Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)/10

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Au pays des pierres (Cécile de Tormay, trad. M. Tinayre)
Traduction par Marcelle Tinayre.
La Revue de Paris20e année, tome 5 (p. 565-569).
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X


Le jour suivant, elle se mit en route, à la recherche de son père. Peut-être pourrait-il savoir quelque chose de sa Giacinta.

Elle confia ses chèvres à Lizinfia, la simple d’esprit, fille du sonneur.

— Fais-y bien attention !

Et elle lui tendit le pot fêlé dans lequel Giacinta gardait les allumettes, et un petit cordage, débris du dernier filet. Puis elle partit, à la pointe du jour.

Le village était bleu dans la lueur de l’aurore ; l’herbe froide et mouillée, sous les pieds de Jella.

Cet été, les charbonniers travaillaient dans une gorge, sur le flanc du Rysnyak. Au-dessus du grand hallier sauvage, la fumée s’élevait éternellement, et l’on sentait son odeur de loin, dans l’antique futaie. En automne la forêt se dépeuplait lentement. Les cahutes de branchages demeuraient abandonnées dans les clairières, et le vent secouait le feuillage sec à travers leurs parois improvisées.

La plupart des charbonniers étaient déjà passés en Slavonie pour le « glissage » des bois ; il n’y avait plus que Jovan Zura qui, retardataire, travaillait encore au flanc du Rysnyak. Le bois tassé devenait charbon, lentement, dans l’humidité. Les nuits étaient déjà froides.

La cahute était aux pieds de vieux hêtres, parmi des fougères hautes comme des hommes. Une source jaillissait dans le voisinage, et son eau suintait, jaunâtre, de la terre. Les feuilles mortes étaient trempées, même au cœur de l’été. Des moustiques bourdonnaient sous le pesant ombrage vert. La fumée s’élevait sans cesse des côtés du cône de charbon, comme si elle se dégageait d’une gueule de four.

Jovan Zura était assis au seuil de la cahute, lorsque Jella le vit à travers le feuillage touffu. L’homme ne l’apercevait pas ; il regardait, inerte, devant lui ; de ses pieds nus il fouillait la terre boueuse, et de temps en temps, comme s’il se livrait à une grande action, il crachait en l’air. Son visage était noir de charbon ; sa lèvre pendait comme trop lourde ; sa mâchoire inférieure était toujours découverte.

Soudain, il cessa de fourrager la terre. Ses yeux rencontrèrent, au-dessus des buissons, les yeux de Jella. Il la regarda fixement, lâcha un juron et se leva d’un bond. Il parut à la fille que son père s’était tourné vers la cahute pour dire quelque chose. La respiration de Jovan Zura était courte.

— Toi !… Que cherches-tu ici ?

La fille ne comprenait plus les raisons qui l’avaient poussée dans sa course, pour arriver là… Son cœur était lourd et hostile. Et tandis que dans son cerveau, les pensées involontaires recherchaient une impression effacée dont elle ne pouvait se ressouvenir, son regard était constamment tourné vers la cahute.

Elle traversa les buissons et dit d’une voix étouffée, avec un vain espoir :

— Je cherche la mère…

Jovan Zura jura de nouveau. Jella devina que sa mère n’était pas là. Ses deux mains s’ouvrirent dans l’air, comme si elle avait laissé tomber son dernier morceau de pain.

On entendit dans la cahute un tintement singulier. La fille se redressa soudain. Elle allongea la tête, et avant que son père eût pu l’en empêcher, elle franchit d’un saut le seuil.

— Mère ! — s’écria-t-elle avec la voix d’un enfant devant lequel on s’est caché en vain. — Je savais…

Elle s’arrêta toute effarée. Dans l’obscurité d’un angle, un corps paresseux et gras bougeait. Ce n’était pas sa mère. C’était une femme inconnue. Elles se regardèrent muettes, provocantes, jusqu’à ce que Jovan se fût mis entre elles eux. Il chuchota quelque chose à la femme qui rit effrontément. Les yeux de Jella se remplirent de larmes. Elle se souvint que son père battait sa mère et qu’elle se cachait au grenier, n’ayant pas la force de supporter ce spectacle. Est-ce qu’il allait battre cette femme, elle aussi ? Jella aurait voulu voir… Le dos de l’étrangère était mou ; ses hanches tremblotaient quand elle remuait… « On peut bien la battre, pensa-t-elle, longtemps, avec le poing. »

Joyau ne regarda pas sa fille quand il se retourna. Troublé, il courba la tête, et s’assit de nouveau sur le seuil. C’est de là qu’il dit par-dessus l’épaule :

— As-tu faim ?

Jella se dressa en face de son père.

L’homme grogna de mauvaise humeur :

— Qu’as-tu à me regarder ainsi ? Je ne peux pas vivre ainsi toujours sans femme, dans la forêt !

Sa voix était telle qu’un grincement de scie…

Jella n’entendit pas les paroles. Une seule idée lui traversait l’esprit

— L’as-tu déjà battue ? — demanda-t-elle, et ses yeux brillèrent dangereusement.

Jovan Zura ouvrit la bouche plus grande.

— De qui parles-tu ?

— D’elle.

Jella fit, du menton, un signe vers la cahute.

L’homme dut se rappeler quelque chose. Il enfonça nerveusement son talon dans la terre détrempée. L’eau sale éclaboussa de noir son pantalon retroussé jusqu’aux genoux. Puis il se leva et à grandes enjambées paresseuses il descendit dans l’excavation. Au bout d’une seconde il disparut parmi la fumée qui, comme de la boue fondue, s’échappait en se pelotonnant par les ventilateurs du cône charbonnifère.

C’est ce qu’attendait la femme. Elle sortit de la cahute, sale et dépeignée.

— File ! — dit-elle en balançant lentement ses hanches ; — ici, il n’y a pas de pain pour trois !

Jella la regardait avec dégoût.

Elle répondit en la défiant, du haut de l’épaule :

— Mon père seul peut me renvoyer d’ici.

— Ton père ! Il pourrait tout aussi bien être le mien !

La femme ricana bêtement, méchamment.

— Il n’a jamais été le tien ! Fille de personne, toi !… Ta mère n’en avait honte que devant toi. Voilà pourquoi elle avait payé Jovan Zura pour qu’il se taise ; voilà pourquoi elle supportait ses coups ! Elle était bête comme ma semelle !

La femme parlait vite, d’une manière saccadée et il y avait dans ses yeux l’impitoyable expression avec laquelle l’animal lutte pour sa pitance. Jella, comme frappée à la tête, se taisait, impuissante, prise de vertige.

En un clin d’œil, elle se remémora ce qu’autrefois Jovan Zura avait dit à sa mère lorsqu’il réclamait de l’argent, lorsqu’il croyait que l’enfant ne pouvait entendre. Et si cette femme ne mentait pas ? Elle serra convulsivement ses deux mains contre son sein et s’élança après l’homme. En bas, dans la noire crevasse, elle se trouva en face de lui. Elle lui cria en haletant :

— Est-ce vrai que tu n’es pas mon père ?

Jovan, comme s’il suivait du regard une chose envolée, regarda d’un air idiot par-dessus la fumée. Sous ses paupières gonflées, ses yeux rougirent et il poussa un rugissement qui retentit sur le flanc du Rysnyak. Il s’élança vers la cahute.

— Elle l’a dit ! Elle ! là-dedans ! — hurla Jella. — Frappe, frappe ! avec le poing ! sur la tête !

Son cœur battait. Aveuglée par la cruelle excitation et par la douleur, elle s’enfuit dans le crépuscule bruissant des forêts.