Au service de la Tradition française/Pour la Civilisation française

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Bibliothèque de l’Action française (p. 223-231).

Pour la Civilisation française[1]



Monsieur le Conseiller d’ambassade,[2]

Monsieur le président,


Vous connaissez la belle parole de Lacordaire ; « L’amour n’a qu’un mot et, en le redisant sans cesse, il ne se répète jamais ». Il en est ainsi de tous les sentiments qui naissent de l’amour, qui sont la richesse du cœur et qui expriment l’infini de l’espérance humaine. Bien souvent, dans cette salle — et tout à l’heure encore — le nom de la France a été acclamé par un auditoire ému et fidèle : et notre patriotisme, fait de souvenir et de loyauté, a redit comme un refrain, toujours joyeux et nouveau, ce vers d’une vieille chanson française qui traduit naïvement notre devise nationale :

Il y a longtemps que je t’aime.
Jamais je ne t’oublierai…

Porter un toast à l’Alliance française, c’est lever le vin de France en l’honneur de sa patrie d’origine, des clairs coteaux dont il nous apporte le reflet ; c’est boire à la civilisation française, au rayonnement de l’esprit français

En 1883, le 21 juillet, neuf Français, parmi lesquels le Père Charmetant, répondant à l’appel de M. Paul Cambon, organisaient l’Alliance française pour répandre en Tunisie la connaissance et le goût de la langue et des lettres françaises.

Le 1er juin 1909, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, l’Alliance, ayant groupé autour d’elle, dans toutes les parties du monde, — Afrique, Orient, Amérique, Europe, — plus de cinquante mille membres, célébrait, sous la présidence de M. Émile Loubet, le vingt-cinquième anniversaire de sa fondation. M. Paul Deschanel prononçait, à cette occasion, un discours que j’eusse voulu vous apporter et vous lire bien plutôt que ces pages péniblement arrachées au travail de chaque jour, où il retraçait l’œuvre accomplie sous la direction de M. Pierre Foncin, œuvre de paix et de culture, éloignée des querelles et des discussions vaines, planant au-dessus des intérêts, « placée trop haut pour distinguer les détails. »

Cette œuvre, l’univers entier l’accueille et l’apprécie. Elle symbolise le rôle séculaire de la France, dont elle est comme l’essence. La médaille de Dupuy la représente sous les traits d’une jeune femme, belle et douce, entourée d’enfants qui viennent, à l’ombre du grand arbre où elle est assise, apprendre les mots du livre quelle leur tend et l’espoir de l’horizon où son geste se lève.

Civilisation faite surtout de clarté, d’ordre et de raison. Elle germa d’un sol généreux, où s’affermit l’image de la patrie, dans la rude poésie des chansons de gestes, sur les lèvres saintes de Jeanne d’Arc, au sein de la Renaissance où l’Antiquité fut renouvelée, dans l’esprit de Descartes et la pensée de Pascal, dans l’éloquence de Bossuet prolongée jusqu’au xixe siècle où elle reparaît dans les vers romantiques des Méditations et des Odes, dans l’ironie des philosophes ou la voix grave des orateurs politiques, dans l’éclosion des temps modernes où le bouillonnement des idées devait s’apaiser pour une harmonieuse résistance.

La France eut toujours le culte des idées, des idées exprimées en fonction de l’humanité. C’est en 1908 que j’entendis ces mots, tombés de la bouche de Paul Deroulède : « Et c’est parce qu’il y aura toujours des Français pour aller se faire tuer sous les drapeaux que je crois à l’immortalité de la patrie, comme je crois en Dieu, quand même ! » Que Raymond Poincaré ou Ferdinand Brunetière définissent l’idée de patrie, que le grand philosophe Boutroux dégage les éléments de sociabilité, de finesse et de sensibilité où se forma la pensée française, que Paul Deschanel en pleine guerre et sous la Coupole formule les commandements de la patrie, qu’Étienne Lamy dise les titres de noblesse de la langue française ou que Gabriel Hanotaux raconte la France toujours vivante et présente, c’est l’idéal que tous ils prêchent aux peuples, la force de l’idée, la victoire suprême de la foi, l’enthousiasme créateur du dévouement. Seul un Français a pu écrire cette phrase : « Quand le laboureur a labouré, quand le chasseur a chassé, quand le tisserand a tissé, il s’asseoit devant sa maison et il rêve : c’est l’heure féconde où il vit sa vie ».

Que nous sommes loin du matérialisme asséchant où s’épuisent vainement des forces aveugles ; et loin encore de cette discipline que récompense une croix de fer et qui coucha la volonté sous le pas de parade. Civilisation très haute que cette civilisation française, reconnue par Goethe et par Nietszche, qui bien souvent à travers l’histoire hanta l’âme obscure des Germains. Ils s’y dérobèrent au profit d’une philosophie implacable, orgueilleuse et hautaine. « L’Allemand haït le Français, disait l’un d’eux ; mais il aime le vin de France ». Ils ont gardé la haine, et le vin de France ne les a pas exaltés.

