Au pays des souvenirs/1/1

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I

GEORGE SAND


J’attendais impatiemment l’inauguration de la statue de Millet sur la grande place de La Châtre. Car c’était encore pour moi une grande curiosité de savoir comment il avait compris George Sand. Non que je me défiasse un seul instant d’un talent éprouvé comme le sien ; mais je ne sais pas de tâche plus complexe que celle qu’il avait entreprise. Comment enfermer dans un bloc inerte le mouvement d’un des esprits le plus admirablement actifs de ce temps ? Comment faire rayonner au faîte d’un marbre la lumière dont vivait ce clair et brillant génie ? Comment échauffer la pierre des feux de cette âme ? Il y avait là de quoi troubler les plus hardis. Croiriez-vous qu’à l’époque où, sous la présidence de Victor Hugo, une Commission s’institua solennellement pour ériger un monument à George Sand, dans Paris même, un des plus célèbres parmi les sculpteurs de notre jeune école me dit fort gravement qu’il ne la concevait pas autrement que sous les traits d’une amazone !

Il y eut plusieurs George Sand, en effet, sans compter celle-là, que nous laisserons à la fantaisie des admirateurs à venir, et qui ne sera peut-être pas la moins vraie. Il y eut la jeune femme qui, d’un grand essor littéraire, surgit éblouissante de beauté, de vigueur et de poésie, enivrée de nature et jetant aux échos les accents les plus passionnés qu’oreille humaine ait jamais entendus ; — il y eut la femme plus recueillie déjà, que les souffrances du siècle avaient touchée au cœur, dont les rêves généreux avaient couronné le front et dont Thomas Couture a laissé un magnifique portrait aux deux crayons : — il y eut enfin la femme vieillie qui sut entourer la fin de sa vie d’une souveraine dignité, l’aïeule sainte qui, des tendresses du foyer, fit à ses derniers ans une auréole, l’ouvrière obstinée d’une tâche de dévouement. C’est celle-là que je préfère à toutes, sans doute parce que c’est celle-là que j’ai connue et aimée !


Quel monde de souvenirs éveille en moi ce seul nom !

C’est en 1866 que je vis George Sand pour la première fois. Sans me connaître, elle avait écrit, pour moi, la préface d’un livre de vers dont elle avait trouvé et parcouru les épreuves chez Eugène Fromentin. Le livre est épuisé depuis longtemps, mais la préface a été réimprimée dans la collection Calmann Lévy et méritait cette exhumation ; car elle contient de superbes aperçus sur la poésie. Témoin ces lignes merveilleuses : « Moi je dis que la lumière naîtra d’une sensation traduite par l’élan poétique. Une impression spontanée, chez un esprit supérieur, caractérisera tout à coup l’homme nouveau. Sera-ce l’amour ou la mort qui parlera ? Peut-être l’un et l’autre. Peut-être que, dans l’extase du plaisir, excès de vitalité, ou dans la volupté du dernier assoupissement, paroxysme de lucidité, l’âme se sentira complète. Alors la vraie poésie chantera son hymne de triomphe. Les mots esprit et matière feront place à un mot nouveau… » Comme tout cela est éloquemment dit et d’une belle envolée lyrique !

Fromentin était alors grand ami de Mme Sand. Je ne sais plus tard ce qui avait interrompu leurs relations, mais je sais que Fromentin pleurait, en me racontant comment, après trois ans passés sans la voir, elle lui avait ouvert les bras comme au fils prodigue, et l’avait appelé : son cher enfant !

Quand j’allai la remercier de ce bienfait inattendu, elle demeurait rue des Feuillantines, dans un petit appartement assez bas. Il était cinq heures ; le jour d’hiver tombait ; il faisait sombre. Mais le modeste salon où elle me reçut me parut illuminé par sa présence. Il m’est resté dans l’esprit, je dirais presque dans les yeux, avec l’intensité que prennent sous les yeux les objets quand l’esprit est tout à une émotion. Une petite table en chêne avec un tapis, une chaise haute, au mur une superbe esquisse de Delacroix, le maître de son fils. Je ne pus trouver un seul vocable de reconnaissance. Mme Sand fut aussi quelque temps sans me parler, et le premier mot qu’elle prononça fut celui de timidité, — pour elle-même ! Je crois bien que nous n’avons pas dit vingt paroles à nous deux ce jour-là. Et cependant je sortis de là adopté, me réfugiant sous le patronage d’un esprit plein de grandeur et de tendresse, sentant en moi je ne sais quoi de filial pour ce génie clément aux faibles, pour cet être si plein de bonté pénétrante, pour cette femme auguste dont l’âge nimbait le front d’une auréole d’argent.

