Au large de l’écueil/01

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Imprimerie de « L’Événement » (p. 7-30).

I


Le Laurentic, paquebot d’allure altière, remontait gracieusement le Saint-Laurent. Il creusait, dans le calme de l’eau, une entaille qui s’ouvrait de toute la largeur de son flanc. L’écume ruisselait, et une vague énorme, courant sur la surface troublée dans un lourd sommeil, allait porter aux deux rives la plainte du fleuve blessé. La cloche du quart sonne allègrement l’heure de midi : une escouade nouvelle de marins accourt à la manœuvre. Le soleil de juillet alanguit les passagers ; les uns, accoudés au rebord, les autres, paresseux dans les chaises longues, subissent l’enchantement du paysage canadien. L’île d’Orléans étale à leurs regards la merveille de ses feuillages et de ses grèves. Le phare de Saint-Jean de l’Île dresse une silhouette blanche sur un quai ancien, et on admire les érables, la coquetterie des maisons groupées autour de l’humble église. Le clocher de Saint-Michel, élancé, flamboyant, paraissait répandre des flots de lumière sur le plus charmant des villages, et, un peu plus loin, sur la hauteur, la flèche de Notre-Dame de Lourdes pointait vers le ciel. On apercevait, à l’arrière, la forme bleue, légèrement indécise de la Grosse-Île et celle de l’Île aux Grues, les rochers menaçants des Îlets de Bellechasse, la presqu’île élégante de Saint-Valier, la demeure solitaire tapie dans un nid de verdure de l’Île Madame. Le transatlantique se hâte vers Québec ; les rivages, toujours plus près l’un de l’autre, semblent se diriger vers un rendez-vous. Au loin, quelques voiles attendent la brise. Le pilote songe, avec une étrange volupté, que la machine frémissante est docile à ses ordres. On dirait que le quartier-maître, dont les yeux reflètent l’infini des mers, poursuit un rêve.

Seuls témoins du mystère que laissait entrevoir le visage hâlé de l’homme à la roue, deux passagers s’arrêtèrent, un moment, émus, silencieux, fascinés. Ce colosse revivait-il ses naufrages d’autrefois ? Son imagination le transportait peut-être aux terres lointaines. La vision du village natal lui souriait-elle à travers l’espace ? Se souvenait-il de la dernière caresse de son enfant ou de la dernière étreinte de sa femme ? Était-ce un de ces poètes au cœur simple dont la magie de l’heure ensorcelait l’âme ?

— Les traits de ce matelot sont étonnants, n’est-ce pas, Mademoiselle ? dit Jules Hébert à celle qui l’accompagnait. Ce serait un passionnant modèle pour un sculpteur…

— En effet, nous avons la même impression… Il y a, dans son attitude, quelque chose de fier, d’un peu douloureux qui m’intrigue… Vous aviez raison, c’est un sujet digne de Rodin.

— Les sourcils trop fournis, les épaules trop massives, les mains trop rudes s’effacent : il pense, il sent, cela rayonne, c’est de la Beauté…

— Toujours de la Beauté…, reprit-elle. Depuis le matin, c’est une ivresse de beauté. Ce voyage du Saint-Laurent m’enthousiasme. Vous redoutiez de m’avoir trop fait espérer, vous ne m’aviez pas assez promis. Votre fleuve canadien est un noble et grand seigneur et je l’aime…

