Au large de l’écueil/05

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Imprimerie de « L’Événement » (p. 124-150).

V


C’est la grande Terrasse, un soir d’août. Le Château-Frontenac étincelle à chacune de ses fenêtres, et l’on voit se profiler, en quelques-unes d’elles, la silhouette silencieuse de femmes qui paraissent enveloppées d’une auréole. Au café, près des verdures tendres, et sous un plafond verni que la lumière paillette de reflets un peu sombres, la foule des jouisseurs cause, déguste ou flâne autour des tables mignonnes : le thé fume dans les bols minces et la glace fond dans les liqueurs fines. Les habits noirs taillés des hommes du service attendent qu’on les appelle ou s’empressent. Les frêles abats-jour des bougies répandent une sensation vague de bien-être, et à regarder leurs feux roses épars, on a je ne sais quelle illusion de bonheur. On a vidé les écrins : les perles ouvrent leurs yeux vifs dans la soie légère et dans les chevelures nouvelles. Des bouquets parfument les corsages, et les galants portent, à leur boutonnière, une fleur dont le sourire se mêle à celui de leur visage en gaîté. Il semble que tous oublient l’angoisse de vivre et le chagrin du jour : on se laisse engourdir par le sortilège de l’heure capiteuse, ensoleiller par les éclats de rire voisins, griser par la jouissance facile et vide et par la chanson de l’or, éblouir par la beauté jaillissant des toilettes radieuses, bercer par l’air alangui de l’orchestre invisible, soulever par le flot du peuple déroulant au loin sa masse en cadence.

La promenade est débordante. Les courants de ceux qui s’éloignent et de ceux qui reviennent se frayent un passage en des remous de chapeaux et de têtes. On a quitté les demeures où il a fait lourd jusqu’après la chute du soleil, et l’espoir de la brise a rassemblé les milliers de poitrines qui défilent. Le bruit de la populace en marche évoque tour à tour le roulement lointain de la foudre et le mugissement des rapides encore dans la distance. Une seconde, on se représente avec effroi quelle hécatombe cela serait, si la Terrasse, n’en pouvant plus, déversait la vague humaine dans la falaise profonde. Mais la joie de tous rassure : on s’amuse à la revue cinématographique des êtres en liesse. Enfin délivrées du comptoir monotone ou de la fabrique malodorante, les ouvrières ont arboré leurs nippes fraîches : leurs narines gonflées aspirent avec frénésie l’air du soir, pendant que leurs pieds inlassables vont et viennent, que leurs yeux luisent comme des escarboucles et que leurs lèvres allument les fusées de leur esprit gouailleur. Souvent, leur amoureux les escorte, et c’est alors la gamme intime des mots suaves, des œillades en tapinois, des silences bavards, des frôlements imperceptibles dont tout l’être a conscience. Quand ils ne sont pas accouplés, jeunes gens et jeunes filles, de noblesse bourgeoise ou populaire, se font la chasse à l’amour. Il faut voir les minauderies à l’affût, les regards tendus comme des pièges, les flèches qu’on se darde et les blessures qu’on échange à la surface du cœur. C’est le tournoi de la jeunesse où les beaux garçons comptent les sourires qu’ils vainquent et les jolies filles, les chevaliers qu’elles terrassent ! Oh, qu’elle est passionnante, ce soir-là, la foule épaisse, bruyante et pittoresque dont la houle fait trembler la vaste promenade ! C’est la féerie presqu’affolante des minois étincelants, des frimousses piquantes et des laideurs irréparables, des Canadiennes-Françaises vives à foison, des Irlandaises savoureuses et des Anglaises aux traits classiques, des allures gracieuses et des échines pesantes, des fleurs infinies sur les chapeaux à grande envergure et des tulles qui flottent, des profils usés par l’âge et des quelques visages graves noyés dans l’insouciance et la joie des alentours, des fronts intelligents et des bouches stupides, des Américaines étalant leur faste au milieu des humbles parures, des gamins que rien ne lasse et n’arrête, des tissus clairs et des tons mal assortis, des bourgeois simples et des commis merveilleusement parés, des mains difformes et des doigts effilés, des grisettes souriant à travers les cosmétiques et des quelques anciens ménages dont la tendresse n’a pas vieilli, des pieds énormes et des talons menus, des colosses dans les airs et des nains sous terre, des bougies roses au café regorgeant de jouisseurs, des feux électriques dont la traînée rouge, verte et blanche ondule au-dessus de la longue balustrade.

