Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)/25

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Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)
Traduction par Marcelle Tinayre.
La Revue de Paris20e année, tome 5 (p. 840-842).
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XXV


Dans la cour de la maison de garde il y avait, sur le sol, une lanterne d’étable. À de faibles intervalles, des coups de hache inégaux craquaient dans le silence. Des éclats de bois jaillissaient à travers la lueur de la lanterne. Pierre coupait du bois dans le hangar.

André s’arrêta brusquement. Depuis que Jella lui appartenait, il avait oublié bien des choses qui auparavant le tourmentaient ; il y en avait d’autres qui ne lui étaient pas encore venues à l’esprit. Et maintenant… ainsi, tout à coup !… il regarda, avec pitié, vers le hangar.

Le silence se fit pour un instant. Pierre toussota. Les coups de hache débiles recommencèrent.

Jella haussa les épaules avec mépris, et dans l’obscurité du vieux prunier elle se serra contre le gars. Ses genoux touchèrent les genoux d’André.

Il lui saisit les bras et la repoussa d’un seul mouvement.

— Pas ici !

Jella le regarda sans comprendre. Le jeune homme était si fort et si étranger !

— Pourquoi me fais-tu mal ? Je t’aime, moi !

En le disant elle devint subitement humble et faible. Ses yeux se remplirent de larmes.

Une grande chaleur monta dans la poitrine d’André. Il aimait la faiblesse de Jella. Il aurait voulu la soulever dans ses bras pour l’emporter, afin qu’elle fût à lui seul. Il se pencha si près d’elle que leurs bouches se joignirent quand il parla.

— Tu ne comprends donc pas ? Un autre est le maître ici ! Je ne viens ici que pour voler !… partager ! mentir !

Jella fit un haut-le-corps en entendant les paroles amères. Elle se souvint vaguement qu’une chose semblable lui était passée par la tête. Il y avait longtemps. Autrefois ! Mais depuis que son amour avait ainsi grandi, elle ne pensait plus avec sa raison. Tout était bien pour elle ; Pierre n’ignorait-il pas tout ?

Entre deux coups de hache, Pierre appela dans l’ombre : « Jella ! » La tête d’André devint brûlante, comme si par ce simple appel, le mari empiétait sur ses droits.

— Il te prend à moi quand il le veut !

Et il ne regardait plus avec pitié du côté du hangar. Il ouvrit les bras vers la femme avec le geste libre et fier de ceux qui moissonnent depuis mille ans sur leur propre terre plane.

— Tu es à moi, je t’emporterai d’ici.

Les yeux de Jella brillèrent.

— Allons ! Il n’y a que nous dans la forêt !

André la serra encore plus fortement contre lui.

— Pas là. Chez moi, loin, dans mon village. Viendrais-tu ? Et alors, pour la première fois il sentit que tous deux ils pourraient être unis. Les mains de la femme glissèrent de son épaule.

— Chez toi ? Dans la puszta ?

En parlant, elle regardait les montagnes.

Un grand silence se leva entre eux, et dans le silence, leurs regards se heurtèrent. Ils demeurèrent un instant en face l’un de l’autre, comme deux grands ennemis qui s’aiment. Puis, tout à coup, la tête de Jella se rejeta en arrière dans une offre inconsciente. Ses lèvres s’ouvrirent, comme si elle voulait boire. André n’en pouvait détacher ses yeux. Ses cils devinrent lourds, ses yeux ivres ; Jella vit sa propre beauté sur le visage du jeune homme. Et son corps n’oublia plus les mouvements de la séduction. Elle frémit de ce nouveau pouvoir dangereux qu’elle ressentait dans son être, qui y avait toujours été, mais qu’elle ne connaissait pas jusqu’ici.

Elle n’était déjà plus faible et humble. Elle n’était plus à André ; elle s’était reprise. André était à elle. La femme devint la plus forte, parce que, dans cette minute, l’autre aimait mieux.

— Ce n’est pas moi qui irai avec toi ! C’est toi qui resteras ici avec moi !

Et dans son triomphe, elle rit sauvagement.

Le gars regarda dans l’air comme s’il cherchait la trace de quelque blessure à l’endroit où Jella riait.

Il ne parla plus, ni de cela ni d’autre chose. Et Jella ne pouvait entendre le silence d’André à cause de la vie bruyante, inquiète, qui était dans son propre cœur.

Tous les deux luttaient. L’un silencieusement, l’autre bruyamment, et ils ne savaient pas qu’ils luttaient. À présent, ils ne comprenaient plus que leur mutuelle étreinte, et alors même chacun d’eux était dans l’incertitude, dans la solitude.

Il n’y a pas de chemin plus long au monde que celui qui mène de l’homme à l’homme. Parfois, on peut voir par-dessus, entendre aussi les mots prononcés ; mais on ne peut jamais franchir la distance.