Au large de l’écueil/03

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Imprimerie de « L’Événement » (p. 67-96).

III


Il est, à Québec, une chose vieille dont la mort approche. C’est le dédain qui la tue lentement. Elle est jolie, pourtant, la calèche gaie, d’où l’on domine la rue. Ses couleurs vives flambent au soleil d’été. Elle a des caresses de mouvement pour les étrangers qui lui sont déjà moins fidèles. Si on éveillait les échos qu’elle garde, on entendrait les belles choses qu’on dit sur le Québec séculaire, les mots d’amour que les couples, venus de loin, se glissent à l’oreille du cocher sourd. Hélas ! ses compatriotes ingrats se moquent d’elle, et voilà pourquoi elle agonise, elle finira par en mourir.

Une calèche roule sur le pavé dur qui vibre. Elle entre sous la Porte Saint-Louis, et la voûte en pierre tonne. Une note grave résonne : on dirait que les régiments de jadis, allant à la bataille, y laissèrent le claquement du sabot des chevaux, le bruit de la marche des fantassins, et que c’est encore là. La Grande-Allée s’ouvre, large et baignant dans la chaleur de l’après-midi morne, aux yeux de Marguerite et Jules, bercés par la voiture. La double rangée d’arbres s’allonge au loin : un frisson agite mollement les feuilles assoupies. Le cheval oblique à droite : il renifle maintenant la poussière brûlante de l’allée transversale. Dans les carrés verts, les balles du tennis affolent les robes blanches. Le jardinier, courbé sur les plate-bandes, assouvit la soif des fleurs. Le Parlement est lourd de sommeil. Les deux jeunes gens abandonnent le cocher à la somnolence qui le gagne. Ils gravissent déjà la pente rapide qui conduit à la porte d’honneur. Il fait bon entendre le murmure des gerbes d’eau fraîche égouttant leurs perles dans la fontaine ronde.

— Que c’est beau, votre Québec ! s’écrie Marguerite. Je comprends que vous en soyez fou !…

— Je le trouve plus beau que jamais, Mademoiselle, fit-il, un peu songeur.

— Hier soir, au Château Frontenac, assise à la fenêtre de ma chambre qui regardait le Saint-Laurent rouge de flammes, j’ai reçu le coup de foudre… Décidément, je suis amoureuse !…

— Selon votre idéal de l’amour libre, je suppose, dit Jules, avec un sourire. Quand il vous plaira de rompre vos amours, vous vous quitterez…

— Vous raillez si bien que je vous le pardonne !… Mais il arrive qu’on s’aime, après s’être laissés… Dès maintenant, je sais que je n’oublierai pas la vieille cité canadienne !… Elle m’enchante… D’ici, le spectacle est admirable !… La Porte Saint-Louis me fait songer à l’entrée orgueilleuse de quelque forteresse invisible… Le contraste est joli des remparts lourds et des robes légères volant sur les carrés du tennis… Au-dessus de la muraille, les toits aux mille formes bizarres se chauffent au soleil… Les clochers dans l’azur impressionnent…

— Vous n’avez donc pas l’horreur des clochers ? la remercie-t-il du regard et de la voix.

— Ils m’ont toujours émue, répond-elle, doucement. Parfois, la musique des cloches me donne envie de pleurer… Les clochers me font monter au ciel… En les regardant, je rêve à ce que peut être la douceur de croire…

— Vous avez un visage qui prierait bien, pourtant, lui dit-il, d’un accent qui la remue.

— Il ne prie jamais, mon visage, mais il a pitié !… Je désire que les clochers restent debout !… Ils parlent d’idéal… Quelque chose rayonne autour d’eux : ce doit être l’amour de ceux qui croient et qui les aiment !…

— Pour nous, c’est la présence universelle du Dieu que nous adorons qui les entoure… Je respecte votre incroyance, Mademoiselle… Mais je suis heureux que vous réprouviez ceux qui font taire les cloches et crouler les clochers !…

— Vous allez trop loin… Il est vrai que mon père déteste les clochers… Le son des cloches l’exaspère… Cela me peine de le voir aussi impitoyable !… Je n’ose lui faire le reproche de mon cœur… Il ne comprendrait pas !… Songez donc, il m’adore, et ma pitié l’affligerait tant !… Et d’ailleurs, je l’admire !… Il est sincère : il est, si vous me permettez l’expression, un missionnaire de la libre-pensée !… Il veut abattre vos clochers, tout comme vos missionnaires mettaient les idoles en pièces !… Tout simplement, je voudrais plus d’amour dans son grand zèle !…