Adossés mollement à l’un des bancs que les veinards monopolisent, Jules et Marguerite, oubliant la foule dont la rumeur leur semble vague et fuir au loin, laissent pénétrer en eux la paix du Saint-Laurent calme. On dirait qu’il songe. Et l’onde muette, jusqu’à l’Île d’Orléans rêveuse, baigne dans les rayons que la lune épanche des hauteurs de l’azur. C’est comme si la trace lumineuse, allant d’une rive à l’autre, écoulait son fluide argenté sur la surface immobile. Il y a quelque chose d’un peu mystérieux dans les bateaux-passeurs dont la course à la dérive est silencieuse. La clarté du ciel envahit les faubourgs de Lévis : les clochers pensifs coupent l’horizon serti d’étoiles, les maisons se recueillent, le collège médite, l’Hospice de la Délivrance et le monastère du Précieux-Sang reposent. L’amoncellement des choses de l’Intercolonial est un peu morne sous la falaise un peu triste. Aux pieds du roc légendaire, la Basse-Ville est presque léthargique ; un galop de cheval résonne parfois dans la rue Champlain déserte et quelques ombres un instant glissent pour disparaître aux encoignures. Les deux jeunes amis causent de la nature assoupie : elle infiltre en leurs âmes ils ne savent quelle ivresse sentimentale.

— Ne croirait-on pas que les traversiers se joignent au repos du soir ? demande la Française.

— Ils ne font qu’effleurer l’onde, répond Jules.

— Le grand silence me parle de la Nouvelle-France qui me revient toujours à la mémoire… Je vois Cartier remontant le fleuve, alors que la lune pareille inondait l’espace et la nature sauvage… Quelle impression divine a dû le ravir !…

— Je ne sais pas si Cartier eut l’aubaine d’un tel spectacle, dit le jeune homme. Je devine, du moins, que Champlain contempla souvent le fleuve qu’il aima jusqu’au dernier jour… Vous me pardonnerez une vision un peu fantaisiste… Il me semble que, si les eaux passent, l’âme du Saint-Laurent demeure… À de telles heures, il se peut qu’elle rêve et se souvienne… Elle se souvient des héros qui la connurent et voguèrent en prononçant son nom, des boulets qui la déchirèrent, du sang qui a rougi le flot d’alors… Ou bien, elle écoute la clameur des villes sœurs grandissant à travers les siècles… Il se peut qu’elle se rappelle Wolfe et la nuit fatale où ses vaisseaux se rendirent à l’appel de Vergor le traître… Ou bien, elle médite sur l’avenir de Québec et le voit se déployer en splendeur…

— Vous devenez matérialiste ! plaisante Marguerite.

— Dans la mesure où je prête à la matière la sensibilité de mes nerfs et la flamme de mon imagination ! lui répond-il.

— Je ne discuterai pas… Ne serait-il pas criminel de nous quereller, ce soir, Monsieur Hébert ?… Comme vous le disiez en face de Saint-Laurent-de-l’Île, à bord du paquebot, cela achève.

