Au lieutenant criminel du pays de Gex/Édition Garnier

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À MONSIEUR
LE LIEUTENANT CRIMINEL
DU PAYS DE GEX
ET AUX JUGES QUI DOIVENT PRONONCER AVEC LUI EN PREMIÈRE INSTANCE[1].


Monsieur,

Je demande vengeance du sang de mon fils : toute la province crie qu’on fasse justice. J’ignore les formalités des lois ; vous daignerez suppléer à mon ignorance. Mon fils unique est entre la vie et la mort ; il ne peut s’expliquer, et je n’ai presque que mes larmes pour me plaindre à vous. Tout ce que je sais certainement, par les rapports unanimes qui m’ont été faits, c’est que mon fils a été assassiné, le 28 de décembre dernier, entre dix heures et demie et onze heures de nuit, par le curé de Moëns, nommé Ancian, au village de Magny ; que le curé porta lui-même les premiers coups, qu’il fut secondé par plusieurs paysans apostés par lui-même, et qu’on me rapporta mon fils tout sanglant, sans pouls, sans connaissance, sans parole, état où il est encore.

Que puis-je faire dans ma juste douleur (moi qui n’étais point présent à cet assassinat), que de vous supplier, monsieur, d’interroger sans délai tous les témoins, et de voir avec un œil impartial si ce qu’ils vous diront sera conforme à tout ce qu’ils m’ont dit ?

Voici, monsieur, le rapport unanime qu’ils m’ont fait. Le sieur Collet, jeune homme du bourg de Sacconney, frontière de France, où nous demeurons, travaillant en horlogerie, va quelquefois dans le voisinage chez la veuve Burdet, bourgeoise de Magny, chez laquelle le curé de Moëns fréquente.

Le 26 de décembre, ce curé va rendre visite à la dame Burdet, à neuf heures du soir, et reste avec elle jusqu’à onze.

Le 27 de décembre, Collet va chez ladite dame ; il y trouve encore le curé, qui lui lance des regards de colère, et lui témoigne la plus grande impatience de le voir sortir ; il sort, et les laisse tête à tête.

Le 28, la dame Burdet invite à souper chez elle le sieur Guyot, contrôleur du bureau de Sacconney ; il y va. Il rencontre en chemin mon fils, et Collet son ami, qui étaient à la chasse vers Ferney ; il leur propose d’être de la partie ; ils vont ensemble à Magny chez cette dame.

Le curé Ancian avait mis un espion, nommé Duby, à la porte de la maison. Duby court l’avertir, à neuf heures trois quarts, que les conviés sont à table, et qu’ils parlent de lui. Le curé donnait à souper à trois curés ses voisins, l’un de Ferney, l’autre de Matignin, et le troisième de Prevezin. Le sieur Ancian les quitte sur-le-champ sans dire mot, prend avec lui plusieurs paysans, va jusque dans un cabaret où le nommé Brochu et autres l’attendaient, les arme lui-même de ces bâtons et massues avec lesquels on assomme des bœufs ; il place deux de ses complices à la porte de la maison de la veuve Burdet, et entre, avec quatre ou cinq autres, dans la cuisine où les conviés achevaient de manger. « C’est donc ainsi, madame, lui dit-il, que vous vous plaisez à déchirer ma réputation ! » Alors, trouvant sous sa main un chien de chasse de mon fils, il l’assomma d’un coup de bâton. Mon fils, qui s’était retiré, par déférence pour le caractère de ce prêtre, dans la chambre voisine, accourt, demande raison de cette violence ; le curé lui répond par un soufflet : les gens apostés par lui tombent en ce moment par derrière sur mon fils et sur le sieur Collet, leur déchargent des coups de bâton sur la tête, et les étendent aux pieds du curé.

Le sieur Guyot, qui était dans la chambre voisine, en sort au bruit et aux cris de la veuve Burdet ; il voit ses deux amis tout sanglants sur le carreau, et tire son couteau de chasse : deux complices du curé prennent leur temps, le frappent sur la tête, et l’étourdissent.

Le curé lui-même, armé d’un bâton, frappe à droite et à gauche sur mon fils, sur Guyot et sur Collet, que ses complices avaient mis hors d’état de se défendre ; il ordonne à ses gens de marcher sur le ventre de mon fils ; ils le foulent longtemps aux pieds : Guyot s’évanouit du coup qu’il avait reçu sur la tête ; ayant repris ses esprits, il s’écrie : « Faut-il que je meure sans confession ! — Meurs comme un chien, lui répond le curé, meurs comme les huguenots ! »

Dans ce tumulte horrible, le veuve Burdet se jette aux genoux du curé ; ce prêtre la repousse, lui donne un soufflet, la jette par terre, la pousse à coups de pied sous le lit, tandis que ses complices donnent des coups de bâton à cette dame.

