Au seuil du désert/01

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Au seuil du désert
Revue des Deux Mondes4e période, tome 154 (p. 660-688).
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AU SEUIL DU DÉSERT

PREMIÈRE PARTIE

J’ai parcouru le triste Sahara, le désert abandonné des arbres et des fleurs. Je l’ai parcouru dans le resplendissement de l’été, qui fait aimer jusqu’à la souffrance ce pays de chaleur et de lumière. J’ai foulé le fauve squelette, et contemplé la tristesse ensoleillée des horizons vides, élargis sous la rondeur du ciel. Ma vie y a été une vie dure et délicieuse de songeur solitaire, dans l’intimité d’une nature morte et la familiarité des pierres jamais dérangées depuis l’origine du monde.

J’en reviens l’âme pleine de lumière. Je voudrais rendre ici la grande monotonie du désert, l’étincellement d’un ciel de flamme, la torpeur des journées silencieuses, la folie de l’eau au cœur, l’accablement des soirs, aux haltes sous les fraîches étoiles.

Ce ne sont que des sensations légères et fugitives, un rêve féerique aux fonds d’or, fait à demi sommeillant par un amoureux de la nature, un vagabond coureur d’idéal, dans l’assoupissement des marches lentes et le bercement des chameaux.


I


Laghouat, 18 septembre.

Nous sommes arrivés depuis une heure, brisés de fatigue par quatre jours de diligence. Mais comment se reposer quand on se sait au bord du désert, quand à quelques pas de soi on sent le Sahara, la plaine infinie dont on rêve, élargissant sous le ciel ses perspectives vides ? Je ne peux me retenir ; une ardeur irraisonnée m’entraîne à travers cette oasis, que je ne connais point et où je risque de m’égarer. Je marche, je marche de plus en plus vite dans la nuit des hautes ramures, et c’est en courant que je gravis un monticule, d’où je sais que la vue domine au loin, par-dessus la mer de verdure. Je veux dès ce soir prendre possession du désert, qui m’a attiré de si loin, auquel je songe depuis tant de mois, et que déjà j’aime.

Jamais je n’oublierai le spectacle que j’ai contemplé ce soir, à la tombée de la nuit, sur une colline solitaire, cette révélation brusque du désert à l’heure où toutes choses sont plus imposantes. C’est bien le Sahara qui s’étend devant moi, à perte de vue vers l’horizon du Sud, ici tout blanc de lune naissante, là tout rosé de l’adieu du jour, uni, vide, circulaire, immobile, silencieux et profond, profond jusqu’à la fine ligne noire où, dans le ciel glauque, s’éteint peu à peu la lumière. Longtemps, je reste là, les yeux brûlés ; mon cœur se serre ; je m’en veux de ne pas pleurer.

Et quand, à la nuit toute noire, je redescends, je m’égare dans l’oasis, où j’erre longtemps, sous la colonnade des palmiers, songeur, aux lointains glapissemens des chacals.


19 Septembre.

Laghouat est une minuscule tache blanche, qui semble sourire dans le velours des verdures qui l’enserrent. Elle dort, la petite ville, à l’abri du rideau mouvant des palmes, inondée de claire lumière, étagée au flanc d’une colline rocheuse et regardant des étendues vides.

La merveille de Laghouat, c’est l’oasis, qui étend sur trois côtés de la ville l’ombre de ses trente mille dattiers. Un barrage très profond, qui arrête les eaux superficielles de l’hiver, et ramène à la surface les eaux souterraines de l’été, est le véritable créateur de cette oasis, protégée contre l’envahissement des sables par des plantations de tamaris. Depuis le barrage on voit courir l’eau dans des canaux gazonnés, parmi la végétation lacustre des joncs ; ces courans, qui chantent sur les cailloux, portent ici la vie et la fécondité.

Cette eau si précieuse n’est pas laissée à la discrétion des populations, insouciantes et gâcheuses, qui auraient vite fait de la gaspiller. Elle est distribuée systématiquement, par une ingénieuse combinaison de bondes, qui laissent, dans chaque jardin, l’eau s’écouler pendant un temps déterminé ; à l’heure fixée, le surveillant bouche le canal avec un peu de boue, et c’est à d’autres d’avoir à leur tour le courant nourricier.

J’aime à parcourir à cheval les ruelles de l’oasis, qui sont innombrables, et où l’on se perd. Toutes les mêmes, ces ruelles : un chemin défoncé et boueux avec un ruisseau au milieu, entre deux petits murs de terre à demi effondrés. Une paix fraîche règne sur ces sentes, abritées par la voûte continue des palmes, et où l’on n’entend que le ruissellement de l’eau. Du haut du cheval, l’œil plonge, par-dessus les murs, à travers la colonnade des arbres et la profondeur des taillis verts. De temps à autre, on croise un Arabe, monté sur son âne, revenant du travail, l’arrosage terminé, et qui me fait en passant de solennels salamaleks.

J’ai visité un grand nombre de jardins. Ils ont, pour ainsi dire, trois étages de productions ; en haut, les dattiers ; au-dessous, les arbres fruitiers méditerranéens : orangers, citronniers, grenadiers, pistachiers, abricotiers, pruniers ; en bas, vignes magnifiques, légumes de toutes sortes, souvent de très belles fleurs. C’est un délice que d’errer à l’ombre, au milieu des eaux courantes, parmi les plus beaux fruits qui se puissent voir, dans l’air parfumé de la senteur des feuilles humides, de la terre mouillée et des fleurs, autour desquelles volètent des abeilles qui semblent des mouches d’or.


21 Septembre.

Visite, à Aïn-Mahdi, de la mosquée qui sert de tombeau au fameux marabout Tedjini, patron de la secte des Tidjanîya.

Je revois cette large vallée de l’Oued Mzi, dans laquelle nous avons voyagé toute une journée d’été, cahotés sur un sol sans chemins. C’est un immense tapis d’herbages, de hautes herbes de drinn, que le vent soulève en houles majestueuses, en lentes ondulations de lumière.

De chaque côté de cette mer d’herbages, les monts des Oulad-Nayl s’allongent en croies régulières, déchiquetées, noyées de lumière pâle.

Comme la mer, ces vallées sahariennes, qui dorment, immobiles et désertes, sous la torpeur des étés torrides, ont une monotonie changeante. Dans l’uniformité des horizons semblables, l’œil s’attache à de minimes détails, à quelques coins gracieux dans l’imposante désolation. Des lézards traversent la piste ; toute une vie de scarabées et de fourmis pullule sous la forêt des herbes ; tout cela bruit avec le vent qui froisse les touffes de drinn ; on entend vivre les choses ; on croit sentir respirer la nature.

De l’ombre où nous sommes plongés, dans notre break aux toiles rabattues, le paysage paraît plus éblouissant, illuminé d’une lumière plus intense. Au premier plan se détache notre chaouch, avec sa veste de soie verte soutachée d’or et sa chéchia écarlate. Parfois il se retourne et, me montrant un point quelconque de l’espace, il me le désigne d’un rauque nom arabe. Car la minutie indigène a donné des noms à chaque accident de terrain, presque à chaque pierre de ce pays désert.

Et tout le jour c’est le même paysage, la même vallée abandonnée et verte, le tapis ininterrompu de l’alfa.


La mosquée minuscule, où repose le corps de Tedjini, est à peine visible dans l’entassement pressé des maisons et le resserrement des ruelles. Les Arabes n’ont pas comme nous le souci de dégager leurs monumens, de leur ménager de larges perspectives, de les baigner de cet air libre qui est peut-être le seul charme de nos bâtisses modernes. Semblables à nos aïeux du moyen âge, qui brodaient au long d’obscures ruelles les dentelles des cathédrales, les peuples du désert ont comme la crainte de l’espace ; ils aiment le recueillement, l’intimité, et dédaignent de donner un riche écrin à leurs bijoux d’art.

Du dehors, la mosquée de Tedjini paraît une maison comme les autres, véritable église d’humilité, bâtie de boue, avec de larges surfaces crevassées, brûlées, craquelées et s’émiettant lentement d’une longue vétusté sous le soleil. Ah ! l’implacable soleil de ces régions torrides, ennemi des êtres et des choses et qui ronge les monumens comme les hommes d’une fièvre mortelle ! Tout disparaît vite sous ce climat et, après deux ou trois siècles, les constructions retournent à la poussière. Seuls, les anciens Egyptiens et les Romains ont bâti pour l’éternité, et leurs ruines, que la vieillesse a consolidées, restent debout, massives, pesantes, augustes d’antiquité reposée, dressées au milieu des lentes destructions d’alentour. Mais les Arabes sont insensibles à la durée des choses. Ils savent que tout doit périr et ils ne craignent la mort ni pour eux-mêmes ni pour leurs œuvres.