— C’est vrai, dit-il, morose. Je l’oubliais !…

— C’est résolu, nous partons demain pour le Saguenay… Notre visite, à Québec, achève donc. Au retour de ce voyage, nous y passerons deux ou trois jours au plus… D’ici, nous irons visiter Montréal et parcourir l’Ouest Canadien !…

— J’attendais que vous partiez, reprend-il, avec douceur. Les élections pour Ottawa se tiendront le Premier Septembre… Demain, je rejoindrai mon père… Il a déjà commencé la campagne électorale dans un de nos comtés ruraux… Nous nous battrons ensemble !…

— Je parie qu’il sera élu, fit-elle, gentille et croyant deviner. Vous êtes éloquent, cela doit venir de lui… Vous pourfendrez l’adversaire : il sera écrasé… Vous alliez m’interrompre et dire non : je sais, moi, que vous serez superbe et qu’on ne pourra vous résister !…

— Je prends note de vos paroles, afin d’en être le moins indigne possible… Mais c’est dans la mienne, et non dans l’élection de mon père, que nous allons unir nos fers pour triompher…

— Vous ne m’aviez pas dit cela ? lui reproche-t-elle.

— Nous avions tant de choses à nous dire ! répond-il, en souriant.

— C’est vrai, il nous reste même beaucoup de choses à nous dire, ajoute Marguerite, avec un accent qui le bouleverse. Il y en a trop peut-être, il y en a que nous ne pourrons pas nous dire…

— Que nous ne pourrons jamais nous dire, alors, murmure-t-il.

Et la même émotion surabondante étreint leurs Cœurs…

— Vous allez me penser un peu curieuse, dit-elle, pour dissiper le malaise entre eux. Comment est-ce vous, et non votre père, qu’on a demandé ?…

— On lui offrit la candidature… Il me la cède…

— Il est généreux, votre père !… Que j’aurais aimé le connaître !… Je me le figure noble et grand…

— Hélas ! vous auriez été ennemis, répond Jules, que le conflit perpétuel entre la jeune fille et lui déprime. Il est de la vieille école canadienne-française… Il est catholique jusque dans la moëlle… Vous n’auriez pas trouvé grâce à ses yeux : il aurait eu peur… À coup sûr, il m’aurait interdit la fille d’un athée !…

— Ainsi, il ignore tout, interrompit Marguerite, vivement émue. Pour moi, vous avez trompé celui que vous adorez tant !… Pour moi, vous avez fait ce qui vous a paru mesquin, lâche peut-être… Une pensée me trouble, j’hésite à parler… Mais il le faut, cela m’entraîne… Pour moi, vous avez tout caché peut-être à votre mère ?…

— Oui, Mademoiselle, avoue-t-il, honteux.

— Et Jeanne fut votre complice ?…

— Jeanne vous aime…

— Mais elle sait que mon père est Gilbert Delorme, un sectaire, un persécuteur de son Christ ! Votre mère, elle aussi, aurait compris que je n’ai pas de haine, moi, que j’aime le Canada-Français, que je respecte sa foi, qu’elle a creusé dans mon âme une empreinte saisissante !… Il me semble que, pour tout cela, elle aurait excusé mes origines révolutionnaires… N’aurait-il pas mieux valu que nous nous soyons connues ?…

— Vous oubliez qu’elle n’aurait pas été complice, elle… Jeanne le fut : elle m’idolâtre, elle connaissait mon caractère qui ne bronche pas… Je lui ai promis d’être fidèle à mon père… Elle ne doutait pas que je ne le fusse… Voilà pourquoi elle ne m’a pas trahi… Maintenant, elle vous aime, elle ne parlera jamais… Ma mère aurait parlé… C’était son devoir : épouse canadienne-française à la façon traditionnelle, elle n’aurait pas été complice, même pour le fils, contre le père…

