Au moulin de la mort/8

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Imprimeur Auguste Jaunin (p. 125-142).

VII


L’hiver, cette année-là, fut dur et long. De gros paquets de neige encombraient les routes. Malgré les travaux de corvée pour ouvrir les chemins, les relations de village à village, si elles n’étaient pas forcément interrompues, étaient cependant très rares. Les contrebandiers, et cela se comprend, avaient renoncé à leurs courses sur le Doubs et sur le territoire français. Maurice en était tout attristé ; il ne voyait plus Yvonnette, et pourtant son esprit n’était occupé que de la jeune fille. Que pouvait-elle faire, là-bas, dans cette famille pour laquelle elle n’avait rien moins que de l’affection ?

Vers le milieu de la saison, il résolut de descendre jusqu’à l’auberge de Jean Gaudat. Son ami, Emile Brossard, l’accompagnait. Le sentier était praticable, car le meunier allait et venait, avec ses mulets, du moulin aux villages des Franches-Montagnes. Tout en marchant, ils s’entretenaient de leur existence et du but de leur promenade.

Il faisait un temps clair, le soleil de janvier épandait ses rayons sur le sol, mettant des milliers et des milliers de paillettes d’argent sur le blanc suaire de neige qui enveloppait les pentes des collines. Les gorges du Doubs avaient changé d’aspect. Le paysage était devenu sévère, avec une teinte plus ou moins uniforme, aveuglante. Les forêts, portant des végétations de givre, étincelaient également. C’était une abondance de lumière.

Les quelques maisons, éparpillées dans ces côtes, étaient pour ainsi dire perdues sous le vaste amoncellement des neiges. Et, de nouveau, en hiver comme en été, comme toujours, montant du fond de la vallée, on entendait le bruit du Doubs, chanson éternellement monotone qui s’en allait mourir bien loin, dans les plaines de France, où la rivière coule plus tranquille.

— Notre première campagne, disait Maurice, nous a valu de beaux gains. Si le métier de contrebandier est pénible, s’il exige du courage, un réel sang-froid et même un brin de témérité, il faut avouer que l’on y gagne aisément son argent. Je ne m’en étais jamais fait une telle idée. M. Viennot a été très content. Il est franc comme l’or, cet homme, et, avec cela, généreux et juste. Si nous pouvions continuer ainsi, une année ou deux et avec la même chance, nons aurions presque de petites fortunes. Au commencement, l’affaire ne m’allait qu’à demi ; mais, à la longue, j’y ai pris goût, et, le printemps arrivé, je m’y remettrai volontiers. Et toi ?

— Moi ? Que ferais-je d’autre ? Une fois qu’on a mordu à cette vie endiablée, il est très difficile d’y renoncer.

— Pas même ! Cet hiver, j’ai travaillé et je travaille encore à l’établi, comme si je ne l’avais pas quitté.

— Oh ! de toi, ça ne m’étonne pas ! Tu suis la voie que tu te traces, coûte que coûte, sans regarder ni à droite ni à gauche.

— C’est ce qu’il faut, mon cher. Notre volonté commande, nous devons savoir obéir. On ne le regrette jamais, même devant l’insuccès. En tout cas, tu restes à mes côtés, c’est ce que je désirais. Nous deux, nous nous entendrons toujours. Et on est plus sûr de soi, on se sent plus heureux, moins seul en ce monde quand on peut compter sur le dévouement d’un ami. Je n’en disconviens pas : nos jours se passeraient d’une manière plus calme, si nous ne nous livrions plus à la contrebande. Mais, à cette heure, cela me serait impossible. Tu sais le but que je poursuis.

— Oui, tu m’en as déjà parlé. Retrouver les traces de ton père.

— Tu ne te trompes pas. J’espère qu’un jour ou l’autre, j’aurai l’explication de ce mystère. Il a dû prendre le chemin des Echelles, peut-être même a-t-il traversé le Doubs. C’était un homme courageux, d’une robustesse virile. Ma mère m’a dit souvent que je lui ressemblais, trait pour trait. Que penses-tu de cette disparition ?

— Mon avis est qu’il a été assassiné quelque part.