Nous entrons. Au dedans, c’est toujours, en ces pays d’éblouissante lumière, le même enchantement d’ombre fraîche, de paix somnolente, de silence étouffé, sous la pesée des voûtes basses, par l’épaisseur des tapis qui enfoncent sous les pieds et donnent la sensation d’un sol d’herbages, d’une terre grasse et spongieuse de prairie. Elle est toute petite, cette mosquée, très intime, très recueillie. De vieilles choses dorment là, jamais dérangées, sous le suaire de la chaux vive. Singuliers artistes que ces Arabes du désert, qui mêlent si étrangement la grandeur simple et imposante et les enfantillages de joliesse usée et de gaminerie baroque ! On trouve là des caprices ridicules de peuples enfans, des ex-voto naïfs, des manières de jouets, des guenilles, des offrandes trop modernes sorties des bazars d’Alger. Mais il y a aussi des objets de grande valeur et de grand art : coffrets d’argent ciselé, lampes de cuivre ajouré, soies brochées de fleurs aux teintes passées, velours pâlis aux mourantes couleurs. Les murs sont jusqu’à mi-hauteur plaqués de carreaux de faïences rares, anciennes, pâlies elles aussi à l’ombre douce du sanctuaire. Ces faïences ont des teintes étranges et presque inexprimables, des bleus d’espaces célestes, des jaunes couleur de sables, des roses d’aurores, des violets de nuits étoilées ; et les verts dominent, des verts d’eaux marines, qui réfléchissent, en l’adoucissant encore, la pâle lueur qui vient de la porte, et jettent partout des clartés indécises, des ombres verdâtres, l’obscurité lumineuse d’un aquarium.

Toutes ces merveilles sont entassées dans un édifice branlant et irrégulier, dont les voûtes, mal recouvertes de chaux vive, laissent çà et là transparaître, au milieu de la blancheur crue, les tons bruns de la terre séchée. Le toit, en troncs de palmiers mal équarris, rongés des vers, tombe en pourriture, s’émiette et verse sur le sol une légère et continuelle pluie de poudre grise. Les piliers sont consolidés par des poutres de bois, ot piliers et murailles sont déjetés, tordus sous la lente poussée du temps. Combien exquises ces colonnes, dans leur art fruste et naïf ! Les constructeurs n’ont pas trouvé ici, en plein désert, de ruines romaines ou byzantines ; ils n’ont pas eu de modèles ; ils n’ont su comment orner leurs chapiteaux, et alors, dans leur imagination délicieusement ignorante, ils ont, avec des contradictions et des maladresses, sculpté des fleurs étranges, inconnues, follement fantastiques, des fleurs de songe, comme on peut en rêver dans ce pays sans fleurs.


II


24 Septembre.

Au soleil couchant, nous quittons Laghouat par la diligence, dans un éblouissement de brume lumineuse, toute une féerie de couleurs chaudes et étrangement mouvantes, qui font devant l’œil des danses folles, qui brusquement éclatent et puis s’éclipsent, qui se succèdent, s’entremêlent, se confondent en une teinte unique, en une lumière toute d’or. Les claquemens répétés du fouet, le tintamarre des grelots, la sonore galopade sur le sol durci, les rauques adieux des Arabes, les offres étourdissantes des marchands de dattes, de grenades, de pastèques, les cris, les disputes, tout ce bruit et le grouillement de la foule bariolée, qui devant nous s’écarte par poussées brusques en un jeu chatoyant de lumières et d’ombres, assourdissent et aveuglent, confondent l’esprit et évoquent la rapide image d’un coin de vie étrangement active et ardente, dans la petite cité de boue, au lent adieu de la lumière. Et. tout à coup, sitôt franchie la porte de terre séchée, c’est le désert, le cercle infini et vide et silencieux, où déjà la nuit s’amasse en vapeurs violâtres, qui montent lentement vers la roseur pâlie du ciel.

Elle est singulièrement troublante, dans les cités du désert, cette sensation de l’isolement au milieu d’espaces immenses ! Elle vous étreint brusquement, quand on passe sans transition de l’animation bruyante de la ville à la tristesse morne des étendues d’alentour. Pas de banlieue, égayée par un semis de maisons éparses ou par la tache verte des bouquets d’arbres ; plus de routes. Au sortir de l’oasis ombreuse et fourmillante de vie, c’est tout de suite le désert, la désolation des terres incultes et brûlées, déroulant jusqu’à l’horizon leurs perspectives mortes. On dirait que les hommes, perdus dans cette immensité, ont eu la peur instinctive de l’espace et qu’ils ont resserré craintivement leurs demeures pour se sentir moins isolés.

Sortis de Laghouat, nous roulons, cruellement cahotés, à travers la plate campagne. Au bout d’une heure à peine on est exténué, brisé, dans les ressauts continuels de la voiture sur les ornières, qui sont la seule route du désert et qui restent des pluies du dernier automne. Oh ! cette diligence de Ghardaïa ! quel souvenir nous en garderons longtemps dans nos membres endoloris ! C’est une boîte, jaune et noire, posée sans ressorts sur quatre roues, qui, hélas ! ne sont plus rondes, et coiffée d’une bâche gigantesque et baroque. Six chevaux traînent péniblement ce grotesque véhicule, qui tantôt saute bruyamment de-ci de-là sur les pierres et tantôt reste enlizé jusqu’aux moyeux dans les sables. On ne marche guère ; il paraît même qu’après les pluies on ne marche plus du tout et qu’on reste en panne jusqu’à ce que le soleil ait séché la terre. Le maître d’équipage est le digne pendant de sa voiture. C’est un Arabe, un Laghouati, mais qui a cru de bon goût de se mettre, dans la mesure de son idéal, à la mode française ; il a le turban, la large culotte appelée seroual et des babouches ; mais, par-dessus son accoutrement national, il porte, avec un véritable respect de lui-même, une splendide et luisante blouse bleue de routier, venant tout droit des magasins du célèbre Ben-Titi, le Boucicaut du Sahara, le propriétaire du Bon Marché de Ghardaïa-du-M’zab. Et tout ce qu’il sait de français, ce brave représentant de l’assimilation française en Algérie, c’est le vocabulaire des charretiers de Charenton ou d’Ivry, vocabulaire que les chevaux comprennent d’ailleurs parfaitement : ils sont assimilés, eux aussi.

L’intérieur de la diligence est occupé par trois marchands mozabites, qui retournent à Ghardaïa. Nous, nous sommes dans le coupé, retenu tout exprès. Pour la somme de quatre-vingt-treize francs, bagages non compris, nous jouirons pendant un jour et deux nuits d’une petite boîte carrée, entièrement en bois, sans le moindre coussin, écrasante de chaleur quand les vitres sont levées et, quand elles sont baissées, envahie par la poussière et parfumée des odeurs variées des chevaux. Et encore, à en croire les officiers de Laghouat, il parait que la chance nous a favorisés : la voiture qui alterne avec la nôtre est bien pire. Elle, n’est qu’une grande carriole, une sorte de char à bancs de kermesse, où l’on est tous entassés, on plein soleil et on pleine poussière, gens, bêtes et caisses, à l’abri problématique de rideaux de toile cirée. C’est la Frégate à voiles, la fameuse Frégate à voiles, thème d’éternelles plaisanteries à Laghouat, où l’esprit ne se renouvelle pas souvent, et qui, tous les huit jours, s’en va cahin-caha, toutes voiles dehors, à travers le désert stupéfait !

La nuit descend peu à peu sur le plateau solitaire. Plus rien autour de nous que l’espace vide et sonore dans le recueillement muet du soir. Jusqu’à l’horizon, aussi net que celui de la mer, la plaine s’étend, large et nue, formée d’un calcaire blanchâtre qui fait dans les lointains, sous la lune naissante, de singuliers effets de neige, toute jonchée de cailloux et parsemée de maigres touffes de rmetz combustible, que nous revêtons en passant d’un manteau de molle poussière. Au loin, très loin derrière nous, Laghouat et sa mer de verdure ont sombré dans l’imprécision des horizons violets, et nous roulons seuls, abandonnés, droit vers le Sud, dans le désert et dans la nuit.


En pleine nuit, arrêt de quelques instans au relai de l’Oued-Nili. Le silence et l’immobilité, succédant à la galopade pleine de heurts sur les cailloux du plateau, me réveillent, et je descends. La nuit est blanche de lune ; le ciel, noyé dans une vapeur de lait, où pâlissent les étoiles, verse silencieusement une douce lumière argentée sur la plaine endormie, dont pas une ombre ne tache le blanc manteau ; seule, la maison de poste étend sur la terre sa grande ombre, toute bleue. Là-bas, les vagues lointains sommeillent paisiblement, étrangement profonds, se fondant avec le ciel dans le mystère des horizons. Oh ! cette nuit du désert, si fraîche après l’accablante chaleur du jour, si douce aux yeux par ses teintes atténuées et ses lignes indécises, si reposante pour l’âme en sa placide sérénité !


