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Au pays de l’esclavage/04

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Maisonneuve (p. 36-51).


CHEZ LES BANZIRIS


La Kémo est une petite rivière qui déverse ses eaux dans l’Oubangui ; son confluent est situé à trois ou quatre milles au-dessus du 5° de latitude nord, et à deux cents kilomètres environ de Bangui. Elle vient de l’est et passe à Zouli par 5°45 N.

La Toumi, son affluent de droite, vient de l’ouest, au contraire. Elle sort du massif des Mangia Toumo, prend la direction E.-S.-E., puis entre dans une région un peu vallonnée, mais dans laquelle le soulèvement n’a pas été assez considérable pour briser et rejeter dans la vallée les débris de la couche ferrugineuse craquée de toutes parts. Aussi le cours de cette rivière est-il remontable par les pirogues bien plus haut que celui de la Kémo.

La tribu des Banziris s’est établie au confluent de la Kémo et de l’Oubangui. Un coup d’œil charmant pour l’Européen, c’est de voir leurs pirogues dégringoler les rapides.

Les Banziris pagaient en chantant au son du tamtam : « Oh ! eh ! issango ! issango ! » Les pirogues décrivent de grandes courbes dans les remous puissants et luttent de vitesse pour accoster la première. Les équipages prennent terre et se rangent sur une ligne parallèle à la rivière. Ce qui frappe le plus dans la foule qui fait sur le sable de la rive une tache noire, c’est l’élégance de tous ces hommes.

Les Banziris ne sont pas beaux de visage ; ils ont le buste trop long, les cuisses trop fortes, les jambes trop courtes ; mais leurs mouvements ont tant de souplesse et de grâce qu’on reste captivé d’admiration. Les femmes surtout sont séduisantes ; leurs proportions sont plus heureuses et sur les hanches larges, le buste s’attache par une taille si fine qu’on jurerait qu’elles portent corset sous un maillot noir.

Les Banziris appartiennent à une tribu de pêcheurs dont les villages mobiles, aux huttes rondes, sont disséminés plus sur les bancs que sur les rives de la rivière. Ils ne cultivent ni ne chassent, ils vivent des produits de la pêche et se pourvoient de grain et de viande en échangeant leur poisson séché aux agriculteurs des régions voisines.

Depuis quelques années, on a pu les décider à venir jusqu’à Bangui. Ils pourront rendre, comme convoyeurs, de grands services à la colonie. M. de Béhagle utilisa les Banziris pour remonter le cours de la Kémo et il raconte à ce sujet l’anecdote suivante qui donne une médiocre idée du sentiment filial chez ce peuple : « Bembé, leur chef, n’était point très content et avait failli ne pas nous fournir de pirogues. En effet, M. Dybowski, en mission vers le Tchad, avait, sans le prévenir, emmené à Brazzaville le prince Bonga, son fils aîné, âgé d’une dizaine d’années.

Nous ramenions à la tendresse alarmée de sa famille ce jeune prince qui, en lavant les assiettes à notre cuisine, avait appris quelques mots de français. Il revenait chargé de cadeaux, car il nous donnait des renseignements précieux sur sa tribu et nous l’en récompensions largement.

Il rentra parmi ses compatriotes sans joie apparente, comme s’il les eût quittés la veille ; il semblait seulement fier de montrer son chapeau de feutre et ses vêtements. Après s’être muni dans une pirogue d’un gros poisson fumé, il regagna la cuisine et se remit gravement au nettoyage des marmites.

Ce gamin, le premier de sa race qui parle français, est appelé à rendre bien des services si, on sait l’utiliser. »

Les Banziris possèdent une quantité de petits chiens jaunes, à poil ras, très vilains d’ailleurs. L’on est étonné de voir un naturel se saisir de l’une de ces malheureuses bêtes et de sa pagaie lui broyer la tête. L’animal se débat, hurle, tout ensanglanté, tandis que le bourreau frappe sans relâche de son instrument impuissant ; c’est horrible ! L’animal est mort enfin : les Banziris l’étendent sur le feu clair et vif et s’accroupissent autour de lui, riant dans la puanteur des poils roux et de la viande qui brûle. Ils le savourent sans l’avoir ni lavé, ni vidé !

Les femmes ne mangent pas de chien, mais elles font pis encore. Si l’une d’elles trouve, par hasard, un rat crevé ou quelque charogne aussi faisandée, elle s’écrie joyeusement ; « Na hon hon ! » De la viande ! elle s’en empare et se sauve pour le manger.

