Au service de la Tradition française/Hector Fabre

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Bibliothèque de l’Action française (p. 105-115).

Hector Fabre



Il y a quelques mois à peine, j’allais à Versailles où M Hector Fabre s’était retiré. Telle était mon amitié pour lui que j’accomplissais comme un devoir pieux cette dernière visite. Nous redoutions la fin. Il était atteint d’une de ces maladies dont on dit brutalement qu’elles ne pardonnent pas. J’allais le remercier encore, comme ses bontés sans nombre à mon égard m’en avaient fait contracter une sorte d’habitude. Je ne le vis pas : déjà il ne reconnaissait plus ceux qui l’approchaient et je ne voulais pas emporter de lui, que j’avais connu si vivant, ce dernier souvenir de l’avoir vu vaincu par la souffrance. Je revins de Versailles le cœur remué et, le lendemain, je laissais Paris. Le regret de n’avoir pas pu serrer une dernière fois la main de mon grand ami me restait présent : j’associais son image à toutes celles que j’abandonnais. Malgré moi j’avais cette impression étrange de mal quitter la France. Les départs sont faits de séparations nombreuses : parmi tant d’autres, il me manquait un adieu.

Tous ceux qui l’ont connu voudront rendre témoignage de l’extrême vivacité de son esprit, de la sympathie de son accueil et surtout de l’exquise générosité de son cœur. Il était là-bas l’ami des Canadiens. Pas une fête à laquelle il ne prêtât son appui. Il présidait, avec quel charme et quel éclat, les banquets organisés par nous et s’amusait fort de les voir tous tourner à son honneur. « Encore un qu’on dirait fait pour moi », avait-il coutume de dire, quand le dernier toast avait été porté. Lui seul, à la vérité, pouvait s’en plaindre. Tous les cœurs allaient spontanément vers lui. Nous ressentions quelque orgueil de le savoir des nôtres. Il était pour nous tout le Canada ; et l’hommage qu’il recevait se doublait chez nous de l’intensité de tous nos souvenirs lointains.

Il savait à chacun dire le mot qu’il faut. Sans effort, il se prêtait à nos confidences, consentait à écouter nos rêves et, souvent, à défendre contre nous-mêmes nos illusions. C’est qu’il était venu à la diplomatie par le Quartier latin. Durant son premier séjour en France il avait habité rive gauche et, avide de beau langage plutôt que de jurisprudence, il avait été un assidu des séances du Palais. Il s’y soûlait de français. Vers la fin de sa vie, lorsqu’il évoquait ces heures délicieuses, je ne sais pas s’il se calomniait tout à fait quand il se proclamait le plus ancien parmi les étudiants. N’était-ce pas de sa part une façon charmante de se rapprocher de nous ?

« Il vient de naître », disait-il plaisamment pour marquer l’ingénuité d’un de nos plus grands hommes politiques. Certes, il était trop averti des hommes et des choses pour qu’on en pût dire autant de lui-même ; mais il n’avait pas vieilli. Suivant une expression un peu passée pour ce qu’elle exprime si joliment : il avait su conserver, sous les années, toute l’éclatante jeunesse du cœur. Il avait gardé la plupart de ses anciennes amitiés. S’il racontait le passé, c’était sans mélancolie apparente. Un mot le mettait joyeusement sur la route d’un souvenir. Il jetait dans la conversation nombre d’anecdotes savoureuses où il laissait percer, sous une ombre de sentiment, une pointe d’ironie fine. Non, la vie ne l’avait pas atteint. Il regardait avec indulgence le monde évoluer, et se modifier les idées. Il était d’une aimable philosophie, jugeait les hommes comme ils croient être et les choses comme elles sont.

Il causait surtout du pays, de son passé, de ses progrès, de son avenir. Rien de ce qui concernait le Canada ne pouvait le trouver indifférent : il s’arrêtait aux moindres détails, attachait quelque prix au plus petit événement et mettait une légitime complaisance à discourir des choses de chez nous. Mais toujours, et malgré le tour de la conversation qui se faisait parfois léger et paradoxal, on reconnaissait chez lui l’attachement profond, inébranlable, qu’il vouait à sa patrie éloignée, au pays qu’il s’était donné pour mission de faire mieux connaître et plus justement apprécier.

Dès son arrivée à Paris, en 1884, il se mit à l’œuvre. Les débuts ne furent pas faciles. Il rencontra certaines résistances du côté de l’Ambassade anglaise ; et les ministères français ne s’ouvrirent pas d’eux-mêmes devant ce délégué d’un État colonial. Mais il possédait, à défaut de l’emploi, les qualités du diplomate, et sa bonne grâce finit par triompher de ces réserves toutes protocolaires.

En même temps, il se faisait apôtre. Avant que de fonder le Paris-Canada, il entreprenait une tournée de conférences de par la France et la Belgique. En redisant avec fierté nos luttes, nos conquêtes, notre vie restée française, il cherchait à nous défendre contre l’oubli et réclamait pour nous mieux que de l’indifférence.