C’est à la civilisation française que, plusieurs fois, le roi Georges v rendit un officiel hommage ; que le Times adressa l’admiration repentante de tout un peuple ; que le poète Rudyard Kipling consacra des lignes vibrantes où la France apparaît, debout, l’épée à la main. Si nous sommes de cette civilisation ; si nous touchons à la France par nos origines ; si c’est dans un souffle de bataille et de victoire que la France nous donna son dernier baiser ; ne pouvons-nous pas demander qu’on la reconnaisse en nous qui essayons de la perpétuer ici même ? Notre histoire remonte plus haut encore que Cartier et Champlain qui se rattachaient à tout le passé de la France. Depuis 1763, les liens qui nous unissent, pour n’être plus politiques, n’en sont pas moins touchants et sacrés. Ces liens se précisent même en des souvenirs historiques : Chateaubriand chanta nos solitudes, Lacordaire rêva de nos horizons immenses, Montalembert connut notre constitution, Veuillot écrivit sur nous une page robuste. Ce que Victor Hugo demandait à la France, un tombeau, nos morts le possèdent : à Rouen, Cavelier de la Salle ; au Hâvre, Octave Crémazie endormi devant la mer qui lui redit le vers de Fernand Gregh :

Chaque brin d’herbe est frère, ici, d’un de tes mots…

Sur l’Arc de Triomphe, au-dessus du Départ, on peut lire, gravé, un nom canadien-français. Enfin, sur les champs de bataille la soudure s’est faite, une soudure autogène, dans le même sang répandu pénétrant la terre de France. Ces souvenirs, et bien d’autres, nous les conservons jalousement. Ils passent de père en fils dans la langue que nous parlons, que nous avons apprise de Corneille et de Racine, de Molière et de La Fontaine, ou que nous avons gardée du passé, pure et vieillotte comme un bijou de famille. Ce sont là des titres à la justice ; ce sont là des droits. Et si nous servons l’esprit français, si nous demandons à la France de nous verser sa culture, c’est pour que s’affirme mieux encore et plus complètement en nous notre filiation et sa survivance, et que l’on nous respecte à l’égal d’elle-même.

De cette civilisation, enfin, plusieurs avaient médit qui la connaissaient mal. Hier, au sein de la paix, qu’eussions-nous rêvé pour la France ; que demandions-nous pour elle, lorsque sur l’Europe sourdement agitée planait la menace d’une pluie de sang ? La voir, fidèle à elle-même, continuer son histoire, prouver sa vitalité, être la France. Cet espoir, elle l’a réalisé : noblesse oblige, commande et obéit. Ceux qui s’étonnent de la voir aussi grande en éprouvent une satisfaction qui confirme leur secrète espérance ; ceux qui ont douté d’elle la remercient de leur avoir rendu la foi ; ceux que rien n’avait ébranlés l’acclament de toute la sûreté de leur cœur ; — mais il n’en est pas un qui ne la retrouve. La France, actuellement, c’est le triomphe d’un grand fait ; l’affirmation éclatante de la vérité, un enchaînement logique d’idées, l’épanouissement d’une force totale, impérieuse, innée, désormais indéniable, comme une sève.

C’est toute la France qui combat, redoutable et décidée, la France immortelle, grandie du passé, et tournée vers l’avenir où déjà elle enfante dans sa douleur résolue. Lorsque des mains pieuses placent sur l’uniforme du général Pétain récemment promu les étoiles du général de Sonis, ces étoiles font pénétrer jusqu’au cœur qu’elles reconnaissent un même rayon d’histoire. La nation est unanime : les vivants dans leur volonté de sacrifice ; les morts, dans le repos glorieux d’une même pensée. Au geste héroïque des soldats de France répondit la piété de la consolation féminine. La guerre prenait les hommes et ramenait des blessés, et ce fut en pleurant silencieusement les disparus que les femmes sourirent aux blessés. Harmonie de la souffrance : la France, vivant de toutes ses fibres, luttait ainsi, dans un sublime renoncement, par la force et par l’amour, l’amour récréant la force, la force défendant l’amour.

Ce n’est pas la seule beauté du spectacle français. La vie, la petite vie, si pacifique en ses continuels recommencements de persévérant labeur, s’élargit soudain, devint la grande vie nationale mue par ce seul principe : l’âme du peuple. Si pauvre que soit l’existence quotidienne, elle rattache à la vie. Aucun cœur n’est si dépourvu qu’il ne trouve quelque attrait au sourire des choses, qu’il ne s’attarde tout au moins à un souvenir, sa secrète raison : lueur, qui le guide, le soutient, le garde à l’espérance, le fait battre. Quitter cela, c’est quitter tout, quand on n’a rien de plus que son rêve. Et pourtant, quelle unanimité d’abnégation germa de ces vertus ! Ouvriers goguenards, aux larges épaules, à la voix traînarde et gouailleuse, aux muscles solides ; paysans patients, remparts de la terre, remueurs de sols et semeurs de vie ; bourgeois, gardiens de la tradition, bâtisseurs de fortunes, les plus sûrs témoins de l’histoire ; artistes au geste détaché, amoureux des mots et de la beauté, formés librement au soleil de l’art, enfants de génie ; philosophes attardés aux douceurs des bibliothèques et attendris par l’espoir de quelque lointaine découverte ; boutiquiers à l’âme close sur leur petite patrie : la rue ; gavroches du faubourg, poussés la pointe aux lèvres et, dans les yeux, le rire français plus fort que la misère et plus victorieux que la mort ; tous, en se serrant, cessaient d’être la foule pour devenir la nation, prendre corps, s’armer, faire le coup de feu pour les vieux, pour la femme et les gosses, pour le village, pour le quartier, pour la patrie, pour la France. Voilà comment s’est personnifiée la France, une et indivisible, la France seule, forte, majestueuse, marchant sur la route de l’histoire et ralliée au panache blond de sa jeunesse. Le grand peuple devint une seule pensée : servir ; il devint une même force : croire ; il devint un même désir : vaincre. Servir, croire et vaincre, ainsi se traduit la devise française : servir par égalité, croire par fraternité, vaincre pour l’humanité.

  1. Discours prononcé au Ritz-Carlton, le 12 mars 1917, à l’occasion du quinzième anniversaire de l’Alliance française de Montréal
  2. M. Charles-Eudes Bonin, consul général de France.