Au fond des bois/L’Outarde

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L’Outarde


C’était une belle outarde à la tête fine et reluisante, au col soyeux, aux ailes teintées d’un bleu de mer charmant. Elle avait de petits yeux noirs brillants comme des perles, et qui nous regardaient d’un air moqueur. Elle savait se tenir droite et digne dans son malheur, comme une reine en exil. Et nous l’aimions plus qu’on ne peut dire.

Sa capture fut un coup de hasard en même temps qu’un coup d’adresse. Mon frère s’en empara par un soir de chasse, alors qu’il poursuivait avec acharnement une bande de ces canards sauvages qui s’envolent au moindre bruit. Ils allaient d’anse en anse et d’îlot en îlot. Quand les oiseaux fugitifs se rapprochaient de terre, le chasseur tenace sautait rapidement de sa chaloupe, et s’enfonçait dans ces hautes herbes qui masquent les bords des rivières. Là, avec un soin extrême, il se cachait au milieu des tiges et, mettant un genou en terre, il épaulait, prêt à tirer… Mais, hélas ! la déception ne tardait guère. Ouf ! Un bruit d’eau qu’on secoue, des battements d’ailes et les canards n’y étaient déjà plus. Chaque fois que leur caprice les dirigeait du côté de l’eau profonde, le jeune chasseur de nouveau montait dans sa chaloupe, et partait à leur recherche, avec l’aviron et le fusil.

Ce soir-là, il ne rapporta pas de canards, mais il arriva, heureux comme un conquérant, tenant précieusement entre ses bras cette belle outarde vivante qui se cachait la tête sous son aile. C’est dans une haute touffe de fenouils qu’il l’aperçut, se débattant, prise comme dans un filet. Elle semblait être blessée à une aile, et emprisonnée par les pattes dans ce réseau, elle ne pouvait s’enfuir. « On est armé quand on est ailé »… Privée de la puissance de ses ailes, l’outarde ne pouvait ni se défendre ni se sauver. Le chasseur n’eut pas de peine à la saisir, et il l’emporta, triomphant.

De crainte que les poules ne fussent pas bien disposées envers la nouvelle venue, nous lui fîmes dans le poulailler un coin à part où elle était bien chez elle. Son enclos fut entouré de pieux faits avec de jeunes aulnes, et cette clôture fut entièrement garnie de feuillages entrelacés. Avec un peu de bonne volonté notre jeune captive pouvait se croire sur les bords ombreux des séduisantes rivières. Elle mangeait avec voracité tout ce qu’on lui apportait, et elle semblait heureuse.

Nous l’avions attachée par la patte avec une corde qui lui permettait un peu de promenade dans les alentours. Son enclos possédait aussi une porte rustique qu’on ouvrait et fermait à volonté. Elle dévastait le persil du jardin, et personne n’y trouvait à redire. Elle s’amusait beaucoup avec les petits poulets, leur donnant coups de bec et coups de patte, et les entraînant à plaisir dans l’herbe. Cet oiseau sauvage, qui prenait pourtant peu de place, était pour nous un bien rare, une sorte de trésor. Mon frère ne passait jamais près de l’enclos sans regarder avec orgueil sa précieuse trouvaille.

Or, un soir, voici ce qui arriva. C’était un de ces soirs plus beaux que le jour, débordant d’échos, de chants et de soupirs… Les feuilles bruissaient, les branches murmuraient, les oiseaux chuchotaient dans l’ombre… Au bord des lacs majestueux les cimes miraient leurs profondeurs sans fin. Ici, on entendait le nasillement des canards et des bécasses, le coassement des grenouilles, « le tire-lire » des alouettes… Plus loin, c’étaient les appels plaintifs du chevreuil et les bramements de l’orignal. Tout n’était que vie et tressaillement. Assise au seuil de la porte, j’écoutais avec ravissement ces bruits et ces chants qui sont comme la respiration harmonieuse de la terre. Soudain, une troupe d’outardes libres passa au-dessus de nous.

