Au soir de la pensée/Chapitre 3

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Édition Plon (Tome 1p. 58-121).

CHAPITRE III

LES HOMMES, LES DIEUX

Des lueurs.


Qu’est-ce donc, tout au fond, que le drame de l’homme, sinon de vouloir à tout prix maîtriser le mystère des choses —rerum cognoscere causas — par l’audace d’une main portée sur les ressorts des manifestations d’énergie ?

Aux premiers essais d’interprétations, ce mot d’énergie ne pouvait s’offrir pour répondre à une conception quelconque du monde ou de nous-mêmes. Nos abstractions n’étaient qu’à l’état d’une très vague ébauche, et l’usage n’en comportait que d’incertains profits. Aujourd’hui, en revanche, l’abstraction énergie représente la plus haute forme de généralisation que nous puissions atteindre. Encore, pour en arriver là, a-t-il fallu la reprendre à la personnalité divine dans le sein de qui, sous les espèces d’une volonté supérieure, nous l’avions d’abord installée en vue d’assurer les mouvements du Cosmos. L’énergie nous représente ainsi une dépersonnalisation de la Providence dont la règle devient de lois au lieu de volontés.

De matière et de mouvement Descartes faisait le monde en y accommodant d’assez graves mésinterprétations de la vie. Force et matière (pour employer une vieille formule), tel était, et tel est encore à peu près notre dernière synthèse de l’univers. Aujourd’hui, cependant, nos hommes de science en tiennent l’effort pour dépassé par une magnification supérieure de l’énergie souveraine dont je n’ai garde de médire, car tout le monde savant de nos jours voue un culte de latrie à cette Divinité impersonnelle, progrès au delà duquel il paraît fort difficile de procéder.

Je me contenterai donc de proposer que, jusqu’à nouvel ordre, ce culte de positivité ne soit pas poussé jusqu’à un monothéisme de l’énergie, car, avec ou sans déification, le mouvement suppose quelque chose qui se meut, et quand M. le docteur Lebon triomphe d’avoir découvert une dématérialisation de la matière, je me demande si le monde ne va pas se dissiper en fumée, au risque de nous laisser sans support. En temps et lieu je reviendrai sur cette grave affaire, car si j’ai bien soin de m’en tenir, avec nos physiciens, au terme d’énergie pour une généralisation des mouvements cosmiques, je ne voudrais point laisser métaphysiquer le dynamisme universel, sans protestation.

L’énergie, la substance, sont deux aspects des choses dont il ne semble pas aujourd’hui que notre intelligence puisse aisément se passer. L’abstraction vient en aide à notre activité mentale en détachant l’un de l’autre, pour nos analyses, les concepts de mouvement et de substratum. C’est une opération de l’esprit humain peut être sans correspondance objective. Pas plus qu’un mouvement sans mobile, une matière immobile ne saurait correspondre à nos observations. Notre sensibilité s’émeut à des compositions de mouvements incluant la réalité d’une substance émue, ou plus simplement mue, pour ne rien préjuger. Si l’atomique électron n’est rien de plus qu’un trou dans l’éther, comme le veut Clausius, encore prend-on la peine de mettre quelque chose, qu’on ne connaît pas et qu’on dénomme éther, autour de cette absence de quelque chose qui fait le trou. Cela dit pour attester que nous demanderons rigoureusement de la science d’observation les comptes que nous refuse la Divinité.

Si j’ai cru devoir anticiper d’un mot sur ces postulats de notre connaissance positive, c’est que je vais faire de même pour nos postulats de la connaissance imaginative, afin de saisir, sur le vif de naître, les Dieux qui ne sont, eux aussi, qu’un moment d’humaine évolution. Lueurs des choses dont la rencontre pourrait commencer d’éclairer notre route. Signaux de directions à reconnaître, avant de s’engager dans la nuit étoilée des éléments.


Éveil d’une mentalité primitive.


Nos hommes primitifs commencèrent fatalement l’investigation de leur planète par une procédure dérivée de leurs ancêtres animaux, qui — le besoin de vivre tentant de se satisfaire en tous essais d’adaptations, — se trouvèrent d’abord conviés à penser dans la mesure coutumière où l’exigeaient les résistances du monde inorganique ou vivant. Ainsi de tous les êtres. Il faut vivre, dira-t-on plus tard, avant de philosopher. Ambition de date lointaine, toujours satisfaite insuffisamment par la hâte des synthèses à devancer l’analyse.