2ô Septembre.

Le matin, au réveil, c’est autour de nous un pays nouveau, la région des dayas. Les Arabes appellent ainsi de légères dépressions, où s’amassent les rares eaux du plateau. L’eau est la fée bienfaisante, la grande puissance occulte de ce pays de soleil ; ces quelques gouttes, invisibles et souterraines, qui humectent par en dessous le roc altéré, l’ont revêtu du tapis des douces verdures et y ont fait surgir la végétation, les herbes folles, les buissons épineux, les jujubiers sauvages et les bétoums ou pistachiers de l’Atlas. Tous les deux ou trois kilomètres, les dayas se succèdent : on en a toujours plusieurs en vue. Dans ces cuvettes déprimées, dont la rectitude du sol empêche de voir le fond, les arbres sont blottis, cachés ; au niveau de la plaine on aperçoit seulement le moutonnement de leur feuillage ; et c’est un spectacle exquis, dans la grande désolation du paysage, de voir semées çà et là ces fraîches taches vertes, qu’on suit de l’œil longtemps, amoureusement.

La plus vaste de ces dayas est colle de Tilremt, que nous atteignons dans la matinée, après quinze heures de secousses ininterrompues. Il y a là un caravansérail tenu par un Français ; nous devons nous y arrêter pendant la chaleur torride ; nous pourrons y déjeuner et délasser nos membres meurtris sur un lit immobile, si toutefois il y a des lits et pas de punaises. Hélas ! il n’y a pas de lits. Enfin le maître de poste consent à céder le sien. La chambre est propre, fraîchement blanchie à la chaux. « Il n’y a pas de punaises en ce moment, » nous dit notre hôte ingénument.

Elle est superbe, cette daya de Tilremt, qui déploie sur une dizaine d’hectares l’ombre épaisse de deux mille bétoums au large dôme de feuillage. Sous les hautes ramures, dans la nuit verte, sur un sol imprégné de l’eau qui découle souterrainement des plateaux calcinés, le monde des plantes s’est épanoui, s’est emparé de ce coin de fraîcheur et d’obscurité douce ; on enfonce dans la terre spongieuse, on y marche sur un tapis toujours vert ; les fleurs, qui dans ces pays s’étiolent et meurent sous le soleil hostile, naissent ici à foison, dans ce fond humide, dans l’ombre molle qui tombe des arbres ; bleuets, coquelicots, marguerites, boutons d’or, d’espèces inconnues dont j’ignore les noms, éclaboussent de taches claires le velours sombre des herbages, qui semblent un de ces tapis bariolés comme on les aime dans ces régions aux monotones horizons d’uniforme lumière. Et de partout, dans cette oasis du Grand Désert, les oiseaux se sont rassemblés, dont le gazouillis se môle à la musique chantante des fontaines.

Elle est aussi, cette daya, le rendez-vous des troupeaux qui errent, durant des mois, dans les étendues vides. À cette heure brûlante où le soleil fait rage, là-haut, sur les plateaux, une scène de la vie patriarcale, toujours la même depuis l’origine des temps, se déroule à mes yeux. Autour de l’abreuvoir, des milliers de moutons, de chèvres et de chameaux sont là, serrés les uns contre les autres en larges taches mouvantes, grises ou brunes, pleurant, le cou tendu, humant l’eau prochaine, tandis que le grincement monotone de la poulie fait une basse sourde à tous les bruits de ce coin de nature vivante. Le sol est tout autour défoncé, couvert de flaques d’eau ; avec une joie enfantine, on se mouille, on piétine dans la boue humide.

Il y a là aussi une admirable citerne, profond souterrain maçonné, où les pluies de l’automne passé sommeillent lourdement à l’abri des rayons avides. On y descend par quelques marches. Au fond, sous les voûtes pesantes, c’est un charme d’ombre et de fraîcheur, une indicible sensation de bien-être au sortir des plaines ensoleillées. A peine une étroite coulée de lumière, qui filtre par un soupirail, raye le fond obscur des murs, le velours des ombres, et vient danser, en un cercle lumineux, sur les eaux plates, aux lourdeurs d’encre.


Maintenant nous roulons de nouveau sur le plateau désert. Les dayas se font de plus en plus rares ; au crépuscule, la dernière tache verte fuit derrière nous, pâlit, s’efface dans la monotonie grise des lointains. Et il n’y a plus que la plaine unie, la plaine de cailloux, comme si, dans les temps géologiques, en ce lieu maudit, il avait plu des pierres.

La nuit est venue toute blanche et transparente. Sur l’absolue platitude du sol, rien n’arrête les rayons de la lune ; pas une ombre. Terre et ciel, dont les limites se confondent, sont du même blanc laiteux. On marche dans une brume de lumière ; et, appesantis par la fatigue, il nous semble que nous sommes en ballon, flottant parmi des choses molles, portés doucement à travers les espaces blancs, sous une lune d’hiver.


Vision fantastique de Berriân dans la nuit blanche. La diligence s’arrête, pour le relais, en dehors des murs. Les bruits de l’oasis ne parviennent point ici. Le lieu est exquis de silence, perdu dans la campagne déserte, à côté de la ville endormie. De l’autre côté du petit mur de terre séchée qui borde la route, un cimetière mozabite repose, un de ces mélancoliques cimetières sahariens, sans monumens et sans arbres. Les tombes, simples pierres jetées au hasard, sont couvertes de poteries brisées, suivant une antique coutume des Mozabites, dont l’origine est inconnue. Le triste cimetière, tout parsemé de débris I On dirait des ruines de tombes. Sous toutes ces pierres, des crapauds, très abondans dans ce lieu bas, chantent d’une voix plaintive ; et cette musique de bêtes, dans ce champ de mort, ces pleurs bizarres des petits crapauds chanteurs ajoutent à notre mélancolie.


Ghardaïa, 29 Septembre.

A Ghardaïa, où, sur la recommandation du général Swiney, nous sommes gracieusement hébergés par le colonel Didier, commandant supérieur du Cercle, le temps se passe à préparer notre expédition. Ce ne serait pas une petite tâche, si le colonel ne m’avait épargné de traiter directement avec les Arabes, toujours prêts à voler un voyageur inexpérimenté. Lui-même choisit le guide qui nous conduira à Ouargla, loue quelques chameaux et attache à notre personne un cavalier du bureau arabe en qualité d’interprète. Enfin il met le comble à ses bontés en nous faisant délivrer des vivres par l’administration et en nous prêtant ses propres cantines et sa tente, plus spacieuse que la nôtre.

Chaque jour, quand la fraîcheur crépusculaire descend sur la vallée, nous nous exerçons à monter à chameau. Ce n’est chose ni facile, ni agréable ; rien de plus fatigant que le balancement saccadé de la grande bête qui en une heure vous rompt les os. Mais comment se passer de cette désagréable monture ? Outre que les chevaux et les mulets s’épuisent dans les sables, où ils enfoncent et trébuchent continuellement, il leur faut chaque soir une ration d’eau que nous ne pourrions leur fournir, alors que les puits sont parfois distans de cinq ou six journées de marche.

Les Arabes distinguent deux sortes de chameaux : le djemel ou chameau de charge, le seul que l’on voie dans le Nord, et le mehari ou chameau de selle, d’origine targuie et fils du désert.

Le chameau de bât, le djemel, est sans contredit une des créatures les plus disgracieuses de ce bas monde. Avec ses côtes pelées, d’où pendent lamentablement quelques touffes de toison laineuse, sa répugnante saleté, son odeur fétide, son éternel dandinement d’oie, sa bosse de graisse qui oscille tantôt à droite, tantôt à gauche, son long cou sinueux dont il ne sait que faire, sa tête trop petite, ses yeux trop gros, il a la démarche solennelle d’un notaire et la stupéfiante suffisance d’un imbécile. Ajoutez qu’il est inconcevablement bête, entêté, désobéissant, peureux et glouton. Voulez-vous aller à gauche ? il préfère la droite, sans raisons. Lui cédez-vous ? il reviendra à gauche, incapable toujours de suivre le droit chemin. Avec cela grognon et pleurard, pleurant quand on le charge, pleurant quand on le décharge, pleurant quand on ne lui fait rien, et fantaisiste, d’une fantaisie baroque et horripilante, et capricieux, comme s’il se croyait une jolie bête. Avec de pareils êtres, il n’y a qu’un argument : la matraque ; et son des pelé et déchiré est comme un écriteau infamant qui proclame son entêtement et sa sottise.