Et, de nouveau repris par la griserie de la nature, ils se promenèrent. Bien souvent, depuis une semaine, ils avaient ainsi mêlé la cadence de leurs pas. Ignorant tout l’un de l’autre, la veille, Jules Hébert et Marguerite Delorme avaient été réunis par cette intimité spéciale, rapide, impulsive du bord. On dirait que l’Océan grandit les sympathies et les répulsions qui naissent du choc fortuit des êtres humains. Ils s’étaient racontés l’un à l’autre, et déjà, savaient presque tout de leur passé, de leur jeunesse, de leur mentalité, de leurs voyages, de leurs espérances. Elle avait, gravé à jamais dans sa mémoire, le rayon de joie intense qu’avait lancé l’œil du jeune homme, lorsque les feux de Belle-Isle eurent soudain percé la nuit. Elle l’entendait encore murmurer avec passion : « Que je suis heureux de te sentir, là, près de moi, mon Canada bien-aimé. Je vais donc te revoir, te contempler, te servir encore. Bientôt, nous vivrons ensemble : ma poitrine aspire déjà le souffle qui vient de ton golfe… Je vous demande pardon, Mademoiselle, je me suis oublié. J’éprouve une exaltation plus forte que ma volonté. Tout l’amour de mon pays me gonfle le cœur : c’est la première fois que j’y reviens de si loin. J’ai vécu, là-bas, des heures profondes où le meilleur de moi-même a vibré, où j’ai connu la plénitude de l’existence. J’ai glissé sur l’onde immortelle, le soir, à travers Venise endormie ; j’ai vu, des hauteurs du Pincio, le couchant inonder Rome de féerie et de splendeur, et, du sommet du Vésuve, la baie de Naples et la campagne italienne dérouler leur poésie empoignante, et j’ai vu, de la Tour Eiffel, le Paris gigantesque de mes rêves, et, à la Comédie-Française, où l’on jouait « Œdipe-Roi », la résurrection de la Grèce antique. Mais tout cela ne fut pas le sanglot qui m’a pris à la gorge il y a un instant. Il a fallu que je parle à la terre de mes aïeux comme un fils à sa mère qu’il retrouve. Elle est peut-être moins belle, moins divine que celles que j’ai parcourues, mais quelque chose en moi le nie, parce que je lui appartiens. » — Ce cri presque délirant l’avait rendue certaine qu’il ne lui mentait pas, que son patriotisme n’était pas de la parade. À plusieurs reprises, il l’avait initiée tour à tour, avec presque la même chaleur, presque la même puissance, à l’âme canadienne-française, héroïque, séculaire, ardente, inassimilable, et à l’âme canadienne, vivante, mais qui tâtonnait, se cherchait elle-même et, dans le conflit des races et le tourbillon des joutes politiques, faisait la conquête d’elle-même. Et suspendue aux tirades enflammées du jeune homme, Marguerite Delorme avait compris le drame émouvant du peuple qui se préparait. Elle avait conscience que nul autre mieux que Jules Hébert, parce que nul autre ne pouvait être plus sincère, plus éloquent, eût pu évoquer ce grand problème national. Elle admirait, en lui, le jugement lumineux, la saine intelligence, la culture large, l’ambition pure, l’enthousiasme viril, l’accent énergique, le visage fort, la stature vigoureuse. Dans son cerveau, elle ne découvrait rien d’avili, de maladif, de morbide ; dans sa parole et son geste, elle pressentait un maître. Il lui avait dessiné les lignes pathétiques de l’histoire du Canada, chanté la poésie du Saint-Laurent. Il prenait, peu à peu, sur elle un ascendant qu’elle subissait, une autorité dont elle ignorait le chemin au fond de son être.

Jules Hébert ne posait pas, avec la jeune fille : il était lui, inconscient de l’influence que son magnétisme produisait sur elle. Aussi, fut-il étonné de la façon émue dont elle venait de lui dire sa tendresse pour le fleuve qu’il adorait. Bouleversé au point de ne pas trouver à répondre, il garda le silence, pendant que sa compagne suivait en elle le prolongement des paroles qu’elle avait prononcées. Puis, il eut un remords de ne pas lui avoir crié sa reconnaissance.

— Mademoiselle, fit-il subitement, d’une voix grave, je ne suis qu’un ingrat…

— Je ne vous comprends pas…

— C’est que je ne puis m’y tromper… Vous avez donné un peu de votre âme au Saint-Laurent…

— Beaucoup de mon âme, je vous l’assure…

— Alors le patriote aurait dû vous en remercier sur-le-champ, vous promettre de ne jamais oublier l’amie charmante que sa patrie vient de conquérir…

— Félicitez-en votre patrie, Monsieur, fit-elle, un peu moqueuse.