Cantonnés hors de l’observation, nos métaphysiciens se voient tenus de loger leur âme immortelle, leurs idées innées et leur miraculeuse intuition chez le sauvage comme chez le civilisé — quelque insuffisant que se révèle le crâne de la Chapelle-aux-Saints. Si nous essayions, au contraire, d’attacher simplement nos regards à la simple succession des phénomènes, il deviendrait aisé de comprendre que nos premières enquêtes ne pouvaient s’embarrasser ni d’un classement d’observations positives, ni même d’une métaphysique raffinée. Tête à tête avec un bloc d’incompréhension, les esprits les plus positifs, s’il était alors rien de tel, n’auraient pu concevoir l’idée d’une détermination des phénomènes, tandis que les facilités de l’imagination s’offraient à quiconque, pour franchir tous obstacles, aux chances de l’improvisation.

Avant tout essai d’analyse, la première inquiétude animale fut, sans aucun doute, des mouvements des choses. Que l’homme pût se mouvoir, comment s’en serait-il étonné puisqu’il se sentait à l’état de personnalité indépendante[1], et que l’étonnement ne pouvait lui venir que du monde ami ou ennemi. C’est précisément ce jour-là que fut inauguré le faux point de vue — alors excusable — qui procédait de l’homme au monde pour l’interprétation des choses, au lieu de demander l’explication de l’homme aux mouvements de l’univers dont il dérive. Dans la confusion de toutes images d’existences, l’impérieuse émotivité de l’être ne permettait pas d’envisager un autre aspect des éléments. Ce qui est plus surprenant, c’est qu’on nous demande, après l’évolution mentale dont nous sommes si fiers, de nous y maintenir aujourd’hui.

En tout cas, l’idée profonde de force ou d’énergie impersonnelle, qui devait demander beaucoup de siècles pour une formule vocale d’abstraction, ne pouvait être assez précise, d’abord, pour faire appel aux fixations de la voix articulée. De force, d’énergie, de puissance, l’homme n’en connaissait qu’une, la sienne, qu’il sentait vivre en lui, et la distinction de sa propre volonté consciente à l’inconscience éventuelle des énergies cosmiques ne pouvait, en aucune forme, se présenter à son esprit. Aussi les phénomènes mondiaux de tout ordre ne furent-ils attribués par le primitif, tout comme les mouvements de son phénomène personnel, qu’à des activités de conscience et de volonté. Non qu’il comprit ces mots comme nous les entendons à cette heure. Mais s’il avait la très claire sensation de son activité individuelle, répétée chez ses semblables et chez les animaux, et s’il ne pouvait rien connaître d’une autre forme d’énergie, comment aurait-il pu expliquer les mouvements du monde autrement que les siens ? Pour chacun, quelle autre conception possible que d’une activité personnelle, agrandie aux proportions de l’univers restreint de ces âges, pour interpréter les mouvements du dehors de même façon que ceux qui se manifestaient en lui ?

De là naquit spontanément la personnification des choses, le fétiche, par le ressort naturel d’une interprétation inévitable. Ainsi prit place dans le monde l’idée de consciences, de volontés extérieures à l’homme en action pour le dominer. Partout, chez tous les peuples, vous retrouverez l’identique phénomène. Au cours de son exploration à bord du Beagle, Darwin, de passage dans les Andes, nous en fournit un témoignage. « Par suite de l’élévation à laquelle nous nous trouvons, raconte-t-il, la pression de l’atmosphère est beaucoup moindre et l’eau bout nécessairement à une température plus basse… Aussi les pommes de terre (après toute une nuit passée sur le feu) ne cuisent pas. D’où l’exclamation des compagnons de route : cette sacrée marmite ne veut pas faire cuire les pommes de terre. » Cela n’est-il pas clair ? Est-il même besoin d’aller jusqu’aux Andes pour rencontrer des civilisés susceptibles d’attribuer aux choses des volontés semblables à celles qui les animent ? L’habitude en est demeurée si puissante dans notre langage que nous entendons dire encore autour de nous : « Cette porte ne veut pas s’ouvrir, ce bois ne veut pas céder. » Ce n’est plus qu’une métaphore. Mais ce fut une « explication ».