Quelle différence avec leurs cousins, les nobles et fiers meharas ! Le mehari ou chameau de selle, qu’on ne voit qu’au désert, est vraiment une belle bête. Chez lui, les lourdes formes du djemel se sont amincies, assouplies. Le mehari est au djemel ce que le noble est au serviteur, dit un proverbe arabe. Il a la taille svelte, les jambes grêles, la bosse petite, la tête sèche, de beaux yeux noirs, les oreilles élégantes de la gazelle, le ventre évidé du sloughi, l’encolure souple de l’autruche. Son pelage surtout est admirable à voir, blanc de neige ou café au fait, avec un poil aussi fin que celui de la gerboise. Même blessé, il ne beugle pas, qualité précieuse chez un animal de combat ; il ne risque pas, comme son congénère, de déceler par ses cris les embuscades.

La robustesse de ces animaux est singulière. Du lever au coucher du soleil, dans les chemins les plus impraticables, ils font plus de 100 kilomètres et soutiennent une pareille course pendant plusieurs jours. Comme nourriture, un peu de drinn, brouté dans les sables au hasard de la marche, leur suffit. Mais ce qui les rend surtout précieux au désert, c’est leur endurance à la soif. Ils peuvent, malgré l’atroce température, se passer d’eau pendant plus d’une semaine. Les nôtres sont restés six jours sans boire et n’en paraissaient pas incommodés.

Autant les méharis sont agréables à voir, autant ils sont désagréables à monter. Cette équitation est fort mal connue ; très peu d’officiers se sont astreints sérieusement à l’essayer. Rien de plus incommode que la selle, d’origine targuie, que les Arabes appellent rahla ; c’est une simple pièce de bois, creusée comme une assiette, avec un dossier en forme de triangle qui monte jusqu’au milieu du dos et, en place de pommeau, une petite croix de bois, qu’on ne peut même pas toucher tant elle est fragile. Installé sur ce siège très dur, le cavalier pose les pieds sur le cou de la bête, qu’il faut tenir relevé au moyen d’une corde passée dans la narine droite. Les pieds doivent être nus ; le mehari ne supporterait pas la pression d’une bottine.

On dit communément que la marche du chameau, du vaisseau de la terre comme l’appellent les Arabes, donne le mal de mer. C’est une erreur : on n’éprouve de malaise qu’en bassour, c’est-à-dire dans le palanquin dont se servent les femmes. Le mehari a un mouvement naturel d’amble, qui ne produit, au pas, qu’un léger tangage ; la plus grande fatigue vient du frottement sur la selle de bois et du manque de point d’appui pour les jambes sur le cou de l’animal qui se dérobe incessamment. Quand il trotte, au contraire, la jambe tendue et sans jamais plier le genou, la course est très fatigante. Au galop, c’est intolérable ; les foulées de la bête atteignent jusqu’à vingt mètres.

Telles seront nos montures pour plusieurs semaines. A l’essai, nous n’en sommes guère enthousiastes et nous revenons chaque soir de nos exercices brisés et moulus, malgré la double ceinture qui nous soutient la taille et les aisselles et nous empêche de plier sous la fatigue. C’est qu’il faut prendre garde à ne pas s’oublier un instant ; un saut de trois mètres sur les cailloux du désert est toujours dangereux et il ne manque pas d’exemples de cavaliers qui se sont tués, en se laissant choir, dans une marche de nuit, assoupis par l’épuisement et le pas balancé des chameaux.


Le marché de Ghardaïa. Sur la place entourée de colonnades et inondée de lumière, des caravanes, venues de tous les coins de l’horizon, déballent les richesses de tous les peuples de l’Afrique, étalées au hasard sur le sol, parmi les chameaux accroupis : tapis du M’zab avec leurs rayures géométriques, tapis du Djebel-Amour aux laines éclatantes, faïences vertes du Mohgreb, tellis de dattes d’Ouargla ou de Ghadamès, harnachemens touareg en cuir rouge et vert, haïks de soie de Tripoli, gommes, résines, poudre d’or et plumes d’autruche du lointain Soudan, forment des amoncellemens, des masses aux vives couleurs, cependant que circule tout autour une foule grouillante, qui fait sous le soleil des jeux variés de lumière et d’ombre. Nous passons des heures sur cette place, trouée éblouissante dans la sombre ville ; nous interrogeons les marchands et les caravaniers, les esclaves noirs qui viennent de si loin qu’ils ne savent plus le nom de leur pays ; et notre imagination rôde avec nos yeux de marchandises en marchandises, évoquant les mystérieuses régions d’où toutes ces richesses viennent et dont longuement nous rêvons.



III


Majoresque cadunt de monlibus umbræ.
1er Octobre.


Au soir doré, nous quittons le bordj de Ghardaïa. Le colonel Didier, qui a eu l’amabilité de régler lui-même tous les détails de l’expédition, a décidé que la première étape serait très courte. C’est toujours ainsi qu’on procède pour les départs de caravanes ; jamais, le premier jour, les charges ne sont bien équilibrées ; des hommes, qui ne sont pas prêts au dernier moment, restent en arrière ; la première halte est ainsi un point de ralliement pour le départ définitif. Et puis, il faut nous habituer à nos étranges montures, à leur balancement saccadé, si fatigant. Nous planterons ce soir notre tente à deux lieues seulement de Ghardaïa, dans la vallée de l’Oued-M’zab, au barrage d’El-Ateuf, qui n’arrête en cette saison que la rivière des sables.

Noire troupe se compose de quatre Arabes : le guide, ses deux serviteurs nègres, qui font l’office de sokhrars ou conducteurs de chameaux, enfin Abdallah, cavalier du bureau arabe de Ghardaïa, qui nous servira tant bien que mal d’interprète. Le guide, des Chambâa Bou-Rouba d’Ouargla, est un grand Arabe sec et osseux, brûlé, tanné par le soleil et le vent, les yeux petits et chassieux, la barbe rare, une vraie figure de brigand, solennel et taciturne comme tous les Sahariens, mais si obligeant, d’une prévenance si pleine de dignité que je regrette d’avoir oublié le nom de ce compagnon de quelques jours. Nous avons deux meharas couleur de sable, une chamelle blanche pour le bassour et quatre chameaux de bât, au poil brun et laineux, entre lesquels tous nos bagages sont répartis : une tente, une malle d’effets et de linge, deux cantines, de la vaisselle de fer, une cage à poules, des tonnelets et des outres de peau de bouc, appelées guerba, gonflées et suintantes d’eau. Quant à Abdallah, il a voulu à toute force emmener avec lui son cheval, le vaillant Messaoud, qui part audacieux, la tête haute, avec sa selle de cuir rouge et ses étriers d’acier ciselé.

Allègrement nous descendons la vallée de l’Oued-M’zab sur le tapis feutré des sables. On marche vite dans l’entrain du départ. Et puis le sol ne porte pas une plante, pas une herbe, et les chameaux ne s’arrêtent pas à chaque instant, comme ils font d’ordinaire, pour brouter. Quelques noirs nous croisent, qui vont travailler à l’oasis dans la fraîcheur du soir et aussi quelques marchands mozabites, lourds et épais, montés sur leurs petits ânes, et qui nous envoient gravement leur salam.

A la porte de Beni-Isguen, le caïd vient nous saluer, puis la marche se poursuit dans la douceur lumineuse et la paix du jour finissant. Au tournant de la vallée, nous embrassons d’un dernier regard ce merveilleux pays du M’zab que nous quittons pour un mois : Ghardaïa, avec ses minarets pointus, Beni-Isguen, étagée sur les pentes du plateau devant le rideau de palmiers de son oasis, Mellika dans l’enfoncement du vallon et, en haut, sur le plateau même, Bou-Noura, la brillante, le père de la lumière, dont les maisons badigeonnées de chaux vive étincellent encore aux derniers rayons du jour, tandis que sur la vallée s’allongent les ombres grandissantes des montagnes.


A un second tournant, les quatre villes disparaissent et en avant de nous s’estompe confusément dans la brume du soir El-Ateuf, la dernière des cités confédérées, un peu mélancolique dans ce coin solitaire de la vallée, qui se prolonge droite, interminable, sans fond, vers Ouargla et le pays des Grandes Dunes. La nuit est tout à fait tombée. Des voiles bleuâtres enveloppent la campagne, mettant aux choses le charme des lignes moelleuses et indécises. Elle n’est pas noire, l’admirable nuit d’Afrique, mais bleue, transparente, lumineuse comme le jour, sous le ciel laiteux où tremblent les étoiles. On dirait que des espaces tombe un jour bleu, un jour étrange d’avant la création du soleil.

