Au pays des souvenirs/1/11

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XI

JEANNE THILDA


Il existe deux portraits superbes de Jeanne Thilda… L’un, dessiné par Clésinger, peut être comparé, pour l’ampleur de l’aspect, au magnifique crayon que Couture a laissé de George Sand. Rien de plus fier que cette jeune et triomphante figure à laquelle, suivant l’admirable expression de Baudelaire, ses cheveux semblent faire un « casque parfumé ». Bien qu’en noir sur blanc, il donne, tant il est vivant, l’impression des couleurs. On dirait, sous un ciel d’or, un rayonnement de neige que la bouche ensanglante et que les yeux percent de leur double azur, comme deux fleurs obstinées. La vie est là, dans son expression la plus noble et la plus sensuelle à la fois, dans sa splendeur la plus implacable et la plus troublante. Et pourtant ce portrait est celui d’une jeune fille de dix-sept ans ! Il est certainement à rapprocher du livre que son modèle écrivait quelques années à peine plus tard et dont le scepticisme natif épouvante et charme à la fois par sa profondeur divinatrice. J’ai nommé : Le oui et le non des Femmes que Calmann-Lévy vient de rééditer.

L’autre portrait est aussi d’un grand artiste, et d’un caractère très différent, bien que Thilda n’eût que trois ans de plus qu’à l’époque où Clésinger fit le premier. Au premier coup d’œil, cette tête de jeune femme coiffée presque en pensionnaire, et dont un large chapeau de paille coupe horizontalement le front de son ombre, est attirant par un charme presque mélancolique. Il faut le regarder de près et longtemps pour sentir la malice cachée du regard et l’ironie dissimulée des lèvres. C’est d’ailleurs la même pureté de traits, le même air de grande dame. Celui-là fait penser aux vers de Thilda, vers exquis, mais dont l’attendrissement n’est jamais de longue durée, et dont un sourire boit plus vite les larmes qu’un rayon de soleil les dernières perles de l’ondée !

Cette gaieté soudaine, cette moquerie charmante, cette jeunesse du regard et de la physionomie tout entière, elle n’en a rien perdu. Elle est demeurée ressemblante à ses deux portraits, blonde à faire envie aux moissons, avec des yeux pailletés de soleil comme la mer, l’air d’une reine, une taille ondoyante, et des bras dont la ligne eût mérité de s’immortaliser dans le Paros. Elle a appelé ses petits poèmes : Froufrous. Et vraiment tout fait « froufrou » autour d’elle, quand elle marche, avec la soie traînante et triomphale de sa jupe.

Rien de banal dans aucune de ses impressions. Ses goûts, en toutes choses, sont inflexibles et arrêtés. Le blanc est sa couleur préférée. Mais comme la logique fait horreur à la femme, ce n’est pas le lys ouvert comme un calice d’argent, mais le mimosa à la neige d’ocre qui est sa fleur de prédilection. Elle est passionnée de Gounod en musique et de Delacroix en peinture. Victor Hugo et Banville sont ses poètes, Gustave Flaubert son prosateur. Son parfum favori est le Ylang-Ylang. Elle a aussi sa bête familière, qui n’est ni

Le chat prudent et doux, orgueil de la maison ;

ni le canari calomnié par les bohèmes, en haine des concierges qui leur avaient réclamé des termes en retard ; ni le chien dont la fidélité est souvent une fatigue pour son maître, mais le doux éléphant. Écoutez plutôt ce rêve de reine ; de reine de Malaisie. Car Thilda a aussi une patrie d’adoption, au pied du mont Ophir, à l’ombre des mangliers en fleur :

J’aurais un éléphant d’une énorme stature,
Au pelage de neige, aux reflets de satin :
Ce divin animal, mon unique monture,
   Me mènerait chaque matin.

Assise sur son dos, côtoyant les ravines,
Nous irions lentement sous une ombrelle d’or ;
Les prêtres, devant moi, porteraient mon trésor
   Dans des coffres de pierres fines.