Elles étaient bien une vingtaine. Emportées dans l’ivresse de leur vol, elles jetaient des cris de joie qui se répercutaient de cime en cime, de forêt en forêt. Et j’entendis alors — ô cruel souvenir ! — notre outarde à nous que tous croyaient heureuse, je l’entendis battre des ailes avec violence, et jeter dans l’air sonore un cri de détresse, un cri immense qui sembla remuer les entrailles de la terre, et s’étendre jusqu’aux plus hauts sommets des monts !… L’outarde captive répondait à ses sœurs libres ; elle leur lançait un cri d’angoisse dans lequel un monde de tristesse était contenu ! Ah ! ce cri, ce cri désespéré, qu’il était triste dans ce soir plein de vie et de flamme ! Il m’entra dans le cœur comme une plainte comme un reproche, comme un remords… Je fus prise de pitié pour la pauvre bête, et je formai secrètement le projet de la libérer.

Est-ce un regard de Dieu qui tombe sur nous ? Il y a des jours où l’on se sent meilleur, où l’on est enclin à toutes les bontés. Ce soir-là, j’aurais voulu délivrer tous les malheureux de leur souffrance, et sécher tous les yeux humains de leurs larmes. La vue de cette outarde captive m’était maintenant une torture, et je souffrais pour elle comme l’exilé doit souffrir loin de sa patrie…

Un soir, profitant d’un moment où j’étais seule, je pris mes ciseaux et me dirigeai du côté du poulailler. Une lune ronde et brillante éclairait tout devant moi, jusqu’aux plus sombres profondeurs. Les arbres semblaient être une multitude d’ailes brillantes. J’entrai doucement dans l’enclos. L’outarde dormait, seule, en son coin, le cou plié sous son aile. Je m’approchai d’elle sans bruit, et quand elle ouvrit ses petits yeux brillants j’avais déjà coupé d’un trait la corde qui la retenait prisonnière. Encore engourdie par le sommeil, elle ne comprit pas tout de suite son bonheur. Elle me regardait d’un air étonné. Alors, je la pris dans mes bras, je la secouai, et je lui ouvris les deux ailes en disant : « Va, ma belle captive, ma pauvre exilée, va, je te rends ta liberté ! Va retrouver tes sœurs, va voler avec elles dans les grands espaces bleus, et sur les ondes paisibles où le divin silence règne dans les brumes du soir ! Tu n’auras plus la nostalgie des landes brunes, des rivières chantantes, et des montagnes vertes aux noires profondeurs ! Va, je te rends ton pays natal, ta rivière aux bords fleuris, l’air, le soleil, la vie. Va-t-en ma belle captive ! » Et elle s’en alla. Elle se dressa sur ses pattes, se débattit, se secoua, puis s’élançant de toute la force de ses ailes, elle s’enfuit. Quelques instants après, je ne la voyais plus. Le lendemain, je crus reconnaître son cri parmi les bruits multiples qu’apporte le vent du soir. Et ce cri chantait la délivrance et la joie…

J’ai songé bien des fois à l’outarde captive. Durant son exil, elle était l’image de ces êtres vulgaires que nulle pensée haute n’élève. La plaine les retient. Ils ne voient pas les cimes. Ils sont paralysés dans le limon de la terre, et rien ne peut les sortir de leur prison et de leur nuit. Au contraire, les âmes vibrantes ont des ailes. Comme l’outarde délivrée de ses liens, elles peuvent à toute heure du jour et de la nuit fuir vers la lumière du ciel. L’outarde libre, c’est l’âme humaine forte de sa pensée, de sa méditation, de son idéal. Comme l’oiseau elle vole, elle monte, elle monte, dans une folle et sauvage joie…

— Volez donc, ô notre âme, puisque vous avez des ailes ! Au printemps, quand la terre s’éveille et chante son cantique de vie, volez avec les oiseaux et les fleurs, volez avec les papillons et les colibris. En automne, volez avec les graines voyageuses qui transportent la joie dans l’air, volez avec les nuages légers, avec le riche parfum des champs mûris, volez avec les brises embaumées, avec le souffle des forêts pleines de bruits d’ailes et de merveilleuses éclosions ! Ne soyez pas le ver qui rampe ; soyez l’oiseau qui plane. En été, volez avec les senteurs et les sèves ; en hiver, volez avec les neiges et leurs puretés. Volez donc, ô notre âme, dans la lumière, vers la Beauté, jusqu’au jour où, comme pour l’outarde captive, une main secourable rompra vos liens et vous permettra de monter, de monter, jusqu’à vous perdre dans l’Infini !