Au pays de Sylvie/Contes de la pelouse/Un fameux doping

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Société d’Éditions littéraires et artistiques (p. 137-147).


UN FAMEUX DOPING





Ce fut la veille même du raid que l’illustre vétérinaire chantillois Choudens se sépara de son aide, M. Gustave. Celui-ci était indigné des lettres que, depuis huit jours, son terrible maître ne cessait d’adresser aux gazettes : « Je m’engage formellement, lisait-on dans la dernière et la plus impudente, à faire arriver n’importe quel cheval, grâce au doping dont je tiens le secret… »

M. Gustave avait brandi furieusement cette feuille publique, et s’était écrié : « Enfin, monsieur, vous ne songez pourtant pas, je suppose, à l’appliquer, ce doping ! C’est de la folie, permettez-moi de vous le dire. »

La scène ne dura pas longtemps. M. Gustave se heurta contre la volonté sans pareille de l’inventeur Choudens, qui déclara sèchement que la dose serait encore doublée si bon lui semblait ; qu’au surplus, les aides-vétérinaires sortaient chaque année d’Alfort par dizaines, et que M. Gustave eût à se retirer sur le champ : il serait remplacé dans quarante-huit heures.

Toutefois, le maître Choudens partit seul de Chantilly le lendemain, et gagna Paris seul encore, puis le contrôle de la première étape, Rouen.

Il avait refusé de prendre officiellement part aux délibérations du jury, mais en amateur, en curieux, toujours énigmatique et froid, il examinait les bêtes et ne soufflait mot.

Or, la réserve singulière de M. Choudens devant les plus belles bêtes, celles qui étaient parvenues à Rouen dans le meilleur état de fraîcheur et de santé, inquiétait fort les propriétaires. Ce grand vieillard, avec ses yeux jaunes et sa bouche pincée, cet oracle redouté de tous les maquignons de France, cet omnipotent Choudens répandait la terreur parmi les moins timides concurrents du raid.

« — Enfin, M. Choudens, lui disait-on, ma jument est magnifique de condition, voyez-la donc…

— Sans doute.

— Je crois que j’ai une bonne chance… n’est-ce pas ?

— Peut-être. »

Il ne parut se réveiller un peu que devant deux chevaux, Brin d’Amour, au lieutenant Flotte, et Helléniste, au capitaine de Roy, deux animaux qui cependant faillirent être disqualifiés pour la seconde épreuve, tant ils étaient arrivés las, essoufflés et piteux. Mais M. Choudens les considéra longuement, dans tous les sens, inspecta leurs yeux, calcula leurs pulsations, écouta leurs flancs :

« — Messieurs, fit-il aux deux cavaliers, vos chevaux m’intéressent beaucoup. Je vous suivrai très attentivement. »

Mais quoi ? M. Choudens avait-il donc lancé quelque sort aux pauvres bêtes ? Ces paroles bienveillantes contenaient-elles un sens néfaste ? L’aube du lendemain naissait à peine que le capitaine et le lieutenant frappaient à sa porte :

« — Les chevaux ne vont guère, M. Choudens… »

Et, en effet, amenés au lieu du départ, ils montraient un poil terne, des jambes raides, l’œil morne. Choudens se frottait les mains. Le lieutenant Flotte, désespéré, finit par risquer timidement :

« — Enfin, M. Choudens, ces annonces que vous avez faites… ce doping… Nous serions prêts, le capitaine et moi, à laisser tenter l’expérience. Brin d’Amour n’est pas brillant, à mon sens, et Helléniste ne se présente, il me semble, pas beaucoup mieux…

— Nous verrons, nous verrons, répondit le vétérinaire. Laissez-moi bien réfléchir. »

Lorsqu’enfin MM. Flotte et de Roy s’apprêtèrent à se mettre en selle, l’étrange bonhomme s’approcha d’eux, et, à voix basse : « Je suis décidé, fit-il. J’userai du doping en votre faveur, quand le moment en sera venu. Mais à la condition formelle que vous vous en remettiez absolument à moi du soin de régler votre allure. Vous y engagez-vous ?