— Me ferez-vous un crime d’être franc ? dit Jules, avec tristesse. Soyez certaine que je ne voulais pas vous offenser… Je crois avoir saisi la portée de vos paroles… Vous demandez qu’on étouffe la superstition, mais qu’on en conserve la poésie, les reliques d’art, qu’on l’étrangle avec un mouchoir brodé qui fera son œuvre sans hâte et sans douleur… La différence, entre votre père et vous, n’est que dans les formes : il veut écraser, la femme en vous veut engourdir par un sourire… Mais tous deux, vous souhaitez de toute votre âme l’avènement de la Libre-pensée, Reine de l’Univers !… Je vous préviens que, chez nous, dans le Canada chrétien, la foi est tenace ; elle est solide comme le vieux roc de Québec : quelques parcelles en tombent, mais la masse en est là pour bien des siècles encore… Je m’étonne que Monsieur Delorme vous laisse en compagnie d’un Canadien-Français, de l’un de ces enfants terribles de la superstition, ajouta-t-il, avec un peu de malice.

— Mon père est sûr de ma foi en la matière intelligente, éternelle, murmura-t-elle, avec orgueil. Il m’a nourri l’esprit de ses doctrines d’humanitaire… Il me sait invulnérable !… C’est même sa fierté de me croire un autre lui-même !…

— Ainsi, s’écria Jules, avec la colère polie du gentilhomme, je suis l’adversaire qu’on brave impunément, contre lequel on est tout-puissant !… Pour lui, vous êtes le défi qu’on me lance et que je ne puis relever !… Cela ne vaut vraiment pas la peine qu’on s’inquiète !…

— Et quand cela serait, Monsieur Hébert, lui dit-elle, avec l’émotion la plus vive, ne suffit-il pas que je ne songe pas à cela, moi ?… Pourquoi ne pas oublier ce qui sépare pour vivre ensemble ce qui réunit ? Tant de choses font de l’amitié entre nous !… Ne serait-ce que mon admiration sincère pour le Québec de votre berceau ?… Tenez, je les connais déjà tous, le Cap Tourmente, pâlissant dans la buée lointaine, le dôme superbe du mont Sainte-Anne, les clochers frères de Beauport, la grande échancrure où gronde la Chute Montmorency, la pointe enchanteresse du Bout-de-l’Île… Voyez, il n’y a pas de nuage dans l’espace : laissons fondre celui qu’il y a entre nous… Suivons, un moment, la course blanche des voiles qui glissent au loin sur le fleuve…

— J’ai eu tort de vous soupçonner, je le regrette infiniment, dit-il, grisé par les paroles de sa compagne. N’est-ce pas divin, en effet ? Je me crois transporté aux lacs d’Italie !… Ne sont-elles pas charmantes, nos montagnes aux lignes douces, aux contours gracieux, aux fières envolées dans le ciel ?… Regardez les jeux de lumière sur les villages de la côte, le bleu des sommets, le vert sombre des arbres que l’église de Beauport dérobe au soleil qui tombe… Ne logent-ils pas dans un pays sublime, les foyers de la vie canadienne-française ?…

— C’est contre l’éclosion de cette vie, pourtant, qu’est dirigée la flèche de bronze du Jeune Indien, répondit-elle, songeuse, indiquant le groupe allégorique devant la porte d’honneur. Elle fut impuissante contre la civilisation plus forte.

— Oui, la forêt a reculé devant les affamés du sol… Un peuple l’a remplacée… Voyez, là-haut, dans les niches de la façade, les géants de notre histoire… Frontenac l’intrépide : c’est la Nouvelle-France héroïque d’autrefois !… Lévis le désespéré : c’est la Nouvelle-France agonisante en beauté !… Salaberry le victorieux : c’est la loyauté canadienne-française !… Elgin le Père de la liberté britannique au Canada : c’est la naissance de l’âme canadienne !… Entendez-vous, au-dessus de Wolfe et Montcalm, voisins de gloire, claquer le drapeau anglais dans la brise qui s’élève ? C’est le triomphe de l’âme canadienne qui s’annonce !…

— Je n’oublierai jamais la vision que j’emporte d’ici ! murmura la Française, que le feu du jeune homme enthousiasmait…