L’exiguïté des appartements parisiens ne permettant pas à Thilda le caprice de cette promenade, elle a prodigué, sur les cheminées et les étagères, l’image de son animal bien-aimé. Partout, entre les coupes de Saxe, les émaux cloisonnés, les statuettes curieuses, toutes les richesses bibelotières d’une Parisienne de goût, des éléphants de bronze balancent leurs oreilles en éventail, leur trompe quêteuse et leur petite queue ridicule. Ces pachydermes éhontés s’aventurent jusque sur l’immense piano où se réveille trop rarement, sous les doigts de la maîtresse de la maison, l’âme inquiète de Choppin ou la puissante mélancolie de Beethoven. C’est tout au plus si, entre une fantaisie de Jeanne pour Gil Blas et une chronique de Thilda pour la France, dont elle porte aujourd’hui seule l’étendard littéraire, elle se souvient, un instant, qu’elle a été une exécutante merveilleuse de la musique classique.

Aussi, est-ce ailleurs que je chercherai la musicienne dont je veux parler.

C’est dans ce volume charmant des Froufrous, que Lemerre éditait, il y a deux ans, avec son luxe accoutumé, et qui est demeuré sur un rayon choisi de la bibliothèque de tous les vrais lettrés. Car Thilda est avant tout un poète. À la délicatesse des pensées, à la justesse de l’image, elle joint ce sentiment du rythme et cette intuition des sonorités sans lesquels on ne fait pas de vers méritant ce nom. Son imagination, capable de toutes les indépendances, se courbe cependant devant cette règle matérielle, presque unique, de notre prosodie, et dont les impuissants seuls essayent de s’affranchir, qu’on appelle : la rime, — la rime dans sa rigueur harmonieuse. Mais on ne parle des poètes qu’en les citant. Je cite donc. Mais ne croyez pas au moins que le recueil tout entier soit dans cette note mélancolique :

DERNIÈRE VOLONTÉ

J’ai renfermé dans une coffret
Une humble fleur toute fanée,
Et, sur la serrure à secret,
J’ai gravé le mois et l’année.

Le myosotis est la fleur ;
Mais je l’ai tant et tant baisée,
Qu’elle en a perdu sa couleur,
Et que mon âme s’est brisée !

Quand je verrai la mort venir,
Qu’on ouvre le coffret de rose,
Et sur ma lèvre, à jamais close,
Qu’on mette le cher souvenir !

Puis, quand je serai dans la bière,
Clouée en l’éternel trépas,
Plantez tout autour de ma pierre
La fleur qui dit : N’oubliez pas !

N’est-ce pas que c’est pénétrant et exquis ? Un autre volume suivra bientôt celui-là et une indiscrétion m’a permis d’en citer une pièce aux lecteurs de Jeanne. La voici :

EN RECEVANT DES FLEURS

Dans un sachet blanc je mettrai les roses
Comme un souvenir de l’amour ailé.
Dans mon cœur fermé je mettrai les choses
Que vous me disiez au temps envolé.

Ce bouquet charmant, c’est la douce chaîne
Qui doit renouer les beaux jours brisés
Et nous verrons, à la saison prochaine,
Naître d’autres fleurs et d’autres baisers.

Je m’en vais bien loin : j’emporte sans trêve
La chimère exquise où se plaît mon cœur.
Les roses aussi, fleurissant mon rêve,
Me diront tout bas de croire au bonheur.

Qu’on me pardonne d’avoir, dans cette trop rapide étude, sacrifié l’écrivain en prose à l’écrivain en vers.

C’est une chose que je ferai toujours volontiers, estimant que ce qu’il y a eu de plus grand et de plus beau dans l’âme humaine a toujours revêtu cette forme du vers et y a cherché l’immortalité. Je l’ai dit d’ailleurs en commençant, ceci n’est qu’une simple esquisse, l’ébauche d’un portrait qui m’a tenté seulement. Car je ne suis, hélas ! ni Clésinger ni Gérôme. Si même j’avais été le premier, je ne me serais pas contenté d’un crayon et, le ciseau à la main, c’est au marbre que j’aurais confié cette séduisante image.

Je m’aperçois, en terminant, que j’ai oublié de dire que Thilda était une femme d’esprit. Il y a deux raisons pour cela. La première, c’est que tout le monde le sait, et la seconde, c’est qu’elle est plus qu’une femme d’esprit.