Au large de l’écueil/11

La bibliothèque libre.
Imprimerie de « L’Événement » (p. 299-319).

XI


Le convoi électrique roule à grande allure égale et ronflante vers Sainte-Anne-de-Beaupré. Jeanne et Marguerite, pelotonnées l’une contre l’autre, osent à peine se balbutier quelques mots rares et timides. Gilbert, assis en face d’elles, impassible et taciturne, glace l’atmosphère. Les yeux de la malade que la dernière nuit sans sommeil a remplis de ténèbres plus opaques, ne peuvent plus qu’entrevoir la forme rigide et muette, ils ne discernent pas les traits figés du père. Sans qu’il parle, elle a la sensation qu’il rumine quelque chose d’hostile et que la fureur s’amasse en son âme comme la vapeur en vase clos. Elle sait bien que plus il songe à la démarche qu’il a permise, hypnotisé par le fluide surhumain qui électrisait son langage d’hier, plus il a maintenant l’horreur d’avoir cédé. Elle devine qu’il prépare un antagonisme à chaque instant plus maussade et plus fort, mais elle va lutter contre l’assaut de haine, et Dieu ne pourra plus douter d’elle. Une exaltation mystique irradie son imagination. C’est comme si une âme nouvelle filtrait dans la sienne. Et l’athéisme, écrasé dans ses dernières tranchées, fuit le champ de bataille. Marguerite est ardemment certaine que Dieu, à travers le sourire de la grande sainte, arrachera de ses yeux la nuit pesante et leur versera l’aurore et le soleil. Son père, illuminé, adorera le Christ de Jules Hébert, et l’âme de la jeune fille se dilate en une vision de bonheur.

— Nous arrivons, Marguerite, murmure Jeanne, à voix si basse que son amie l’entend à peine.

— Je ne comprends pas ce qui bout en moi, répond celle-ci, je trouve que nous n’allons pas assez vite encore, je suis très impatiente de m’agenouiller aux pieds de la grande Sainte…

— Nous nous agenouillerons ensemble, tout près l’une de l’autre, ajoute la petite Québécoise, fortement émue. Il faudra bien qu’elle s’attendrisse…

— Est-il nécessaire de prier comme vous pour être entendue ? demande la Française. C’est que, si neuve à Dieu, je ne puis égaler votre ferveur et votre amour… Je serai bien maladroite, sans doute…

— Vous prierez de toute votre âme, cela suffira, je vous l’assure.

— Qu’est-ce donc, prier de toute son âme ?…

— Offrir à Dieu tout ce que nous sommes de bon et tout ce que nous pouvons être de meilleur…

— Pourquoi ne l’a-t-Il pas encore guérie, votre Dieu, Mademoiselle Jeanne ? interrompit Gilbert, sarcastique.

— Si vous L’aimiez un peu, ce serait plus sûr, balbutie-t-elle faiblement.

La gêne est plus lourde entre eux tous, maintenant… Le convoi électrique roule à grande allure égale et ronflante vers Sainte-Anne de Beaupré…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une immense draperie de nuages moroses appesantit l’espace. Il émane, de la nature grincheuse et des horizons presque funèbres, ce malaise des âpres jours d’automne. Captive au sommet du frontispice de la Basilique, entre les deux clochers gris, la Sainte grelotte en sa froide parure de bronze. Et l’Enfant Jésus, près d’Elle qui le réchauffe d’amour, a pourtant les mains glacées. Les arbres sur la colline, transis, mélancoliques, pleurent l’agonie de leurs feuilles. Les teintes mordorées et cuivrées, dont les érables çà et là nuancent les côteaux de l’Île d’Orléans, s’embrument de tristesse. Le flot sombre et langoureux du Saint-Laurent brille de miroitements blafards. Les maisons des alentours se recroquevillent dans leurs murs frileux et leurs toits renfrognés. La grande Sculpture blanche, au milieu des allées inertes et des parterres désolés, fait songer aux neiges prochaines.

Le sectaire et les deux pèlerines, d’eux-mêmes, sous une impulsion que seul explique le magnétisme des êtres, s’arrêtent au moment de franchir le seuil de l’église. Gilbert hésite encore, Marguerite a peur, Jeanne frissonne.