Elle ressemblait cependant encore, dans ce temps-là, au portrait dont j’ai parlé plus haut. Ce qui m’avait frappé, c’était la fermeté persistante de ses traits, malgré un certain embonpoint de visage. Ils donnaient l’impression de ces images de cuivre, où les rides elles-mêmes ont des vigueurs et des rigidités. Rien d’affaissé dans le développement du menton, rien qui sentit la vieillesse. Ses mains m’avaient surtout rempli d’admiration : de vraies petites mains d’homme, effilées aux doigts, légèrement charnues sur le dessus, et qui semblaient modelées dans un métal pur et souple à la fois, des mains faites pour le travail et les loyales étreintes… si petites avec cela ! Je n’en ai jamais revu de pareilles. Quand elles laissaient tomber, dans un verre à moitié plein d’eau, une cigarette achevée, elles avaient, en se relevant, comme un essor de papillon blanc qui s’envole.


Ce n’est que deux ans après que j’allai à Nohant pour la première fois.

On partait de Châteauroux dans une façon de diligence : trois bêtes efflanquées devant et un rustre au sommet, attachant ses guides au siège pour pouvoir mieux fouailler des deux bras. Une casserole derrière une agonie de chevaux. Je ne décrirai pas le paysage. C’est celui que George Sand a donné pour décor à ses plus admirables romans. À vrai dire, je ne l’aurais peut-être pas remarqué beaucoup, s’il ne m’eût fait revivre sous le charme des descriptions amoureusement lues. Mais des idylles se dressaient pour moi tout le long de la route. Tout paysan était un Champi, et toute mendiante une Fadette. J’étais hanté par ce monde charmant qui vivra dans l’immortalité de ses récits, comme celui des églogues de Théocrite, le grand Syracusain. J’ai compris alors combien un grand poète fait sienne la terre que foulent ses pas !

Assez uniforme, d’ailleurs, ce grand chemin, bien que bordé par des horizons d’un grand aspect. Rien n’y annonce 1 approche de Nohant, qu’un bouquet de gros arbres dissimule. À peine descendu, pourtant, j’étais au seuil de la maison… du château, comme on dit là-bas. J’ai mieux à faire qu’à en décrire l’ordonnance intérieure, qui, bien que simple, ne manque pa’s d’une certaine grandeur aristocratique. De hautes et larges pièces dominant le parc de toute la hauteur d’un perron monumental. Ô chère maison ! il me semble que, pour y avoir vécu si peu de temps, j’y ai laissé le meilleur de moi-même !

Mais que d’impressions j’en ai emportées en échange ! C’est là seulement, dans le milieu calme et plein d’affections saintes qu’elle avait choisi pour y vieillir, que George Sand était elle-même et tout entière. Ne se retirant que tard, pour travailler une partie de la nuit, elle donnait à ses hôtes, avec quelques heures de la journée, toutes celles de la soirée. Pendant que ses mains tourmentaient les pièces d’un casse-tête chinois ou habillaient une marionnette, — car elles ne restaient jamais inoccupées, ces petites mains vaillantes ! — elle causait avec un laisser aller plein de charme et un abandon plein de condescendance. Son esprit, trop créateur pour descendre à la critique, n’en formulait pas moins des jugements fort nets sur les contemporains. Je l’entendis un jour défendre Béranger, comme poète, avec une éloquence pleine de finesse. Elle devina la première, dans l’aînée des filles de Théophile Gautier, un écrivain de race, héritier du génie paternel. Elle n’avait jamais cessé de lire beaucoup, et concluait toujours quelque chose de ses lectures.

Mais c’est dans les promenades du soir, en été, promenades à travers le parc, et qu’elle terminait à la première tombée de la nuit, qu’elle était vraiment admirable à entendre Elle y parlait volontiers des grandes choses de l’âme et de la vie avec la simplicité d’un esprit absolument sincère, confiant dans les destinées, n’éprouvant, d’ailleurs, aucun besoin de solemnité pour sonder les mystères de sa propre foi. Ah ! que j’ai souvent maudit l’insecte dont le vol interrompait quelqu’un de ses aperçus magnifiques sur l’avenir, en réveillant ses appétits chasseurs de naturaliste ! Il s’en est peut-être fallu d’un simple phalène venu à la traverse qu’elle m’ait converti à son déisme tranquillisant et à son spiritualisme consolateur !

Déisme d’artiste, car son plus grand argument était la beauté de la nature ! Spiritualisme de privilégiée, qui sentait ses admirables facultés s’aviver encore aux étreintes de la vieillesse.