— Malheureusement, il faut bien se rendre à cette triste évidence : Mon père n’a pas rejoint ma mère, donc il est mort. Mais, qui a pu commettre un crime semblable ? Ah ! que je le sache une fois ! Dieu m’aidera dans mes recherches, il doit guider les pas d’un fils pour que la mort d’un père soit punie et vengée. Il était si jeune encore, venant à peine d’épouser ma mère, en plein bonheur ! Et mourir loin d’elle, de la sainte femme qu’il aimait avec passion, oh ! je n’ose y songer !

— Et, cependant, il faut s’habituer à cette idée, toute cruelle qu’elle est.

— Soit ! Néanmoins, je voudrais avoir une certitude quelconque. Je me disais qu’en faisant la contrebande j’aurais l’occasion, en nos courses à travers cette contrée, de découvrir une trace, de noter un bruit, de saisir un fil révélateur.

— Il me semble qu’en premier lieu, il eût été sage de refaire le trajet qu’a fait jadis ton père, du château de Noirbois aux Echelles. Ne m’as-tu pas dit que Jean Gaudat l’avait inutilement attendu ?

— Oui, du moins c’est ce qu’il a déclaré à notre vieux domestique Pierre. Je n’ai pas causé de ce sujet avec l’aubergiste. Cela est naturel, puisque sur le Doubs on ne me connaît pas sous mon vrai nom et que je ne veux pas y être connu. Mais, à propos de ce Jean Gaudat, tu as bien aussi une opinion.

— Eh ! sans doute, j’ai une opinion et pas une excellente. Il m’a tout l’air, celui-là, de ne pas perdre son temps à écouler sa conscience — s’il en a jamais possédé une.

— Je suis entièrement du même avis. Et le jugement que tu viens de porter me paraît être une vérité indéniable, à mesure que j’observe cet homme. Je plains Yvonnette d’avoir de tels parents.

— Elle est effectivement bien à plaindre.

— Si seulement nous pouvons la voir, aujourd’hui.

— C’est probable.

— Moi, j’en doute un peu. Sa mère la renvoie, dès qu’un étranger se présente dans l’auberge.

— Nous ne sommes plus des étrangers pour eux.

— Cela ne veut rien dire. On ne la laisse causer avec personne. Ils doivent avoir une raison d’agir ainsi. Yvonnette a dix-neuf ans. Ce n’est plus une enfant. Bien que connaissant très imparfaitement le monde, elle a déjà des idées claires de soi-même et des autres.

— Et quel est ton projet ?

— Mon projet ? Mais, il est bien simple. J’aime Yvonnette, je le lui ai dit, et elle m’aime aussi. Nous nous sommes promis l’un à l’autre. Naturellement, ni son père ni sa mère n’en savent rien. Je me propose de leur en parler lorsque j’aurai quelques économies. C’est maintenant l’un des motifs qui m’engagent à continuer le métier de contrebandier. J’espère que, déjà l’automne prochain, je serai en mesure de m’établir, si rien d’imprévu n’arrive, si je suis forcé d’abandonner la tâche de retrouver mon père. Une fois marié, je me remets au travail comme horloger. C’est une existence d’homme heureux, tout bonnement, que je rêve à côté de cette jeune fille qui, sans le vouloir peut-être, a pris toute mon âme. Ah ! quelle joie eût été la mienne si j’avais pu conduire Yvonnette dans le château de mes pères ! Car, et c’est en cela que je reconnais la profondeur du sentiment qu’elle m’a inspiré, lors même que je serais ou que je deviendrais tout à coup très riche, je ne la délaisserais pas.

— Maurice, je souhaite que tes vœux s’accomplissent.

Mais, voici que nous approchons du Doubs. Le chemin est glissant et un peu d’attention ne nous gênera nullement. Et si, par hasard, nous ne voyons pas Yvonnette ?

— Alors, notre promenade sera manquée.

On dit qu’il y a un dieu pour les amoureux. Maurice en fit de nouveau l’expérience. Jean Gaudat et son fils n’étaient pas à la maison. Partis depuis le matin, ils ne devaient rentrer que le soir. Même la vieille Catherine, malade, n’avait pu se lever. C’est donc Yvonnette qui reçut les deux jeunes gens et leur servit le vin qu’ils avaient commandé.

— Ah ! que j’ai plaisir à vous voir ! fit-elle, en revenant de la cave. Avez-vous pensé à moi ?