— Vous avez tort de railler, lui reprocha-t-il. Ma patrie n’aura jamais assez d’amis sincères… Vous le savez, l’admiration étrangère stimule un peuple en voie de se former… Un bon mot de vous, là-bas, peut finir par produire des miracles…

— J’inventerai des occasions de le dire, ce bon mot…

— Merci, à l’avance, pour chacune d’elles…, reprit-il. Mais permettez-moi de badiner à mon tour. Aimer, c’est posséder, paraît-il : s’il contient tous les flots du Saint-Laurent, votre cœur est immense…

— On n’a jamais le cœur assez grand pour l’emplir de belles choses… Le mien est un écrin où déjà sont réunis les joyaux les plus précieux, et plus il en reçoit, plus il en veut avoir… Au gré de la rêverie qui me le fait ouvrir, j’y trouve les lacs de Côme et de Lugano, la Grotte d’Azur, l’Abbaye de Fiesole, la baie de Nice, la côte d’Émeraude, les étangs de Hampton Court, et tant d’autres… Je ne les échangerais pas pour toute la fortune du tyran de l’huile… Jusqu’ici, je les y avais placés de moi-même, sans le secours d’un artiste qui m’en expliquât la beauté… Je viens d’y joindre un diamant de la plus belle eau, le fleuve canadien. Vous m’en avez enseigné la grandeur : je remercie le hasard d’avoir mis sur ma route un tel professeur…

— Et moi, la Providence, une telle élève, murmura-t-il.

À ce mot de Providence dont s’était servi tout naturellement le jeune homme, une gêne glissa entre eux. Plusieurs fois, le cours de leurs causeries sériés avait fait planer autour d’eux l’ombre de la Divinité, et alors, quelque chose de froid, un moment, glaçait l’attraction que l’un sur l’autre ils exerçaient. Marguerite Delorme, fille d’un père jacobin et d’une mère esclave de son époux, avait eu l’esprit façonné par l’école sans Dieu. Tandis qu’ensemencée par de vrais parents Canadiens-Français, pétrie définitivement par les prêtres du Séminaire de Québec, l’âme du jeune homme était profondément chrétienne. Au premier choc, ils s’en étaient fait l’aveu loyal. S’entretenaient-ils d’art, de littérature, d’histoire, de morale, toujours revenait, tôt ou tard, l’antagonisme entre le Hasard et la Providence, la laïque et la confessionnelle, les Loges et Borne, Renan et le Christ. La libre-penseuse et le croyant ne pouvaient s’y habituer, et quelques secondes leur étaient nécessaires pour franchir le mur qui les avait brusquement séparés.

Jules Hébert, le premier, triompha du malaise et voulut le dissiper.

— Je ne doute pas, Mademoiselle Delorme, que vous ayez réservé, dans votre écrin, une place au joyau le plus riche, dit-il.

— À l’amour ? C’est bien là votre pensée, n’est-ce pas ? lui répondit-elle, encore triste. Ou Monsieur, il y a en a une qui attend, qui est même un peu lasse d’attendre… L’Amour me semble un capricieux personnage, aussi avare de ses dons que prodigue de ses mensonges… Mon rêve de seize ans, fait de soleil et de printemps commence à languir. Il y a moins de sève dans les branches, quelques feuilles tombent. Hâtez-vous, Messire Amour, avant que l’arbre meure…

— Un jour, il vous rencontrera au bord d’une source, il se penchera sur elle, remplira le creux de sa main, et plus vous boirez, plus vous aurez soif… Mais est-il vrai que le papillon rose ne vous effleura jamais de son vol ?…

— J’ai cru parfois entendre ses ailes tout près de mon front… Je le lui offrais pour qu’il s’y pose, et je n’entendais déjà plus rien…

— Je n’ai pas même connu ce sentimentalisme vague dont vous parlez si bien…, reprit-il. Le papillon rose n’égara jamais ses ailes entre les quatre murs du vieux collège où je fus pensionnaire, et l’été, je courais les bois du Saguenay, les lacs des Laurentides, les champs de la ferme patriarcale, ou je louvoyais dans l’Anse de Kamouraska. La grande nature était mon amoureuse… L’Université vint, et mes jeunes amies de Québec respectèrent la sérénité de mon cœur… Il s’attendrit, lorsque je songe qu’une jolie Québecquoise est née pour moi…

— Peut-être, en votre absence, a-t-elle achevé de grandir pour vous…, fit-elle, songeuse.