Et quand, pour tout achever, les perfectionnements du langage, affinant des déterminations de pensées, auront suggéré une puissance imaginative d’abstraire, quel moyen d’éviter que l’abstraction, sollicitée par la magie des mots, se réalise, se personnifie, en forme d’entités, de Divinités ? C’est le fétichisme grossier, demeuré tout vivant dans nos amulettes modernes, où le premier effort de la métaphysique sera de distinguer le talisman de « l’entité », du « génie », du « démon », qui le met en œuvre. Sous quelque appellation que ce soit, le Dieu de l’avenir a désormais reçu un nom, des attributs, une vie, dans les formes de l’évolution mentale dont il est le produit.

Et pourtant, figurer les énergies de la terre et du ciel en des aspects de volontés ne peut pas être le dernier mot des choses, puisque nous n’aboutissons ainsi qu’à un tumulte d’effets indépendants les uns des autres, selon les caprices divins, — ce qui est la méconnaissance totale de l’enchaînement universel. Sans s’arrêter à cet obstacle au-dessus de ses moyens, l’homme, au début de sa pensée, s’installera, triomphant d’ignorance, dans une vie de méprises consolidées par des anticipations d’accommodations futures, plus aisément attendues que rencontrées.

Avant Obéron, Prospero, Ariel et toutes les animations de féeries, nos forêts et nos plaines ont vu passer trop d’autres personnages modelés pour la légende, antichambre de la divinisation. Des Dieux partout. Des Dieux d’abord, idéale et périlleuse compagnie dont le dogme nous fera créatures, quand nous en sommes les créateurs. Dès qu’il y a des hommes, il se trouve des Dieux ! Le Dieu marque le moment où l’anthropoïde s’est décidément humanisé. La solution divine des problèmes — si pauvre de pénétration mais si féconde en débordements d’émotions — sera la première à s’offrir, ce qui ne veut pas dire que l’intelligence accrue soit tenue de s’y cristalliser. Il nous fallait des Dieux, n’en fût-il pas au monde. Nous en avons eu. Nous en avons encore. Nous en aurons, longtemps.

À peine l’homme arrive-t-il aux initiations d’une intellectualité commençante, en présence d’un univers qui l’accable, que sa loi l’assujettit à la domination des personnalités imaginaires, jusqu’au jour où s’offriront quelques moyens de réagir en direction des positivités. À quel prix ?

Sur la pente irrésistible devaient glisser les vagues processus d’émotivités par lesquels nos lointains ancêtres inaugurèrent des balbutiements de pensées ? Le monde leur parut, comme il est réellement, un conflit de Puissances, et ces Puissances, comment auraient-ils pu éviter de les personnaliser ? Tout un peuple de féeries s’offrait aux enchantements, comme aux terreurs du rêve, en attendant les premières pointes de l’observation. N’est-ce pas ainsi que de toutes parts surgit le prodige de ces personnages surhumains, génies, ogres, géants, fées bonnes ou mauvaises, farfadets, lutins, gnômes, figures de légendes et de fables qui gardent encore une place d’honneur dans les premiers ébats intellectuels de nos enfants, anxieux du rêve à l’exemple de leurs anciens. Ni religion ni science n’ont pu les priver de leurs charmes. Ils ne doivent point de comptes aux constructions de la pensée. Caput mortuum de dogmes évanouis, ils ont gardé la fleur enchanteresse des imaginations primitives et se découvrent plus vivaces que tant d’illustres Divinités.

Sort fatal, lorsque dans le vertige de sensations qui nous emportent à l’inconnu, éblouis du spectacle des mondes dans les révolutions de l’espace et du temps, prisonniers de notre terre dont les déterminations nous étreignent, étrangers encore aux appels des réactions organiques d’où résulteront plus tard des mouvements d’humaine connaissance, nous ne pouvions que nous abandonner d’abord aux figurations des Puissances maîtresses, pour en venir à les arraisonner ?


Mise en œuvre.