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La calèche roule sur le pavé dur qui vibre. La Grande-Allée file sous les pattes nerveuses de la bête vaillante. Les feuilles, éveillées du repos, fredonnent au gré des petites rafales. Les demeures des riches, où tour à tour la joie et le sanglot passèrent, déploient leur munificence. Il y a un cœur généreux, peut-être, sous les haillons en poussière du balayeur épuisé de fatigue. Les tourelles du « Manège » dressent leur pointe comme en ont les casques militaires. Les mamelons des Cove Fields sont gonflés de verdure. C’est la vie, frémissante, intense, qui palpite dans les fleurs humant l’air aux balcons, dans la chanson des érables, dans les rideaux qui battent, dans les coiffures aériennes des bonnes. Les Saintes prient devant l’Hostie perpétuelle des Franciscaines. Une clameur a retenti, se prolonge : on applaudit, dans l’arène des sports voisine, les champions modernes comme on acclamait les chevaliers des tournois anciens. Les orphelins de Sainte-Brigitte font entendre le concert de leur allégresse d’enfants. C’est la vie ardente, universelle en Jules et Marguerite. La beauté du jour précipite le rapprochement de leurs êtres. Ils échangent, du bout des lèvres, des mots indifférents, presque banals, mais leurs voix ont des résonances aux douceurs nouvelles, des profondeurs inconnues se creusent dans les regards qu’ils se donnent, des silences entre eux s’imposent qu’ils tardent volontiers à rompre. Ils oublient, elle, qu’il est l’esclave de croyances que rien ne peut déraciner, lui, qu’elle est la fille d’un persécuteur de l’Hostie des Franciscaines, pour laisser l’heure distiller en leurs âmes la magie de chaque minute enivrante.

Le cocher, se souvenant de l’ordre, fait tourner à gauche. Et la colonne de Wolfe découpe sa ligne modeste sur un grand nuage blanc qui monte dans l’azur. Les souvenirs tragiques accourent de tous les coins des Plaines d’Abraham.

— C’est donc ici la grande plaine ! murmure la jeune fille à voix basse.

— Oui, Mademoiselle, c’est le Waterloo de la Nouvelle-France ! répond Jules, avec recueillement.

— On s’est battu jusque là-bas ? interroge Marguerite, et sa main désigne le petit bois d’où les Anglais vinrent.

— Oui, partout, le sol a bu le sang des braves… Il est presque sacrilège de fouler cette herbe aux pieds… Elle pousse en terre sacrée !…

— Cet édifice lugubre est une caserne, je suppose ?…

— C’est la Prison… Espérait-on que l’âme des vaillants, portée sur la brise jusque dans les cellules, allait régénérer les criminels ? Je l’ignore… Toujours est-il que le crime dort sur le champ d’honneur…

— Ces arbres, tout près de nous, sont jeunes : ils n’étaient pas là, quand la chose terrible eut lieu, remarque-t-elle.

— Ils n’y sont guère que depuis trois ans… C’est le Parc des Batailles qui grandit !… N’est-ce pas un nom qui sonne ? En le prononçant, il nous vient une vision de gloire et d’exploits… C’était bien tard !… Là même, les cirques grotesques ont longtemps pris leurs ébats… À l’endroit même où Wolfe et les siens virent se lever l’aube sur le Québec de leur ardente convoitise, des écuyères sans honneur se fardaient… Là même où vibrèrent dans la mêlée les commandements suprêmes, le fouet des dompteurs d’ânes claquait… Là même où les balles couchèrent les vaillants des Royal Guards et du Roussillon, les bouffons hideux tombaient sous la gifle bête… Jusqu’à l’endroit même où Wolfe attendit la mort qui lui venait par la blessure définitive, arrivaient les trépignements des danseuses grossières… Et la foule, qui oublie toujours, quand on l’amuse, ne se souvenait plus… Il était temps !… Plaines d’Abraham ! ce n’était pas assez pour le peuple ingrat !… Parc des Batailles ! cela vous empoigne, évoque malgré soi, et il faudra bien se rappeler Wolfe et Montcalm expirant leurs lèvres collées au drapeau, Lévis donnant la preuve que les nôtres ne furent pas des lâches, mais qu’ils surent se relever pour faire un grand geste immortel avant de céder la place !…

— Vous avez raison, ce fut une profanation ! dit la jeune fille, de plus en plus séduite par le patriotisme chaud du Canadien. Je comprends l’idée féconde… Il y aura des fleurs sur les tombes… Les amoureux cueilleront la pensée d’amour que laissèrent ici les héros dans leur dernier souffle… Dans le feuillage, ce sera la complainte des morts ou l’hymne à la gloire !…

— Une Canadienne ne dirait pas mieux ! s’écria Jules, que la pensée délicate de la Française avait impressionné.