— Est-ce vrai que tu es bien résolue à prier, ma fille ? dit Gilbert enfin, d’une voix étrangement contractée.

— Mais oui, mon père, répond-elle, angoissée, redoutant ce qui s’apprête.

— Rien en toi ne proteste contre une pareille dégradation ?…

— Pourquoi ce retour de colère ?… Ce n’est plus le moment de m’interdire le lieu saint… Vous pourriez tout compromettre, ma foi est si fragile encore…

— Ta foi ?… Te voilà donc asservie, enchaînée à ce Dieu Polichinelle ?…

— Ah ! Mon père ! Je vous défends de L’outrager !…

— Tu me défends ! s’écrie-t-il violent.

— Ne m’en voulez pas, il faut que je vous parle de la sorte, vous n’avez pas le droit de Le traiter ainsi devant moi, je sens profondément que vous n’avez pas ce droit !…

— C’est bien Lui, cela !… Il besogne bien, Il t’a déjà prise à moi, Il a déjà fait de toi une révoltée !… Je dois Lui céder la place, Il est ton seigneur et despote, je n’ai plus de fille !…

— Vous vous trompez, mon père !… Grâce à Lui, je serai plus longtemps votre fille, je le serai éternellement !…

— Non, décidément, tu ne feras pas cela, mon enfant, c’est trop d’humiliation ! Je l’avais pourtant prévu, hier, avant de faiblir… Je ne sais quelle aberration m’a paralysé la volonté !… Si j’en croyais tes paroles, tu Lui appartiendrais !… Ah non ! Je ne veux pas, tu es mon enfant, mon œuvre, mon cerveau, ma vie, Il ne peut t’enlever à moi de la sorte !… Je ne veux pas que tu L’aimes, tu m’entends, Il est faux, Il est un leurre, un fantôme !… Une dernière fois, pense à tout ce que je t’en ai dit, n’est-ce pas que tu ne crois pas à Lui, que tu n’entreras pas ici me déshonorer, m’apostasier devant les prêtres et les idoles de la superstition ?… Allons-nous-en, viens, Marguerite, ce n’est pas ta place ici, mon cœur est le vrai, le Sien n’est qu’un vieux conte d’amour !…

— Je crois au vieux conte d’amour et à son Chevalier, murmure la jeune fille, que des sanglots empêchent de lutter davantage contre le fanatisme de Gilbert.

Alors, l’âme de celui-ci est agitée par l’un de ces remous aux lois inexplicables dans les sources vives de notre être. Sa rage croule. Il essaye de rejoindre en lui-même l’indignation qu’il se doit. Elle a fui, lui échappe irrémédiablement. Il n’a plus qu’une pitié vaste, surabondante pour son enfant dont il avive le martyre. Il ne doute pas que l’auto-suggestion sera stérile, elle aurait déjà fait le prodige qu’il était folie d’avoir espéré d’elle. Il a conscience que Marguerite est maintenant sous le férule de la Croix. Comment se fait-il qu’il n’éprouve plus de haine et pardonne ? Il ne comprend que vaguement pourquoi sa colère fond en lui-même : d’ailleurs que lui importe de le savoir, pourvu qu’elle cesse enfin de pleurer si violemment ? Il en a le besoin profond, il faut que ces larmes ne lui fassent plus tant de mal au plus poignant de ses entrailles.

— Va, mon enfant, murmure-t-il, avec douceur.

— Oh ! mon père ! que vous êtes bon ! Vous me sauvez ! s’écrie Marguerite, qui embrasse longuement son père au front si lourd.

Dès que les deux jeunes filles eurent franchi le seuil, Gilbert Delorme, éprouvant au cœur un serrement qui l’étouffait, pensa qu’il allait mourir. Ce fut, tout simplement, un spasme de douleur qui, débordant de sa poitrine surchargée, jaillit en pleurs émouvants…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Bien peu de lumière se faufile à travers les vitraux peints qui la rejettent. Il y a comme un crépuscule vague dans les bas-côtés austères et sous la voûte où les étoiles d’or s’estompent.

