’œil fin. Sa jupe ample est d’indienne fleurie, aux dessins effacés. Ses cheveux sont lisses et retenus dans un chignon bien tourné.
L’autre, la grande, habillée avec un peu plus de recherche, porte autour du cou un bout de fine dentelle blanche. Sa taille est élancée et gracieuse. Elle revient du jardin, où elle a sarclé dans les choux. Sous son chapeau de paille noire orné d’une fleur défraîchie, qu’elle est jolie avec son petit visage rose et duveté, pareil à une pêche trop mûre !
Comme entrée en matière il est toujours question de la température.
— Beau temps !
— Oui, pensez-vous s’il fait beau ! Ça va bien dans les jardins. Espérons que ça va durer.
— Changement de propos, avez-vous vu passer le mariage, la Rose à François L. avec le plus vieux chez Josaphat B. ? Croyez-vous si elle est folle cette petite ! La plus jolie fille du comté qui épouse le plus pauvre garçon du village. Pauvre petite, elle ne sera pas lente à le regretter. La misère, la pauvreté, quelle belle affaire ! Tenez, l’amour, y a rien de plus fou, y a rien de plus fou !
— Je sais pas, je sais pas, reprend l’autre vieille, la grande ; je suis pas prête à dire cela. Le temps de l’amour c’est le plus beau temps de la vie. Si c’est une folie, il y a bien des fous… Vous, aussi bien que moi, vous avez été folle de cette façon-là !… La petite Rose à François a choisi celui-là parce qu’il est dans ses goûts. Quand on aime on voit tout en rose, on est heureux.
— Oui, on est heureux, pour quelques jours. À quoi sert l’amour quand on n’a pas de pain à se mettre dans la bouche ? Oui, elle voit tout en rose, mais pensez donc, si la maladie le prenait, lui pas un sou de côté ; elle verrait tout en noir… je vous le dis, moi, l’amour, y a rien de plus fou…
— Je sais pas, je sais pas, reprend encore la fine vieille au visage rose. Quand on est jeune, on a la santé et l’énergie. Le ciel vient en aide aux gens de bonne volonté, Il faut compter un peu sur la Providence. Moi, quand je me suis mariée avec mon pauvre Étienne, on avait juste deux cuillers pour manger notre soupe. Et pourtant, j’ai été heureuse, oui, j’ai été heureuse… »
Et la belle vieille au visage comme une pêche redresse sa longue taille finement drapée dans une robe de popeline brune. Son œil bleu brille étrangement sous son grand chapeau de paille, orné d’une fleur défraîchie. Oui, son œil brille d’une grande flamme, car, soudain, parmi les ombres du passé, elle revoit sa joyeuse jeunesse, ses jours tissés de soleil et d’amour. Elle se revoit jeune fille rieuse. Ses paupières émues s’abaissent, et son âme se recueille dans l’ivresse d’un souvenir adoré… Et son beau visage rose et duveté comme une pêche devient encore plus beau de tristesse et de bonté résignée.
L’angélus tinte lentement dans le jour calme. Les deux vieilles disparaissent.
Et je me prends à songer, malgré moi, à tout ce qui passe, à tout ce qui meurt, à toutes ces belles jeunes filles devenues de petites vieilles. Hélas ! oui, jeunesse, beauté, rêves, espoirs, amours, tout s’efface, tout fuit. Mais il est une chose qui survit dans le naufrage des ans, une chose qui croît comme une fleur d’ombre, dans le jardin de nos cœurs. C’est l’immortelle fleur du souvenir. C’est cette fleur secrète et divine qui met sur vos lèvres ce sourire, petite vieille au visage rose et duveté comme une pêche trop mûre !…