Au service de la Tradition française/À la mission Champlain

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Bibliothèque de l’Action française (p. 193-197).

À la mission Champlain[1]



Un jour des Amitiés françaises que Maurice Barrès conduisait le jeune Philippe visiter une basilique, près de Domrémy, l’enfant émerveillé d’entendre le prêtre expliquer les détails de l’architecture réfléchit : « Faut-il qu’il soit effronté pour oser parler ainsi tout seul et tout haut. Toi, est-ce que tu oserais ? »

Vous comprendrez que cette repartie me soit venue spontanément à la mémoire au moment de parler devant ce que la France compte de plus illustre ; mais, si modestement que ce soit, il faut quelqu’un qui vous dise adieu, puisque vous partez.

Nous avons assisté à une fête française, à la glorification de la France d’aujourd’hui : la France des ailes, des ailes qui poussent et qui est un peu la France de toujours.

Un ministre, M. Barthou, qui définissait hier, avec quelle maîtrise, quelle émotion, notre problème national en l’élargissant jusques à ses confins extrêmes qui sont l’Angleterre et la France, a voulu nous révéler ce soir un autre aspect de sa personnalité. Nous l’avons trouvé conférencier aussi exquis qu’il nous était apparu orateur superbe. Il peut sans crainte se comparer à lui-même : les angles opposés par le sommet sont égaux.

Avant lui, nous avons entendu Blériot — qu’il me permette de l’appeler ainsi — Blériot, que les jeunes gens de cette galerie ont acclamé chaleureusement pour l’avoir rencontré déjà, là-haut, un peu plus près des étoiles ; Blériot, qui a décrit naguère sur le ciel la courbe hardie, inattendue, fantastique, de l’entente cordiale, apportant ainsi à notre patriotisme complexe un élément nouveau de confiance, d’enthousiasme et de fierté, Blériot, qui est à l’origine de ce mouvement magnifique qui plane aujourd’hui sur la France : car il semble que les ailes des vieux moulins de Bretagne et d’Anjou se soient détachées soudain pour voler à la défense des frontières menacées.

Enfin, celui que nous vénérons comme un maître, M. Gabriel Hanotaux ; l’auteur de Richelieu, on le lui rappelait hier fort à propos ; l’auteur de l’Histoire de la France contemporaine, nous le savons tous, mais aussi l’auteur plus ému, plus vibrant, j’allais dire plus paternel, de ce livre admirable, La Fleur des Histoires françaises, dont je voudrais vous lire un chapitre (si on pouvait, en quelques minutes, lire de pareils chapitres), celui des Batailles françaises, où il est dit que la France et l’Angleterre ont fait lever des champs de guerre la civilisation moderne.

Nous avons vécu un peu de ce chapitre ; nous avons été des batailles françaises et nous avons combattu, messieurs, pour votre pays.

Combien nous admirons ce paysan-soldat qui nous venait de France. Le cœur rempli de sa défaite, il pose son arme inutile et rêve de son malheur. Il est vaincu. Tout ce qu’il avait mis d’espérance dans sa patrie nouvelle s’évanouit brutalement. Modeste artisan de civilisation, il avait fondé cet espoir magnifique d’assurer par son effort la conquête française. Il ne lui reste que son champ, son foyer, sa chapelle ; encore redoute-t-il que la main du vainqueur ne lui ravisse ces derniers biens. Ce sont là les seuls retranchements où se blottir, lui et les siens, pour commencer le long travail de résistance qu’il prévoit. Quelle énergie, quelle fidélité à ses origines il lui faut pour ne pas se laisser ensevelir sous autant de ruines ! Celui-là fut le plus grand parmi nous et nous lui devons notre histoire, car, la première douleur subie, il comprit la force du souvenir. Il lui restait la vie : et, dans la terre où dormait ses morts, il jeta à pleines mains, d’un geste décidé, la moisson d’une France nouvelle.

Plus tard, le vainqueur nous donna des armes. Nous nous en sommes servis pour conquérir d’abord quelques libertés, puis pour défendre l’Angleterre elle-même, parce qu’il était très beau et très français de faire ainsi.

Aujourd’hui que toutes ces luttes sont apaisées, laissez-nous ce dernier orgueil de croire que nous sommes encore de l’armée française, d’une armée de paix qui marque le pas dans le souvenir lointain. Mon général, permettez-moi de vous citer cette parole et de vous la confier, pour que, passant sur vos lèvres, elle garde quelque chose du commandement : « Sur la terre d’Amérique, le peuple canadien semble une sentinelle française que l’on aurait oublié de relever ! »

Et voilà pourquoi, pendant une crise récente, à laquelle M. Barthou a déjà fait allusion, lorsqu’on vint nous dire que peut-être le Gouvernement français nous demanderait un peu de notre blé, arme cette fois de combat, nous nous sommes réjouis à la pensée que de ce sol, fécondé jadis par du sang français, une force nouvelle allait germer qui irait combattre encore pour la France !

Dans l’avenir, nous saurons profiter de la leçon que vous nous avez donnée. Nous nous souviendrons qu’un Étienne Lamy s’est incliné respectueusement devant la terre canadienne ; qu’un Gabriel Hanotaux a su retrouver sur les cîmes de nos montagnes la pensée de Champlain ; que le regard créateur d’un des plus grands parmi les romanciers contemporains s’est longuement reposé sur nous ; et nous continuerons de servir la France jusque dans l’expression des beautés qu’elle laisse toujours là où elle a passé.

Vous partez. Vous avez été reçu chez nos voisins avec un incomparable éclat ; nous n’avons eu guère à vous offrir que le modeste accueil de notre sincérité. Mais vous voudrez conserver quand même l’image de notre pays ; vous le répandrez, vous lui prêterez l’appui de votre gloire, lui qui vous a toujours gardé l’hommage de sa foi. Deux de vos auteurs dramatiques ont écrit cette phrase charmante qui résume les deux visions que vous emporterez d’Amérique : « Un bouquet, c’est un cadeau ; une fleur, c’est un souvenir ».

  1. Allocution prononcée au Monument national, le 5 mai 1912, devant la mission Champlain.