Aux abords des villes du désert, c’est l’heure où la vie, assommée sous la chaleur du jour, se réveille et s’anime. Les esclaves noirs vont travailler à l’oasis, dont les palmes foncées se silhouettent sur le fond clair du firmament, derrière la cascade de cubes de pierre qui est la ville. Les femmes, drapées en statues antiques, sortent de leurs demeures et, sculpturales, une cruche sur la tête, se rendent vers les puits, tandis que les enfans jouent sur le sable fin et comme fluide de la vallée. De toutes parts les pâtres ramènent les troupeaux de chèvres à l’abreuvoir, en chantant de rauques chansons qui roulent dans les échos du soir ; et les chèvres, en masses noires, en taches mobiles d’encre, se pressent autour du puits sur la poussière humide. De la ville des fumées montent dans le ciel, toutes droites. Moutons et chèvres bêlent ; les chameaux grognent sourdement, les chiens hurlent aux étoiles, au loin glapissent les chacals, miaulent les hyènes. Et par-dessus ce paysage biblique roule comme un accompagnement le grincement des poulies des puits, un grincement lent et prolongé, continu, qui évoque l’idée de l’eau qui monte, qui coule sans relâche dans les petits canaux et dont lu pensée seule rafraîchit délicieusement.

On ne s’arrête pas. Avec la hâte silencieuse des soirs d’étape, nous avançons à grands pas vers des amoncellemens de sables bleus de lune et qui sont le barrage où nous allons camper. Bientôt nous sommes dans ces dunes perfides, où le cheval enfonce à mi-jambe, où les chameaux perdent pied sur le sol qui se dérobe. Des nuages sombres ont envahi le ciel, faisant la nuit plus obscure ; le vent du Nord s’élève, soufflant par rafales, glacé. Et voilà que nous ne voyons plus El-Ateuf, ni le barrage, et que nous marchons au hasard, glissant, trébuchant, en longue file échelonnée, jusqu’à ce que, de l’autre côté des dunes, nous retrouvions le terrain plat, nivelé par les eaux de l’année précédente et où nous campons.


Toute la nuit le vent veille, et sa grande plainte triste est un peu inquiétante au seuil de ces solitudes sans bornes où l’on se sent abandonné. Sous la petite maison de toile, si légère, si fragile et qui bat furieusement, on dort mal, avec la crainte obsédante de voir les rafales balayer la frêle demeure et de rester sans abri dans les souffles glacés, sous le regard froid des étoiles. Le sable tambourine sur la tente, les chameaux, sous la bourrasque, grognent, et de temps en temps des bouffées brusques de vent apportent les glapissemens lointains des chacals, suiveurs de caravanes, qui semblent des chiens pleurant à la mort. Et puis, pour nous qui ne sommes pas habitués encore aux gens de ces pays, il y a ces hommes à figures sinistres qui nous entourent et entre les mains de qui nous sommes…


2 Octobre.

Au matin, le vent est tombé et nous nous éveillons dans l’air limpide et ensoleillé. Le désert a repris ses aspects coutumiers, la splendeur rosée de ses sables, sa paix et son silence.

Nous commençons notre marche régulière. Le départ aura lieu chaque matin au lever du soleil et la marche se continuera, sauf une courte halte vers midi, sans interruption jusqu’à l’étape fixée, où nous arriverons plus ou moins tard dans la soirée, suivant la distance. Mauvais début aujourd’hui : l’étape sera longue et nous n’atteindrons, paraît-il, le puits de Zelfana que longtemps après le soleil couché.

Suivant l’habitude des Sahariens, pour qui le temps ne compte pas, on perd une heure avant de se mettre en marche. Tous les matins, nous les aurons, ces retards irritans. D’abord l’escorte prend le café : un Arabe qui se respecte ne travaille pas auparavant. Puis, pour replier la tente, on se dispute : Abdallah refuse d’y aider sous prétexte qu’il est cavalier d’escorte et interprète, et je dois l’y forcer. Alors commence, dans une inexprimable confusion, le chargement des chameaux. Quelles bêtes irritantes et inintelligentes et criardes ! Avec cela, les hommes ne sont pas moins irritans que les bêtes : insoucians, indifférens à la valeur du temps, ils procèdent, avec une activité brouillonne et bruyante, à des chargemens mal combinés ; certaines bêtes sont écrasées sous le poids, d’autres n’ont rien à porter. Il faut tout recommencer. Et puis, les charges sont mal équilibrées : à la première fantaisie des chameaux (et on ne sait pas à quel point ces animaux d’aspect placide sont fantaisistes), à leur première fringale de galop, voilà les charges par terre.

Enfin nous sommes en route, sous le soleil déjà brûlant. Nous descendons la vallée de l’Oued-M’zab ; les sables épais poudroient au loin, entre les collines rocheuses qui supportent le plateau de la Chebka. Elles sont exquises à regarder à cette heure matinale, ces collines toutes baignées de chaude lumière, avec leurs découpages d’ombres violettes, nues sous leur manteau de pierre, décharnées, déchiquetées, étalant au plein jour leur squelette d’or pur.

À un moment, nous quittons la vallée, qui fait un détour inutile vers le Nord ; par un étroit vallon, en grimpant sur des éboulis de pierres et de sable, nous atteignons la surface du plateau.

Ici l’aspect change, et c’est une nouvelle révélation du désert dans l’infinie variété de sa monotonie. Le plateau étale jusqu’à l’horizon, singulièrement reculé dans la transparence de l’atmosphère sèche, la perspective horizontale de son immense platitude. La vallée a complètement disparu entre les deux rampes qui la limitent et dont les bords plats semblent se continuer au même niveau sans interruption ; on n’en soupçonnerait pas l’existence si proche. Le sol, formé d’une fine poussière pailletée d’argent, étincelle. Cette poussière est le résultat de la décomposition des assises de grès sous le continuel balayage du vent ; elle se soulève en petits nuages qu’on voit venir de loin, de très loin. À perte de vue, la chaude couleur de la terre jaune éclate, dure aux yeux, sous le ciel intensément bleu, plaquée çà et là de taches d’un étrange vert bleu qui sont une plante du pays, une sorte de chardon sauvage, au rauque nom arabe, et vers lequel se tendent les grosses lèvres des chameaux. A part ces plantes minuscules, il n’y a rien. C’est le désert tel qu’on se le figure : un grand cercle tout plat, uni, immense, étonnamment profond, nettement circulaire, vide et sonore, et dont les lointains tremblent de chaleur et de mirage.


Vers le milieu du jour, à l’heure où la marche se ralentit sous la torpeur accablante de l’atmosphère et où les bêtes épuisées trébuchent dans les sables qui croulent, un arbre apparaît à nos yeux surpris. De loin on le voyait, on le guettait, on l’espérait, on l’appelait ; nous nous sentions attirés par son ombre. Oh ! le pauvre arbre, le pauvre petit arbre, si chétif, si malingre, dans l’attente éternelle de l’eau qui ne vient pas et qu’il ne peut comme nous aller chercher ! C’est une sorte de tamaris, à peine plus haut qu’un homme, et il faut se serrer pour se mettre tous à son ombre, trouée de coulées lumineuses. Tandis que nous déjeunons, les chameaux broutent les chardons et autour de nous fourmille et grouille l’infime vie animale attirée par cet arbre : fourmis rouge de feu, coléoptères de bronze, scarabées d’or, mouches bleues, lézards d’émeraude, tout ce monde animé, bruyant, plein d’étincellemens brusques et de rapides éclairs d’argent.

On repart plus alourdi sur la vaste plaine engourdie et silencieuse. Quelque temps un oiseau, mobile tache noire du ciel et des sables, nous suit en voletant avec de petits cris plaintifs ; puis il pique droit vers le Sud et s’évanouit dans l’air vide.


Plus la journée s’avance, plus la marche se ralentit, plus la caravane s’allonge et s’égrène en long chapelet ondulant. En tête, le guide, juché sur son haut méhari, scrute l’horizon et détermine la route à suivre, en cherchant les traces rares et indécises qu’à force de siècles et peut-être de millénaires les caravanes ont laissées. Les chameaux suivent, enfile zigzagante, s’écartant sans cesse pour cueillir les chardons qu’ils choisissent suivant de singulières raisons de bêtes, ou se rapprochant pour se gratter le museau sur la croupe rugueuse de leurs frères. On ne va pas vite à ce train-là : moins d’une lieue à l’heure, malgré les coups de matraque et les continuels houch ! houch ! des sokhrars qui, courant de côté et d’autre et trébuchant dans les sables, poussent les retardataires et ramènent les égarés ; parfois ils s’arrêtent, font agenouillera grands coups dans les genoux une bête hurlante, pour sangler plus solidement une charge qui branle. La chamelle du bassour, plus encombrée, marche plus lentement, large et haute, portant avec un balancement majestueux le baroque édifice où le soleil met de vifs éclats rouges. Et je suis tout en arrière avec Abdallah, dont le cheval se traîne péniblement sur le sable qui enfonce. J’essaye d’obtenir quelques renseignemens sur le pays, mais en vain ; ces Arabes sont indifférens à tout et passent devant la nature comme endormis dans le bercement monotone de la caravane.