— Pour moi, tout cela !…

— Mais je désirais tant vous revoir, dit-il avec passion. Je l’avoue, j’ai cru déchoir… Je n’ai réalisé ma défaillance que le jour où je me suis replongé dans l’atmosphère familial… J’aurais dû fuir les causeries intimes avec vous, dès la minute où j’appris que votre père était l’adversaire impitoyable de mes croyances… L’aurais-je pu, d’ailleurs ?… Je ne songeai même pas à fuir… Vous êtes devenue si rapidement, si naturellement mon amie… Je parlai de vous, c’était fatal, et mon père eut un soupçon… Alors seulement, je compris… Mon père eut des paroles que je crus justes contre les amis du vôtre qu’il espérait ne pas être un des leurs, et cependant, je le trompai, j’éloignai la question brûlante… Sa confiance en moi est si profonde, qu’il ne m’en a plus reparlé…

— Si vous lui aviez tout dit, je ne vous aurais jamais revu, n’est-ce pas ? demande-t-elle, devenue très pale.

— Je le savais… Il fallait me décider tout de suite… Vous aviez été si bonne pour moi, je ne pus me résoudre au sacrifice qu’il exigerait… Vous paraissez m’en vouloir de cette trahison ?…

— Vous vous trompez, les femmes ont beaucoup de peine à condamner les faiblesses que les hommes accomplissent pour elles ! dit la jeune fille, avec un regard de tendresse.

— Vous ne faites que redire ce que j’ai pensé souvent moi-même… Ce fut une faiblesse… Pardonnez-moi d’être brutal : je me sentais fort, je savais que les craintes de mon père seraient vaines, que vous ne pouviez ébranler la moindre parcelle de ma foi !… Chacune des heures où vous fîtes de la traversée le souvenir le plus doux de mon voyage, me revint en une vision magique. J’eus la certitude que cela ne recommencerait plus jamais… Je ne voulus pas vous perdre, avant d’avoir cueilli le plus possible de votre charme et de votre âme exquise…

— Oh ! le vilain flatteur ! je vous dois une petite malice…

— Je ne comprends pas, fit-il, étonné.

— Eh bien, oui, nous sommes quittes ! J’étais le défi que vous lançait mon père à la face… Vous vous êtes cru un défi que vous pouviez me lancer impunément !… Ne vous défendez pas, je vous comprends, et je vous pardonne… Demain, vous allez vous battre, dites-vous… Vous serez élu, vous deviendrez le personnage qu’on adule, ce héros moderne qu’est le favori du peuple… Les jolies Québécoises ne le seront plus que pour vous, papillonneront autour de Jules Hébert devenu la personnalité du jour… À moi de vous braver, maintenant ! Je vous défie bien de songer longtemps à la Parisienne à qui tant de beaux sourires feront mordre la poussière… Je serai le passé d’un jour qu’on daigne se rappeler, quand parfois la pensée est lasse de tout le reste…

— Votre badinage est plus cruel que je ne saurais vous le dire, reproche le Canadien. Mais vous n’êtes pas sincère, quand vous raillez de la sorte… Vous ne pouvez pas l’être !… Quelque chose doit vous rendre certaine que je ne vous ai pas menti, que, dès le premier jour, vous m’avez inspiré la sympathie la plus vive, que malgré moi je vous ai pardonné la libre-pensée que je réprouve chez tous les autres, qu’une fantaisie passagère ne m’aurait pas fait reculer devant la franchise que réclamait mon père… Vous parliez d’oubli : vous êtes trop femme pour ne pas savoir que je ne suis pas de ceux qui oublient des heures sacrées… Je ne vous accuse pas d’avoir une nature superficielle… Mais ce sera malgré vous : les voyages, en peuplant la mémoire d’impressions toujours nouvelles, atténuent les souvenirs… Peut-être est-ce la Parisienne qui ne se souviendra pas longtemps du Canadien, qui n’aura été qu’un incident agréable au cours de pérégrinations sans nombre…