Dans la nef elle-même, au-dessus des laques lugubres et des bancs solitaires, autour des colonnes à demi fantastiques, la clarté du jour s’assombrit de ténèbres flottantes. C’est presque la nuit dans les profondeurs des chapelles latérales. Au grand autel de marbre sans tache, un prêtre déroule en harmonie les gestes sacrés de la messe, et les anges, pieusement adorateurs sur le baldaquin où ils planent, unissent leurs prières à la sienne. Tout le sanctuaire frémit d’une suavité mystérieuse et d’un calme étreignant l’âme.

Aux pieds de la Thaumaturge canadienne, Marguerite et Jeanne, prostrées, ferventes, inlassables, murmurent une supplique longue et passionnée. Toute leur âme vibre et se tend vers le ciel. Les yeux de la petite Québécoise, dardés sur le visage ineffablement doux et bon de la sainte, luisent d’un appel ardent. Ceux de la Parisienne, plus impuissants de seconde en seconde, ont toujours plus de peine à distinguer la forme obscure de la Statue qui s’éloigne. L’enthousiasme de Marguerite s’active sans cesse et l’imprègne de chaleur sainte et d’espoir. Elle voit les dernières lueurs s’esquiver de son regard agonisant, et sa foi en la cure surnaturelle, au lieu de s’effondrer, décuple et s’embrase toujours. Des accents pathétiques et des cris d’adoration surgissent des sources les plus mystérieuses d’elle-même.

— « Grande Sainte, il faut me sauver, implore-t-elle, en ce moment. Je suis venue à vous de tout l’élan de mon être… Je crois en votre sourire, je ne le vois plus, mais je me souviens de lui, quand, pour la première fois, il y a si peu de jours, il me semble, je fus si étrangement ravie par sa douceur… Je ne l’ai pas oublié, il est fait de tendresse et de paix indicible, il palpite en moi, je sens qu’il n’est pas menteur, qu’il rayonne du Dieu qu’il possède à jamais… Je vous demande pardon, mon Dieu, de vous avoir banni si souvent de mon cœur, vous savez pourquoi je fus ingrate : on m’avait donné tant d’armes contre Vous, il a bien fallu que je me batte, que je Vous repousse… Oh ! comme je regrette de ne pas Vous avoir connu plus tôt !… Maintenant rien en moi ne Vous outrage, toute mon âme Vous accueille et Vous garde, et je Vous aime de tout l’amour que j’aurais eu pour Vous, si Vous m’aviez été enseigné dès le premier jour. Ces ténèbres m’écrasent, m’épouvantent, me plongent dans un vide affolant !… Brisez-les, déracinez-les, mon Dieu, rendez-moi votre soleil !… Grande Sainte, souriez-Lui, pour qu’il m’entende !… »

Escorté par le jeune acolyte, le prêtre délaisse le grand autel de marbre. Ils ont déjà disparu. Il n’y a plus, dans le sanctuaire, que le vaste silence divin autour des jeunes filles en prières. Soudain Jeanne regarde Marguerite avec une commisération de toute sa nature de sensitive extrême.

— Courage, mon amie, lui dit-elle, nous n’avons pas encore assez prié…

— J’ai plus d’espérance que jamais, lui répond l’autre, avec une conviction de toute elle-même.

— Il faut lui faire violence… Il ne faut pas trop se fier au sourire tout plein de largesses, elle veut que l’on soit bien sûr d’elle, ne cède que si on espère alors qu’il faudrait ne plus avoir espérance…

— Je ne croyais pas qu’il fût si facile de prier, Jeanne… Il est vrai que ma prière est malhabile et peu éloquente… Mais je vous obéis, j’abandonne toute mon âme à Dieu…

— Elle est si belle, votre âme, que Dieu est fort heureux de l’avoir conquise… Voyez-vous encore, Marguerite ?…

— Si peu, vous n’êtes qu’un monceau de noir, la Sainte n’est qu’une silhouette noire, bien noire…

— Courage, nous allons prier encore, aussi longtemps que vos yeux n’auront pas la clarté des miens !…

— Que vous êtes bonne et que je vous aime, Jeanne !… Que peut-on dire d’irrésistible au ciel, mon amie ?…