De temps à autre, fatigué du mouvement saccadé de la dure elle de bois, je descends, laissant mon mehari aller à l’aventure comme une épave à la dérive et seul, livré à l’admiration concentrée et un peu assoupie de cette nature si belle en sa sauvage désolation, je suis de loin la caravane, cherchant des plantes, cherchant les petits animaux du désert.

Au loin deux hautes silhouettes d’hommes montés sur des chameaux apparaissent, gigantesques sur les infinies perspectives plates. On s’interpelle de loin, en arrêt, par prudence ; puis, toute crainte dissipée, on s’aborde. Ce sont deux Châamba Bou-Rouba d’Ouargla qui se rendent à Ghardaïa. Et nous restons quelques instans avec eux, heureux de voir des hommes, échangeant ces salutations et ces souhaits qui, dans la langue imagée du désert, semblent des bénédictions.

Tout à coup, sans qu’on pût s’en douter dans l’horizontalité du plateau, nous voilà sur le bord d’une de ces vallées desséchées des fleuves quaternaires, qui dorment depuis quelque cent mille ans sous l’étouffant manteau des sables. Toutes les mêmes, ces vallées, dans leur splendeur de cadavres ensoleillés : des parois de roches disposées en assises régulières, comme des ruines de constructions très anciennes qui seraient demeurées là, conservées dans la chaude atmosphère et sous l’ouate des poussières. Ces murailles ont d’admirables teintes adoucies et indéfinissables, sous le soleil qui les frappe obliquement : gris de perle, jaunes orangés, roses passant au blanc, avec, derrière chaque cassure, de petites ombres colorées, bleues ou violettes, aux reflets irisés. Le vent a fait couler du plateau de longues traînées de sable, par où l’on descend. Et en bas c’est le fleuve des sables crus, ondulés, moutonnans comme des vagues d’or figées, sur lesquelles ruisselle la claire lumière et qui s’allongent lourdement en coulée blonde vers les lointains.

Comment s’appelle-t-il, cet oued mort qui roule vers des horizons indéterminés des flots stériles ? Abdallah ni le guide n’en savent rien. « On ne sait plus. Cela n’a pas de nom. C’est le Grand Désert, »

Dans un coin, où quelques tiges de drinn ont poussé, trois chameaux broutent et nous regardent longuement, longuement avec des yeux mélancoliquement joyeux. D’où viennent-ils ces chameaux ? Que font-ils ici dans l’étendue immense, sans gardiens ? Et ils passent, comme ces tableaux du désert, ces choses qui intriguent, qu’on ignorera toujours et qu’on ne reverra jamais.


Et puis l’immense plateau recommence morne et ensoleillé. Maintenant les sables disparaissent peu à peu, le sol rocheux transparaît, tout gris, des cailloux arrondis comme les galets des plages parsèment l’étendue entre les plantes d’un bleu vert. Sur ce sol plus ferme on se hâte vers l’étape et vers l’eau.

A l’horizon mouvant, la silhouette agrandie d’un Arabe se découpe au-dessus de la moutonnante surface d’un troupeau. L’impression est saisissante : les rencontres sont si rares au désert. Mais quelle occasion de manger un peu de viande fraîche ! Aussi, tandis que la caravane continue de serpenter à l’infini de la plaine, nous nous dirigeons, Abdallah et moi. lui sur son cheval, moi sur mon méhari, vers les moutons aperçus. Une fois là, il faut descendre, s’asseoir au pied du mur vivant des bêtes, échanger des salamaleks sans nombre et prendre des détours infinis avant d’aborder le sujet qui nous occupe. L’homme demande deux piastres ou dix francs. Après une demi-heure de pourparlers, tantôt retors et doucereux, tantôt bruyans, on tombe enfin d’accord pour une piastre, un bel écu qui rougeoie au soleil déclinant. Et sur-le-champ le mouton est saisi, ficelé des quatre pattes, attaché à la croupe du chameau qu’Abdallah monte maintenant. C’est qu’il saura mieux que moi trotter sur la bête secouante, que nous nous sommes attardés et que nous pourrions nous perdre.

À cette heure lumineuse et limpide du soir, la caravane paraît loin, très loin, perdue dans l’étendue vague, désignée seulement à nos yeux par la tache rouge du bassour. C’est notre phare et nous nous hâtons, crainte de le perdre de vue et de rester égarés dans ce pays sans routes. Mais nous avons beau trotter sur les cailloux sonores, nous n’approchons pas, tant l’horizon est reculé, tant les lointains se déroulent immenses.

Sur notre droite, à quelques centaines de mètres, deux gazelles s’ébattent, si légères qu’elles semblent voler. « Veux-tu chasser la gazelle ? » me demande Abdallah, les yeux brillans, ses instincts endormis de sauvage subitement réveillés et faisant craquer son faux vernis de demi-civilisé. Oh ! oui ! je veux bien courir dans lèvent à la suite des petites bêtes rapides. Et nous galopons ; les gazelles à notre vue s’enfuient, bondissent avec des sauts immenses où elles restent longtemps en l’air, leurs mignonnes jambes faisant, quand elles se posent, jaillir des cailloux et des étincelles. Elles nous gagnent de vitesse ; nous nous arrêtons ; Abdallah épaule son fusil à pierre, fait feu et les manque. Au fond je suis ravi ; elles sont si gracieuses, les gentilles bêtes, si heureuses dans les grands espaces libres ! Et nous nous hâtons de nouveau vers la caravane qui s’embrume dans le soir.

Cette fois, il faut se presser. Le ballon rougi du soleil est descendu sous l’horizon circulaire. La nuit tombe ici en quelques minutes. Tout va être noir, et nous nous perdrons dans l’espace sans bornes, où il n’y a pas de chemins tracés. Aux côtés du mehari, qui fait des enjambées apocalyptiques, je trotte, je trotte, dans la crainte délicieuse de nous trouver égarés.

Encore un arrêt. C’est l’heure du Mohgreb. Abdallah descend de chameau, s’accroupit, moitié agenouillé, et chante, en traînante mélopée, la mélancolique prière musulmane La Allah ilah Allah, la Allah ilah Allah... Dans la paix silencieuse de la nature, sous les premières étoiles qui versent leur sérénité douce, le spectacle est imposant, de cet homme à genoux devant l’immensité, tandis que le chameau découpe, sur le ciel de braise, ses contours noirs, grandis, informes, monstrueux.

La nuit est tout & fait venue quand la marche reprend. La caravane est invisible, et nous piquons droit dans la direction où nous la voyions tout à l’heure. Un peu inquiets, nous poussons des cris, qui résonnent dans l’air sonore. Mais rien ne répond. Heureusement nous avons nos bêtes, à l’instinct si sur de bêtes des déserts.

Nous galopons toujours. Le sol s’est abaissé insensiblement. Nous voici au fond d’un oued, parmi de petites dunes croulantes, où la marche est atroce, dans l’obscurité qui nous noie.

Tout à coup un feu d’herbes fumeuses rougeoie, loin devant nous. Sans doute un signal. Je réponds, pour rassurer, par un coup de revolver.

Enfin, nous sommes arrivés, éreintés, moulus. Depuis onze heures nous sommes en selle et depuis une heure nous galopons dans d’indescriptibles chemins. L’équitation à l’arabe, avec une selle trop haute, trop étroite et où l’on est à peine assis, des étriers trop courts et attachés trop en arrière, et qui font douloureusement plier le genou, est une torture.

Nous trouvons de la société à Zelfana où il y a une petite maison, abri des caravanes errantes. Les puits sont toujours, dans les régions un peu fréquentées du désert, des lieux de réunion. Quelques bergers accroupis ont des têtes de bandits. Le vieux surtout, qui garde le caravansérail, est hideux ; sa peau, rôtie de soleil, se laisse voir à travers les déchirures de son manteau ; son visage est ridé, tanné, terreux, sa bouche gluante, ses yeux coulans et des essaims de mouches lui pendent aux cils et aux coins des lèvres. Il me prend pour un thoubib, c’est-à-dire un médecin, et me demande de lui guérir les yeux. Mais que faire avec des gens qui ne se lavent jamais, qui, pour leur prière, exagérant un précepte de Mahomet, se baignent le visage de poussière, et chez qui l’ophthalmie et la conjonctivite sont à l’état chronique ? Pourtant quelques gouttes de sulfate de zinc le soulagent et il me bénit longuement avec des gestes solennels et des discours auxquels je ne comprends rien.