On s’explique aisément que les premières interrogations ne se soient pas offertes aux intelligences du début dans la claire simplicité des termes où la pensée moderne nous les fait apparaître. Comment s’est poursuivie l’œuvre incommensurable des apparitions de la première vie végétative (de ses transitions à l’animalité, de l’animalité supérieure à l’humanité inférieure), guettée des problèmes de généralisation, d’abstraction, d’interprétation, pour aboutir de l’homo erectus, longtemps encore incliné vers la terre, à l’homo sapiens, qui va d’abord pousser ses émois jusqu’aux fréquentations de sa Divinité ?

Par ses développements organiques en de longues successions de descendances, l’Homme, premier modèle, est apparu doué d’une faculté de connaître à l’état rudimentaire, mais toujours dans la filiation directe des premières activités mentales, dont les plus anciens crânes fossiles nous montrent l’habitacle, comme dans le cas des anthropoïdes supérieurs dont l’humain primitif est issu.

Enquêtant, tâtonnant, errant et persévérant, sans autre secours que d’une pierre ou d’une branche cassée, l’homme nouveau s’est élancé ; par des processus d’évolution mentale, à d’aventureuses destinées ! Déjà, avec des outils de premier établissement, nous retrouvons aujourd’hui des œuvres de la plus haute ancienneté, où se découvre le souci d’une scrupuleuse observation d’empirisme en même temps que la recherche d’une harmonie de beauté !

De cette précieuse histoire, il ne peut subsister que de vagues linéaments. Notre tâche est de les raccorder, s’il est possible, en des pistes de coordination. Ce que nous en pouvons aujourd’hui retenir, c’est que la bonne ordonnance des rapports nécessite, pour nous, des classements dont la subjectivité nous échappe trop souvent, comme on le vit bien dans le cas de la prétendue apparition des espèces selon Cuvier. Sur des parties de l’infrangible enchaînement, le génie de Lamarck comme celui de Darwin ont projeté de vives lumières par de fécondes méthodes d’investigations. Déjà, aussi, l’étude comparée des langues a débroussaillé les abords de l’origine du langage dans les rapports du mot et de la pensée.

Le crâne de la Chapelle-aux-Saints, auquel le professeur Boule — esprit de hardiesse tempérée — n’attribue pas moins de quelques dizaines de milliers d’années, ne paraît pas encore avoir atteint le développement requis pour la simple suggestion des grands problèmes des temps modernes. Des aspirations vagues aux formules précises, le parcours se dérobe à nos efforts de reconstitution.

Même après les récentes découvertes de la paléontologie humaine, nous n’en sommes encore qu’à des constructions d’hypothèses sur les formations de mentalité dans l’état organique des premiers exemplaires de l’espèce humaine. Nous avons des crânes, des squelettes, des outils, des reproductions même de figures qui disent une histoire, mal éclaircie, d’hommes primitifs groupés autour des cavernes pour une vie familiale susceptible de s’achever en tribu. Tous ces éléments de vies disparues, au regard desquelles nos sauvages d’aujourd’hui nous présentent des types d’une évolution arrêtée, il faut les interroger, non sans précautions de prudence, pour en recueillir de légitimes témoignages. Comparez, dans le beau livre de M. Boule[2], le squelette tout droit de l’Australien actuel, au dernier échelon de la présente sauvagerie, avec le squelette reconstitué de la Chapelle-aux-Saints. Les inflexions du radius, du fémur, l’obliquité du bassin, du tibia, le trou occipital — encore en arrière, comme le voulait la station quadrupède — montrent assez que ce primitif spécimen de notre espèce n’est pas encore complètement redressé. Longtemps, sans doute, les deux stations alterneront, comme chez nos grands anthropoïdes, jusqu’à l’imposant maintien de l’homme debout, que les tassements de la vieillesse, par le relâchement musculaire, ramèneront aux abords de sa condition primitive, ainsi que l’énigme du sphinx thébain, écho peut-être d’on ne sait quels souvenirs, se plaisait à le rappeler.

