Au fond du verre : histoires d’ivrognes/Veillée funèbre

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Maison du Tiers-ordre (p. 20-22).

Veillée funèbre



Donc, il est mort, Joe leur copain, le troisième du trio d’ivrognes.

S’est-il repenti de s’être tué à boire, d’avoir tant fait souffrir sa pauvre femme et ses enfants ? Toujours est-il que l’âme depuis cinquante ans immergée dans ce tonneau de whisky, en est enfin sortie pour paraître devant son Juge ; et que le cadavre est là, sur deux planches, rigide dans son habit noir : mains jointes, yeux clos, visage creusé, basané, laid…

Pour tentures mortuaires, des draps de lit. Sur une table, un crucifix entre deux cierges, de l’eau bénite avec un rameau pour en asperger le mort — de l’eau bénite et une grande bouteille de whisky…

Du whisky, car la veillée funèbre, cette nuit, est faite par Ripoche et Buvron, deux bons ivrognes, les deux survivants du trio maintenant brisé. Ne faut-il pas de la boisson pour se tenir éveillé ?… pour noyer son chagrin ?

Car ils ont bien du chagrin, Buvron et Ripoche, de voir leur ami sur deux planches, rigide, les mains jointes… (comme plus haut)

Leur chagrin est d’abord silencieux. Compassés sur deux fauteuils de salon, ils regardent le cadavre, tournant entre leurs doigts désaccoutumés un chapelet emprunté à la femme.

Le mutisme, l’inaction leur pèsent : ça ne peut pas durer indéfiniment ; ils risquent d’abord quelques réflexions, coupées de longs silences, de silences gênés.

« Pauvre Joe, crois-tu qu’il a été vite ! cinq jours au lit, rien que ça…

— Il est bien changé…

— De quoi est-il mort, sais-tu ?…

— Il paraît qu’il a attrapé du froid pour être resté couché dehors, et que ça a tourné en pleurésie. Il n’a pas pu la cracher et il en est mort…

— Pauvre Joe, ça me fait de la peine, je l’aimais bien…

— Moi aussi.

— Passe-moi donc la bouteille…

Tous deux boivent à même le goulot, longuement…

Silence. Puis, timide reprise :

« C’était un bon garçon…

— Et puis on s’amusait bien avec lui : il aimait à rire…

— Avec ça, pas de malice, il n’aurait pas tué une mouche…

— Il aimait bien à prendre un petit coup avec les amis…

— Tiens, passe-moi encore la bouteille,… je crois que j’ai envie de pleurer… » Et ainsi de suite, durant une heure.

Leur chagrin a vite sombré sous les fréquentes lampées de whisky… les silences sont moins longs… les voilà expansifs… ils ne sont plus rigides sur les chaises trop solennelles… Ils bavardent et bavent comme au cabaret. Ils plaisantent, rient autour du cadavre, l’apostrophent avec des propos grossiers, burlesques…

Il y a quelque chose d’affreusement douloureux dans ce spectacle.

Soudain, Buvron a une idée.

« Dis donc, Ripoche, ce pauvre Joe, il ne boira plus ; on va lui payer la traite une dernière fois… »

Un rire épais, sans paroles, accueille la proposition. À deux ils saisissent le cadavre à bras-le-corps, le tirent du lit, l’appuient au mur… Pendant que Buvron, avec effort, le maintient debout, l’autre vide dans la bouche du mort le reste de la bouteille…

Ils n’en peuvent plus de rire. Le cadavre s’affale par terre, sa bouche rend le liquide…

Le matin, Ripoche et Buvron ronflaient sur le plancher, dans une mare de whisky, collés au cadavre qu’ils tenaient embrassé…