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Au jardin de l’infante/Extrême-Orient

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Au jardin de l’infanteMercure de FranceŒuvres de Albert Samain, t. 1 (p. 149-154).

EXTRÊME-ORIENT

I

Le fleuve au vent du soir fait chanter ses roseaux.
Seul je m’en suis allé. — J’ai dénoué l’amarre,
Puis je me suis couché dans ma jonque bizarre,
Sans bruit, de peur de faire envoler les oiseaux.


Et nous sommes partis, tous deux, au fil de l’eau,
Sans savoir où, très lentement. — Ô charme rare,
Que donne un inconnu fluide où l’on s’égare !…
Par instants, j’arrêtais quelque frêle rameau.



Et je restais, bercé sur un flot d’indolence,
À respirer ton âme, ô beau soir de silence…
Car j’ai l’amour subtil du crépuscule fin ;


L’eau musicale et triste est la sœur de mon rêve,
Ma tasse est diaphane, et je porte, sans fin,
Un cœur mélancolique où la lune se lève.

II

La vie est une fleur que je respire à peine,
Car tout parfum terrestre est douloureux au fond.
J’ignore l’heure vaine, et les hommes qui vont,
Et dans l’Île d’Émail ma fantaisie est reine.


Mes bonheurs délicats sont faits de porcelaine,
Je n’y touche jamais qu’avec un soin profond ;
Et l’azur fin, qu’exhale en fumant mon thé blond,
En sa fuite odorante emporte au loin ma peine.



J’habite un kiosque rose au fond du merveilleux.
J’y passe tout le jour à voir de ma fenêtre
Les fleuves d’or parmi les paysages bleus ;


Et, poète royal en robe vermillon,
Autour de l’éventail fleuri qui l’a fait naître,
Je regarde voler mon rêve, papillon.

III

Je n’ai plus le grand cœur des époques nubiles,
Où mon sang eût jailli, superbe, en maints combats.
Le sang coule si rare en l’Empire si las !
Et le fer truculent meurtrit nos yeux débiles.


Trop riche du trésor des papyrus falots,
Notre âme sous son poids de sagesse succombe.
Nos dieux sont décrépits, et la misère en tombe.
L’Espérance est avare, et nous naissons vieillots.



Tournant sur ses genoux ses pouces symboliques,
Notre esprit séculaire, encombré de reliques,
Tisse l’or compliqué des rêves précieux.


Craintive et repliée au centre de sa vie,
Notre âme est sans amour, sans haine, sans envie ;
Et l’Ennui dans nos cœurs neige, silencieux…