Sur le crâne lui-même, où l’équilibre de la tête, dans la station bipède, obligera le trou occipital à se porter en avant, une capitale remarque de M. Boule : « Chez les singes anthropoïdes la surface extérieure du lobe frontal représente 32 pour cent de la surface totale de l’hémisphère cérébral correspondant. Chez les hommes actuels, la proportion est en moyenne de 43 pour cent. Chez l’homme de la Chapelle-aux-Saints, elle est d’environ 36 pour cent. Au point de vue du développement relatif de son lobe frontal, surbaissé, rétréci, l’homme fossile se placera donc entre les singes anthropoïdes et les hommes d’aujourd’hui et même plus près des premiers que des seconds. » D’une étude attentive de MM. Boule et Anthony, sur le moulage endocranien de l’homme de la Chapelle-aux-Saints, la conclusion suivante : « L’encéphale de l’homme fossile de la Chapelle-aux-Saints est déjà un encéphale humain par l’abondance de sa matière cérébrale. Mais cette matière manque encore de l’organisation supérieure qui caractérise les hommes actuels. »

Selon ces auteurs, il est probable que l’homme de la Corrèze, en raison d’une légère dissymétrie cérébrale, était déjà unidextre, comme ceux de Néanderthal et de Gibraltar. On peut encore tenir pour probable, d’après l’état des parties antérieures des lobes frontaux, nécessaires à la vie intellectuelle, que les hommes de la Chapelle-aux-Saints et de Néanderthal ne devaient posséder qu’un psychisme rudimentaire, supérieur à celui des anthropoïdes actuels, mais notablement inférieur à celui de n’importe quelle race humaine de nos jours.

Les fossiles connus jusqu’ici nous enseignent ainsi qu’au lieu du fameux « chaînon manquant » entre le singe et l’homme[3], nous sommes en présence d’une incalculable série de transitions nécessaires à l’anthropoïde pour s’humaniser. Qu’y eut-il dans les boîtes craniennes de ces premiers échantillons de l’homme ? Point d’apparence que nous puissions instituer là-dessus mieux que de fragiles inductions. Pourtant, nous tenons des points de départ et des points d’arrivée. Avec l’aide de jalons, le chemin peut se découvrir en quelques parties.

À en juger par les pièces présentement sous nos yeux, des temps hors de mesure vont se trouver requis pour un développement cérébral propre à des interprétations de causalité. Et que dire des évolutions, plus ou moins concordantes, des facultés de l’entendement ? Les indications de la paléontologie sont rejointes par les enquêtes des philologues sur l’origine et les formations du langage. Cependant, nous ne saurions rien concevoir des phénomènes du parler chez l’homme de la Chapelle-aux-Saints, surtout quand nous voyons ses lobes frontaux plus proches de l’anthropoïde que de l’être humain de nos jours. Des sonorités d’expression ont pu s’échapper de ses lèvres. En était-il déjà à des tâtonnements de parole articulée ? Nos sauvages modernes ont sur lui trop d’avantages. Aux rencontres du monde, que présumer des premières tentatives d’expression ? Des monosyllabes jaillis de l’onomatopée ? C’est le plus probable. Quelles préparations ? Quelles figurations de pensées ?

D’autre part, le mot et la pensée se tiennent de si près et réagissent si fortement l’un sur l’autre, que l’histoire de leurs activités correspondantes apportera d’heureuses lumières sur l’enchaînement des directions mentales qui vont s’affirmer. Les variations évolutives, dans la vie concordante du mot et de la pensée, nous conduiront même peut-être au redressement des plus graves méprises par lesquelles notre destin est de passer.

Sous quelque forme que ce soit, des Dieux sont apparus, en réponse instinctive aux premières enquêtes suggérées par les aspects changeants du ciel et de la terre. Ce sera l’heure décisive qui marquera la limite entre l’état d’animalité et l’élan cérébral d’une évolution de l’homme qui le met en route vers une vie civilisée. Les bêtes n’ont point de Dieux ou, plutôt, elles n’en ont d’autre que l’homme qui ne se fait pas faute de les traiter comme fait, à son propre égard, l’implacable bonté « providentielle » aux mains de qui il a remis sa destinée.

Familiarisés, comme nous le sommes aujourd’hui, avec les constructions de la philosophie, nous raffinons à notre aise des formules générales d’interrogations et de réponses entre l’impuissance du non-savoir et la souveraineté du connaître absolu. Rien de tel ne pouvait apparaître aux premiers entendements d’anthropoïdes à peine humanisés. Sans aucune parole, s’effondrer animalement devant toutes violences de la terre et du ciel, voilà ce que dut être le premier mouvement des premiers humains encore mal affranchis du stage pithécoïde, avant que l’idée leur pût venir d’une observation déterminée. Mains tendues, tête basse, genoux fléchissants, que faire devant la menace céleste, sinon s’abîmer ? Durable ou répété, l’effarement de nos animaux domestiques aux violences du Maître ne peut que rappeler chez nous le prélude d’un premier effort d’intelligence humaine pour trouver, à tout prix, une accommodation sous ses Divinités.