— Il suffit de vous entendre pour qu’on le soit, par la sympathie, du moins… Mon père lui-même, bien qu’antipatriote avancé, fut ébloui par votre enthousiasme d’hier… Il m’a avoué que vous l’aviez ému… C’est un succès, je vous l’assure…

— Plus que celui d’hier encore, c’est l’endroit pour moi de ne pas accepter les opinions de votre père… Il n’est pas un vrai Canadien qui, après un pélerinage aux Plaines d’Abraham, puisse devenir un anti-patriote !…

— Je suis convaincu que vous ne le serez jamais ! fit-elle, gentiment.

— Et moi, je suis certain que vous ne l’êtes pas !…

— Je suis Française ! dit-elle, avec orgueil. Mon père est Français, mais autrement : il croit que c’est l’être davantage que de travailler à la patrie sans frontières !… L’illusion est généreuse, mais l’humanité n’est pas prête & cela !…

— Voici la Libre-Pensée qui revient ! reprend Jules. Selon vous, elle fera des hommes, tous bons, des frères esclaves de la félicité commune… Alors même qu’elle deviendrait reine de tous les royaumes, elle ne pourrait arracher des cœurs les différences du sol !… En voulez-vous une preuve, de la puissance des attaches natales ?… Cette fumée, là, qui noircit le ciel, nous arrive d’une fabrique : sur la grande plaine, on prépare les fusils avec lesquels Anglais et Canadiens-Français, désormais frères d’armes, défendront le Canada, s’il le faut, contre l’univers !…

— Contre la France même ? demande Marguerite.

— Vous m’avez compris ! dit-il.

— Vous ne l’aimez donc plus ? interrompit-elle, avec effroi.

— Pardon, nous l’aimerons toujours, elle est un harmonieux souvenir coulant à jamais dans nos veines !… Mais plus qu’elle encore, nous aimons la patrie canadienne !… Vous veniez de nous lâcher, volontairement ou non !… Montcalm et Wolfe, dans la mort, se donnèrent l’accolade de la gloire… La fraternité des deux races est née d’elle !… Après des combats nécessaires, nous sommes libres !… Et maintenant, nous appartenons au Canada !… Chez vous, nous ne sommes plus chez nous, nous voulons revenir… C’est le chez nous dont je vous parle que nous défendrions contre la France !…

— Il y a, entre nous, les « arpents de neige » de Voltaire et de la Pompadour ! ajoute la jeune fille, pensive.

— Au collège, quand nous l’apprenons, nous nous sentons Canadiens !… Les deux races vont aimer d’un même amour les « arpents de neige » qu’elles ont rougis de leur sang… Vous parliez d’athéisme universel !… À l’heure même où le triomphe vous paraîtra certain, rappelez-vous que Wolfe et Montcalm ont prié avant de mourir, et que le Canada chrétien s’en souvient encore !…

— Toujours la prière entre nous ! dit-elle, avec tristesse.

— Je vous demande pardon, je ne voulais pas être cruel, murmure-t-il…

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La calèche roule sur l’avenue des Érables. Les branches lourdes plient et se tordent sous le vent plus fort. Les oiseaux, affolés d’air et de lumière, joignent leur note en un chœur étincelant. Sur une pelouse soignée, des bambins se poursuivent avec des éclats de rire. Enfouies mollement dans les bergères d’osier, les femmes offrent leur joli visage à la brise. Elle leur apporte l’arôme des foins coupés dans les prairies de Sainte-Foye. Le cocher revient à la réalité des choses, et ses yeux verts pétillent sous les sourcils en broussailles. La tristesse est encore au cœur de Jules et de son amie. Ils savent, dès lors, que plus l’abîme entre eux s’élargit, plus la peine qu’ils en ont les grise et les attache l’un à l’autre. Par une ouverture béante, à gauche de l’avenue, le soleil décoche un rayonnement qui les aveugle. D’un geste rapide, ils protègent leurs yeux, et leurs regards se rencontrent, se gardent, se déprennent à regret pour demeurer aux profondeurs atteintes. Apercevant, sur un balcon où le lierre grimpe aux colonnes minces, deux enfants dont l’amour précoce unit les lèvres, ils n’osent railler l’innocente idylle.