— Lui avez-vous commandé, bien ferme, bien nettement ?…

— J’ai peur d’être audacieuse…

— Je vous ordonne de ne pas craindre… La meilleure façon de plaire à Dieu, c’est de vouloir qu’il nous aime !…

— Je sens, là, tout plein mon cœur et ma vie, qu’Il m’aime !…

— C’est bien entendu, n’est-ce pas ?… Nous voulons, nous exigeons qu’Il agisse, que la Sainte et Lui fassent leur grande besogne du ciel !…

Pendant que les deux amies, prosternées, suppliantes, leurs genoux cassés par les laques dures, attendent la réponse du ciel, Gilbert s’approche des formes affaissées. Il n’en pouvait plus du martyre de l’attente. Elles ne l’ont pas entendu s’arrêter près de leurs robes gisant dans la poussière. Tout-à-coup, un cri tranche dans l’air, si aigu, si douloureux, si lamentable, que Jeanne et le père en sont déchirés jusqu’au plus intime d’eux-mêmes. Les échos de la Basilique gémissent au loin, et c’est comme si le silence était plein de sanglots. Marguerite, cessant totalement de voir, a été plongée dans une nuit insondable, aux tenailles atroces. Un désespoir invincible l’a inondée toute entière, a fait jaillir du fond de son être la plainte sauvage. D’un geste convulsif, elle frotte ses yeux morts, essaye de les faire vivre encore à ces vestiges de lumière qui leur parvenaient tout-à-l’heure. Ce ne sont pas des larmes qui se précipitent, mais des hoquets farouches dont la gorge râle et la poitrine se fend. Jeanne, l’âme au supplice, attend que le délire s’apaise.

— Marguerite, il ne faut pas désespérer, rien n’est perdu, murmure-t-elle enfin.

— Si vous saviez comme c’est affreux !… Cela m’étouffe, j’ai voulu mourir…

— Pauvre amie !… Que cela me fait de la peine !…

— Oh ! quel tourment !… Mon Dieu, vous ne permettrez pas cela !… Grande Sainte, votre sourire m’a promis !…

— Un peu de courage, mon amie, c’est l’épreuve décisive, elle est le salut !…

— Viens-t’en, ma fille, dit soudain Gilbert, et sa voix grave les secoue d’un frisson brutal.

— Vous ici, mon père ! ne put retenir sa fille. Êtes-vous venu prier ?

— La folie religieuse t’égare ! Je suis venu te chercher… Je te le redis, viens, mon enfant…

— Laissez-moi prier encore, gémit-elle. Tout n’est pas perdu, n’est ce pas, Jeanne ?…

— Nous allons vaincre, je le sais, je le jure, affirme la petite Québécoise, d’un accent tel que Gilbert en est un peu abasourdi.

— Je parle sans haine, Mademoiselle, votre Dieu n’est qu’un nuage qui se dissout devant la raison… Depuis une heure, à genoux devant une ombre, vous appelez dans le vide… Est-ce étonnant qu’on dédaigne votre appel ?… Viens, ma fille…

— Grâce, Monsieur Delorme, implora Jeanne, appréhendant l’influence du père.

— Votre Dieu a-t-il eu pitié, Lui ? répondit-il, avec une amertume discrète.

— Ne raillez pas, je vous en supplie, ajoute la Canadienne.

— Je n’ai pas raillé, Mademoiselle, j’ai constaté, simplement… Tu me suis, n’est-ce pas, Marguerite ?…

— Il faut que je reste encore, mon père…

— Ah ! Si tu comprenais ma torture à voir mon enfant courbée jusqu’à terre, se traînant les genoux devant une idole, tu viendrais… Tout cela est vain, tu le sais, pourtant… Rappelle-toi ce que tu en disais, il y a si peu longtemps encore… Je ne me comprends plus, je devrais t’amener de force ou mettre leur Sainte en pièces… Tu as tant souffert que je n’ai plus le courage de ma fureur, je redoute que, par moi, tu souffres davantage… Mon cœur est à bout de ta souffrance… Viens, nous essayerons d’être heureux, j’oublierai tout… Au nom de tous les souvenirs entre nous, ne me suivras-tu pas, mon enfant ?…

— Je vous suivrai, dès que mes yeux pourront le faire, dit-elle, humblement.