— Accepté.

— Vous partirez donc au triple galop, et vous conserverez ce train tant que ce sera possible.

— Mais…

— C’est à prendre ou à laisser. »

Bah ! l’infortuné Brin d’Amour et le piteux Helléniste étaient, comme on dit, fichus, n’est-ce pas ? Ils n’arriveraient point dans les premiers, sans l’ombre d’un doute. Alors, pourquoi les ménager ? Autant les confier à ce vieux maniaque.

Aussi, dès qu’on donna le signal au troisième groupe, dont faisaient partie les concurrents Flotte et de Roy, ceux-ci s’élancèrent-ils bride abattue pour la plus grande stupeur de leurs rivaux, qui supputaient sagement, eux, les 58 kilomètres à parcourir, l’arrivée se trouvant à Dieppe.

Cependant, Choudens poursuivait ses deux champions en automobile.

« — Plus vite… plus vite, ordonnait-il de temps à autre. Ne faiblissez pas… Vous perdez beaucoup de train, monsieur… Au galop, la côte, au galop… »

Le premier groupe et le second furent semés en un instant. On n’entendait plus sur la route que le double bruit des cavaliers et le souffle court de l’automobile. Après quelque temps, toutefois, de cette course furieuse, Brin d’Amour, qui n’avançait plus depuis quelques minutes qu’à toutes petites foulées mélangées d’un trot misérable, s’arrêta presque court et se coucha : « Relevez-le ! » cria Choudens. Et la bête, presque aussitôt, de se redresser sous le bâton, en effet ; mais un quart d’heure ensuite, c’était Helléniste qui se laissait aller par terre.

Cette fois, l’implacable vétérinaire descendit de sa voiture, et, son examen rapidement fait : « M. de Roy, prononça-t-il, arrêtez-vous. Laissez reposer votre cheval et finissez le parcours au pas. Vous avez le temps.

— Mais le doping ?

— Non.

— Pourtant, l’animal est à bout, vous le voyez bien, il agonise !

— Non, vous dis-je. Il respire. C’est encore trop. »

Puis, sur ces paroles incompréhensibles, laissant le capitaine abasourdi, notre Choudens regagna en deux bonds son auto, et le voilà parti sur la trace du lieutenant Flotte.

Hélas, dans quel état le malheureux Brin d’Amour, tremblant, hors d’haleine, l’œil injecté de sang, les muscles comme ossifiés, avec quelle peine il trottinait maintenant le long de la pénible route ! Son cavalier ayant mis pied à terre, courait au pas gymnastique à côté de lui. Le cheval s’arrête ; il va tomber. Non ! Encore un effort, encore un sursaut… Il retombe. Ah, cette fois, c’est fini : une convulsion, deux frissons… « Il est mort ! » s’écria le lieutenant. Mais Choudens souriait avec dédain. Et ce fut alors qu’il tira de sa trousse la petite seringue où se trouvait son mystérieux et effroyable mélange de caféine, de strychnine, d’éther et de kola, alors seulement qu’il fit l’injection…

Quand, moins de vingt minutes après, on vit arriver seul, à Dieppe, et précédant de bien loin tous les autres, le cheval Brin d’Amour, monté par le lieutenant Flotte, et triomphalement escorté par le radieux Choudens, les bravos ne s’arrêtèrent plus. On acclamait, on voulait porter en triomphe la monture, le manager et le cavalier.

Un accident vint pourtant gâter ce beau succès : tout à coup, Brin d’Amour s’effondra comme une masse et — circonstance bizarre — son corps entra immédiatement en décomposition.

« — Parbleu, avouait plus tard M. Choudens à son disciple Gustave, lequel, repentant et dompté, venait de rentrer en grâce, parbleu ! ce n’est pas étonnant. Le cheval était mort depuis une demi-heure. Tu comprends, ce doping-là est trop énergique, trop violent : il ne faut pas l’appliquer aux animaux vivants, il les tuerait. On ne peut le donner qu’aux morts… »