La Croix de Notre-Dame-du-Chemin brille. Le cocher docile dirige la voiture dans la ruelle qui mène au bord de la falaise. Les grands bouleaux frissonnent. Devant l’humble monastère des Franciscains, les peupliers lombards élèvent des bras agités. Une scène grandiose éblouit la jeune fille.

— Encore des clochers ! s’écrie-t-elle, après un silence. Parlez-moi de vos clochers !… Il ne faut pas m’en vouloir, si j’ai eu de la peine… Soyez sûr qu’ils m’intéressent… On ne m’a jamais parlé d’eux comme cela, auparavant… J’admire la chaleur de votre foi… Parlez-moi d’elle !… Elle m’apparaît dans une auréole ignorée… Vous vous excusiez de votre enthousiasme… Eh bien ! je le veux, moi, il est quelque chose de neuf, de sain, de fort !… Je veux apprendre le nom de vos clochers canadiens !… Quel est celui-là ?

— La flèche aiguë de Saint-Jean-Baptiste ! répond le jeune homme, étonné.

— Et celui-ci ?…

— Le clocher normand de Saint-Sauveur ! Oh, si vous saviez quelle vaillante masse populaire s’entasse en cette église ! À certains jours, des milliers d’ouvriers, l’âme ardente sous la blouse noble, entonnent le cantique de leurs milliers de poitrines frémissantes, font mugir la sourde rumeur de leur prière colossale à l’Hostie baignant dans les lumières. Si vous les voyiez, si vous les entendiez, vous seriez touchée jusqu’aux larmes !…

— Je veux les voir, les entendre ! dit-elle, vibrante.

— À gauche, à droite, depuis la falaise jusqu’à la rivière Saint-Charles, les toits par centaines abritent le foyer des travailleurs. Pendant que les panaches noirs s’élèvent des cheminées longues, que les mains durcissent, que les chairs fondent et que les visages pâlissent au son des machines qui ronflent, les femmes surveillent le bouillon du soir… Entendez-vous monter jusqu’à nous la vague des héroïsmes et des sublimes dévoûments ?…

— J’entends aussi les soupirs las de la petite ouvrière qui, dans l’usine fétide, besogne tout le jour et dont le front se fane trop vite, alors que les jouisseurs exhibent au grand air leur peau d’inutiles ! s’écrie la Française.

— La gaité du jouisseur n’a jamais le son clair et joyeux du rire de l’ouvrière, quand elle sort de l’usine : le travail lui met du soleil au cœur !…

— J’aime le peuple… Il est bon, il est terrible, il est puissant !…

— Il gonfle comme la marée montante, interrompt le jeune homme… Voyez, sur l’autre rive, le bourg compact de Limoilou… C’est le peuple qui déborde… Il va inonder les prés verts de Charlesbourg, escalader les collines de Lorette… Depuis la falaise, à nos pieds, jusqu’à la montagne, ce sera le peuple grouillant, énorme, effrayant, sublime !…

— On abattra les haies pour faire des rues grises, reprend la jeune fille. Il y aura des cours maussades là où les agneaux broutaient l’herbe… Les arbres tomberont sous la hache de l’entrepreneur brutal… Il n’y aura plus de fermes isolées dans la verdure… La clameur du trafic fera taire le gazouillis des ruisseaux… Ce sera l’immolation de la campagne si douce à voir…

— Vous avez raison, mais il faut que le peuple passe et que son flot gagne le large, que le Canada grandisse et qu’il étende ses ailes afin de planer d’un vol plus haut dans l’histoire ! s’écrie Jules, s’animant de plus en plus. Je ne sais quelle passion cet endroit m’inspire… J’entrevois l’âme canadienne à travers une vision nouvelle : elle est extraordinaire, grandiose, émouvante… Elle a la profondeur et la largeur du Saint-Laurent, la hauteur des Rocheuses, la puissance de Niagara et de Montmorency, l’harmonie des forêts épaisses, le souffle des plaines de l’Ouest, la clarté de la Baie des Chaleurs, le génie de deux races géniales, la poésie des Laurentides et l’immortalité de la Croix de ce monastère !…

Et la jeune fille qui l’écoute est désormais certaine que ce Canadien lui est infiniment cher…