Cependant nos gens ont égorgé et dépouillé le mouton et le font cuire tout entier, un bâton passé au travers du corps, au-dessus du feu. C’est délicieux de tirer sur cette chair grillée, dans la fraîcheur du soir, devant cette auberge de brigands fantastiquement éclairée par notre foyer, en face des grands espaces où ondule à cette heure la mer des ombres.

Et l’on se couche, appesanti de fatigue, entre les murs où rôdent les araignées et où grouillent les mille-pattes et les tarentules.


3 Octobre.

Le grincement de la poulie du puits me réveille. Les Arabes tirent de l’eau pour abreuver les bêtes et remplir les tonnelets et les outres ; car à l’étape de ce soir nous n’aurons pas d’eau. On dirait que les chameaux s’en doutent ; serrés autour de l’abreuvoir, bassin de galets non maçonné, d’où l’eau suinte et vient humecter le sable qui l’absorbe en un instant, ils boivent avidement goulûment, bruyamment.

Zelfana est dans le lit de l’Oued-M’zab qui coule souterrainement sous les dunes que nous avons traversées hier soir. Mais nous allons encore quitter cet oued, qui fait trop de détours, comme peu pressé d’arriver dans les grandes régions de sable où il se perd.

Nous remontons sur le plateau. Encore un spectacle nouveau. La plaine sablonneuse s’étend à perte de vue, vaste nappe blonde, que pique çà et là le vert frais du drinn, qui est une sorte d’alfa et qui ressemble aux joncs de nos marécages.

Elle est bien fatigante, la marche dans ce sable, qui est à la fois croulant et glissant, et où les chameaux très friands de drinn sont difficiles à diriger et s’écartent constamment pour en cueillir quelques tiges du bout de leurs grosses lèvres charnues. Elle est un peu dangereuse aussi, car ce sable est la demeure des lefâa ou vipères à cornes, dont la morsure ne se guérit point.

Justement nous en apercevons une, de ces vipères à cornes, qui dormait engourdie dans le sable chaud et que le pas d’un chameau a fait lever. Les yeux injectés de sang, elle dresse furieusement sa petite tête surmontée de deux cornes ; de sa gueule ouverte coule une bave visqueuse. Un des sokhrars l’abat d’un coup de matraque et nous pouvons admirer sans crainte la méchante bête, si belle en son manteau d’or parsemé de taches d’argent.

Vers midi, on fait halte dans le lit d’un oued desséché où quelques buissons de tamaris plongent leurs racines dans l’eau souterraine. Qu’il fait bon, dans la pesante chaleur et l’éblouissant rayonnement des sables, de s’étendre à l’ombre sur le moelleux tapis où l’on enfonce comme en des coussins !


Tout l’après-midi étouffant, nous cheminons à nouveau sur le plateau sans limites. Et cette fois sous le ciel assombri et presque noir, c’est un océan figé de galets noirâtres, dont les cassures ont de bleus reflets métalliques. Une ligne, qui court droite, interminable, jusqu’au ciel lointain, coupe la plaine, tronçon de la future grande route d’Ouargla ; le sol, sur une largeur uniforme, a été simplement aplani et débarrassé de ses pierres, qui forment de chaque côté de petites murailles où chantent les lézards. Partout ailleurs, le cercle infini, monotone, désespérant, dont les lignes nettes, implacables, sont dures à l’œil dans l’absolue transparence de l’air, et dont l’éclat noir, étrangement triste, évoque à l’esprit quelque fantastique paysage des temps à venir où, dans la demi-nuit des mondes éteints, le soleil assombri ne jettera plus que des lueurs grises sur le cadavre de la terre morte, glacée et raidie. C’est la Hammada, l’immense Hammada noire, qui étale interminablement ses champs de pierres, loin, très loin, par delà les horizons, vers l’extrême Sud mystérieux. Tout cela rayonne et étincelle de sombres éclats, sous le ciel de plomb qui semble peser lourdement sur la terre, dans l’accablante chaleur qui durcit tout, qui crevasse le sol et fait éclater les pierres. Oh ! la pesante journée d’été tardif, la plus dure que nous ayons encore supportée, où l’on somnole, les yeux mi-clos, les jambes vacillantes, la gorge desséchée, les membres brûlés et endoloris, dans une lourde torpeur, à travers l’atmosphère immobile et irrespirable, au monotone balancement des chameaux !


Dans l’engourdissement où nous sommes tombés nous ne voyons plus rien qu’un grand étincellement vide, où tremblent, où dansent les lointains. Subitement un cri nous réveille et nous sursautons. C’est le cri magique : El-Bahr ! l’eau ! De l’eau en effet, un étang morne allongé sur les platitudes, reflétant le ciel noir, noir lui aussi comme une coulée d’encre. Quelques palmiers, palpitant dans la chaleur, dessinent dans cette eau leur confuse et indécise image renversée. Et je pars en avant, ébloui, l’œil fixe, la soif plus cuisante, dans une fièvre impatiente d’atteindre le premier cette masse mouvante, fluide, vivante, si douce à voir dans la rigidité des choses desséchées qui nous entourent.

Abdallah me rappelle ; je ne me retourne même point et je continue. Mais l’eau semble s’éloigner à mesure que j’avance ; les contours de la mare, les lignes des arbres s’amollissent, se changent insensiblement en ombres vagues, en nuées du ciel pâle, et l’apparition, de plus en plus transparente et imprécise, s’évapore dans l’air, s’évanouit dans le néant du vide. J’ai compris : hélas ! c’est le mirage, le mirage décevant, qui fait l’air plus brûlant et la soif plus dévorante.


C’est avec bonheur que nous regardons aujourd’hui le soleil descendre pas à pas du haut du ciel vers l’horizon qui peu à peu rougeoie. Ce coucher du soleil est un des plus beaux que j’aie vus, dans la solennelle majesté des grandes étendues du ciel et de la terre, dans l’absolu silence des choses, dont on a la sensation précise en entendant les pas sourds des chameaux, et dans la féerie des chaudes couleurs étalées par larges placages sur le ciel immense, que rien ne dérobe à la vue. L’horizon est une ligne prodigieusement noire sur les fonds rouges vifs et se découpe avec la netteté d’un bord de brasier. Plus haut les rouges passent aux cuivres, aux orangés, aux jaunes d’or, aux verts mordorés, aux verts pâlis, si pâles et si profonds, où les étoiles s’essayent à briller toutes blanches ; et rapidement ces verts pâles envahissent, noient dans leur teinte phosphorescente tout l’horizon du Couchant ; les étoiles s’allument plus nombreuses et plus brillantes, tandis que la terre s’étend plus noire, endormie maintenant, et que la chaleur sort du sol et monte vers l’espace en bouffées étouffantes.

A un moment, le guide, qui scrute du regard l’obscurité transparente de la nuit, nous arrête. Il y a là une petite pyramide de galets, haute d’un demi-mètre. C’est El-Oucif, notre lieu d’étape pour ce soir. Cette pyramide a été élevée sur le cadavre d’un nègre, mort jadis ici de chaleur et de soif, par une journée comme celle d’aujourd’hui, dans ce désert de pierres, essayant peut-être d’atteindre le lac fantastique que je voyais tout à l’heure.

Et c’est là que nous campons, en ce lieu quelconque de l’étendue immense, à côté de ce mort dont l’âme sommeille sous ces cailloux surchauffés.

Nous absorbons des quantités énormes d’eau atrocement tiède, sentant la magnésie et qui ne désaltère point, et l’on s’étend dans les chaudes effluves de la terre.


4 Octobre.

Je m’habille en Arabe : haïk de soie transparente, burnous de laine d’une éblouissante blancheur, voiles flottans retenus autour de la tête par une corde en poils de chameaux, bottes de cuir rouge. Et, pour compléter ce tableau d’orientalisme, je monte Messaoud, avec sa haute selle et ses étriers de métal ajouré. On se sent conquérant, sur la fière et noble bête, à qui le sol dur a rendu toute sa force et toute sa fougue.

Ce costume arabe protège merveilleusement contre la chaleur du jour et le froid de la nuit ; il empêche surtout la brûlure de la peau que les rayons cuisans du soleil mordent à travers la toile et le coutil de nos habits européens. Il est, il est vrai, bien lourd, bien gênant ; le cou plie sous le poids du burnous. Mais il est si beau, malgré les ridicules conserves noires préservatrices des ophthalmies, il est si beau dans sa couleur de neige, sous l’éclat du grand soleil !