— Et voilà cette logique dont les hommes ont le monopole jaloux… S’il fallait vous prendre au mot, je ne serais qu’une superficielle et une étourdie, ne vous en déplaise… Mais vous m’avez déjà louée du contraire, et vous aviez raison, Monsieur Hébert… Le Canada-Français, dont vous m’avez si puissamment révélé la légende et le drame, la grandeur et la poésie, ne s’effacera jamais de mon esprit qu’il a charmé… Je lui ai donné, toute à lui seul, une place bien chaude en mon cœur… Et quand souvent les choses merveilleuses de Québec me souriront dans la distante, me permettez-vous de ne les revoir qu’à travers le visage énergique et fort de Jules Hébert, mon professeur d’histoire canadienne, mon guide patriote et charmant, l’héritier des traditions qu’apporta l’aïeul Hébert, le premier colon canadien ?…

— Souvent et longtemps ? demande-t-il, profondément ému.

— Souvent et toujours… Du meilleur de moi-même, je vous promets d’avoir toujours l’œil aux aguets sur les destinées de votre race et l’évolution de l’âme canadienne… Je ne pourrai en suivre les phases, sans les identifier avec le fils vaillant de l’une et le champion de l’autre… C’est bien pour l’âme canadienne que vous partez en guerre, n’est-ce pas, mon beau chevalier ?

— Vous devinez tout, belle princesse, reprend-il, en souriant. Je serai le candidat de l’âme canadienne… Pour elle, en champ clos, je croiserai mon épée… Du meilleur de moi-même aussi, je vous suis reconnaissant de la grande amitié dont vous m’assurez la longue existence… Elle sera un trésor dans ma vie d’homme, une des forces magnétiques avec lesquelles je vaincrai la dépression mauvaise… Pendant la lutte prochaine, j’évoquerai souvent votre image : je sens qu’elle me dictera des choses magnifiques et qu’elle est déjà la victoire !…

— Oh ! que je vous la souhaite, cette victoire ! Elle sera l’aube d’une carrière éblouissante et féconde… Vous vous distinguerez plus tard, les journaux apporteront jusqu’à moi l’écho de votre éloquence et le magnétisme de vos œuvres… Alors, je serai bien orgueilleuse de vous avoir connu !…

— Votre espoir exagère, mais si jamais votre prédiction se réalise à un degré plus modeste, si du moins je deviens quelqu’un, soyez assurée que le jour où ma voix sera entendue, je me rappellerai l’entretien de ce soir et l’enthousiasme nouveau qu’il a créé dans mon âme…

— Tout simplement celui de ce soir ? demande-t-elle, finement.

— Vous êtes méchante… Vous savez bien que je revivrai souvent les bonnes semaines qui achèvent… Je serai heureux, si je suis digne de votre souvenir…

— Une telle admiration me touche infiniment… Je n’ai pas d’expressions pour vous en remercier… Mais il ne faut pas me faire la part trop large… Vous oubliez qu’une autre vous attend, qu’elle sera toujours près de vous pour accrocher vos lauriers à la muraille, que je dois fatalement n’être que l’amie dont l’affection lointaine ne saurait égaler la tendresse de l’épouse éperdument chérie… C’est de celle-ci que, par l’action courageuse et le rêve sain, vous allez vous rendre digne !… C’est à elle que vous prodiguerez l’hommage de votre puissance et de votre gloire !…

— Oh oui, j’ai souvent rêvé à celle qui viendrait… J’ai toujours respecté ce rêve… La seule manière d’en avoir le culte, c’est de respecter toutes les femmes… Ceux qui ne le connurent pas, disent que c’est la folie sentimentale… Sans doute, on est fou d’espérer l’irréel, mais, dites-le-moi, est-ce impossible de trouver un cœur dont le vôtre est rempli comme un vase qui déborde ?…

— Attendez, Monsieur Hébert… J’adore votre formule : un jour, il vous rencontrera au bord d’une source, il se penchera sur elle, remplira le creux de sa main, et plus vous boirez, plus vous aurez soif… Vous trouverez la source, et vous méritez d’y boire…