Le rocher qui tombe, la pierre qui nous déchire, la branche qui nous caresse ou nous cingle au passage, la bête qui nous pique, nous mord, nous frappe ou nous nourrit, marquent des rencontres de « volontés » chanceuses avec lesquelles il faut composer. Aussitôt les puissances divinisées, surviennent les heurts de volontés contraires, où, par la vertu de l’imploration, le faible sera parfois soulagé. Des Dieux bons, des Dieux mauvais ont ainsi vu le jour dans les frémissements du plaisir ou du mal hasardeusement causés. Le premier élan religieux fut d’un geste ou d’un cri, peut-être, avant que le bégaiement même pût gratifier d’un nom la puissance que le geste ou le cri essayaient de désarmer.


Le langage et la pensée.


En dépit du Cratyle, la science du langage est de formation toute moderne : ce qui n’empêche pas le magnifique domaine qu’elle s’est approprié, dans l’histoire de l’homme parlant et pensant, de constituer l’une des plus remarquables conquêtes de la connaissance positive. Il suffit de consulter les belles leçons d’un Max Muller pour y faire apparaître de merveilleuses avenues d’évolution humaine. Nos plus savants critiques ne peuvent qu’admirer.

De tels sujets ne sauraient se contenter d’indications sommaires. Je voudrais borner mes remarques aux premières vues des rapports délicats du langage et de la pensée. Il ne peut être question d’en aborder l’étude positive en dehors du vif des mots à saisir dans le torrent de leurs évolutions tumultueuses d’homme à homme, de tribu à tribu, de continent à continent. Il y a celui qui parle et celui à qui il est parlé, en un jeu de raquettes où la balle, d’un choc à l’autre, obéit à des complexités de directions dont le fil peut trop souvent nous échapper. S’engager dans l’analyse des plus subtiles activités de la pensée, conscientes ou non, pour en tirer des constances de rapports, est une laborieuse entreprise. Admirons qui ose s’y aventurer, et ne perdons pas de vue que le plus bel hommage est d’une critique raisonnée.

Quand on nous dit que, grâce à la parole, l’homme est le seul être à posséder l’usage d’une voix susceptible d’exprimer des nuances infinies de pensées étrangères à l’animalité, il n’y a point, il ne peut pas y avoir de contestation là-dessus. Mais si l’on prétend faire du langage articulé — qui nous a tirés hors de pair — un don providentiel qui échappe aux mouvements généraux de nos conditions organiques, le devoir du chercheur est de ne se point laisser déloger des cadres de l’observation positive.

Il me sera permis de dire que Max Muller, concluant par « l’origine du langage » ses leçons de philosophie comparée, finit peut-être par où il aurait dû commencer. Reconnaître, avec Platon, que beaucoup de mots viennent de l’onomatopée (où Renan voudrait voir une simple résonnance de l’organisme humain), pour conclure que nos langues actuelles paraissent ne pas s’être contentées de cette procédure, c’est simplement confesser que dans les formations du langage, il y a nécessairement encore trop d’inconnu.

Pourquoi Max Muller, d’intelligence acérée, n’a-t-il pas essayé de franchir inductivement l’abîme qui nous sépare des articulations primitives au delà du sanscrit ou s’arrête généralement l’ardeur de ses investigations ? Nous avons encore des tribus sauvages. N’est-ce pas de ce côté qu’il faudrait regarder ? Quant à l’incommensurable durée des temps qui ont permis de passer du Papou à Shakespeare, peut-il être permis de n’en pas tenir compte ? Il y a tant de relais sur les chemins de la Tasmanie à Stratford-sur-Avon. Harcelé d’une métaphysique qui le pousse, le grand philologue a oublié qu’il y a là des amorces de directions. D’ailleurs, le problème qu’il envisage n’est qu’un processus de dénominations semblable à celui par lequel débute tout enfant : l’imitation d’un son, non pour le vain plaisir d’une inutile répétition, mais — et c’est là que commence le véritable phénomène mental — pour le besoin d’une notation qui permettra d’en évoquer le souvenir en vue d’un classement de rapports.