— Tu ne sens donc pas l’humiliation de t’avilir ainsi devant le surnaturel ?…

— Non, mon père, cela me grandit !…

— Hélas ! Tu crois à Lui, irrévocablement !… Comme Il est habile et ensorcelle bien !…

— Je crois à Lui, mon père !…

— Ah ! Quelle horreur !… Et je n’ai pas la force de maudire !…

— Cela vaut mieux ainsi, mon père, je n’aurais pas le courage de vous entendre… Pardon de vous faire souffrir, il faut savoir comment…

— Inutile, interrompit Gilbert, je ne comprendrai pas !… Dis, au moins, que si tes yeux demeurent clos, tu me reviendras, tu L’abandonneras, Lui !…

— Marguerite ! supplie Jeanne.

— C’est impossible, mon père, on ne se débarrasse pas de Lui, je le sens, quand Il a logé dans notre âme…

— Insensé que je fus !… C’est bien, continue à prier, puisque tu L’aimes, conclut Gilbert, démoralisé.

— Oh ! merci du meilleur de moi-même !…

La ferveur des jeunes filles recommence, plus brûlante et plus impétueuse. Immobile comme les fières colonnes, Gilbert, un pli sarcastique au front, la lèvre mordante, le cœur ulcéré, regarde les deux profils dressés passionnément vers Dieu. L’invocation de Marguerite est dramatique et désespérée. Elle appelle à l’aide tous les siens dont les âmes, dans le lointain des générations, connurent le charme de la prière et vivent à jamais l’extase du ciel. Des guérisons par myriades s’épanchèrent du cœur de la grande Sainte : pourquoi serait-Elle insensible au martyre qui l’empoigne et la rend folle ?

— « Est-ce ma faute, disait-elle, si je fus ignorante de Vous, mon Dieu ?… Je suis née loin de Vous, si loin qu’on n’y parlait de Vous que pour Vous nier, comme une des vieilles fables de jadis… J’ai grandi, on m’a si bien éloignée de Vous toujours, qu’il était toujours moins possible de vous apercevoir… Il fallait que Vous veniez à moi qui ne pouvais aller à Vous : depuis que Vous êtes venu, ne Vous ai-je pas aimé totalement, de mon âme absolue, comme Vous le désirez ?… Délivrez-moi de ce cachot horrible, c’est le moyen de conquérir mon père !… Il ne Vous connaît pas, ne lui en voulez pas d’être amer !… Comme le dit Jeanne, votre amie si douce, il faut que cela vienne, que vous soyez pitoyable !… Grande Sainte, je vous en conjure, faites rayonner un dernier sourire au Dieu qu’il attendrira sur ma misère !… »

Une détente de tous les nerfs endoloris se résout en larmes qui filtrent des yeux morts, étrangement apaisantes et suaves. Une vague de bonté surhumaine gonfle son être d’une ivresse inconnue. La certitude qu’elle avait de guérir, cesse d’être exaspérée, devient calme et sereine. Elle attend, sans crainte, sans désespoir, la résurrection de ses yeux. La félicité profonde l’envahit toujours davantage. Tout-à-coup, son âme s’élargit, s’illumine, se magnifie, s’envole tout d’un essor vers des cîmes radieuses d’où elle plonge dans un gouffre immense de béatitude. Les prunelles, dilatées soudain, béantes et limpides, s’emparent triomphalement de la lueur d’or que le soleil vient de lancer dans le Chœur de la Basilique…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le convoi électrique roule à grande allure égale et ronflante vers Québec. Isolés des rares voyageurs, le sectaire et les deux pélerines sont taciturnes. Marguerite se repaît du tableau que ses yeux avides ne se lassent pas de voir courir. Elle contemple, avec une volupté infinie, l’éblouissement du soleil dans le gonflement des labours, l’allégresse des fermes, le sourire des prés, les ors et les rubis des érables. Gilbert, que la joie d’abord a transporté, devient plus songeur de minute en minute, et le poids de sa tristesse est lourd sur l’âme des jeunes filles.

