Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)/01

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Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)
Traduction par Marcelle Tinayre.
La Revue de Paris20e année, tome 5 (p. 225-228).
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AU PAYS DES PIERRES[1]


I


Une pierre se détacha sous les pieds de la jeune fille. D’abord elle roula lentement, puis de plus en plus vite dans l’invisible. Jella, cramponnée à un rameau, s’inclina, haletante, au-dessus de l’abîme. Elle aimait les pierres lancées à toute vitesse. Elle aimait le fracas de leur chute.

Lorsque, en bas, le précipice fut redevenu silencieux, elle lâcha le rameau avec ennui.

Le soleil avait disparu et les monts du Karst s’enfonçaient sauvagement dans le crépuscule. Des vagues de pierres tourmentées, des fantômes de rocs nus déchiraient le ciel violâtre et froid.

La fille leva les yeux sur le Javorjé. Au milieu des cimes nuageuses la grande montagne brûlait, solitaire, dans le feu des reflets du soleil. En bas s’allongeait le noir des sapins. La nuit printanière se glissait, sans bruit, hors de la forêt. Sur les flancs de la gorge les brise-vents s’étaient assombris ; à leur pied, les petites parcelles de terre végétale rougeoyaient davantage… Plaies vivantes dans la grisaille morte.

Jella savait que des hommes avaient apporté parmi les rochers, dans des sacs, cette terre couleur de sang, et elle savait aussi qu’il fallait défendre chaque motte que veut emporter ce vent sauvage qui secoue sans arrêt les arbres sur les sommets. Elle ne s’en étonnait point, n’ayant jamais vu d’autres pays. Là-bas, au milieu des pierres, il faut lutter. Parfois le vent est le plus fort, parfois les hommes.

Ils travaillaient en ce moment, en bas sur la pente. De petites formes humaines roulaient de grosses pierres et rehaussaient les brise-vents avec cette même lenteur de gestes qu’avaient leurs pères et leurs grands-pères. Comme si l’on eût fait sonner une monnaie de cuivre contre un rocher, la cloche de la vallée tinta frileusement dans l’air frais de la montagne.

Le jour s’achevait. Une ligne vivante descendit, dans une marche saccadée de fourmis, vers le village dont les maisons, comme un troupeau de moutons chassés vers l’abreuvoir, s’accrochaient en rangs désordonnés le long du torrent.

Jella déchiqueta sans raison le chétif feuillage d’un érable, et regarda dans l’abîme, dont les bûcherons disaient qu’il rejoignait l’autre côté de la terre. Elle fit tomber en tas, de ses mains, les feuilles froissées. Elle se retourna.

En bas, des gens marchaient sur le sentier. Elle reconnut les voix. Deux personnes s’approchaient. L’une était Slatka, la femme du forgeron borgne, et l’autre peut-être sa belle-sœur. Les buissons empêchaient Jella de voir ces femmes, mais elle entendait clairement leurs paroles dans le grand silence.

Les femmes s’arrêtèrent juste au-dessous d’elle pour se reposer ; la voix aiguë de Slatka parvint la première aux oreilles de la jeune fille.

– Il l’apprit à l’auberge… puis il rentra chez lui et lança la hache contre sa femme.

Elles parlaient de Franjo, du tonnelier ivrogne, qui naguère allait souvent chez la mère de Jella, jouer de l’accordéon au clair de lune.

La voix des femmes se fit plus basse ; elles commencèrent à parler d’autre chose.

– C’est elle la cause de tout… cette traînée !

– Elle a sali le village, – dit l’autre. – Maudite aux yeux noirs ! C’est elle aussi qui affola Franjo. Auparavant, c’était un homme rangé, craignant Dieu. Jamais il ne se saoulait en semaine.

Jella se tapit. Elle tendit en avant, avec l’audace que donne la sécurité, son cou encore enfantin. Elle aurait voulu savoir de qui parlaient ces femmes.

« Mauvaise gale !… »

La belle-sœur approuva :

– Que Dieu la punisse ! Tant qu’elle a été belle, les hommes la protégeaient.

– Même le mien, – grogna Slatka. – Il lui a acheté une croix d’or. Mais elle me paiera tout !… J’ai apporté deux oies à la demoiselle de la gouvernante du curé. Et puis je lui parlerai, à la demoiselle !

– Que lui veux-tu ?

– Que monsieur le curé prêche contre la créature…

Jella ne comprenait pas grand-chose à tout cela ; pourtant elle sentit un malaise. Les voix de ces deux femmes étaient méchantes. Elle saisit à terre des branches sèches et les leur jeta sur le cou. Les femmes poussèrent des cris ; leur baluchon au dos, elles s’élancèrent à grands pas l’une derrière l’autre, telles des oies effarouchées.

Dans sa cachette Jella se gaussa d’elles. L’année passée, au mois de la Saint-Michel, lorsque sa mère avait la fièvre, et que la chèvre aussi était tombée malade, on n’avait même pas voulu lui donner un bol de lait. Personne, dans tout le village !… Et par la faute de Slatka ! Cette femme était plus dure que les autres !…

Un souvenir revint à la mémoire de Jella qui crispa ses poings. Elle était alors une petite fille. Son père travaillait en Slavonie ; dans la forêt, sa mère avait emporté à la côte le filet qu’il fallait vendre. Pendant deux jours il n’y eut à la maison rien à manger, et la faim creusait l’estomac de l’enfant. Derrière la maison du forgeron borgne, le vieux pommier était chargé de pommes sauvages, encore vertes. Jella ne voyait personne dans les environs. Elle cueillit une pomme. À cette minute Slatka, surgissant près du mur, la frappa si violemment avec un échalas que la marque lui en était toujours restée. Elle ne pouvait pardonner ce vieil affront. Elle haïssait la femme au cœur dur, parce que cette femme était dans son droit ; pourtant… elle avait faim.

Comme une jeune bête, elle s’étira en baillant. Elle rejeta en arrière les cheveux qui lui tombaient sur la figure et rassembla les chèvres du village. Elle les gardait sur les montagnes, depuis près de cinq ans, déjà, depuis qu’on l’avait chassée de l’école… Quand elle bougeait, c’est à peine si l’on apercevait la ligne de ses hanches sous les haillons de sa jupe. En marchant, elle balançait en cadence ses bras maigres, tandis que d’une voix somnolente elle chantait un vieil air croate.

En bas, dans le village, une lumière s’allumait à la fenêtre d’une maison. Le fracas du torrent monta vers elle. Quelqu’un poussa un cri de joie près de l’auberge.

  1. Ce très émouvant et très curieux roman a obtenu dans son pays d’origine — la Hongrie — un succès qui s’est vite étendu à toutes l’Europe centrale. Nous croyons que la version française n’aura pas un moindre retentissement. — m. p.