On reste stupéfié lorsque, avec cette pensée, on admire ces femmes, jolies comme des bronzes de Barbedienne, plus jolies encore, car la vie coule sous la peau d’un rouge pompéien très foncé. On se demande s’il est bien vrai que d’aussi belles personnes, question de couleur à part, aux gestes onduleux, aux attitudes gracieuses, à la voix harmonieuse et sonore, peuvent avoir des goûts aussi répugnants !

M. de Béhagle nous a aussi donné l’impression que lui a laissée la vue d’un campement de Banziris sur la berge de la Kémo :

« Tout était silencieux et dormait, bercé par la sourdine profonde des eaux qui s’engouffraient dans le rapide. Une buée légère montait du fleuve. Éclairée par le rayonnement de la lune, elle donnait au paysage nocturne un ton vague, fondu, plein de mystère.

Les feux du camp brillaient en longue ligne de points lumineux régulièrement espacés. Aux grandes perches fichées en terre, comme des flamberges, aux minces javelines dont le fer luisait, s’appuyait une ligne ininterrompue de boucliers. Et à l’abri de cette muraille, les Banziris dormaient, chaque couple séparé du suivant par le feu de bivouac.

La scène avait fort grand air ; elle évoquait la pensée de chevaliers errants, redresseurs de torts on croisés, dormant dans leurs cuirasses noires au pieds de leurs armes ; elle rappelait aussi le tableau célèbre : « La garde du Drapeau. »

Doucement, je fis le tour des groupes, curieux de cette vie sauvage, épris du charme pénétrant qui se dégageait de cette scène inoubliable.

Des femmes dormaient sur le sol, gracieusement enlacées à leurs maris.

Dans l’abandon de leur sommeil, dans le rayonnement de leur beauté, ces hommes nus, qui serraient sur leur poitrine ces femmes nues et si belles, constituaient pourtant des groupes chastes. Et, dans l’admiration qu’ils m’inspiraient, pas une pensée libre ne monta à mon cerveau de civilisé vêtu et sceptique.

Le nu est-il donc si chaste ? la pudeur ne serait-elle que l’hérédité confuse de l’hypocrisie du vice ?

Ma promenade continuait. Comment ces hommes ne se brûlaient-ils pas ? Ils dormaient si près des feux clairs que je ne comprenais pas comment leur peau nue en supportait l’ardeur.

Mais je fus troublé dans ma promenade solitaire. Mes camarades venaient aussi voir le camp, et, pour mieux l’éclairer, ils projetaient sur les dormeurs la lumière crue d’une lampe au magnésium.

Peu à peu les Banziris s’éveillèrent, curieux d’une invention nouvelle pour eux, et gaiement ils commencèrent à danser au bruit cadencé d’un tam-tam.

Ils étaient redevenus les sauvages aux trémoussements hideux.

Voici comment Briquez décrit la danse des femmes chez le roi Bembé :

« Les tamtams recouverts en peau d’oreille d’éléphant résonnent ; cinquante jeunes femmes ou jeunes filles se placent sur deux rangs bien alignés et séparés par un espace d’environ 15 mètres.

La directrice du ballet entame un couplet que toutes les danseuses reprennent en chœur en marquant un pas cadencé qui fait tinter les bracelets de fer, de cuivre, ou les grelots dont leurs membres sont ornés.

Tout en chantant et battant des mains, elles exécutent un avant-deux très aligné. Puis les deux rangs reprennent leur place et on passe à la deuxième figure.

Deux jeunes filles sortent du premier rang et vont l’une derrière l’autre, d’un pas très gracieux vers une des danseuses du second rang qui s’avance. Elles exécutent des pas élégants et sont remplacées successivement par leurs compagnes.

La troisième figure est fort originale : à un signal donné, au milieu d’un effroyable redoublement de musique, les deux rangées de danseuses exécutent des avant-deux, en s’accompagnant de chants repris en chœur. À la troisième reprise, les deux rangs, très alignés, se rencontrent violemment, chacune des danseuses heurte du ventre le ventre de son vis-à-vis, et ce choc, produit avec ensemble, fait un claquement très fort et très bizarre. »

Toutes ces ballerines, absolument nues, restent décentes au milieu de leurs contorsions. Et cette observation de mon camarade que je faisais moi-même plus haut se retrouve dans la relation si sobre du voyage de Nebout.