— Que je suis heureuse ! dit Marguerite, après l’avoir dit tant de fois. Pourquoi êtes-vous moins joyeux, mon père ?…

— Crois-tu encore à Lui ? répond-il, si triste, qu’elle en est violemment émue.

— Mais, vous n’y croyez donc pas, vous, mon père !…

— Je crois qu’Il m’a volé mon enfant, c’est tout ce que je crois de Lui…

— Et moi qui espérais que ce miracle vous conduirait à Lui ?…

— Miracle ! ne put s’empêcher de ricaner Gilbert. Te voilà bien fagotée à la superstition !… Les miracles ! c’est avec ces mensonges qu’elle vous attache et vous asservit !… Non, ma fille ce ne fut pas un miracle, te dis-je, tu t’es suggestionné la guérison, elle t’est venue de toi-même, des forces de la nature agissant par ta volonté furieuse et déchaînée !… Un mystère ignoré de la science, fort bien, mais un miracle, c’est trop de naïveté, vraiment !…

— Combien nous serons éloignés l’un de l’autre, désormais !…

— Oui, il va falloir nous quitter bientôt, murmure-t-il, en courbant sous la douleur.

— Cela, non, proteste Marguerite, véhémente et le cœur oppressé. Je vais vous suivre, jusqu’à ce que vous m’ayez pardonnée, jusqu’au jour où vous serez avec nous !…

— Impossible d’y songer, mon enfant, reprit-il, toujours sur le même ton de lassitude calme et souffrante. Je ne suis pas de ceux qu’on évangélise, la cuirasse est impénétrable !…

— Je vous suivrai tout de même, je ne veux pas que vous ayez de la peine, mon père !… Je ne veux pas abandonner ma mère !…

— Il vaut mieux que tu ne viennes pas, te dis-je, reprend-il, avec une douceur inexprimable. Alors même que tu me suivrais, ce ne serait plus toi, je t’ai perdue… Tu étais mon œuvre, elle est détruite… Tu étais ma vie, elle est brisée… Près de moi, tu me rappellerais sans cesse mon rêve en miettes… Loin de toi, je souffrirai moins, je me souviendrai mieux des années de bonheur où je retrouvais mon cerveau dans le tien… Il n’est plus à moi, ton cerveau, Dieu me l’a ravi… Reste ici : Jules Hébert, ton évangélisateur, adoucira l’amertume des adieux nécessaires…

— La seule perspective de vous dire adieu me fait tant de peine !… Non, décidément, je vous suivrai !…

— Tu resteras, ma fille ! Il faut que tu ne viennes pas, j’ai besoin que tu restes !… Si tu étais auprès de moi, croyant, priant, je ne pourrais plus faire la guerre à Dieu !… C’est mon devoir de me battre jusqu’au dernier jour pour la Libre-Pensée, ma religion !… Il y aura une différence avec autrefois, je frapperai désormais sans haine…

— Oh ! mon père ! cela me rendra si malheureuse !…

— Cela passera, mon enfant, tu seras heureuse avec ton ami… N’est-ce pas qu’elle sera heureuse avec le frère que vous défendiez si bien, Jeanne ?…

— Nous serions tous bien plus heureux encore, si vous l’étiez avec nous, répondit la sœur de Jules, dont le cœur faisait mal.

— Oh ! mon père ! ce sera trop de chagrin ! Vous resterez avec nous tous ! pleura Marguerite.

— Il faudra que je m’en aille ! dit-il, résolu, inflexible. Je reviendrai parfois, ma fille, et près de vous tous, je retremperai mon courage de frapper Dieu sans haine…

— Mon père ! protesta encore sa fille, dont les larmes coulaient abondantes.

— Ne pleure pas, mon enfant, tes yeux seront encore malades, et tu ne pourras pas te suggérer la cure divine une seconde fois, peut-être…

— Je vous pardonne votre sarcasme, mon père, dit Marguerite. Je sens que vous vous trompez, que j’ai des yeux capables de vous pleurer toujours, parce qu’ils verront éternellement !


fin