— Oh ! je la reconnaîtrai entre toutes, et ce sera alors l’idylle sans fin… C’est bien le moment d’y songer, d’ailleurs… Voyez-vous, çà et là, sur la berge, les chaloupes fines. Elles attendent la marée. Quand elle les aura rejointes, ce soir, les amoureux s’y embarqueront avec leurs belles. Les rames feront leur besogne sans bruit. Le grand silence sera plein de choses qu’on murmure. Tout-à-coup, une fusée de rires joyeux éclatera dans l’espace, une chanson canadienne montera vers les étoiles…

— Quel est donc ce village où séjourne le bonheur ?… demanda Marguerite. Je suis jalouse des femmes qui l’habitent…

— Saint-Laurent de l’Île, une villégiature canadienne-française… Les villas s’échelonnent entre deux lignes d’érables… Les fleurs viennent bien dans les jardins… Avant longtemps, les voitures conduiront les heureux sur la colline que vous apercevez plus loin… Les enfants iront cueillir les cerises sauvages… Dans quelques heures, le quai se couvrira de robes claires et d’ombrelles légères, un vapeur de Québec accostera, rendra les maris à leurs épouses, les frères à leurs sœurs, les garçons à leurs jeunes filles… À table, l’appétit sera ferme… On causera, sous les arbres, jusqu’à la nuit…

— Que c’est joli, aussi, la rive opposée !… Est-ce un autre séjour de vacances ?…

— Non, Mademoiselle, il n’y a là que les fermes de Beaumont… Autrefois, c’était la forêt… La hache du colon l’a terrassée… Le sol était bon : voilà pourquoi, depuis longtemps, chaque année, une pareille moisson mûrit au soleil…

— J’éprouve une sympathie curieuse pour ces colons dont vous m’avez déjà vanté l’héroïsme

— Permettez-moi de vous raconter un incident que me rappelle l’endroit où nous sommes, dit-il. J’avais quinze ans et j’étais venu voir un ami à Saint-Laurent… Un matin que le vent, assez fort, soufflait du bas de la rivière, nous sortîmes de la petite baie qui est là… Une bourrasque violente et lâche coucha la voile, et la chaloupe tourna…

— J’ai failli ne jamais vous connaître ! s’écria-t-elle, devenue très pâle.

Cette émotion spontanée, vraie, inattendue, troubla profondément le jeune homme. Une tristesse, inconnue jusqu’alors, lui tomba dans le cœur… Il lui fallait dire quelque chose… Expliquer comment ils s’étaient sauvés lui parut ridicule. Il comprit qu’il ne devait pas révéler à sa compagne le bouleversement qui le tenait. Il réalisa, confusément, dans une de ces secondes où le passé nous accourt à une allure vertigineuse, quelle place elle avait prise en lui, quel souvenir la Parisienne laisserait derrière elle… Tant de choses lui faisaient oublier qu’elle était Voltairienne : l’imprévu de son esprit, la richesse de son intelligence, l’honnêteté de son âme, la grâce de ses mouvements, la lumière de son sourire, le raffinement de son langage, la sympathie toujours sur le qui-vive, l’intérêt passionné qu’elle avait eu tout de suite pour la race canadienne-française. Elle avait ces grands yeux qui veulent tout comprendre… Et quand elle les dirigeait vers lui, avides de ses paroles, il sentait que celles-ci devenaient plus chaudes, plus vibrantes, souvent plus douces… Une chevelure sombre couronnait sa tête… Et quand la brise du large affolait les mèches brunes, il se croyait meilleur… Un jour que l’on frissonnait et que des couvertures de laine l’enveloppaient presque toute, il eût voulu garder le froid loin d’elle… Il ne pouvait séparer son visage d’un portrait de jeune fille par Greuze qui l’avait touché, alors qu’il était plus jeune : c’était la même suavité du regard, la même finesse des détails, la même ardeur voilée sous le repos des traits… Et quand elle était silencieuse, il revoyait l’image de Greuze dans sa chambre… Le paquebot, insouciant, avait dévoré l’étendue… Jules eut la sensation que cela ne recommencerait plus jamais…