« Malgré ce geste, dit-il, cette danse n’a rien d’obscène, car elle est exécutée très simplement ».

Rien n’est curieux comme une joute de vitesse en pirogue, organisée par les Banziris, sous les yeux des Français. Ils chantent :

« Oh ndeco, ndeco ndeco
Oh ndeco para Fara poca. »
Poussons, vite, vite, vite,
Vite, le Français est notre ami.

L’embarcation, longue de 8 à 12 mètres, large de 0m80, est taillée dans un seul tronc d’arbre. L’avant et l’arrière sont formés par des plateformes de plus d’un mètre de long et qui portent un escabeau artistement découpé. Sur celui de l’arrière s’assied le barreur ; sur l’autre, le percheur se balance un moment puis plonge sa perche à l’eau, en appuie l’extrémité à son épaule et pousse en courant vers l’arrière. Arrivé au tiers de la pirogue, il retire sa perche de 4 à 5 mètres de long et sans s’arrêter revient vers l’avant. Ils sont, en général, deux percheurs, opérant ensemble ; mais, dans les moments de grande hâte, ils se mettent trois, et même quatre : c’est alors merveilleux de voir ces hommes, tout en maniant leur longue gaule, aller, venir, se croiser, sans jamais se blesser ni se gêner les uns les autres.

Le deuxième tiers de la pirogue est occupé par les passagers et les bagages. L’arrière, par le foyer et huit ou dix pagayeurs.

Tant qu’il est possible d’atteindre le fond avec les perches, les pagayeurs restent inoccupés, assis sur les bords de l’embarcation. Ils ne manient la pagaie que quand l’usage de la perche n’est plus possible ; alors, pour aller plus en mesure, ils chantent : et leurs voix sont harmonieuses, et leurs chansons d’une musique étrange qui n’est déjà plus la mélopée.

Afin de rester dans les petites profondeurs, les Banziris côtoient les rives et passent, avec une adresse merveilleuse, sous les branches des arbres qui se penchent sur les eaux ; mais cette manœuvre n’est pas pour le plus grand agrément du passager qui, peu habitué à cet exercice, ne sait ni éviter les ronces, ni se baisser à temps pour n’être pas heurté par les branches.

La vitesse acquise est parfois considérable ; elle atteint et dépasse même six kilomètres dans la montée.

Le passager ne peut s’ennuyer : le passage est varié, les rives portent de beaux villages et les Banziris sont très divertissants.

Si l’un d’eux voit filer un poisson, aussitôt il plonge et revient sur l’eau avec sa proie. Il regagne, en nageant d’une main, la pirogue qui ne daigne pas l’attendre. À chaque instant et pour un rien, ils se jettent à la rivière ; ils changent ainsi de pirogue, allant de l’une à l’autre colporter une nouvelle, ou débiter un bon mot qui provoque de grands éclats de rire.

Les femmes aussi se jettent à l’eau avec une maestria sans égale ; elles y lavent, plusieurs fois par jour, leurs enfants à la mamelle : et ces petits êtres flottent tout seuls, par une admirable adaptation naturelle au milieu dans lequel ils devront vivre.

Un peu en avant du poste de Bangui, se trouve le village de Biri Ngoma, situé sur la rive française, au haut d’une triple berge. Dybowski et Crampel y sont passés ; Lauzière en a déterminé la position géographique et Nebout s’y est livré à d’importantes observations ethnographiques et linguistiques.

Il a reconnu que ce village était occupé par des naturels se disant Ndrys d’origine et parlant le même dialecte que les Langouassis, les Dakouas, les Ngapous.

Le village est semblable en tous points à ceux des Bongios et des Ipembos du sud de Bangui. Il a comme eux un rempart de troncs d’arbres de 4 mètres de haut ; il offre donc deux caractères absolument dissemblables de ceux que présentent les villages Ndrys du nord ; il est fortifié, aggloméré, et ses maisons sont rectangulaires. Plus haut, les maisons sont rondes et disséminées dans les cultures.

Ensuite se trouve le poste belge de Mokangué, puis le poste des Ouaddas qui est aujourd’hui entre les mains des Hollandais. Cet endroit est assez malsain ; la rive est tous les ans inondée, quoiqu’elle s’élève de 15 à 20 mètres au-dessus du niveau des basses eaux, le poste seul émerge à l’étiage.