Que toutes sensations[4], dans leurs complexités, puissent s’exprimer par des complexités de sons, cela n’est pas plus surprenant que l’expression par gestes qui accompagne, chez l’homme et chez des animaux, les émissions de sonorités. Je n’ai garde de confondre les cris des animaux avec la parole articulée de l’espèce humaine. Cependant, avec ou sans les geste, une musique vocale diversement caractérisée, ou même la simple production d’un bruit d’élytres, exprime plus ou moins clairement des réactions de sensibilité selon que peuvent le réclamer les mouvements de l’organisme en action. Le rugissement du lion, les modulations du rossignol ou de la fauvette, le coassement de la grenouille, la note flûtée du crapaud ont, selon le cas, des nuances d’expression. On se donne une inutile peine pour montrer l’abîme de l’émission de voix à la parole articulée.

Le cri est, pour les organismes de la série vivante, un mode primitif d’expression spontanée, conforme aux besoins du moment. Nous ne pouvons suivre à la course ni le cerf, ni le lièvre, ni l’oiseau. L’une de nos revanches est dans la parole articulée. Non pas que l’oiseau, à son tour, soit incapable de sons articulés, le perroquet, l’étourneau, le bouvreuil en témoignent — mais ils n’y voient qu’une gymnastique d’imitation sans aucun rapport avec le sens que nous y attachons. Buffon a remarqué que si le singe était capable d’articuler comme le perroquet, nous ne pourrions l’entendre sans être vivement impressionnés. Cette fantasmagorie nous est épargnée. Ce n’est pas une raison pour aggraver la distance de l’animal à l’homme dans le champ des voies d’expression, en négligeant les indications encore subsistantes dans les passages de l’homme primitif à l’évolution d’humanité.

La parole articulée est un incomparable instrument d’expression organiquement adapté au phénomène mental dont il multiplie les puissances au delà de tout calcul. Que nous soyons conduits, par l’évolution simultanée de nos organes vocaux aussi bien que de nos sensations associées, aux allègements d’analyse qui donnent l’essor à la pensée, je m’en émerveille assurément, mais sans être certain que les autres fonctions de l’organisme humain sont moins admirables — surtout sans me croire obligé pour cela de crier au miracle et de voir « la main de Dieu », comme dit Max Muller, dans ce cas particulier plutôt que dans tout autre phénomène. L’homme a poussé l’évolution des organes de sa sensibilité en cours d’expression jusqu’à des gymnastiques d’assouplissements ou s’ordonnent toutes les nuances de la pensée. Cela signifie-t-il qu’il n’y a pas de pensées sans paroles ? On ne pouvait manquer de le prétendre. L’expérience animale suffit à ruiner cette allégation.

L’animal sent, pense et s’exprime dans la mesure où le lui permettent ses répartitions de sensibilité organique, et l’homme se trouve précisément dans le même cas. Les dispositions osseuses et musculaires de l’oiseau lui fournissent un autre mode de locomotion que le nôtre. Pas n’est besoin d’invoquer « l’âme » pour cela. Nos distributions de sensibilité, avec les réactions vocales qui s’ensuivent, nous font d’autres animations de pensées par l’accroissement et les adaptations de moyens d’expression qui sont autant de points de repère pour de nouvelles pénétrations. Quoi de plus que le phénomène organique de tout moment ? Il me paraît probable que le pithécanthrope, ou l’homme de la Chapelle-aux-Saints, émettaient des sons gutturaux. Jusqu’où risquaient-ils l’aventure, c’est ce que nous ne savons pas. Ce que je sais bien, c’est que ni pithécanthrope, ni homme de la Chapelle-aux-Saints, ne peuvent être détachés de la série vivante ou ils marquent des temps d’évolution, et que la méthode biblique qui prétendit isoler le « premier homme » du monde pour en faire un miracle, ne peut se renouveler à l’occasion d’une fonction particulière, après avoir si remarquablement échoué dans l’explication de l’homme tout entier.

