Aller au contenu

Au jardin de l’infante/Tsilla

La bibliothèque libre.
Au jardin de l’infanteMercure de FranceŒuvres de Albert Samain, t. 1 (p. 225-229).

TSILLA

C’était aux temps premiers où les brûlants archanges,
Qui volent d’astre en astre, un glaive d’or en main,
S’arrêtaient quelquefois pour s’unir en chemin
Aux filles de la terre en des noces étranges.


En ce temps-là vivait, puissant en sa fortune,
Sem-Nacor, et sa fille avait pour nom Tsilla ;
Et jamais nulle femme au monde n’égala
Ses cheveux ténébreux comme une nuit sans lune.



Or, un soir que Tsilla venait à la fontaine,
Sa cruche sur l’épaule, en un pas bien rythmé,
Elle vit, seul au bord d’un sentier parfumé,
Un étranger vêtu d’une grâce hautaine.


Sa bouche avait l’éclat de la grenade vive,
Et ses yeux regardaient avec tant de douceur
Que, ce soir-là, Tsilla, dont Naïm fut la sœur,
Revint de la fontaine à pas très lents, pensive.


Le lendemain, au jour tombant, comme la veille,
Un grand lis à la main, l’étranger était là ;
Quand la vierge apparut, il sourit et Tsilla,
Rose, s’épanouit comme une fleur vermeille.


Ils causèrent ; leurs voix chantaient, mélancoliques ;
La lune découpait leurs ombres à leurs pieds ;
Et vers eux les chameaux tournaient, agenouillés,
La limpide douceur de leurs grands yeux obliques.



Et puis, un soir, à l’heure où le croissant émerge,
Dans l’ombre, au bruit lointain des chariots rentrant,
Tsilla, sous le frisson d’un palmier odorant,
Fit devant l’inconnu tomber sa robe vierge.


Ainsi devant le ciel Tsilla, fille d’un homme,
Connut, ayant quinze ans, Phaëlim, fils de Dieu ;
Et ceci se passait près d’Hesbon, au milieu
Du pays qui s’étend de Galad à Sodome.


Ils s’aimaient ; à travers leurs candides prunelles
Passait la grande extase où toute l’âme fond ;
L’infini se mirait dans leur amour profond,
Et leurs baisers chantaient par les nuits solennelles !


Dans le cœur de Tsilla brûlaient d’ardentes fièvres ;
Étreignant Phaëlim en ses bras langoureux,
Elle versait sur lui la nuit de ses cheveux
Et, des heures, buvait, immobile, à ses lèvres.



Parfois l’ange tendait l’aile comme une voile,
Et, fixant un point d’or dans l’azur enfoui,
Les amants y jetaient leur amour ébloui,
Et montaient, frissonnants, s’aimer dans une étoile.


Or, un soir, Tsilla dit d’une voix de prière
À Phaëlim : « Montons jusqu’au Soleil, veux-tu ? »
Et l’ange poursuivit son essor éperdu
Dans un ruissellement splendide de lumière.


Vol sublime ! À leurs yeux le feu bouillonnait, ivre ;
L’or s’écroulait sur l’or à flots précipités
Dans une cataracte énorme de clartés.
Et Tsilla regardait, pâle, le Soleil vivre…


Quand elle regagna la terre obscure encore,
Son passage à travers le sombre firmament
Derrière elle allumait tant d’éblouissement
Qu’au fond des bois courut le frisson de l’aurore ;



Car le soleil avait, au baiser de ses flammes,
Changé ses cheveux noirs en un grand fleuve d’or ;
Et c’est pourquoi Tsilla, fille de Sem-Nacor,
Fut blonde, la première, entre toutes les femmes.

Décembre 1887.