— Ainsi, Mademoiselle, vous n’en voulez pas au chef de service qui nous a donné, à table, les sièges voisins…, lui dit-il, avec douceur.

— Non, Monsieur, la destinée fait bien les choses, évidemment…

— Le voyage est fini, bien fini… Avant longtemps, nous serons en face de Québec…

— Le navire file à grande vitesse, ajouta-t-elle. Saint-Laurent fuit à l’arrière… C’est égal, il se dépêche trop…

— Je vous remercie d’avoir été aussi bonne pendant la traversée…

— Je le fus malgré moi…

— Cela ne s’oublie pas, je le devine, reprit-il. Je ne me comprends pas : mon père m’attend au port, et je serai bientôt dans les bras de ma mère et de ma sœur…

— Oh ! qu’elle doit être gentille, votre sœur !…

— Avez-vous un frère ? demanda-t-il, un peu taquin.

— Non, hélas !

— C’est dommage, il serait délicieux… Eh bien, oui ! ma joie de les revoir est vive, et cependant, j’ai comme un regret qui m’attache à ce vaisseau…

— Allons ! pourquoi ne pas jouir des derniers moments sans tristesse ? s’écria-t-elle. Mes parents séjourneront quelques semaines à Québec… Nous nous reverrons, je l’espère, et prolongerons ensemble le charme de la traversée… Cela vous va-t-il ?

— Comment vous refuser ?… Tout de même, cela achève…

— Tout achève, murmura-t-elle. Tenez ! nous ne pensons qu’à nous ! Allons rejoindre mes parents sur le pont inférieur !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Rien, dans le visage plutôt mélancolique de Gilbert Delorme, ne trahissait le révolutionnaire extrême. Le masque du penseur dissimulait la violence de l’athée. Grand, la taille droite, la démarche alerte, le teint légèrement basané, l’œil franc, la barbe aristocratique, il n’était pas un type banal. Il collaborait à la feuille la plus audacieuse du socialisme parisien, avait eu largement sa part des honneurs maçonniques, frayait dans les hautes sphères jacobines, traitait d’égal à égal avec Ferdinand Buisson, l’ennemi de l’enseignement libre, et Gustave Hervé, l’anti-patriote. C’est en face de ce qu’il appelait la superstition maudite que la fureur lui montait au cerveau, que l’insulte lui jaillissait des lèvres. C’était le sectaire gentilhomme dont les belles manières couvrent la haine irréductible, impitoyable.

Acharné dans la guerre à Dieu, il entourait sa femme d’une tendresse infinie. Frêle créature de volonté molle, elle avait été absorbée tout entière par la personnalité ferme de son mari. Et s’il l’aimait tellement, c’est qu’elle ne pensait, ne sentait et n’agissait que par lui. Elle s’habillait merveilleusement, avait le goût inné de ce qu’il fallait à sa beauté mignonne, et tous admiraient cette poupée vivante.

Gilbert Delorme était sensible à la poésie des paysages. Les rives du Saint-Laurent l’avaient ravi, et sa femme l’avait écouté, subjuguée à son tour. À ce moment, les émigrants, parqués sur l’entrepont, retenaient leur attention.

— Je me demande ce que ces gens pensent de leur nouvelle patrie, disait Gilbert à sa compagne.

— Crois-tu que cela leur importe ?… Ils me font l’effet d’être assez abrutis, lui répondit-elle, attendant ce qu’il en penserait.