J’omets, monsieur, toutes les autres circonstances étrangères à ma douleur, et qui peuvent aggraver le crime sans me consoler.

Je vous prie d’interroger la dame Burdet, les sieurs Guyot et Collet, les chirurgiens qui les ont pansés, les sœurs grises de Sacconney, le chirurgien d’Ornex, les voisins, les seigneurs de paroisse du pays, les curés que le sieur Ancian quitta à dix heures du soir pour aller exécuter son assassinat prémédité.

C’est à l’évêque à savoir ce qu’il doit faire, quand il apprendra que ce prêtre eut l’audace, le lendemain, de célébrer la messe, et de tenir son Dieu entre ses mains meurtrières. C’est à vous, monsieur, à vous informer comment on a laissé en place un homme ci-devant convaincu d’avoir donné des soufflets dans son église à deux de ses paroissiens[2] et qui, en dernier lieu, ayant ruiné les communiers de Ferney par des procès, a traîné en prison à Gex deux de ces infortunés. Mon devoir est seulement de vous instruire du nom des complices parvenus à ma connaissance ; Pierre Duby, demeurant à Magny ; Jean Gard, propre domestique du curé ; François Tillet, granger du sieur Bellamy ; Benoît Brochu, du village d’Ornex ; vous saurez aisément qui sont les autres.

J’apprends que le curé Ancian, étant informé de ma juste plainte, ose en faire une de son côté : qu’il joint à son crime cette artificieuse insolence ; mais je requiers que le curé de Ferney soit interrogé, et qu’on sache de lui si le curé Ancian ne lui a pas avoué l’horreur de son délit ; s’il ne lui a pas dit qu’il voudrait avoir donné deux mille livres pour étouffer cette malheureuse action. Enfin, monsieur, j’implore la justice divine et humaine, et j’arrose de mes pleurs ma requête.

J’ajoute encore un mot. Toute la province sait que monsieur le substitut de monsieur le procureur général au bailliage de Gex, ayant épousé la sœur du feu curé de Moëns, qui résigna sa cure au présent curé Ancian, a toujours accordé sa bienveillance audit Ancian ; mais c’est une raison de plus pour espérer la justice qu’on demande : l’équité impartiale l’emporte sur toutes les considérations.

À Sacconney, le 3 de janvier 1761.
AMBROISE DECROZE.
VACHAT, procureur.


Addition.

Le 10 de janvier, j’apprends que le juge a décrété de prise de corps tous les complices du curé Ancian. Ils ont pris la fuite ; ils vont probablement changer de religion hors du royaume. À l’égard du curé, il n’est décrété que d’ajournement personnel. Cependant le bruit public de la province est qu’il a signé, le 28 de décembre, un billet à ses complices par lequel il promettait les mettre à l’abri de toute recherche et de tout dommage. La veuve Burdet a dit à vingt personnes, et a dû déposer que le curé était venu boire chez elle la veille de l’assassinat, à dix heures du soir ; qu’il lui avait dit en s’en allant en colère : « Adieu, la paille est trop près du feu. » Si jamais il y eut un assassinat prémédité, c’est sans doute celui-ci. Cependant les complices sont décrétés, et celui qui les a corrompus, qui les a armés, qui les a conduits, qui a frappé avec eux, n’est qu’ajourné, parce qu’il est prêtre et qu’il a des protecteurs. Cependant mon fils, assassiné le 28 de décembre, est à l’agonie le 10 de janvier.

FIN DE LA REQUÊTE.
  1. Les éditeurs de Kehl ont imprimé cette requête, rédigée probablement par M. de Voltaire, disent-ils, à la suite de la lettre à l’avocat Arnoult, du 5 juin 1761.

    Ancian, curé de Moëns, contre lequel Voltaire avait écrit à l’évêque d’Annecy, le 13 décembre 1759 (voyez la Correspondance), en fut, en 1761, quitte, grâce à Voltaire (voyez sa lettre à l’évêque d’Annecy, du 29 avril 1768), pour quinze cents francs de dommages-intérêts et les frais. Mais, en 1768, il eut un second procès criminel, et fut (voyez la note des éditeurs de Kehl sur la lettre à Arnoult du 6 juillet 1761) condamné aux galères, par arrêt du parlement de Bourgogne. (B.)

  2. Entre autres au sieur Vaillet, aujourd’hui secrétaire du maire et subdélégué de Gex, syndic de la province. (Note de Voltaire.)