— Mais, assurément ! répondit Maurice. Notre présence ici n’en est-elle pas la meilleure preuve ? Si je vous avais oubliée, je ne serais pas venu, avec mon ami, dans l’unique désir de m’assurer que vous êtes toujours en bonne santé. Il me semble que, depuis notre dernier voyage, un siècle s’est écoulé, et il n’y a guère que deux mois.

— Je m’ennuyais aussi de vous. À tout instant, je me demandais : Que fait-il ? Où est-il ? M’aime-t-il encore ? Et j’étais inquiète, n’ayant aucune nouvelle. J’ai été sur le point de partir, d’aller à la montagne ; mais à quelle porte frapper, là-haut ?

Et, tandis qu’Emile Brossard feuilletait un almanach, à l’extrémité de la table où il s’était retiré, Maurice et Yvonnette, tout à leur amour, parlèrent à voix basse, se contant mille riens charmants, de ces choses qui font toute la vie à cet âge. Elle, pendant ces longs mois d’hiver, était occupée à la cuisine, rarement dans la salle d’auberge, peu de monde descendant Cendant sur le Doubs, quelques chasseurs seulement, et à de rares intervalles. La mère était souvent indisposée, ou, sous l’empire de sa passion, incapable d’aucun travail sérieux. De sorte que, sans Yvonnette, les deux hommes à leur retour eussent la plupart du temps trouvé le foyer éteint.

Elle ne sortait pas. Par les chemins qu’il faisait, les jours courts et les nuits tombant de bonne heure, il n’était pas prudent de s’éloigner. Elle se plaisait d’ailleurs dans sa chambrette, ou aux alentours de l’auberge, le grondement de la rivière berçant ses pensées. Et elle avait beaucoup de pensées depuis qu’elle connaissait son grand ami, son cher Maurice. Elle était en esprit sans cesse auprès de lui. Si elle avait eu, à ses côtés, une personne de confiance, elle aurait parlé de son amour, de ses rêves d’avenir. La mère n’en savait pas le premier mot. Un jour, à une question d’Ali, qui lui demandait si elle ne regrettait pas les contrebandiers, elle avait prononcé le nom de Maurice. Mais, aussitôt, son frère s’en était allé et elle, Yvonnette, n’avait plus abordé ce sujet. Cet isolement, voilà ce qui la faisait souffrir. Elle se consolait toutefois et reprenait courage, en se rappelant les paroles de son ami : « Un jour, j’espère même sous peu, l’année prochaine, je vous emmènerai dans un autre monde où vous aurez joie et bonheur ». Il lui avait dit cela, Maurice, et elle le croyait, attendant l’accomplissement de cette promesse comme le prisonnier attend sa délivrance. Et cette année prchaine était là ; elle serait bientôt emmenée loin de cette vallée, où elle n’avait eu aucun plaisir, si ce n’était le plaisir de l’avoir rencontré, lui, ce très cher Maurice. Et sa voix, en chuchotant ces choses, avait une douceur infinie, pendant que ses yeux, aux longues paupières frangées de cils bruns, le regardaient tendrement, montrant, dans toute sa candide beauté, l’âme de cette jeune fille.

Subjugué par le charme pénétrant qui se dégageait d’Yvonnette, Maurice ne se lassait pas de l’écouter. Qu’il aimait donc la belle enfant ! Et sa sympathie avait la pureté du rayon de soleil, aux levers d’aurores. Tel le premier amour qui a dû mettre dans les bras l’un de l’autre le premier couple terrestre ! S’unir pour toute une vie, mêler ensemble leurs espoirs juvéniles, l’éternel désir de se répéter les mêmes mots et les mêmes choses, sans lassitude aucune, ils ressentaient tout cela et leurs cœurs battaient à l’unisson. Une idylle, vécue saintement au milieu de cette gorge profonde, où le Doubs traçait son sillon d’écume argentée, et ayant pour cadre l’immense panorama qu’offraient les hauteurs environnantes, toutes frileuses sous leur manteau d’hiver.

Deux heures plus tard, Maurice et son ami prenaient congé d’Yvonnette. Elle les accompagna jusque sur le pas de la porte et les vit partir avec tristesse. Des larmes pointaient à l’extrémité de ses cils et comme une ombre de désespoir descendit sur son front.