« La patrie française renferme bien des provinces glorieuses, disait-il. Ce sont là les sommets qui frappent tous les regards. Elle renferme aussi des coins de terre plus obscurs, des populations presque ignorées de leurs aînés, qui, par la seule force de leur origine, par la seule vertu de leurs qualités natives, se sont maintenues françaises. Leur isolement même ne fait que mieux ressortir l’intensité du sentiment national qui domine en elles.

« Que la France soit restée la France, qui peut s’en étonner ? Qu’est-ce donc qui aurait pu vous faire consentir à l’effacement, à l’abdication ? Mais une population comme la nôtre, laissée isolée et comme perdue, qu’est-ce qui l’empêchait de faillir à la tâche, qui eut pu la blâmer de se fondre dans la masse victorieuse ? On voit bien, au peu de compte qu’un grand nombre de nos nationaux lui tiennent de sa constance, quelle indulgence ils auraient eu pour ses faiblesses. C’est à peine si sa lente disparition eut laissé trace dans le monde où sa présence attire si peu l’attention. »

Cette attention, il fallait l’éveiller pour rapprocher de la France une province qu’elle avait pu croire perdue à jamais et qui lui était restée ainsi fidèle obscurément. M. Fabre était journaliste, il s’en souvint fort à propos et se mit à raconter son pays. Il lança cette chose nouvelle : la politique canadienne. Les événements récents lui sont l’occasion de fréquents retours en arrière. S’il a résolu d’instruire, il le fait sans paraître y toucher.

Dès son premier article au Journal des Débats, il explique nos discussions politiques et se plaît à montrer combien, jusque dans nos querelles de parti, nous sommes restés Français. Au Paris-Canada, il se multiplie. En même temps qu’il retrace, d’une plume vive, les mille complications de la vie parisienne, il aborde la politique européenne, les questions coloniales, et donne naturellement la première place aux intérêts canadiens ; et si d’aventure il arrive à quelque écrivain — fut-ce à Edmond de Goncourt — de s’attaquer au Canada, il riposte avec feu, fait en passant le procès du naturalisme qui bat son plein, et reproche à l’auteur de Chérie, l’homme à l’écriture artiste, de s’en prendre aux Canadiens de n’être pas lu à Paris.

Et il en fut ainsi pendant vingt-cinq années. Si l’on rencontre encore des personnes qui nous demandent, avec un aimable sérieux, si nous logeons au sud ou au nord des États-Unis, si pour venir chez nous il faut prendre par l’isthme de Suez, ou encore si les douze mois de l’année canadienne se déroulent dans le même ordre et portent les mêmes noms que les douze mois de l’année européenne, du moins cette ignorance un peu désinvolte est-elle moins fréquente. Ces perles se font rares. Le Canada est connu plus sérieusement. Notre monde a triomphé de bien des erreurs et peut-être de quelques préjugés. Notre pays ne tient plus dans un conte de Cooper ni dans un roman de Raoul de Navery. L’Amérique de René a repris sa place dans la légende. C’est beaucoup de poésie de moins, c’est heureusement beaucoup de réalité de plus. Le Peau-Rouge n’est plus un critérium, et le nombre est plus restreint de ceux qui s’accordent encore l’élégance de traiter systématiquement de barbare toute civilisation nouvelle.

C’est un progrès, plus grand que l’on ne croit, et je m’étonne qu’on ait pu oublier parfois que nous le devons pour beaucoup à l’énergie, à la persévérance, au dévouement de M. Fabre. Sa personnalité imposait le respect, l’admiration, la sympathie. En même temps qu’il servait son pays il lui faisait le plus grand honneur. Et sa renommée reçut une consécration suprême, telle que Paris sait en donner une, quand autour de son cercueil se groupèrent tant de ses amitiés illustres.

Un aspect de l’évolution du Canada contemporain — son développement industriel et commercial — paraît avoir attiré plus vivement son attention. Déjà, dans deux conférences prononcées en 1884, il avait abordé le problème de notre avenir économique. Il lui paraissait rempli de promesses. Plus tard, il marquera avec sûreté le caractère que cet essor nouveau communique à notre pays :

« Empruntant à l’esprit anglais de sa solidité, écrira-t-il, à l’esprit écossais de sa prudence, à l’esprit français de son éclat, le Canada a conquis par degré l’attention et, ce qui est plus précieux et plus rare, la confiance du monde. À ce concert d’éloges et d’espérances qui s’élève autour de lui, et qui griserait un peuple formé d’éléments moins harmonieux et puissants, aucune voix discordante ne s’élève. On croit en nous autant que nous croyons en nous-mêmes. Cherchez dans l’histoire et voyez si vous y trouverez l’équivalent ! C’est peut-être la première nation qui se forme sans tiraillement, sans violence, par le seul procédé moderne du progrès. Ne tirez pas de salve en le regardant monter triomphalement à l’horizon le bruit du canon ne lui est pas familier, les fanfares industrielles suffisent à sa gloire. Ce trait caractéristique nouveau est comme la garantie de sa durable prospérité, de sa grandeur constante : il ouvre la marche de l’avenir. »

