Au fond du verre : histoires d’ivrognes/Dans un nuage d’alcool

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Maison du Tiers-ordre (p. 30-31).

Dans un nuage d’alcool.



La boisson fait mourir, mais quel ivrogne, dans l’instant même qu’elle le tue, en veut-il convenir ?

Au cours d’une de mes missions, un vendeur de boisson doublé d’un buveur tomba malade, et malade à mourir, comme le déclara le médecin. On appela le missionnaire : je me rendis auprès du moribond. C’était un gros homme, bouffi, à la figure couperosée ; dans la petite chambre où il se mourait au sein d’une chaleur étouffante, on respirait un air lourd, empuanti d’alcool bien que le malade n’en eût pas bu depuis plusieurs jours.

Il allait trépasser, c’était clair ; et sa respiration pénible disait assez ce qui le tuait : la dégénérescence graisseuse du cœur, maladie commune chez les buveurs. L’alcool recouvre le cœur d’une couche épaisse de graisse, qui en gêne les mouvements et finit par les arrêter ; c’est la mort…

J’insinuai à mon homme qu’il se mourait d’avoir bu… Il se récria, faillit se fâcher… « Mais je ne suis pas un ivrogne ! je ne me dérange jamais…

— Voyons, combien buvez-vous de petits verres par jour ?

— Peut-être 7 ou 8 verres de gin.

— Y a-t-il bien longtemps que vous buvez ?

— J’ai commencé lorsque j’ai pris le commerce des boissons, il y a 6 ou 7 ans.

— Je prenais d’abord quelques verres de bière, puis je passai au gin… Ah ! je regrette bien d’avoir tenu ce commerce. Mais ce n’est pas la boisson qui me fait mourir, vous le voyez, mon père. »

Je voyais tout le contraire. Du reste, le verdict du médecin était formel : le malheureux se mourait d’avoir bu. Mais comme il n’importait guère de l’en persuader, je changeai de sujet, et lui parlai des affaires de son âme, qui pressaient beaucoup plus.

Il mourut au cours de la mission, qui était une mission de tempérance. J’admirai comme Dieu se sert parfois de certains ivrognes pour prêcher les autres.

Je n’assistai pas aux derniers moments du moribond. Un témoin me rapporta que son dernier hoquet puait le gin, ajoutant cette réflexion que l’âme du défunt avait paru devant Dieu enveloppée « dans un nuage d’alcool ».