— Oh ! regardez la gentille petite barque ! s’écrie-t-il. Peut-être ceux qu’elle dirige boivent-ils à la source d’amour…

La chaloupe effilée coule sur l’onde blanche et rêveuse. Elle se laisse aller au caprice de la marée, pendant que les rames sommeillent. Une silhouette d’homme, au centre, et celle d’une femme, à l’arrière, semblent goûter l’heure divine en silence. Est-ce des époux qui vivent sur le fleuve la douceur d’être ensemble ? Est-ce des amoureux dont les regards ne se lassent pas de retrouver au fond d’eux-mêmes le recueillement de la nature ? La barque file toujours de sa course égale et douce, effleure la traînée lumineuse où elle fait songer aux vaisseaux des contes merveilleux, glisse de nouveau sur la surface aux reflets d’argent. Marguerite et Jules ne se parlent plus, se demandent où elle va dans sa promenade insouciante et légère. Un désir aigu de s’embarquer sur elle et de la suivre toujours inonde leurs cœurs.

— C’est l’amour qui passe, murmure la jeune fille, après le long silence.

— Oui, c’est une heure d’amour… Tout, ce soir, parle d’amour…

— Vous voulez dire que les êtres et les choses échangent des propos d’amour !…

— Les clochers redisent le grand amour du Christ !…

— Les foyers, sur les collines, rayonnent de tendresse !…

— Le collège s’auréole du beau dévouement des prêtres !…

— Les Sœurs, dans l’Hospice, répandent la charité sublime autour d’elles !…

— Les bateaux-passeurs caressent l’onde !…

— La petite barque file toujours !…

— Les chants d’actions de grâces flottent encore autour de la flèche de Notre-Dame-des-Victoires !…

— La rumeur de la foule dit qu’il fait bon vivre et sentir l’air du soir dans la poitrine !…

— La fanfare Royale joue le grand air de Saint-Saens : « Mon cœur s’ouvre à ta voix » !…

— Et le peuple, en rangs cordés, se presse autour de la chanson d’amour !…

— Les gamins, sur la pelouse, s’amusent comme des fous, s’étourdissent de liberté !…

— L’amour de leur pays jusqu’à la mort frémit dans la colonne fraternelle à Wolfe et Montcalm !…

— Regardez aller ces deux enfants du peuple… Ils ont lu, dans leurs yeux, l’ivresse au fond de leurs êtres !…

— Et ce vieux couple… Ils se ressemblent, à force de s’être aimés !…

— Là-haut, la sentinelle incarne l’amour du drapeau !…

— La barque file toujours et s’éloigne, dit la jeune fille, revenant au Saint-Laurent calme.

— Ta main me grise d’amour ! songe le Canadien.

Elle est si près de son cœur. Elle pend avec grâce. Il a fallu des générations pour la rendre aussi belle, aussi parfaite. Il devine l’ossature fine sous le modelé pur. La paume a des courbes charmantes. Les phalangettes minuscules doivent effeuiller les roses à ravir. Elle n’a appris que les besognes délicates, effleuré les pages des livres, écrit des choses merveilleuses, guidé les pinceaux fragiles, esquissé d’harmonieux gestes, animé les claviers subtils, exécuté des caresses nobles. Elle est, à elle seule, presque toute la femme exquise. Et pendant que Jules Hébert la contemple et sent le besoin fou de poser le baiser de son âme sur la main qui pend tout près de son cœur, la jeune fille suit la course de l’amour sur l’onde rêveuse.

— La barque s’éloigne toujours… Où va-t-elle ? demande soudain Marguerite.

— Elle vogue vers le bonheur sans fin, murmure-t-il.

— Voici qu’elle tourne ! s’écrie-t-elle, avec un regret de tout son être.