— Courage ! lui dit Maurice. Je suis à toi pour toujours. Nos destinées sont désormais inséparables sur cette terre. Encore deux ou trois mois, et le printemps sera de retour. C’est alors que je reviendrai aussi, souvent, très souvent, pour voir mon Yvonnette et lui redire que je l’aimerai jusqu’à la mort. Adieu !

Et ils s’en allèrent, avant la nuit, car il eût été assez imprudent de faire ce long trajet en pleine obscurité.


Le soleil, au moment de disparaître, semblait déployer un plus vif éclat. Le sommet des collines, couronné de sapins aux dessous d’un noir sombre, était baigné de roses clartés. La neige, gelée déjà, criait sous les pieds. N’eût été la voix grondante du Doubs, on n’aurait perçu aucun bruit aux alentours. Les côtes étaient désertes ; pas un seul être humain aussi loin que portait le regard. Comme une immobilité de non-vie planait sur les choses, rien ne remuait, pas le plus léger souffle de vent : c’était la mort apparente, sous un froid d’acier, et Maurice, qui marchait, silencieux, derrière son ami, comparait en lui-même le paysage qu’il avait sous les yeux à celui qu’il avait vu lors de son premier voyage. Elargissant la comparaison, il se disait que l’existence, comme la nature, avait aussi ses jours d’hiver et ses jours d’été et que les premiers, pour plusieurs, étaient de beaucoup les plus nombreux. Lui n’en était-il pas un exemple frappant ? Tous les siens étaient morts, il errait seul à travers le monde, sans foyer ni famille, par les frimas d’abord, quand sa mère l’avait quitté, emportant avec elle l’affection qui avait réchauffé sa jeunesse d’adolescent ; maintenant, les neiges s’étaient fondues à la chaleur bienfaisante d’un puissant amour. Comme là-bas, au fond de l’horizon, le soleil brillait, éclairant son avenir. Le printemps souriait à son cœur, semant des fleurs et des parfums le long du chemin qu’il entrevoyait, pour lui et pour Yvonnette. Que de branches desséchées l’homme laisse sur son passage ! Mais il n’en continue pas moins sa route, ayant quand même, bien que roulant au fond des abîmes, la divine espérance qui entretient en son être la sève de vie et le fait triompher dans de nouvelles luttes : tel le vieux sapin de la forêt qui voit tomber ses rameaux inférieurs, mais qui porte invariablement sa tête orgueilleuse vers le Ciel…


Françoise, la fidèle servante, qui était presqu’une mère pour le fils de sa défunte maîtresse, venait de servir le souper. Maurice était rentré depuis quelques instants. Emile Brossard avait regagné le domicile paternel, du côté des Chaux-d’Abel,

Après avoir achevé son repas, le jeune chef de contrebandiers appela Françoise. La bonne vieille, de son pas menu, rentra dans la chambre.

— Qu’est-ce que tu me veux, monsieur Maurice ?

— Causer avec toi.

— Cela presse ?

— Non, pas précisément.

— Alors tu me permettras bien de mettre en ordre ma cuisine. En un clin d’œil, c’est fait.

— Va donc, je t’attends.

Au bout d’un quart d’heure, et ayant remplacé son tablier de grosse toile par un autre de couleur noire, Françoise reparut devant son jeune maître. Ce dernier, trouvant sans doute ce « clin d’œil » assez long, avait pris un livre, l’un de ces livres que l’on ne rencontre plus, mais qui ont fait la joie de la génération d’alors. Il portail comme titre : Valentin et Ourson. L’histoire est du temps de Charlemagne, des douze pairs de France, et il y a, dans les faits qu’elle raconte, un merveilleux qui captivait les imaginations.

— Monsieur Maurice, je suis là et tu ne dis rien.

— Excuse ma distraction : je pensais justement à ce que j’avais à te dire.

— Voyons un peu !

— Tu devrais me raconter encore une fois tout ce que tu as observé de particulier dans la maison de mes parents, c’est-à-dire si tu crois que mon père ait eu le plus petit prétexte, la moindre raison de vous abandonner et de… m’abandonner aussi… Il se passe quelquefois, même dans les familles qui paraissent le plus unies, des choses que je suis en âge d’ouïr. Dis-moi donc tout, sans aucune réticence. Je ne mets absolument pas en doute les paroles de ma mère, elle parlait selon la vérité, du moins telle qu’elle pouvait la connaître. Néanmoins, je veux être convaincu qu’il n’existait entre eux aucune cause de brouille. Il ne me serait jamais venu à l’idée de demander une pareille confidence à celle qui n’est plus. Mais, avec toi, j’ose bien le faire.

