Au pays de Sylvie/Le Bassin où sont les carpes dorées et argentées/Romantismes

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Société d’Éditions littéraires et artistiques (p. 247-265).


ROMANTISMES




I


La Baronne Du Rozier
à Mgr. Du Rozier, évêque de Vernon.
Château du Lys, près Chantilly,
20 juillet 1828.

Ah ! Monseigneur, c’en est fait, je n’en puis plus ! Votre frère impitoyable m’aura trop cruellement délaissée. Comme je vous le mandais hier encore, mon courage est à bout. Prenez pitié de moi, secourez-moi !… Certes, je ne suis pas sans faute ; vous m’entendrez, vous me jugerez… Mais si votre charité pouvait deviner ce que c’est que d’attendre, d’attendre, toujours d’attendre !

Sans doute, on me recherche, on me fête ; sans doute, on m’attire à Paris, on m’y aura vue à l’Opéra, au bal… mais que le comédien chante, ou que l’on touche seulement un clavecin, et voici mon esprit qui s’échappe vers les forêts vierges ou les déserts immenses… Avoir un époux qui est on ne sait où, en danger de mort peut-être, et dont on ignore tout depuis plus d’un an ! Me parle-t-on en quelque niaise romance de rossignol ou d’alouette ? Je rêve aussitôt des vautours géants qui, dans le silence des nuits tropicales, effleurent mon Sébaste de leurs grandes ailes. Veut-on m’entretenir de guerres ou de chasses ? Je songe aux hordes tatouées, aux animaux monstrueux ameutés sans doute contre le cher pélerin.

Tout ce que j’adorai naguère, je le brûle aujourd’hui. Mon existence n’est plus qu’un long martyre. Et c’est en me flattant du double honneur d’être votre parente, Monseigneur, et de me croire aussi votre amie, que je vous supplie ardemment de me faire admettre au saint repos du cloître. Je veux espérer que votre bonté donnera quelque prompte suite à cette requête désespérée d’une profondément malheureuse, qui se dit aujourd’hui et toujours, Monseigneur, votre très humble

Delphine, baronne Du Rozier.

II


Le Baron Du Rozier
à Mgr. Du Rozier, évêque de Vernon.
Château du Lys, près Chantilly,
9 septembre 1828.

Je le sais, mon cher frère, il peut sembler que je soie fort impertinent envers toi, si ce n’est même que j’aie manqué gravement de révérence en ta personne au meilleur comme au plus indulgent des prélats ! Quoi ! t’avoir laissé sans nouvelles pendant plus d’un an ! M’en être allé aux Îles, aux Indes, au diable, et n’avoir mandé à personne, pas même à toi, que je fusse mort ou vivant… Allons je vais maintenant m’expliquer. Consens d’avance à te montrer infiniment miséricordieux pour un manque d’égards qui n’était point volontaire, et accorde-moi de bon gré, avant de m’entendre, quelque absolution plénière que tu serais contraint par esprit de justice de me donner après. Est-ce dit ? À présent je me confesse.

Et tout d’abord, il me faut bien avouer que je ne fus guère aux Indes, non plus que hors de France, non plus même que très loin d’ici. Je me suis seulement tenu caché quinze mois durant en un coin touffu de la Lorraine ; j’y ai secrètement couru des lièvres et détruit des loups ; j’y ai manié des cartes, combiné des parties d’échecs et suivi des contredanses à la ville voisine, où nul d’entre ces bonnes gens ne me disputa le nom imaginaire de comte Guilleran que j’avais choisi, tandis que mes cheveux teints en roux et des moustaches de demi-solde — le Roi me pardonne ! — me rendaient à souhait méconnaissable… Pourquoi ? Ah, c’est ici, mon cher frère, que le cas devient peut-être « espagnol », ainsi que l’on dit depuis peu.

Sans doute, l’aventure doit sembler forte, et j’imagine bien qu’elle prêterait quelque sujet de développements déréglés aux forcenés de la nouvelle école, dont je veux espérer que ni messieurs de ton saint clergé, ni même tes chers chanoines ne t’auront encore rabattu les oreilles. En effet, c’est une fureur à la mode aujourd’hui que de tout porter aux plus brutaux excès. Mais la devise d’un goût si pur : « Acta, non verba », que notre valeureux père, actif et silencieux, avait tant accoutumé de répéter, me donne un grand mépris de ces transports déclamatoires autant que sauvages. T’en souvient-il, mon frère, de cet adage ? Te souvient-il aussi de ce glorieux et infortuné Toussaint-Louverture, nègre sublime dont le capitaine de frégate Du Rozier, qui l’avait ramené prisonnier en France, ne cessait de nous vanter l’énergie, la vie héroïque et la fin malheureuse ? « Acta non verba !… » Ma foi, bien qu’en une circonstance assurément chétive au regard de Dieu, mais cependant de quelque éclat au mien, j’ai tâché de suivre pieusement ce beau précepte. Et que les poètes du récent ton m’accusent à leur aise d’une cruauté « féodale », je me porte du moins garant que tu m’approuveras : tu souffriras que ma conscience s’en tienne là.

