Au fond des bois/Les deux Compagnes

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Les deux Compagnes


CONTE DE NOËL

C’était une pauvre vieille femme, très pauvre, très vieille, — elle se nommait Flavie — qui n’avait pour tout bien au monde que sa vache. Cette vache était la plus belle qu’on puisse voir. Sa tête était gracieuse, ses yeux bruns et doux, et ses cornes dorées comme un croissant de lune.

La vieille l’aimait comme un trésor et elle y tenait comme à la prunelle de ses yeux. On les voyait toujours ensemble. Elles étaient inséparables. Qui rencontrait l’une rencontrait l’autre. Les gens qui les voyaient passer disaient d’un air moqueur : « C’est la vieille Flavie avec sa vache. »

Chaque printemps, dès que les petites mousses recommençaient à tisser leur dentelle sur les épaules de la terre, la vieille Flavie menait sa vache paître au bord des sentiers sauvages qui sentent la menthe et la fougère. La pauvre vieille qui n’avait pas d’autre amie lui parlait à tout propos comme on parle à une compagne. L’automne, elle se faisait une ample provision de bois mort qu’elle apportait en fagots sur ses épaules, et tandis que la brunante tombait, elle revenait à sa pauvre demeure, suivie de la chère bête dont le lait était son unique nourriture.

Que serait-elle devenue sans cette précieuse compagne ? Sans parents, sans soutien, n’ayant que des voisins indifférents ou sournois, que serait-elle devenue sans sa vache qui lui procurait chaque jour sa subsistance, et qui, souvent, dans les grands froids de l’hiver, quand le bois manquait, la ranimait de son haleine et de la chaleur de son corps ?

L’hiver était arrivé, et de nouveau la campagne était devenue toute blanche. Les petits arbres ne se voyaient plus. Les gros sapins eux-mêmes ployaient sous leur couronne étincelante, et dans les champs de neige, les humbles toits fumaient. Et voilà que Noël approchait avec ses concerts célestes et ses visions de Paradis.

La vieille Flavie était dévorée du désir d’aller à la messe de minuit. « Ce sera, sans doute, la dernière fois de ma vie, se disait-elle. Je vieillis ; me voilà vieille, bien vieille. Mais j’ai de bonnes jambes encore. Et je connais bien le chemin. Après tout, il n’y a qu’un petit bout de bois à traverser ; le reste est du chemin battu… Et le temps s’annonce très doux… Ah ! revoir encore une fois cette crèche toute ruisselante de feux, et l’Enfant-Jésus couché sur la paille fraîche, et la Sainte-Vierge en robe bleue, et Saint-Joseph avec son rabot, tout en rouge, et puis les Rois Mages avec leurs couronnes magnifiques, et puis les Bergers et les moutons !… S’agenouiller encore une fois auprès de ce petit Enfant blond, maître du monde, qui sourit, qui attire, qui pardonne et qui bénit ! Pleurer auprès de lui comme autrefois, lui demander ses bénédictions pour sa vache et pour elle ! » Tel était le rêve qui mettait l’extase au fond de ses yeux.

À mesure que les jours avançaient, de plus en plus son rêve se précisait. Elle irait à la messe de minuit. Elle partirait quelques heures d’avance — puisqu’elle ne marche pas vite — et elle emmènerait sa vache au bout d’une corde. Pas un instant, elle ne songea à la laisser seule dans sa mansarde. Cela était une chose impossible. La pauvre bête, affolée par l’ennui, pourrait avec ses sabots éparpiller les fagots en flamme, mettre le feu au logis et y brûler vive. Ou bien, quelque méchant voisin — elle en connaissait — ayant vent de son absence, viendrait peut-être la lui enlever pour toujours. Un frisson d’horreur la secouait toute quand elle pensait à ces choses. Non, non, elle ne voulait pas de ces inquiétudes atroces. Elle emmènera sa compagne avec elle jusqu’à l’église. Là, elle l’attachera sur le seuil, près d’une porte entrebâillée, où ses grands yeux pourront apercevoir l’Enfant merveilleux couché sur la paille.

La nuit de Noël était enfin venue. Un ciel bleu, d’un bleu uniformément sombre, s’étendait sur les plaines et les cimes toutes blanches. Les sapins des forêts, droits et calmes, ressemblaient à des légions de moines noirs marchant dans la lumière. En haut, quelques étoiles s’accrochaient aux arbres dont les branches retombaient sous le poids des dernières neiges. Tout autour, les montagnes dormaient.

