Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)/26

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Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)
La Revue de Paris20e année, tome 5 (p. 842-845).
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XXVI


La voie était noire et humide de pluie. Jella abaissa la barrière. Un train de marchandises passa avec un bruit de cliquetis sur la crête. Le machiniste cria quelque chose du haut de la locomotive. Sous son aisselle, surgit la face ricaneuse et enfumée du chauffeur. Il jeta vers la femme une rose d’automne froissée, couverte de poussière de charbon.

La fleur tomba dans la boue. Jella ne la ramassa pas, mais la regarda longtemps. Elle sut alors que c’était l’automne, elle ne s’en était pas aperçue jusque-là.

Elle ne se rendit également pas compte que l’hiver était venu comme les autres fois. Car André était souvent assis près d’elle, devant le feu, et la grande chaleur augmentait toujours en elle. Pourtant le vent glacial projetait une neige dure entre les vitres. Sous le ciel bas, aveugle, une double machine traînait un convoi en suffocant parmi la tourmente de neige. La forêt disparaissait dans les tourbillons. On ne voyait pas les gens enfouis sous les pelisses. La neige entrait sous la porte, dans la cuisine. La nuit, les renards glapissaient au fond des gorges, et autour de l’étable des ombres grises, touffues, rôdaient en s’aplatissant, sur le sol blanc et glacé.

Puis le printemps darda à travers le Karst. Le soleil parcourut les montagnes en y laissant des traces dorées, qui séchèrent les montagnes humides.

L’été revint ; semblable à celui de l’année dernière ; mais cet été n’appartenait plus à Jella.

Ce n’était pas une apparence, c’était un pressentiment…

Dans la forêt, les framboises mûres se détachaient déjà des branches avec un léger bruit. Devant la maison de garde, sur un fichu bleuâtre, huileux, des fèves séchaient au soleil et s’entrechoquaient au passage du vent.

Pierre, travaillait, en bas, près du fossé. Il était agenouillé sur une traverse, entre deux rails et tirait le coin qui se desserrait plus facilement que les autres. Lorsque Jella chassa près de lui les chèvres sur le sentier, il leva les yeux sur elle.

— Où vas-tu donc de nouveau ? — questionna-t-il très bas, comme s’il avait voulu se faire pardonner, par sa voix, sa demande.

— À la forêt ! — s’écria Jella avec humeur, et elle alla plus loin.

L’homme se courba sur les rails avec un faible soupir condescendant. Il fit, avec son mouchoir, un tampon sous son genou douloureux et se remit au travail.

Jella s’arrêta au tournant. Le garde ambulant qui demeurait dans le village et aidait aux travaux de la voie, venait à sa rencontre.

— André Rez n’est pas en service aujourd’hui, — dit l’homme, et il cracha sur le rail. Son visage se rida ; sa bouche comme une blessure courbe et rouge remuait de ci de là entre ses oreilles.

Celui-ci saurait-il quelque chose ?

Jamais pareille idée n’était venue à l’esprit de Jella. Et Pierre ? « Je serai meilleure pour lui », pensa-t-elle, afin d’éloigner son inquiétude. Elle se retourna. Soudain, elle oublia tout. En bas, sur la voie, une tache bleue remuait dans l’éclat du soleil. C’était André. Il s’approchait lentement. Il s’arrêta au milieu des deux rails brillants, là où Pierre travaillait. Lorsqu’il continua son chemin, les buissons le cachèrent. Il ne réapparut pas. Jella l’attendit en vain. Et ce n’était pas la première fois que l’attente était vaine !

La nuit tombait lorsqu’ils se rencontrèrent sur le pont du ruisseau. Le jeune homme venait du village, à travers la prairie. On l’entendait siffler de loin. Son visage était en feu ; ses yeux brillaient, Jella lui barra le chemin.

— D’où viens-tu ?

André la regarda fixement.

Il déboutonna sa blouse, comme s’il avait voulu laisser rayonner la chaleur de sa poitrine. Puis il s’adossa à la rampe du pont et continua à siffler.

Jella ne l’avait jamais vu ainsi.

— Tu as bu ?

— J’ai bu, — dit le gars, — mais pas assez, car je sais encore tout ce qui n’est pas bien. — Et il se mit à rire amèrement.

La femme se rappela combien il y avait longtemps qu’elle ne l’avait entendu rire.

L’eau s’assombrissait déjà sous le pont. Sur le pré, une petite fille de paysans chassait des oies vers le village. Près d’une meule, un râteau était fiché en terre. Jella se souvint tout à coup. C’est ici qu’elle avait parlé pour la première fois à André, le jour où le tabac de Pierre était épuisé et que la faucille s’était cassée. Un homme achetait une pierre à faux, et avait heurté de la tête les sonnailles. Quelqu’un était accoudé sur la table et une grande fille au visage brun attendait qu’il commandât quelque chose.

Il parut à Jella qu’elle revoyait cette fille. Elle avait maintenant aussi les mains sur les hanches…

— Lui as-tu parlé ?

— À qui ?

André ne comprenait pas ce qu’elle voulait.

— À elle, à la servante des aubergistes.

— Mais c’est elle qui a posé le vin devant moi !

Les yeux de Jella s’élargirent, comme s’ils avaient voulu voir plus qu’ils ne pouvaient saisir. Sa bouche devint dure ; sa face se crispa sous le coup d’une douleur singulière qui avait soudain mordu sa chair. Elle fut prise d’une grande et étrange jalousie qui n’était pas dans sa pensée, mais dans son corps : cette jalousie étranglait sa gorge, mordait par dedans sa poitrine. Exaspérée par son tourment, Jella enfonça ses ongles dans la paume de ses mains. Son souffle atteignit le visage d’André :

— Je t’étranglerai, si tu en aimes une autre !

Et elle dit encore autre chose, beaucoup de choses incompréhensibles. Elle ne savait pas d’où venaient les mots dans sa bouche ; ils arrivaient et elle devait articuler tout ce qui tournoyait dans son sang.

Le gars la regarda un instant bouche bée ; puis il se ressaisit et serra les dents. Il ne s’étonnait pas de ce que Jella disait ; mais devant ce visage changé de la femme, il sentit un choc à la poitrine.

La colère montait en lui, largement, ouvertement, comme l’orage chez lui, dans la plaine. Son poing se crispa lentement, et il jeta d’un seul mot, à la face de Jella, tout ce qu’il ressentait :

— Étrangère !

Il voulait se libérer. Pour bien marquer sa volonté, il rentra dans l’auberge.

Jella le regarda stupéfaite. Elle n’osa pas le suivre. Elle le craignit et l’aima encore plus que les autres fois.