Chemin de joie, chemin de deuil, cette route de Nohant !

Après quelques voyages heureux, ah le triste et dernier voyage La nouvelle fatale n’avait été sue que tardivement à Paris. Quelques amis à peine avaient pu venir : Gustave Flaubert, Alexandre Dumas, Edmond Planchut, le prince Napoléon ; mais, tout le long de la route, les paysans endimanchés et tristes sous leurs habits de la fête, marchant tous dans la même direction, silencieux et recueillis. C’était une de ces journées indécises, où le soleil ne se montre guère qu’à l’aube et blanchit seulement un coin de l’horizon. Vers dix heures, les nuages avaient pris possession définitive du ciel et y couraient à peine au-dessus de nos têtes, poussés par un vent tiède. Comme le grand jardin me parut désert ! J’osai y marcher à peine ; le bruit de mes propres pas me faisait mal : il me semblait que j’effrayais des ombres chères et que toutes ces reliques insensibles me regardaient avec un air offensé.

Pendant qu’on discutait la question du service religieux, je me mis à parcourir, seul, le parc sous les premières fraîcheurs de l’ondée. Seul — pas tout à fait — le chien favori de George Sand, le pauvre Fadet, qui m’avait si bien fait, à ma première visite, les honneurs des moindres allées du jardin, vint me tenir un moment compagnie. Nous étions brouillés depuis ce temps-là, je ne sais pourquoi, — car Fadet était affreusement susceptible ; la douleur commune rapprocha, un instant, l’homme et la bête. Il marchait, la tête basse et la queue inflexiblement droite, à côté de moi ; puis, tout à coup, à un carrefour de peupliers, il me quitta brusquement avec un grognement plaintif. On s’était mis d’accord. La cloche tintait pour les funérailles. Bientôt chacun avait franchi le seuil, derrière la bière, cueillant au passage une feuille de noyer, suivant la coutume du pays. La petite place disparaissait sous un égrènement de têtes nues. Tous les genoux étaient dans la boue. Le corps ne fit guère, d’ailleurs, que traverser l’église, sous une vague et inutile absolution. À deux pas, la fosse était ouverte, attendant sa proie. Quelques tertres tout autour, dont la plupart disparaissaient sous les herbes folles, indiquaient, seuls, qu’on était dans un cimetière ; toutes les floraisons des champs s’épanouissaient dans cet enclos, rarement visité. Par la bouche de Paul Meurice, Hugo lança à la morte cet admirable adieu : « Je pleure une morte et je salue une immortelle ! »

Et puis, tout fut dit. La foule se dispersa lentement en silence. Il pleuvait. Jamais les larges gouttes d’orage qui sonnaient sur les feuilles ne me parurent plus être des larmes

Il y a trois ans déjà que Maurice Sand a ramené de Nohant le fameux théâtre de marionnettes qui occupait une si grande place dans les plaisirs simples qui y étaient goûtés. Réédifié par ses soins, à Passy, il y fonctionne à nouveau, et j’y ai vu donner déjà, depuis cette restauration, plusieurs ouvrages inédits. Quelque apparence enfantine qu’eût cette institution, elle n’en mérite pas moins un sérieux commentaire ; car il est certain qu’elle tint dans la vie de George Sand une place que le caractère seul de celle-ci peut expliquer. N’est-ce pas sur cette petite scène qu’elle fit représenter, avant de les livrer au goût des directeurs et au caprice du public, toutes ses pièces, c’est-à-dire un œuvre dramatique considérable ? Car on y reviendra au théâtre de George Sand, lequel est plein de qualités de premier ordre. On jouera, un jour, le Pressoir et le Drac aux Français, parce que ce sont deux chefs-d’œuvre de forme et de sentiment, qui ont leur place toute marquée auprès du Mariage de Victorine. Le marquis de Villemer tiendra le répertoire, soyez-en convaincus, plus longtemps que le Monde où l’on s’ennuie. C’est que sur la scène, comme dans le livre, c’est par le style que les ouvrages vivent. On s’en aperçoit bien toutes les fois qu’on veut reprendre aujourd’hui une comédie de M. Scribe. Et pourtant, ce dernier eut toutes les adresses du métier qu’on refuse communément à Mme Sand. Mais que vaut cela contre une pensée juste ou touchante exprimée dans une langue immortelle ?

J’ajouterai que des comédiens même médiocres suffisent à faire valoir celles-ci. François le Champi peut se passer d’acteurs de génie. C’est si vrai, qu’on a pleuré aux pièces de Georges Sand jouées par ses marionnettes Aussi attachait-elle à cette première épreuve une immense importance, et la vit-on faire des changements considérables après ces curieuses et intimes représentations. Elles avaient lieu, d’ailleurs, avec une solemnité qui eût pu sembler comique dans un autre milieu. Mme Sand et sa belle-fille se mettaient en toilette de soirée pour ce petit spectacle d’élus.