Je conterai le fait tout uniment à cette heure. Mme  Du Rozier, mon épouse, donne, hélas, dans les idées des jeunes gens extravagants, et ceci aura causé… l’accident. Le 5 juin de la dernière année, j’arrivai de mon voyage habituel en Poitou une semaine plus tôt que je ne l’avais décidé. Je quittai au crépuscule Paris, où je laissai mes porte-manteaux et mon équipage de poste, las à l’excès, et m’acheminai incontinent vers Chantilly dans un cabriolet, au trot gaillard d’un assez bon cheval. Il faisait un plaisant clair de lune, et tout allait bien, quand presque sur la lisière de la forêt, notre grison se déferre, et voici le cocher qui refuse d’avancer plus loin, disait qu’il blessera son unique cheval, dont j’avais pu apprécier le mérite et qui était toute sa fortune. Bah ! le feuillage scintillant sous la clarté blanche et les chemins luisant comme au plein jour, je résolus de traverser les bois à pied. J’étais armé de pistolets, les bandits d’ailleurs ne se montraient guère en ce pays fort surveillé par les gardes-chasse, et je n’avais à parcourir ainsi qu’une lieue et demie au plus. Le gîte et le souper m’en sembleraient meilleurs. Je pris donc mon parti sous la forêt familière : en route !

Mais… était-ce un enchantement de la lune ? En descendant vers l’étang de la Reine Blanche, les sons successifs d’une harpe me parurent naître peu à peu et frapper l’air en cadence, tandis qu’une voix s’élevait dans la nuit, une voix… Je m’approche plus doucement, le cœur serré par une émotion singulière. Le chant se précise, je me coule, je me glisse à demi courbé jusqu’à ce que, découvrant enfin dans son entier la surface de l’eau, je m’arrête brusquement, presque étourdi de surprise et de colère. Peuh ! je crois aujourd’hui, n’eût été un sot amour-propre, que ce spectacle méritait plutôt qu’on en rît. Juges-en, Monseigneur : une barque flottait mollement au milieu du lac argenté, suivie par un petit cygne que la gourmandise sans doute poussait par là ; dans la nacelle, Mme  Du Rozier, ma femme, revêtue d’un long shall et coiffée à ravir de quelques plumes, à ce qu’il me sembla, tenait entre ses genoux sa harpe et chantait, cependant qu’une main sur les rames et l’autre à son menton, un jeune dandy pensif l’écoutait. Sur la rive prochaine, au pavillon gothique de la Reine Blanche, une fenêtre s’ouvrait, doucement éclairée, par laquelle il me parut bien apercevoir qu’une silhouette de serviteur passait et repassait, préparant quelque souper, je pense…

Eh bien, j’avoue, mon frère, qu’au lieu de rire devant une scène aussi ridicule, l’indignation me prit à la gorge au contraire ; et j’allais me montrer, certes, quand, le chant s’étant tu, le dandy agita ses mains blanches, souleva lentement les rames, et poussa l’esquif au bord. Je les vis descendre, emmenant la harpe, puis entrer au pavillon. Ah ! c’en fut trop, je ne pus tolérer cela !

Mais c’est ici que l’Acta non verba me revint en tête. « Tout beau, me disais-je, ta femme te trompe, tu n’en saurais douter. Une bonne épouse ne s’en va pas ainsi chanter des romances à la lune sur un étang, puis boire du thé ou prendre des glaces en tête à tête dans un boudoir gothique. Tu l’as donc perdue : il s’agit de la reconquérir, si tu l’aimes… » Son complice, je l’avais aisément reconnu : c’était un fat qui nous venait parfois de Paris, tout éperdu des sottises du jour et vêtu d’un pourpoint sous sa redingote, l’œil fatal et le front tourmenté ; il se faisait appeler le vicomte Odet de Dunois ; je ne pouvais le prendre au sérieux. Avais-je si tort ?

Bref, je m’avançai vers le petit castel de la Reine Blanche, j’en ouvris délibérément la porte, et sans plus m’arrêter au « Ciel ! Monsieur !… » que poussa dans l’antichambre le domestique, qu’aux « Mon Dieu ! par l’Enfer !! » dont je fus accueilli au salon, je baisai froidement la main de ma femme, saluai des doigts le Dunois bouleversé, pris une chaise, me mis à table, et ayant demandé un couvert, commençai, tout en mangeant, le discours suivant, d’une voix qui, je le jure, tremblait à peine un peu :