Flavie et sa compagne s’en vont, l’une devant l’autre, à travers le petit bois sombre qui les sépare du village. La neige fraîchement tombée cache les petits sentiers bien connus. La marche est difficile dans ce fouillis de branches sèches entremêlées les unes aux autres. Mais, cependant, elles avancent peu à peu. Un pas après un pas, une côte après une côte. La pauvre vieille se sent un courage jusque là inconnu. Dans les éclaircies, elle voit déjà les lueurs des cierges, et elle croit entendre le bruit soyeux d’une légion d’ailes d’anges. Des sons de cloches, des bribes de cantiques lui viennent de partout.

Il est né Le Divin Enfant
Jouez hautbois, résonnez musettes…

Déjà elle est ravie de joie, elle est tout près de pleurer d’attendrissement. Elle croit reconnaître là-bas la voix des chantres accompagnée des orgues harmonieuses chantant le

Venez Divin Messie…

Mais, parfois, ses jambes, pesamment et grossièrement vêtues, enfoncent dans la neige meuble. Ses membres engourdis et sans force peuvent à peine se tirer de ces trous. Hélas ! le temps coule sur elle sans qu’elle en ait conscience. Et le petit bois n’est pas encore traversé. Elle ne pense plus à rien, elle ne voit plus rien que la féerique église, et ses lumières, et sa crèche. La douleur naît dans ses membres et la sueur sur son front. La vache, haletante, inquiète, s’est arrêtée aussi. Elle ne peut pas aller plus loin. Voilà maintenant qu’il commence à neiger et que le vent s’élève. Est-ce un crépuscule éternel ou une aube interminable ? La cime des arbres s’agite. Des nuages noirs passent en rafales. La vieille Flavie essaie d’avancer encore. Sa bouche est amère et ses yeux sont lourds, mais dans la trouble clarté elle distingue toujours un clocher lumineux, des ailes angéliques, et l’Enfant-Jésus, et les Bergers, et les moutons… Elle se relève et retombe, se relève et retombe encore. Cette fois, elle ne se relèvera plus. Ses membres glacés refusent tout effort. Le froid maintenant mord sa chair sous les hardes, et l’air est coupant comme une lame d’acier. Sa compagne aussi, se laisse tomber. Elles se serrent l’une contre l’autre comme elles ont coutume de faire pour se réchauffer. Et la neige tombe sur elles, lentement, lourdement. Et le vent, et la tempête, forces irrésistibles, les couchent toutes deux, les ensevelissent comme en un cimetière blanc…

Voilà donc que la mort les avait mises sur la route du Paradis. Elles eurent vite fait d’en atteindre le seuil. Tout de suite, saint Pierre s’avança pour les recevoir. Il n’eut aucune surprise en apercevant la vieille Flavie qui, toute craintive et rougissante, le regardait d’un air suppliant. Ah ! il en avait bien vu, il en voyait bien souvent de ces bonnes petites vieilles, toutes menues, toutes rapetissées, dont les paupières sont brûlées par les veilles et les doigts usés par les grains du chapelet !

— « Ah ! oui, entrez, entrez, bonne femme, fit saint Pierre ; il y a place pour toutes les braves gens. Mais celle-là, dit-il, en regardant la belle vache aux yeux de velours, celle-là n’entrera pas ici. Ce n’est pas dans nos habitudes. »

En entendant ces mots, la pauvre vieille se mit à pleurer. Un chagrin affreux lui déchirait l’âme. Elle se cachait le visage dans les mains, et sa gorge était soulevée par de longs sanglots. — « Ne nous séparez pas ! Ne nous séparez pas ! gémissait-elle. Elle a toujours été mon unique compagne et mon seul bien. Elle me nourrissait de son lait et me ranimait de son haleine, tandis que les humains, mes frères, ne me donnaient ni une parcelle de feu, ni une bouchée de pain. Elle est ce que j’ai de plus cher et de plus précieux. Ne nous séparez pas ! Ne nous séparez pas ! » Et ses gémissements éveillaient les échos célestes.

Alors Notre-Seigneur survint, et il dit à saint Pierre : — « C’est Noël, c’est la joie sur la terre et dans les cieux. Paix à tous les hommes et à toutes les bêtes ! Il serait cruel de séparer ces deux êtres. Laissez entrer la vieille et sa compagne en reconnaissance des services que les animaux rendent à l’humanité… Dans l’étable de Bethléem, n’étais-je pas heureux de trouver l’âne et le bœuf qui me réchauffaient de leur souffle ? Et n’est-ce pas sur le dos d’un mulet docile que Joseph et la Vierge, ma mère, s’enfuirent pour me ravir aux fureurs d’Hérode ? Oui, laissez-les entrer toutes deux. Elles voisineront avec saint Roch et son chien, ou avec saint François d’Assise et ses innombrables alouettes. »

Et c’est ainsi que la vieille Flavie entra avec sa vache au Paradis.