— Parions que, vous aussi, mes chers parents, vous n’êtes pas descendus, que vous vous êtes nourris de soleil et de verdure, interrompit Marguerite qui, les séparant, s’accrochait à leurs bras.

Le père eut, pour elle, un regard d’adoration. Il avait un culte pour cette enfant de vingt ans. Elle était, dans son existence, l’incarnation de ce que pouvait créer la morale laïque, la preuve que la religion n’était pas nécessaire à l’éclosion de la vertu. Elle était son argument suprême contre ses adversaires. Il l’avait façonnée à l’image de son idéal, et l’empreinte resterait toujours. Sans doute, elle était lui, mais sans la haine.

— En effet, Monsieur, dit Gilbert, accueillant le jeune Canadien, ce fleuve n’est pas un magicien ordinaire, il permet aux gens de vivre sans manger… Vous arrivez bien ! Madame Delorme aimerait à savoir l’accueil que les émigrants font à leur nouvelle patrie…

— Dans les yeux tristes des uns, Madame, ce doit être la vision de leur patrie qui demeure… Les autres entrevoient le Canada dans un mirage d’or… Il y a des familles entières, regardez celle-ci… des Slaves peut-être… N’est-ce pas un groupe touchant ? Ils viennent à la conquête du pain… De ses petites mains, le bébé salue la rive… Ils s’attacheront au sol qui leur donnera le bonheur…

— Oh ! l’apprivoisement de certaines races est douteux, dit Gilbert.

— Nous ne désespérons pas…, reprit Jules. L’âme canadienne grandit… Elle les pénétrera de sa force… Elle se résume en un mot : l’amour du pays dans l’autonomie des races… Slaves au foyer, ils seront Canadiens dans la vie nationale…

— Ne croyez-vous pas que cela soit irréalisable ? Il faut que le plus fort absorbe le plus faible, c’est l’histoire, répondit Gilbert.

— Cela ne sera pas, si les chefs de partis ont le cœur assez haut pour étrangler les rancunes de races et respecter les libertés de chacune dans la contribution de chacune à l’essor de la patrie commune…

— Mais ces chefs ?… interrompit le Français.

— Ils paraissent avoir été victimes, jusqu’ici, de la violence des passions, de l’incertitude de l’idéal… Aujourd’hui, un mouvement sourd se fait dans les profondeurs de la vie canadienne… La poussée en est venue jusqu’à eux… Ils verront bientôt clair dans l’action une qu’ils auront à poursuivre…

— Cela est intéressant, j’aurai désormais l’œil sur l’évolution de votre pays, conclut Gilbert, un peu sceptique.

— Et il est ravissant, votre pays, Monsieur Hébert ! s’écria Madame Delorme : j’adore, surtout, un arbre superbe que vous devez connaître. Cette île en foisonne ; en voici, là.

Et, du geste, elle indiquait, dans le bois du Bout de l’Île, une touffe d’érables. Près du rivage, les embarcations légères se miraient dans l’eau plus sombre. La jeune fille associait l’endroit à certains paysages enchanteurs du lac Majeur. À gauche, la pointe gracieuse de Saint-Joseph de Lévis masquait encore la ville. Un silence presque général se fit soudain parmi les passagers : ils attendaient, avec une émotion mystérieuse, la révélation de Québec.

— C’est l’érable, Madame, avait répondu le jeune homme. Il est l’orgueil de nos forêts… La feuille d’érable est sacrée, chez nous… L’automne, elle se pare de mille couleurs avant de mourir… La neige la recouvre, mais elle est toujours vivante dans nos cœurs…

Maple leaf for ever, disent vos frères les Anglais, remarqua la jeune fille.

— Oui, Mademoiselle, le Canada toujours !…

— Le Canada n’aura donc jamais le sort de ce navire qui gît en deux tronçons ?… Savez-vous comment il est là ? demanda Marguerite.