« — Excusez-moi, ma chère Delphine, d’être venu sans invitation. Mais ce que j’ai à vous dire ne saurait être différé : je pars pour faire le tour du monde… Oui, je pars cette nuit même, tout à l’heure… Que cette décision ne vous surprenne point : vous savez que mon enfance fut bercée au récit des courses marines et des expéditions lointaines. Il me semble d’autre part que vous supporterez mon absence d’une façon très… pittoresque. Et il est indispensable aussi que je m’en aille, voyez-vous, pour oublier certains chagrins dont je vous laisse l’unique souci de deviner toute l’amertume et l’étendue. »

Là-dessus, l’abandonnant presque évanouie aux mains de son vicomte, je bus un dernier coup de vin des îles, sortis du pavillon, et prenant la propre voiture qui les avait amenés, me fis conduire à toute poste jusqu’à Paris. Trois jours après, j’étais ostensiblement à Boulogne, puis en Angleterre, d’où je faisais tenir un unique message à Delphine — et d’où je revins à petites journées, en grand mystère, me terrer en Lorraine.

J’ai compté sur l’absence pour me rendre tout le prestige que j’avais perdu, et ma prévision fut juste : car l’épouse que j’ai retrouvée se meurt de passion pour moi. Hélas ! je ne l’aime plus. Mais ceci n’a rien à faire ici. Envoie-moi seulement, Monseigneur, quelque affectueuse bénédiction, et tiens quitte de toute autre confidence ton frère respectueux

Sébaste Du Rozier.

III


Le Vicomte Odet de Dunois
à Mgr Du Rozier, évêque de Vernon.
Paris, le 12 septembre 1828.

Monseigneur,

Au temps sublime où l’Église dirigeait en souveraine le laboureur et le croisé, l’Empereur et le valet d’armée, le barde divin et l’humble clerc, le lépreux dans son bouge et la châtelaine en son burg, nulle autre justice ne semblait plus haute que le saint tribunal de l’évêque. Il n’y avait pas de cause qu’alors on n’osât lui soumettre, ni de cas où la décision d’un tel juge ne fût acceptée sans appel. Qu’est-ce que le temps ? Un pendule affolé qui va et revient. Ce qui a été sera. Comme aux jours les plus fervents du grand moyen-âge, je me jette à vos pieds, et viens traduire devant votre justice le baron Stéphane Du Rozier, votre frère, que j’accuse hautement d’abominable dureté, d’insulte à une femme, et d’abus.

Mon crime est grand. Je le proclamerai. Mon amour fut immense. Je le chanterai. Je conçus une passion sacrilège pour la baronne Du Rozier. Sans doute l’Église n’a-t-elle pas assez de foudres et d’excommunications pour les adultères ! Mais la Providence sait discerner la paillette d’or dans l’immondice, et l’unique diamant parmi les cailloux du désert. Delphine m’aima : nous étions damnés ! Nous fussions devenus peut-être des repentis.

Mais l’homme qui avait sur l’autel juré d’associer sa vie à l’ange dont il devint l’époux, l’homme qui devait être son protecteur ici-bas et son père spirituel, comment remplit-il sa mission ? La préserva-t-il d’une erreur maudite et adorée, demeura-t-il à son côté, daigna-t-il seulement pleurer l’enfant prodigue ? Ah, par Satan ! rien de cela : il partit !

Il partit ! Il mit des océans, des ciels et des montagnes entre la malheureuse et lui. Il me fallut assister, impuissant, à des intimes tortures, à des tourments quotidiens qui, minute par minute, semaine par semaine, devenaient plus poignants. Quelque étroite que soit la porte céleste, Delphine y peut passer ! Ce n’étaient, parmi ses larmes, que de continuelles et infernales questions : « Hélas, en ce moment, que fait-il ? A-t-il péri en ces affreux climats ? En mourant, m’a-t-il pardonné ? » Recevez en votre absolution, Monseigneur, la palpitante convertie !

Cependant le monstre est revenu, tout animé d’un hideux sourire. Il a repris sa proie exténuée, fascinée. Que devais-je faire ? Le provoquer, le tuer ? Non pas !

Comme aux époques de foi profonde, Monseigneur, je cite seulement à comparaître devant vous un homme convaincu d’avoir abandonné, puis torturé par son absence l’épouse qu’il avait choisie, de l’avoir offensée douloureusement, et de s’être rendu coupable du plus atroce abus, dans une circonstance tragique, en partant avec mépris pour je ne sais quel insolent voyage. Ce sont là des mœurs de roué, de classique et de polisson. Cela n’a plus cours aujourd’hui.

Dans l’attente, Monseigneur, de la réponse que vous daignerez m’accorder, je vous prie de recevoir mon hommage déférent, obéissant et tristement fidèle.

Vicomte Odet de Dunois.

IV


Mgr Du Rozier
à son secrétaire particulier, l’abbé O. D.
(Au crayon)

Veuillez donc, monsieur l’abbé, signaler à la vigilance de M. le chef de police un certain vicomte Odet de Dunois, parisien, qui à mon avis est fou. Une enquête paraîtrait urgente, et je tiens un document de quelque prix à la disposition des intéressés.

Charles, évêque de Vernon.