Le centre de la tribu des Banziris est, nous l’avons déjà dit, installé au confluent de la Kémo. Les femmes sont toutes remarquables et on rencontre de fort beaux types d’hommes. Au repos, ils s’appuient de la main droite sur leur lance et mettent le pied droit sur leur jambe gauche : ils ressemblent ainsi à de grands échassiers perchés sur une patte.

Chez ces naturels, la coiffure des hommes a une grande importance : il n’est tresses, nœuds ou torsades qu’ils ne connaissent et dont ils ne se servent pour disposer leur chevelure. Coiffer un homme est pour la femme un travail méticuleux et de longue haleine. Le mari se couche sur le sable ; la femme s’assied, et, la tête de son mari reposant sur ses cuisses, elle tresse ses cheveux qu’elle parsème de perles.

Manger du chien, a dit un grand voyageur allemand, est le commencement du cannibalisme.

La femme du Haut-Oubangui ne mange pas de chien ; aussi, malgré ses dents aiguës ne mange-t-elle pas de chair humaine. Homme et chien n’alimentent que la cuisine des hommes libres : tout au plus la femme aide-t-elle à la préparation du festin, et encore… La cuisine est si simplifiée que bien souvent elle n’a pas à y mettre la main.

S’il existait un concours de beauté au centre du continent noir, le prix reviendrait sans conteste à la femme Banzirie. Le maniement de la pagaie a développé ses bras et sa poitrine. Son buste aux reins bien cambrés repose sur des hanches larges aux ondulations gracieuses. Son port élégant et digne, sa démarche légère, la souplesse de ses mouvements ne sont point déparés, comme chez tant de femmes noires, par le masque hideux des traits du visage.

La femme Banzirie est jolie : de grands yeux très doux, très profonds éclairent son visage qu’anime un sourire fin, un peu railleur.

Elle vit complètement nue jusqu’à son mariage, et après se voile d’une mince bande d’étoffe qui passe entre ses jambes et dont on ne voit par devant que quelques centimètres ; ou bien elle laisse simplement pendre à sa ceinture une petite clochette de cuivre ou deux grosses perles de verre. Et cette nudité complète d’une femme dont l’élégante beauté, le charme pénétrant, rappellent nos statues de bronze dans tout ce que l’art Européen a su produire de plus vraiment gracieux, cette nudité complète est chaste.

C’est là un fait surprenant, mais maintes fois constaté par tous les voyageurs. La nudité de la sauvage est bien moins provocante que le bout de jupon habilement retroussé de nos femmes européennes.

Si le vêtement est la négation de la décence, il est aussi l’ennemi de la beauté. Sous les baisers du soleil, le coup de fouet des averses, le stimulant des bains répétés et prolongés au hasard des pêches continuelles et de la vie sur l’eau, le corps se développe suivant les lois naturelles de l’économie physique. L’harmonie des proportions, la régularité de l’ampleur élégante des formes ne subit aucune contrainte.

Chez nous, au contraire, le corps est comprimé, déformé par le vêtement, dont les inconvénients sont plus grands cent fois que les avantages. Aussi la femme sauvage n’est-elle jamais victime de ces déformations qui offusquent à chaque pas nos yeux dans les régions civilisées. Chez elle pas de rotondités ni de taille au développement monstrueux. Jusqu’aux dernières limites de la vie, elle reste svelte, élégante, gracieuse, et, n’était la flétrissure rapide du sein due à des allaitements prolongés et fréquemment répétés, on serait tenté de la croire toujours jeune.

La Banzirie est très chaste. Nul européen ne peut se vanter d’avoir possédé une fille libre de la tribu, quelque fortune qu’il ait mise à ses pieds. Mais elle se lie volontiers d’amitié avec l’étranger, avec qui elle devient même rapidement très libre.

Le luxe de ces dames réside dans leur chevelure et les colliers dont elles ornent leur cou. La chevelure se transmet comme un patrimoine ; et il n’est pas rare de voir des femmes Banziries portant sur leur tête les chevelures de plusieurs générations de femmes, ornées de longues et minces tresses qui descendent jusqu’au gras des cuisses.

Quelle peut être la population de cette tribu ? Les approximations varient, mais, comme on suppose qu’elle peut mettre un millier d’hommes sous les armes, on peut en induire le chiffre total de dix mille âmes.