— Je te comprends, monsieur Maurice, mais tu dois éloigner tout soupçon. Ton père, M. le comte, aimait passionnément Mme la comtesse. Tes parents n’ont pas vécu longtemps ensemble. Il y avait à peine un mois qu’ils étaient mariés lorsque la Révolution éclata. C’est par l’ordre du comte de Laroche que nous sommes venus dans ce pays, pour être à l’abri des violences du peuple. Ton père, il est vrai, était très sévère. Son frère cadet, mort dans un duel, l’avait ruiné à moitié. Il en voulait surtout aux braconniers, qui dévastaient ses forêts. C’est qu’il raffolait de la chasse. Craignant qu’on ne lui fît sans doute un mauvais parti, il résolut, d’accord en cela avec Mme la comtesse, que l’on se réfugierait dans cette contrée pour attendre les événements. Une fois la tourmente passée, on devait retourner au château de Noirbois. Mais, entre eux, il n’y avait rien, rien de rien. Ils s’adoraient. Non, crois-moi, il n’y avait aucun nuage, pas de désaccord et nulle mésintelligence. Mon opinion, depuis longtemps, est inébranlable : M. le comte, ton père, a été assassiné.

— Tes paroles confirment de nouveau ce que ma mère m’a révélé de son existence. Oui, cela est certain, mon père a été arrêté dans sa route, de Noirbois aux Echelles, et il est mort.

— C’était l’idée de Pierre, et aussi la mienne.

— Et il faut que je me pose toujours cette éternelle question : Qui peut avoir commis ce crime ?

— Nous l’avons ignoré et on ne le saura probablement jamais.

— Enfin, espérons encore. Le hasard, ou a Providence, se charge souvent de tâches qui nous paraissent impossibles.

Mais ce n’est pas tout. J’ai un aveu à te faire. J’aime une jeune fille, belle et noble, et je lui ai donné ma foi. Elle demeure sur le Doubs, son père est ce même Jean Gaudat chez lequel vous vous êtes arrêtés, lorsque vous avez fui dans ce pays.

— Pas possible ! Monsieur Maurice, je ne suis qu’une pauvre femme; néanmoins, tu voudras bien que je te dise : Tu es jeune encore, cette personne, tu ne la connais pas assez et, pour exprimer toute ma pensée, ces gens nous avaient laissé, à Pierre et à moi, une fort mauvaise impression. Il faut se méfier, monsieur Maurice.

— Tranquillise-toi ! Si tu voyais Yvonnette !…

— Yvonnette ? C’est ainsi qu’elle s’appelle ?

— Mais oui. Pourquoi cette question ?

— Parce que la fille de Claire de Bellefontaine, l’amie d’enfance de Mme la comtesse, portait le même nom. Que je suis folle ! Il y a longtemps que Mme de Bellefontaine est repartie pour la France. Voilà encore une femme qui nous a causé une cruelle déception. Elle nous avait promis qu’elle viendrait à notre secours. Ce n’était qu’une promesse : nous n’avons plus jamais eu de ses nouvelles. Elle est peut-être morte, à cette heure.

— La coïncidence qui te frappe n’a aucune signification. Beaucoup de jeunes filles peuvent s’appeler Yvonnette, sans être, pour autant, la fille de Mme de Bellefontaine. Toutefois, il n’en est pas moins certain qu’elle est bien charmante et que je l’aime de toutes mes forces, sans arrière-pensée. Tu la verras aussi, elle te plaira et elle sera heureuse de vivre près de moi, près de toi, et tu lui apprendras à diriger une maison.

— C’est donc sérieux ?

— Très sérieux !

— J’aurais pu me dispenser de te le demander ; on l’entend suffisamment à la chaleur que tu mets à parler de cette jeune fille. Soit ! Et à la garde de Dieu ! Epouse-la, monsieur Maurice. Amour contrarié, vie brisée ! Et elle aura peut-être assez d’influence sur toi pour te détourner de cette vilaine contrebande, qui me fait peur rien que d’y penser.