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La calèche roule sur le pavé dur qui vibre. À la Porte Saint-Jean, où la foule est dense, un fluide irrésistible de joie remplit l’atmosphère. Tous ont secoué la torpeur du jour. On dirait que toutes les femmes sont belles dans les corsages clairs et sous les chapeaux fragiles. Jeunes gens et jeunes filles échangent des œillades chaudes. Un mendiant tire un air boiteux d’un violon lamentable. Deux charroyeurs se décochent des traits populaires. Jules et Marguerite, électrisés par la vie exubérante de la rue, s’abandonnent à la détente de leurs âmes. Ils s’amusent comme des enfants, se fusillent de bons mots. Le cocher, devenu loquace, est en verve, et quand la circulation lui donne un instant de loisir, il jette à ses hôtes les gerbes de son esprit pittoresque. À l’encoignure du Palais, c’est la cohue fiévreuse, la bousculade étourdissante. Les petits négociants de journaux hurlent des noms connus. Le cocher foudroie un chauffeur trop pressé de son éloquence brève. Un policier grave attend le moment d’agir. La rue de la Fabrique est en liesse, l’Hôtel de Ville est radieux, la Basilique rajeunit dans le soleil qui baisse. Le vieux Séminaire parle d’immortalité. Monseigneur de Laval est gigantesque. Le Chien d’Or ronge. Le Château Frontenac a grand air et noble stature. Les gouttelettes ruissellent dans le bassin du petit parc où les flâneurs à l’ombre font de la paresse exquise. La Cathédrale Anglicane rappelle au Palais que la justice divine et celle des hommes doivent se voisiner sans cesse. Marguerite adore Québec. On renvoie le cocher, dont les yeux verts sont moins heureux du pourboire que d’avoir ébloui.

— Oh ! le beau chevalier ! dit la jeune fille, en s’adressant à Champlain, toujours prêt à s’envoler de son piédestal.

— Il était un jour un grand seigneur qui venait de Saintonge…, commence à raconter Jules.

— Et qui venait de souche antique, ajoute Marguerite, en souriant. Hier soir, il planait dans l’incendie rose… Son manteau se soulevait comme une aile… Il était merveilleux… Il ressuscitait dans ses atours de gentilhomme d’épée… Je l’ai regardé longtemps… J’aurais voulu qu’il me parle, qu’il me dise des choses extraordinaires…

— Il vous aurait parlé du berceau de la Nouvelle-France, des tempêtes et des misères qu’il fallut pour qu’elle ait pu vivre, dit Jules.

— Pourquoi ne pas avoir tourné son front génial vers la France qu’il aimait tant ? demande-t-elle.

— Je regrette de le redire, c’est parce que la France abandonna la ville où il est mort…

— Il ne faut pas lui en garder rancune, si cette ingratitude vous a donné les combats et les victoires de la liberté !

— Oui, depuis le troisième centenaire de 1908, Champlain se découvre devant l’âme canadienne qui l’acclame…

— J’aime la grâce de son geste, reprend-elle. On devine qu’il le fit à la cour de France.

— Dans sa chevelure, les vents de l’Atlantique rugissent encore !…

— Sa botte puissante s’empare du rocher de Québec !…

— Il tient dans sa main la charte royale !…

— La trompette claironne ses prouesses dans l’âge futur !…

— L’histoire enregistre les paroles par lesquelles il remit à Dieu les destinées de la colonie si frêle encore, dit-il, songeur.

— Il est fier, il est épatant, s’écrie-t-elle. En le regardant, je me sens moins petite et meilleure… Eh bien, oui, je l’aime ! Si j’avais été jeune fille au temps de Richelieu, j’en aurais été folle !…

— Et moi, je l’idolâtre !… Songez qu’il fut le compagnon de souffrances de mon ancêtre, le premier colon canadien… À travers le sang de mes aïeux, je cause avec lui de la Nouvelle-France au nid…

— Vraiment ? fit-elle, surprise. Je ne m’étonne plus que vous soyez si amoureux de votre pays… C’est un amour dont la fidélité est séculaire…

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La Terrasse Dufferin, promenade immense, est idéale. Elle arrache à ceux qui ont une âme un cri de ravissement. Elle domine un site aux beautés infinies. On se demande quel ébranlement des couches terrestres a creusé le lit où le Saint-Laurent se déroule en splendeur, quelle réaction géologique a taillé les falaises, durci les rocs, enflé les montagnes, aiguisé les récifs et soulevé l’Île d’Orléans. On s’imagine ce que dut être la nature sauvage avant l’invasion des foyers durables. On pense au génie de celui que l’endroit fascina au point qu’il en fit l’artère des premiers héroïsmes. On sonde les échos pour qu’ils disent tout ce qu’ils savent d’un passé de légendes et d’imposants souvenirs. On revient au vaste paysage pour en laisser pénétrer la grandeur en nous, pour être entraîné, par delà les horizons franchis malgré nous, à suivre la course du fleuve ouvrant ses bras pour recevoir l’Atlantique, la ligne effleurant la cîme des bois jusqu’au lointain Nord, le prolongement des provinces sœurs jusqu’au Pacifique, la grande route des vallées et des collines allant à la terre qui n’est plus canadienne.