— C’est le squelette du « Bavarian », un grand paquebot de la Compagnie Allan… Cela remonte à quelques années Vous vous souvenez des Îlets de Bellechasse… Un peu au-delà, alors que la neige tombait, un rocher sournois l’agrafa et l’éventra… La blessure était mortelle… Il est là pour l’anatomie !…

Lui coupant la parole, une acclamation gigantesque éclata. Les coiffures saluaient avec frénésie. Québec venait d’apparaître, et un fluide électrique avait empoigné millionnaires et pauvres diables. Jules Hébert devint pâle : une vague d’ivresse lui inonda le cerveau. Ses compagnons restaient saisis. Ce fut plus puissant que lui, il leur communiqua la vision qui le fascinait :

— « Permettez-moi de vous présenter la ville où je suis né, leur dit-il d’un accent qui les prit tout de suite. Elle est construite sur un roc immortel… Il y avait bien longtemps, disent les savants, que le fleuve coulait à ses pieds, que le vent modulait sa chanson volage dans les arbres dont il était couronné… Parfois, le Sauvage y venait allumer son feu du soir, croisez les pieux de sa hutte, danser la ronde primitive… Un jour, trois petits navires à voiles entrèrent dans la rivière que vous apercevez là… Jacques Cartier, l’envoyé de la civilisation, et Donnacona, le délégué de la forêt, se transmirent le message des deux mondes… Champlain vint et fit sortir du roc solitaire la ville que, depuis des siècles, celui-ci attendait… Dès lors, l’âme de Québec a vécu… Elle flotte autour de nous… Elle est faite de la hardiesse des mâles navigateurs, de la vaillance des premiers colons… Vieille de trois cents ans, elle est riche de deuils et de gloires… Elle garde les couleurs que portaient les beaux régiments de France… Elle traîne l’odeur de la poudre qui faisait tonner les canons de Frontenac… Elle se souvient de l’apôtre Laval et du génie de Talon… Elle sourit au front pâle de Wolfe et vibre au cœur indomptable de Montcalm… Elle respire encore le sang de Montgomery… Elle acclame l’embrassement de deux races autrefois ennemies… Aux grands anniversaires, au gré de la brise, elle chante ou repose dans les plis du tricolore et du drapeau britannique… Elle est sacrée au foyer où j’ai appris à l’aimer éternellement !… »

Il avait parlé sobrement, sans gestes, mais la flamme du regard et la gravité de la voix trahissaient l’intensité du sentiment. Une conviction aussi profonde ébranla, dompta Gilbert, l’anti-patriote. Sa femme trouvait, à ce langage, quelque chose d’un peu vague dont son ignorance de l’histoire de Québec était la cause. Marguerite, plus habituée à l’enthousiasme du Canadien, fut moins surprise, mais, les yeux rivés sur le visage concentré du jeune homme, elle sentait pénétrer en elle la chaleur de cette âme ardente.

Jules Hébert se grisait de cette minute parfaite. Il reprenait possession des choses familières, du décor de sa jeunesse. Avec une joie d’enfant, il fit défiler, en une revue triomphale, les falaises grises de Lévis, le flot mouvant des Chutes Montmorency, les clochers gothiques de Beauport, les côteaux verdoyants de Charlesbourg, le profil solennel de l’Université Laval, la ligne sévère des Remparts, la silhouette aérienne de Champlain, la flèche austère de la Cathédrale Anglicane, l’orgueil écrasant du Château-Frontenac, l’attitude fière de la Citadelle, la demeure où bientôt pour lui s’ouvriraient les bras de sa mère et de Jeanne, la sœur adorée. Le bonheur de savoir les siens tout près s’empara de lui, lui fit presqu’oublier ses compagnons de la traversée. La jeune Française eut l’intuition qu’il lui échappait, qu’il était loin d’elle. Il lui avait dit que la religion et son patriotisme étaient indissolubles en lui. La fille de l’athée fut écrasée par la force de tout ce qui ressaisissait Jules, vit se creuser l’abîme qui le séparait d’elle. Et c’est avec une angoisse obscure qu’elle posa son joli pied sur la terre canadienne.