Aller au contenu

Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)/06

La bibliothèque libre.
Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)
Traduction par Marcelle Tinayre.
La Revue de Paris20e année, tome 5 (p. 250-255).
◄  V
VII  ►


VI


Ce jour où l’on avait chassé sa mère resta dans le souvenir de Jella comme un grand vide effrayant, auquel elle dut penser toujours. En revenant des montagnes, souvent, en chemin, elle s’asseyait sur les pierres et se tourmentait en se demandant pourquoi sa vie était différente de celle des autres. Mais elle n’arrivait jamais à formuler une réponse. Elle accusait les hommes d’être la cause de tous ses chagrins, et pour qu’ils ne lui rappelassent pas la frayeur, le vide et l’obscurité, elle les évitait. Elle fuyait aussi Davorin. Un soir, elle l’aperçut de loin. Il parlait avec la Zorka du maître d’école. La grande face rouge de Zorka était encore plus rouge et Davorin riait encore plus fort que d’habitude. Jella se boucha les oreilles et se cacha derrière les buissons.

Puis, une fois, Slatka lui fit dire de venir l’aider dans la cour.

L’aubergiste-maître d’école l’appela aussi, de même que la belle-sœur de Slatka ; mais Jella se détournait quand ils lui parlaient :

— Je ne vous servirai pas ; j’ai toujours été « mon propre pauvre » à moi-même.

Lorsque, de grand matin, elle allait à la montagne avec ses chèvres, elle entrait souvent à l’église. Ses chèvres l’attendaient au dehors, et pendant qu’elle priait, les bêtes broutaient l’herbe poussée entre les pierres. Seul, le petit cabri noir fourrait sa tête par la porte entr’ouverte. L’ombre de ses deux cornes remuait diaboliquement au soleil ; sa clochette tintait dans le silence dévot, comme si l’on disait la messe à l’autel. Jella était seule et croyait que dans ces moments-là on pouvait le mieux prier. Dans sa niche, la Vierge à la jupe bleue, qui lui ramènerait sa mère, ne pouvait écouter qu’elle seule.

Mais tant de jours s’écoulèrent que Jella ne put les compter sur ses dix doigts ; elle se fatigua de l’attente ; elle n’entra plus le matin, dans l’église ; elle ne regarda plus, le soir, dans le vallon, si la lumière brûlait enfin à la fenêtre. Son corps s’allongea, ses yeux furent pleins d’une sauvage tristesse Elle ne comprenait plus qu’un temps avait existé où elle souffrait de n’avoir personne à qui parler. Elle s’était habituée à ce que personne ne sût ce qu’elle portait dans son cœur ; et pourtant, à la messe du dimanche, tous se retournaient dans les bancs pour la voir.

Depuis que les hommes étaient méchants, elle sentait que les montagnes étaient meilleures pour elle. Des journées entières, elle errait parmi les éboulements des rocs. Elle s’étendait, immobile, dans l’ombre des hauts sommets d’où l’église et la chaumière paraissaient également petites. Là, ne parvenaient plus la voix de Slatka et la voix de la cloche. Jella n’ensanglantait plus ses mains sur les rochers pour libérer les papillons des toiles d’araignées et les voir voler au-dessus du gouffre. Elle ne touchait plus aux papillons, mais elle écrasait les araignées avec une pierre. Ses yeux brillaient, et elle ignorait pourquoi elle regardait alors vers le village…

Lorsque sa pensée faisait un retour sur elle-même, elle sentait vaguement qu’elle avait été toute différente, autrefois, mais elle ne se rappelait plus comment. Était-ce bien elle qui chantait en dégringolant la pente avec ses chèvres ? Elle oubliait que son rire de jadis égayait les forêts et les hommes…

La clairière était déjà blanchie de fraisiers en fleurs, comme si on l’avait aspergée de chaux. Le merle de roche martelait déjà l’écorce des arbres. Jella était couchée dans l’herbe. Elle appuyait son menton à ses deux paumes et elle frottait lentement en l’air ses pieds nus. Une bête à bon Dieu grimpait sur un brin d’herbe. Elle souffla dessus. L’insecte retomba dans la mousse, puis recommença de grimper.

Un homme traversa la clairière. Il s’arrêta dans l’ombre d’un tas de bois coupé et s’essuya le front avec sa chemise. C’était Dusan, le morne et haut Dusan dont les gens disaient qu’il s’était enfui des montagnes de Lika, devant les gendarmes, parce qu’il avait tué un riche curé. Mais aucune preuve de ce crime… Cet homme grand et solitaire, qui vivait dans les forêts et se fourvoyait rarement parmi les maisons, buvait peu, parlait peu. C’est pourquoi on l’avait surnommé Dusan l’ours. Et lorsque quelqu’un, par hasard, venait à parler des jours passés, son front se creusait en profonds sillons au-dessus de ses petits yeux ternes. Il fixait si sombrement les curieux qu’ils perdaient la respiration et ne l’interrogeaient plus jamais. Jella, comme les autres villageois, regardait cet homme qui n’avait besoin de personne, avec une certaine déférence.

À présent aussi, il était seul. Lorsqu’il aperçut la fille, il lui cria :

— J’ai parlé à ton père. Il travaille dans la forêt, à une journée de marche.