C’est un peu de tout cela que se nuancent la causerie et l’impression de Marguerite et Jules, appuyés au rebord de la Terrasse. Un nuage cuivré gravit lentement l’azur au-dessus du Mont Sainte-Anne et du Cap Tourmente, et les sommets, les pentes, les villages ternissent dans l’ombre qu’il traîne. Plus il avance, plus il écrase de sa lourdeur. Une teinte d’orage envahit le fleuve entre Sainte-Famille-de-l’Île et les grèves de Beaupré. Le vent s’affaisse, et les voiles pendent comme des ailes cassées. Un silence dans l’air fait peser sur les cœurs une sensation vaguement angoissante. Et le soleil, dont les rayons s’épanchent à torrents sur le Bout-de-l’Île et Lévis, ne fait pas oublier le nuage qui vient. La nature prépare une de ses colères et l’homme est dompté.

Et cependant, la puissance de l’homme éclate de toutes parts : dans la masse de la Basse-Ville, où les ruches de labeur foisonnent, où les millions grouillent, où tant de cerveaux fermentent et se bandent chaque jour, où les entrepôts regorgent, où les mâts sont légion dans le port ; dans les faubourgs de Lévis, où les foyers continuent l’histoire d’un peuple, où les clochers perpétuent l’œuvre du Christ ; dans le collège de Notre-Dame, où l’on façonne les couches supérieures de la société prochaine, où l’on outille les jeunes de science, d’honneur et de foi ; dans l’Hospice de la Délivrance, où la pitié est organisée comme la discipline d’un régiment ; dans le paquebot qui s’en va, dont le capitaine ne songe même pas aux fureurs probables de l’Océan ; dans le sifflement d’une locomotive qui s’est raillée de la distance et dans la fumée des bateaux-passeurs qui bravent le courant impulsif ; dans la Citadelle, où le canon menace, les murailles défient, l’étendard britannique règne ; dans le Château Frontenac, où les subalternes à la douzaine travaillent, sous un chef tout-puissant, à multiplier les jouissances du dollar tyrannique. Et pourtant, l’homme se sent écrasé par le nuage qui s’avance.

Marguerite et Jules, qui prennent place à l’une des tables vertes du café, subissent le malaise de l’atmosphère. Leur conversation est moins souple. On abandonne les sièges autour d’eux. Là-bas, sur les bancs espacés devant le grillage de la balustrade, on ferme les ombrelles aux couleurs tendres ou aveuglantes. Les hommes du service, en petits groupes, s’inquiètent et craignent l’effet de l’orage moins loin sur le gain du soir. On apporte la vaisselle fine et le thé bienfaisant : Marguerite verse la liqueur brune où passent des reflets d’ambre et d’or.

— Les rayons reculent devant l’ombre, dit le jeune homme. Avant longtemps, la tourmente fondra sur nous…

— Je me sens comme oppressée… À la veille des orages, il doit y avoir du poison dans l’air…

— C’est plutôt la terreur que nous inspire la venue des forces brutales de la nature ! répond Jules.

— Ce couple, auprès de nous, ne paraît guère s’en soucier, dit la jeune fille, à demi-voix.

— Quelle séduisante coquette ! reprend son ami, sur le même ton. Elle minaude pour ce garçon dont elle se moque, assurément… Savez-vous à quoi me fait songer le cœur des coquettes ?… L’amour qu’elles donnent fond comme le petit bloc de sucre que je laisse tomber dans ce breuvage… Leur cœur est un liquide bouillant qui dévore autant de pains de sucre qu’elles ont d’aventures…

— Vous voulez dire qu’elles ne savent pas aimer, dit-elle, après avoir ri de cette boutade. Il est banal de le dire ; leur amour, c’est d’être aimées… Leur tactique est la plus simple au monde… Dans la phalange de ceux qui les adorent, elles cherchent à chacun d’eux celui dont celui-là prend le plus ombrage, et quand elles l’ont trouvé, le lui jettent sans cesse à la figure… La vanité de l’homme est piquée… Elles les tiennent par elle, ne vous en déplaise… Et leur esprit s’amuse, pendant que leur cœur est vide…

— Elle doit être passionnante, la chasse au gibier mâle, remarque-t-il, un peu ironique.