— Les rames s’agitent… Elle remonte… C’est déjà fini, leur joie souveraine de tout-à-l’heure… C’est bien là notre bonheur humain : un moment, l’extase nous berce au fil du courant, puis il nous faut ramer douloureusement contre elle…

— Il y a de la joie, même à souffrir…

— Et la joie surhumaine qu’on espère toujours, qui donc nous en rassasiera, Mademoiselle ?… Je vous plains de ne pas même soupçonner la vie par delà les planètes et les étoiles… Oh ! que je vous souhaite le grand amour dont la rosée vous rafraîchira les tempes jusqu’à la fin de vos jours !…

— Dieu, s’il existe, devrait me conduire à la source…

— Vous blasphémez, sans qu’un pli de votre visage tressaille !…

— Pardon, je ne blasphème pas Celui qui, pour moi, n’est rien… Je vous fais de la peine, je le sens… Mais il faut que je me défende… Et c’est vrai, ce que je vous dis… Vous le savez bien que je ne veux pas vous faire de la peine !…

— Oui, c’est vrai, trop vrai… Vous me forcez à l’admettre : j’avais toujours cru qu’il ne pouvait y avoir d’athées sincères… Mais, logique avec vous-même, vous devriez me dédaigner, avoir pour un crétin des répugnances nécessaires !…

— Sans Dieu, vous ne seriez plus le Canadien-Français que vous êtes !… Et c’est le Canadien-Français que j’admire, patriote enflammé, noblement sincère, fièrement chrétien !… Que voulez-vous, c’est notre logique, à nous, les femmes…

— Vous me pardonnez la superstition comme je vous pardonnai l’athéisme…

— Voulez-vous dire que, si je n’étais pas libre-penseuse, je ne serais pas votre amie ?…

— Vous avez plus de logique que vous ne le prétendez… Pour moi ou contre moi, vous deviez l’être : peut-on ne pas vous admirer ?… Il n’y a pas de plus grands amis que ceux qui le sont malgré tout, dont la souffrance à lutter l’un contre l’autre n’a pu ravir les âmes l’une à l’autre…

— Vous avez donc souffert de nos antagonismes profonds ?…

— À la veille de votre départ, Mademoiselle, j’en souffre plus que jamais…

— Je sais, moi, que j’en ai souffert plus que vous encore… C’est moi qui ai cédé constamment, qui ai sans cesse mis bas les armes, incliné la tête sous l’inflexibilité de votre foi… Rien de vous-même n’a lâché prise, tandis que, par vous, j’ai connu les affres du doute…

— Est-ce bien vrai ? s’écrie Jules, qu’une espérance affole. Vous avez été ébranlée, vous n’êtes plus aussi certaine, vous commencez à entrevoir qu’il peut y avoir autre chose que la matière Unique, souverainement intelligente, éternellement créatrice… Dieu vous a agité la conscience !… Quel bonheur !…

— Égoïsme des hommes ! Vous oubliez mon supplice et mes angoisses !… Vous méritez la déception qui vous arrive… Il est des croyants que le doute blesse à l’âme un jour et que, le lendemain, leur foi ressaisit avec une emprise plus tyrannique, plus indéracinable que jamais. Un instant, la mienne a subi le choc de la foi canadienne-française, mais elle n’a oscillé qu’un peu, l’équilibre est stable à jamais !…

— Vous ne l’oublierez jamais, ce doute, quoi que vous fassiez… Dieu ne se penche pas en vain sur un cœur pour l’attendrir… Dites, au moins, que vous serez neutre entre votre père et Lui…

— Impossible, je crois aux doctrines de mon père !…

— Alors, vous vous battrez pour elles et pour lui…

— Autant que le peut la fille d’un père !…

— Et si votre père déclare la guerre au Canada-Français ?

— Il le fera, il le faut… Luttez, Monsieur Hébert !…

— Vous n’avez pas répondu, Mademoiselle… Vous aimez le Canada-Français, dites-vous… Voulez-vous qu’il périsse en perdant sa foi ? Aiderez-vous votre père à l’écraser ?…

— Non, Monsieur, aussi longtemps que je vivrai, dit-elle, confuse.