Les chameaux de charge restent en arrière ; ils n’auront qu’à suivre la route jusqu’en un point que les sokhrars connaissent bien. Nous, nous partons en avant, avec le guide et Abdallah. L’étape sera très courte aujourd’hui : et nous sommes impatiens de quitter le grand plateau noir, qui étincelle sombrement dans la chaleur du matin, et d’atteindre El-Houberat, où il y a un petit caravansérail.

Le voilà, ce petit édifice du désert, là-bas, très au-dessous de nous, au fond d’un cirque, au bord duquel nous nous arrêtons vers deux heures de l’après-midi, dans l’aveuglante lumière et la pesante chaleur. A l’abri de ces murs, nous attendrons nos bagages et nous passerons le restant du jour à nous reposer.

Le caravansérail est gardé par un vieillard, sa femme et son enfant, logés dans un gourbi, près d’un bosquet de palmiers et d’un puits dont l’eau est assez fraîche. Nous passons là quelques heures délicieuses. Pendant que nos hommes font leur interminable cuisine et prennent leur khaoua, étendus sur le tapis du bassour, nous nous intéressons à des choses infimes, qui prennent tant de valeur au cœur des solitudes. Le singulier jardin que nous visitons là, par un brûlant après-midi d’été, dans un cirque solitaire du plateau du M’zab I La drôle de visite de propriétaire que nous fait faire le vieux aux vêtemens sordides, à la barbe inculte, aux yeux chassieux, et qui, d’une voix chantante, nous signale les beautés de son domaine dans une langue que nous ne comprenons pas ! Il est vraiment merveilleux, ce jardin, si vert, si animé par ses ruisselets chantans dans le pays mort. A l’ombre de quelques palmiers, des carrés de légumes découpent géométriquement le sol, séparés par des allées de galets rouges, soigneusement rapportés : des pois, des carottes, des haricots, des citrouilles, des courges, des concombres, des melons d’eau et, ô surprise si fraîche aux yeux et à l’âme ! dans une petite mare alimentée par l’eau du puits, du cresson, du cresson de fontaine, autour duquel tournoient des animalcules aquatiques.

Cependant je voudrais parcourir cet étrange cirque, régulier comme une fosse et qui flambe sous le soleil. Je pars seul. Tout autour, les murailles perpendiculaires, régulièrement stratifiées, présentent toutes les teintes du rouge brique ; le fond est rouge aussi, sans micas étincelans, mat et brûlant. Sur cette terre d’oxydes métalliques, sur cette terre de fer, aucune plante, aucune herbe n’a poussé. Bientôt j’atteins les falaises du plateau environnant ; le petit édifice a presque disparu dans l’éblouissement de la lumière ; il est dans le lointain noyé de mirages ; des lignes de palmiers bordent là-bas une mare irréelle, et je ne distingue plus quels sont les palmiers du jardin du vieux et quels sont les jeux du mirage. Dans l’intense réverbération rouge, ma tête s’égare, mon esprit vacille et je me hâte de revenir pour ne point tomber.

Et le soir, au crépuscule, je m’amuse longtemps à voir abreuver les chameaux, au bruit de la poulie qui grince dans le silence de la nuit tombante.


5 Octobre.

Ce matin, cheminé de nouveau sur le plateau pierreux. Il est plus monotone que jamais ; pendant plusieurs heures, pas une aspérité, pas un oued, rien, rien que la platitude sans bornes, élargie sous le ciel, sombre, étincelante, environnée d’horizons tremblans. Le seul incident de la matinée est la rencontre d’un mulet mort, dont nos chameaux s’écartent d’instinct. Le climat sec du désert conserve merveilleusement ; il y a, paraît-il, un an que ce mulet est là et la peau est encore adhérente aux os, toute racornie et recroquevillée. C’est avec un serrement de cœur que je passe à côté de cette bête dévouée, qui est morte bravement dans son service et à qui on n’a pas rendu d’honneurs.

L’après-midi seulement, le paysage change. La masse puissante du plateau commence çà et là à se déchirer, préparant sa grande dislocation dans la région des hautes dunes. Alors on voit se creuser de solitaires vallons, de profonds lits de rivières qui vécurent jadis aux temps géologiques et qui maintenant sont mortes. Plus d’une fois je m’arrête, rêveur, au bord de ces oued desséchés, laissant devant moi filer la caravane. Je demeure longtemps, le cœur ému. les yeux gonflés, tout rempli de la tristesse de voir ce fleuve qui n’est plus rouler ses sables vers la mer des dunes qui les engloutira à jamais. Ah ! la lassitude lourde de ces flots morts, entre les deux murailles aveuglantes de lumière où ils sont enfermés, superbes dans leur nudité farouche. Il me semble à des momens voir couler de l’eau ; je l’aperçois moirée, tremblante, ridée au vent, diaprée d’ombres violettes, qui sont les ombres des petites vagues de sable, immoiles. L’éblouissement du jour, la réverbération, me donnent des hallucinations étranges. Mais bientôt je me reprends et je ne vois plus que les sables, dans leur immobilité, leur abandon et leur silence. Et je rejoins la caravane au galop, laissant là ce cadavre de rivière dans la majesté de son tombeau.


Le plateau se déchiqueté de plus en plus ; de larges perspectives s’ouvrent sur les bas-fonds de l’Oued-Myâ, où dort Ouargla dans sa dépression surchauffée. Le spectacle est merveilleux de ces amoncellemens de fauves poussières, de ces falaises irisées, de ces déchirures, de ces découpages d’ombres.

Une fois dans les dunes, la marche est épouvantable, surtout pour le cheval qui n’a pas les larges pieds des chameaux et qui enfonce à chaque pas. Et pourtant, au Sahara, les dunes sont moins désolées que les stériles plateaux ; un peu d’eau dort sous les poussières et donne naissance à une rudimentaire végétation de rtem et de drinn, dont les touffes éparses sont broutées au passage par les chameaux.

Le soir, nous campons sur une vaste dune, très large et très aplatie. On l’appelle le Ghourd Mellala, et de là on domine d’immenses étendues de sables, tout rosés des derniers regards du soleil.


6 Octobre.

Nous n’avons plus qu’à descendre pendant quelques kilomètres pour être à Ouargla, où nous déjeunerons.

Debout avant le jour, nos hommes procèdent à leur toilette. Ces Arabes, si négligés et si sordides au désert, veulent faire une belle entrée dans la ville et ils sortent à l’envi des chéchias écarlates, des cordes neuves en poils de chameau, des bottes de cuir, des haïks de soie et des burnous d’une blancheur de neige.

On lève le camp au soleil levant. Je conserverai de cette matinée merveilleuse, si lumineuse, si limpide, sous le clair soleil du matin, un éblouissant souvenir. C’est une rapide descente à travers les dunes croulantes, avec de brusques échappées sur la plaine d’en bas.

Toujours des sables, des sables, des sables à perte de vue, immense désert d’or sous le ciel bleu. Messaoud, qui enfonce parfois à mi-jambe, se traîne péniblement et il me faut le laisser aller seul à notre suite et grimper sur le dos d’un chameau.

Ouargla ! Là-bas, dans un bas-fond, entouré du chaos des dunes fauves, une plaine tout unie ; de longues traînées de sel qui, comme de la neige, étincellent ; une île de sombres palmiers moutonnans ; un mur de terre séchée au-dessus de fossés d’eau fétide ; un entassement de maisons, d’une laideur superbe sous la grande lumière et dominées par une haute tour. C’est là que nous descendons, nous enfonçant de plus en plus dans la fournaise qu’est ce bas-fond, où la chaleur qui tombe du ciel se double de la chaleur que renvoient les murailles de sable.

A l’entrée du lac desséché, que les Arabes appellent chott, un homme en manteau noir est assis, à côté de son cheval. C’est un cavalier du bureau arabe, que le lieutenant Boucherie envoie à notre rencontre pour nous saluer. Ensemble nous continuons notre route. La traversée du chott en plein midi est singulièrement pénible, sous le soleil brûlant, sur la terre brûlante, dans la réverbération des nappes de sel, au milieu des mirages. Nous allons vite, dans la hâte d’arriver. Puis ce sont les chemins de l’oasis, à l’ombre des dattiers, au bruit de l’eau courante ; une porte monumentale, une inscription en l’honneur de Flatters, et enfin la place du bureau arabe, où le lieutenant Boucherie, qui nous attend, nous souhaite aimablement la bienvenue.


PAUL PRIVAT-DESCHANEL.