— Pardon, elle est dangereuse… Une femme éparpille son âme, et quand le bonheur se présente, elle essaye en vain de rassembler les miettes envolées… Pour toujours, elle a banni la joie parfaite…

— Il ne faut pas émietter son cœur, c’est là votre pensée ?…

— Du moins, mon père m’a enseigné un autre idéal ! s’écrie la jeune fille. Et la femme en moi le veut de toute son ardeur !…

— Celui de l’amour libre…

— Vous l’avez en horreur, n’est-ce pas ?…

— Je le regrette pour vous, tout simplement, répond Jules, en la regardant avec tristesse.

— Pourquoi vous alarmer ainsi ?…

— Si je vous ai bien comprise, vous désirez la félicité complète… Vous avez rêvé, Mademoiselle : on se repent souvent d’avoir rêvé, d’avoir eu de grands espoirs…

— Eh bien, non, je ne serai pas déçue !… Je ne le veux pas, moi !… J’ai, dans le plus intime de mon être, la soif du bonheur !… Il viendra, il faut qu’il vienne, je sais, je suis certaine qu’il viendra, je vis pour qu’il vienne !…

— Je vous le souhaite avec toute la sincérité de mon âme ! reprend son ami. Et bien que vous ne croyiez pas à la prière, je prierai pour qu’il vienne… Mais j’ai peur… L’amour libre, c’est l’instinct… Si votre instinct s’égare, si vous placez mal votre rêve, le cœur vous saignera toute la vie…

— Vous vous inquiétez inutilement, dit-elle. Quand je confierai à un homme le plus profond de moi-même, les plus douces de mes espérances, les plus délicates de mes pensées, les plus nobles de mes aspirations, le meilleur de ma sensibilité, je saurai à qui va ce don total de moi-même…

— Et si vous vous trompiez ? Si vous vous donniez à un lâche qui blessera tous les raffinements de votre nature d’élite, flétrira la fleur au parfum pur ?… L’amour libre vous ordonnera de tenter ailleurs la conquête de votre bel espoir, et, d’amertume en amertume, vous tomberez sur le chemin rude un jour, lasse de meurtrissures et d’idoles brisées…

— Vous avez une fausse conception de l’amour libre… Je l’entends autrement, Monsieur Hébert… Mon rêve est haut… Si je me trompe, je serai fidèle à l’ingrat… Je n’aurai qu’à marcher dans l’existence avec du plomb dans l’aile !…

— Et alors, interrompit Jules, malheureuse dans celui-ci, vous n’aurez même pas la consolation d’espérer l’autre monde avec sa promesse de rétribution souveraine…

— J’aurai, du moins, celle de me sacrifier au triomphe de l’humanité affranchie, qui sera bonne un jour, où il n’y aura plus de lâches ni d’égoïstes, où tous auront la joie parfaite dans le véritable, le saint amour libre !…

Il y a presque de la violence dans la façon dont elle profère ces paroles. Quelque chose d’obscur en elle entame sa foi en leur vérité : elle éprouve le besoin de la raffermir, de la retrouver toute entière. Une influence, ignorée jusqu’alors, lui fouille des recoins ignorés dans la conscience. Alors qu’elle ne s’en est pas rendu compte, l’ambiance religieuse, dans laquelle elle s’est mue depuis quelques heures, l’a imprégnée peu à peu, s’est logée impérieusement dans son esprit. La personnalité vigoureuse et inflexible du Canadien agit sur elle. Elle s’étonne d’être moins tranquille dans la paix de son incroyance. Le nuage, de plus en plus noir, qui a chassé le soleil et verse dans l’air son ombre pesante, avive son inquiétude secrète. Les roulements du tonnerre s’accélèrent, et les rafales de l’ouragan qui s’apprête emportent au loin les chiffons affolés et tordus. Un éclair épouvantable déchire la masse noire, et la jeune fille est moins effrayée de sa menace que de la Présence nouvelle qu’elle croit sentir en elle-même et dans la puissance des choses…