Le système de ces marionnettes était le plus simple du monde, celui que Guignol a popularisé. Ne me parlez pas, en effet, de ces odieuses petites poupées en bois, dont une série de fils de fer tenus par en haut secoue automatiquement les membres grossièrement agencés. Rien d’humain et de réellement vivant dans cette danse de Saint-Guy. Celles, au contraire, que dirige intérieurement le doigt plongé jusque dans la tête, participent à toutes les intentions intellectuelles de celui qui les fait mouvoir ; et, de si loin que leur vienne cette

secrète poussée de l’âme, elle suffit à les animer et à les faire vivre vraiment. Certains animaux exécutent, aux yeux des observateurs consciencieux, les pantomimes les plus compliquées avec les simples ondulations de leur queue. Ainsi l’homme peut exprimer bien plus de choses qu’on ne le croirait tout d’abord avec des mouvements restreints de la main. Les gens habiles à manier les acteurs d’un Guignol en font de petits êtres parfaitement dociles à leur pensée. De la le goût de plusieurs esprits fort distingués pour ce genre de spectacle, qui charma longtemps les après-midi de Charles Nodier, et pour lequel le pauvre Duranty a composé des ouvrages aussi spéciaux que réellement amusants. Pour revenir aux marionnettes de Nohant, Maurice Sand avait mis à leur service son goût d’artiste, et en avait fait des figurines d’une valeur plastique très supérieure. C’est dans du bois de premier choix qu’il leur avait sculpté des têtes vivantes comme celles des dessins de Daumier, ornées de toutes les couleurs de la jeunesse ou sillonnées par toutes les rides de la décrépitude, des têtes où revivaient des types cent fois entrevus. Quant aux yeux, ils étaient faits avec des têtes de clou, dont le luisant très doux finissait par contracter les caresses du regard. Restait le costume. Eh bien il était traité avec une conscience d’archéologue, donnait lieu à des recherches de bénédictin, et c’était Mme Sand elle-même qui, du bout de ses doigts de fée, en assemblait les chiffons avec une merveilleuse coquetterie, oubliant le roman commencé pour ce travail d’aiguille, auquel elle excellait.

J’arrive au point important, à la psychologie qui se dégage de ces menus détails. Avec cette puissance de création, ou mieux, d’incarnation qui la faisait vivre elle-même dans les héros de ses livres, lesquels n’ont exprimé jamais que ses propres pensées. Georges Sand était arrivée à douer de la même intensité d’existence que des personnes réelles ces petits personnages de bois, ces marionnettes insensibles. Elle leur prêtait des sentiments en logique parfaite avec la nature qu’elle avait conçue pour eux, et en parlait avec autant de sérieux que des gens qui passaient dans sa vie. Chacun de ces acteurs avait son nom, son caractère, son individualité parfaite, depuis Balandard, régisseur général, excellent homme, mais comédien médiocre, qui n’avait jamais pu se guérir de la fâcheuse habitude de parler du nez, jusqu’à Mlle Eloa, la jeune première, créature sensible et plus femme à elle seule qu’Hélène, Cléopâtre et Manon Lescaut. Le fait est qu’elle était délicieuse, cette Eloa, avec sa perruque blonde en vrais cheveux, son nez à la grecque et le ton bleuâtre des deux petits bouts de fer rond qui rêvaient sous son sourcil, noblement dessiné d’un coup de pinceau. Son nom vient, malgré moi, sur mes lèvres avec celui des femmes autrefois aimées. Car on imagina, à Nohant, toute une intrigue entre cette comédienne et moi, et si la loi sur la recherche de la paternité, dont on nous doit gratifier, eût fleuri en ce temps-là, je ne sais à quelles extrémités de procédure se seraient portés contre moi mes hôtes indignés. Au fait, j’en ai peut-être aimé de plus insensibles que cette fille de hêtre, et dont le cœur ne battait pas davantage. Son souvenir est Page:Silvestre - Au pays des souvenirs.pdf/38 Page:Silvestre - Au pays des souvenirs.pdf/39 Page:Silvestre - Au pays des souvenirs.pdf/40 ligne, où les plus hautes passions vibrent avec un admirable accent de sincérité, où l’amour est déifié dans le plus magnifique des langages, et qui ne laissent jamais l’âme sans un sursaut vers les inondes supérieurs des sentiments et des idées.