— Aurez-vous le secret espoir que l’athéisme ici triomphe ?

— Je veux que Jules Hébert demeure Canadien-Français ! cria-t-elle, avec passion.

— Merci, Mademoiselle…

L’aveu d’amour frémit au bord de leurs cœurs gonflés. Ils n’en peuvent plus de lutte et de ruse contre eux-mêmes. Leurs âmes sont tendues, sur le point de se rompre. L’image de Greuze rêve si près du jeune homme, qu’il y pourrait poser ses lèvres. Il évoque la promesse qu’il a faite au Christ de sa race et des siens, à Jeanne prophétique. Toutes les forces qu’il appelle au secours se rangent en bataille dans son imagination au désarroi, mais la vague d’amour avance au fond de lui-même, menace de tout renverser devant elle.

Une détonation formidable crève dans l’air. Le canon de la Citadelle annonce à la foule qu’il est neuf heures et demie. Jules se souvient. Il est sauvé.

— Mademoiselle, dit-il, je regrette de vous laisser… Il faut que je parte ce soir…

— Puisqu’il le faut, je vous suis, murmure-t-elle, avec un tel chagrin qu’ils en demeurent silencieux, tout le long de leur marche à travers la foule moins touffue. Rassasiés d’air et de bruit, beaucoup de promeneurs ont abandonné la Terrasse, et les rangs s’émiettent. Il y a moins de jouisseurs autour des bougies roses. Jules escorte la Parisienne jusqu’à la porte latérale du Château-Frontenac.

— Au revoir, Monsieur le député, dit Marguerite, gentille.

— Au revoir, princesse, répond-il, avec un regard profond.

— À bientôt, beau chevalier, reprit-elle, en le regardant longuement, et Jules, pendant quelques secondes, a le cœur plein d’elle comme un vase qui déborde…

Et pendant qu’elle gravit l’escalier de pierre, il reste là, frémissant, effaré, espérant que les yeux merveilleux auront encore une caresse à le rendre fou. Il lui semble qu’elle emporte avec elle quelque chose de substantiel et de nécessaire en lui. Une seconde, il a le vertige, il veut se précipiter vers elle, avouer le désespoir qu’il éprouve à la voir s’éloigner de lui pour deux longues semaines, murmurer longtemps le bonheur dont elle gonfle son âme, quand elle est là. Mais la robe de mousseline sans tache a déjà disparu. Un vide intolérable descend au fond de son être le plus vital. Il défaillit sous une douleur qui l’étreint au vif, mais plus la chose saigne, plus il se sent infiniment bon, capable d’il ne sait quel dévouement surhumain. Il en a la certitude écrasante, il aime cette femme au point qu’il a peur de lui-même, que son patriotisme relâche un moment sa poigne sur l’énergie virile. Il élève au ciel un regard d’âme aux abois. Alors, ses yeux sont hypnotisés par la statue de Champlain transfiguré. Qu’il est dominateur et fort, le chevalier de Saintonge, dans son allure de conquérant triomphal, auréolé de lune et de solitude ! Il est bien seul au milieu de cette foule qui repasse indifférente à sa gloire, à sa grande ombre inspiratrice. Sur son piédestal d’immortalité, il est évocateur de souffrances et de renoncements. Il parle à Jules, qui l’écoute pieusement, de tempêtes impuissantes, de froids bravés, d’ennemis fuyards, de sacrifices amoncelés, de l’aïeul Hébert. Et le jeune homme sent les ambitions généreuses remonter en lui comme une marée calmante. Il a honte d’avoir succombé à un désir de lâche. Il jure d’être fidèle au Canada-Français pour lequel Champlain, défiant les orages et les siècles, montera désormais la garde.