Il continua lourdement son chemin, et en avançant, on aurait dit qu’à chaque pas, ses semelles se collaient à la terre.

Jella sauta sur l’herbe. Elle s’élança vers lui.

— N’avez-vous pas vu ma mère ?

Sa voix hoqueta. Lorsqu’elle eut énoncé ce qu’elle n’avait dit à personne, — sa pensée de toujours — elle baissa instinctivement les yeux, comme si à travers ses prunelles, on avait pu voir dans son âme.

L’homme s’arrêta. C’était un rude montagnard robuste. Le vent avait tanné son visage osseux ; une barbe broussailleuse grisonnait sur son menton rude. Il portait un chapeau devenu informe et verdâtre, dont les bords effilochés pendaient sur son cou hâlé. La bise boursouflait parfois sa chemise crasseuse et rayée sur sa poitrine velue.

Il secoua lentement la tête :

— Elle est donc partie ?

— Elle est partie, — reprit comme un écho la voix de la fille ; mais elle ne savait pas qu’elle avait répondu.

— Je viens d’au-delà des montagnes. Là-bas, je n’ai pas vu ta mère.

Jella ne le comprit pas. Là-bas ? D’au-delà des montagnes ?… Une idée nouvelle, imprévue, lui vint à l’esprit. Elle leva les yeux avec inquiétude.

— Mais n’est-ce pas, il y a aussi des montagnes, là-bas ? Que pourrait-il y avoir d’autre ? Ou bien êtes-vous allé jusqu’à la mer ?

Dusan secoua de nouveau la tête :

— Où je suis allé, il n’y a ni pierres, ni mer.

Et il grommela encore quelque chose qui signifiait que derrière le Grand Mont, après les gorges de l’Obruc, les montagnes finissaient.

La fille apeurée pressa ses pieds nus sur le sol pierreux, comme si l’homme avait voulu lui prendre jusqu’aux montagnes. Sa gorge se serra.

— Il y aurait donc un pareil endroit au monde ? Et alors, qu’y aurait-il, là où il n’y aurait pas de montagnes ?

— Une espèce de plaine, — grogna Dusan, avec indifférence, et il s’appuya sur son bâton noueux.

Jella, abattue, regarda pendant un moment devant elle. Cependant elle avait encore quelque espoir ; elle n’était pas tout à fait convaincue.

— Où finissent les montagnes ?

L’homme fit en l’air un grand geste incertain :

— Là-bas ? — demanda la fille d’une voix étranglée.

— Là-bas aussi…

La main de Jella, comme si on y avait mis une pierre, retomba, et frappa lourdement sa hanche. L’homme se mettait déjà en marche, lorsqu’elle lui dit :

— Comment appelle-t-on cet endroit, là-bas ?…

— La puszta.

Puszta, — murmura lentement la fille, — Puszta

Et dans ce mot hostile, étranger, elle enveloppa inconsciemment tout ce qu’elle haïssait : le village, les hommes, l’abandon, la fin des montagnes.

« Puszta !… Puszta !… »

Jella s’assit dans l’herbe. Dusan l’ours devint de plus en plus petit sur la pente. D’abord, disparurent ses bottes, puis la chemise rayée. Déjà sa tête seule émergeait parmi les pierres, comme une boule qui descend toute seule en roulant. Soudain elle disparut.

Jella voulut crier. Cet homme avait emporté son ignorance avec laquelle il faisait bon vivre. Il n’y avait donc pas au monde que les montagnes et la mer ? Cette nouvelle pensée l’effraya, comme si on lui avait dit que quelque part, loin, très loin, Dieu, finissait aussi. Elle avait peur, bien qu’elle sentît les montagnes plus près d’elle, comme sa mère avait peur dans l’église, lorsqu’on la maltraitait. Ses sensations se mélangeaient confusément. Elle allongea sa main sur la terre, en poussant un petit sanglot apeuré.

Les forêts l’entouraient de leur masse obscure. Elle était seule. Sous le ciel ensoleillé, le silence pur, intact des sommets parvenait jusqu’à elle, le silence vivant, tout-puissant, dont elle ignorait qu’il était si bon parce qu’il arrêtait les pensées douloureuses. Une puissance invisible la dominait. Elle ne se révoltait pas contre cette idée que les montagnes finissaient dans les lointains inconnus ; mais les montagnes lui devenaient plus chères. Elle leva les yeux vers elles, à travers ses larmes. On aurait dit que, tout à coup, elles s’étaient brisées, qu’elles s’étaient fondues, qu’elles venaient à Jella au-dessus des sapins, comme si elles voulaient pénétrer en elle, à travers ses yeux. Et alors, comme elle était étendue, collée à la terre, il lui parut que son cœur ne battait pas dans sa poitrine, mais plus bas et plus profond, parmi les pierres ; il lui parut que son sang chassait les pulsations des petites sources dans la mousse ; que sa respiration agitait lentement, lentement, dans la clairière, l’herbe des montagnes…

C’était une grande rencontre muette, une union mystérieuse. Et à partir de ce jour Jella sut, d’une façon certaine, qu’elle et les montagnes s’appartenaient réciproquement.