Il avait voulu voir dans l’Exposition de 1900 la révélation de ces forces productrices du Canada. La réalité l’éblouit, encore qu’elle le chagrine un peu. Il déplore secrètement ce que l’imagination va perdre au sein de cet insolent triomphe. Le souvenir lui semble trop absent de cette manifestation quasi-brutale d’énergie créatrice et d’unique richesse. Parmi les fécondités du présent il rêve d’un passé moins heureux qui lui paraît plus grand. Mais c’est le fait d’un instant. Il se ressaisit et convient. Il suppute notre fortune et la proclame avec satisfaction. Il écrit ce mot typique : « Le Canada est un coin du globe à retenir » ; et vaillamment il essaiera jusqu’à la fin de le mettre dans la mémoire de tous les Français.

En écrivant ces articles ou ces conférences, il faisait preuve d’une culture étendue et variée, d’un sens avivé de la beauté, d’une rare sûreté dans l’expression. Son style est pur, souple et dégagé. Il savait la place et le sens des mots et la valeur d’une pensée. Il tâchait de ne rien sacrifier à la forme tant il avait le souci de l’art.

Il fut, d’abord et par-dessus tout, journaliste. Il avait toutes les qualités que le métier exige. Il lui plaisait de se tenir sur la brèche, de lutter, de se battre pour une idée, de triompher par un mot.

Il maniait l’esprit comme une lame fine dont il savait où loger la pointe. Son verbe, sans rien perdre de la réserve qu’il faut, savait se faire railleur. Si plus tard, les années venues, il mit un peu de cendre sur cette flamme, du moins ne voulut-il jamais abdiquer son droit d’être lui-même. Il eut toujours cet avantage de penser tout ce qu’il écrivait ; et, si la sagesse diplomatique l’exigeait trop, il faisait taire son ardeur, posait sa plume, donnait son opinion et, avec un sourire, se contentait de penser ce qu’il n’écrivait plus.

Au surplus, avait-il toujours aimé les lettres et fréquenté les auteurs. Il était resté un romantique, fidèle en cela à ses premières admirations. Vous avez vu comme il taquinait le naturalisme, resté pour lui l’expression voulue de la laideur. Il avait été des vingt-sept qui suivirent le cercueil de Musset et des deux mille qui, quelques années plus tard, accompagnèrent Murger ; et quelque chose de la tristesse de l’un et de la gaieté résignée de l’autre demeurait en lui. Il avait connu Lamartine et racontait volontiers sa visite, rue de la Ville-l’Évêque, à l’auteur appauvri du Cours familier de Littérature. Surtout, il avait aimé et cultivé Sainte-Beuve. C’était son auteur préféré. Il en conseillait la lecture et le considérait comme son maître ; et peut-être lui devait-il le sens critique et la vision très nette de la réalité qui caractérisent sa manière.

Est-il besoin de montrer comment M. Fabre, par ce culte qu’il avait des lettres, continuait de servir son pays et de donner à sa race un exemple que sans doute un jour le bronze perpétuera parmi nous ?

Nous vivons du passé. Notre survivance n’est qu’une longue et fière obéissance à la grande loi de nos origines, et celles-ci ne tiennent pas seulement dans le fait de la venue jusque sur notre sol d’héroïques pionniers, elles remontent à l’idéal qui animaient ces hommes, à l’esprit et au génie latin. Dans le sentiment profond qui illumine la trame de notre histoire, dans cette longue résistance aux menaces du nombre et de la force, dans cette terreur de l’oubli et cet inlassable besoin de victoire, comme il renaît magnifiquement le geste franc.

Aujourd’hui, la lutte n’est plus aussi brillante. Elle s’accomplit sur un autre terrain, avec des armes nouvelles moins familières peut-être à l’énergie française. Mais la condition première de notre existence subsiste toujours, et, si le geste est moins beau, la surveillance est la même.

Pour cette lutte qui dure, l’instinct et le sentiment ne sauraient nous suffire : il nous faut connaître, pour nous en pénétrer, la raison de notre vie nationale, et en apprécier toute la valeur d’action. Il nous incombe de réaliser la logique de notre destinée en complétant notre innéité par une culture qui soit française et en continuant nos pères dans leur pensée autant que dans leurs actes.

À M. Fabre, plus peut-être qu’à aucun des nôtres, il fut donné d’accomplir pleinement une aussi noble tâche ; et si nous nous inclinons avec respect devant le politique, l’écrivain, et le diplomate, nous ne laisserons pas d’admirer comment il sut, tout en restant Canadien d’esprit, de cœur et de mœurs, manifester brillamment par l’épanouissement continu de sa personnalité sa filiation française.

Mai 1911.