Il faut donc en prendre son parti. En des formes que nous ne pouvons présentement reconnaître, pithécanthrope et homme de la Chapelle-aux-Saints durent fournir des signes de transitions organiques, — des cris de l’animalité aux premières articulations qui allaient constituer l’homme pensant et parlant, — c’est-à-dire donnant cours à sa pensée. « C’est en noms que nous pensons, » a dit fortement Hegel. L’évolution des organes vocaux et cérébraux s’y trouve nécessairement associée. Il n’y a point d’évolution qui ne soit en correspondance d’évolutions simultanées. Ne voyons-nous pas toutes évolutions de complexes voisins tantôt se combattre et tantôt s’entr’aider ? Nous n’avons donc aucun phénomène nouveau à invoquer. Pourquoi s’exclamer spécialement à un phénomène particulier, quand tout ce que nous pouvons faire, du phénomène universel qu’est le Cosmos, c’est d’essayer de le pénétrer ?

Max Muller, qui nous demande d’accepter comme un fait le récit biblique de la création de l’homme formé du limon de la terre et recevant dans ses narines le souffle de la Divinité, ne va pas jusqu’à supposer que « Dieu ait composé pour nous un vocabulaire et une grammaire enseignée au premier homme ». Pourquoi pas ? Il faut, cependant, que l’invention de la langue soit divine ou humaine. Le miracle est partout ou il n’est nulle part. Sur un point d’interrogation on ne peut pas fonder les lois expérimentales de la philologie. En dépit de nous-mêmes, l’infrangible liaison des phénomènes doit nous conduire nécessairement d’un phénomène déterminé à un autre phénomène en voie de détermination. Pas plus de place pour le miracle partiel que pour le miracle total. « Il n’y a dans le monde, prononce Aristote, pleinement confirmé par la science moderne, aucune pièce de rapport sans lien avec le reste, comme dans une mauvaise tragédie. » S’il en était autrement, au lieu d’un univers, il y en aurait plusieurs, et lesquels ?

Max Muller n’avait pas encore appris, à l’école de Lamarck et de Darwin, quelles durées de temps sont nécessaires pour conditionner et développer les gymnastiques de l’habitude lamarckienne, productrice d’animations nouvelles. De ce qu’il conduit toute la phénoménologie du langage jusqu’au « seul résidu inexplicable des racines, » notre éminent philologue en conclut, cependant, qu’il ne peut être question d’une « révélation divine du langage ». « Il est très vrai, dit-il, que le langage a accompli de belles choses, mais il le fait sans le secours du merveilleux, du moins si nous prenons ce mot dans le sens qu’on lui attribue dans les Contes des Mille et une nuits[5]." Y aurait-il donc plusieurs degrés du merveilleux divin ? Ce serait l’heure de nous éclairer sur ce point capital. Mais au delà de ses « racines », l’illustre savant ne veut plus rien connaître. Il en montre le jeu organique, mais refuse d’aller plus loin, bien qu’il s’empresse de reconnaître que, si les racines ne sont plus ni substantifs, ni verbes, dans nos langues actuelles, elles ont jadis rempli ce rôle et l’ont même gardé dans la langue chinoise. Viennent-elles de l’onomatopée, c’est-à-dire d’une imitation de sonorités, ou d’un simple mouvement d’interjection ? Inutiles débats. Max Muller triomphe de ce que nous disons un chien, et non plus un ouah-ouah. La question est de savoir, non si nous disons aujourd’hui un ouah-ouah, mais si nous l’avons primitivement dit, comme le disent encore nos enfants, et comme le disent encore à peu près les Chinois[6].

Raisonnant sur son sanscrit, Max Muller cherche à y rattacher les premières manifestations des pensées de l’espèce humaine. Mais combien de langues existèrent avant le sanscrit ? Qui nous donnera la philologie comparée des langues de nos tribus sauvages ? La question me paraît secondaire de savoir comment les hommes ont formé leurs premiers mots, puisqu’il ne peut me venir l’idée qu’ils aient, d’abord, institué des règles à cet égard. Ils ont fait comme ils ont pu, d’un élan d’empirisme, dans l’effort d’un besoin au delà de l’hérédité. Le mimétisme étant une des sources de l’habitude lamarckienne, il ne paraît pas douteux que l’onomatopée ait été des premières suggestions de la voix humaine comme il en demeure tant de traces dans nos langues modernes. Le perroquet, l’étourneau, le bouvreuil, l’oiseau moqueur ne procèdent pas différemment. Il s’agissait, avant tout, de dénommer. Ce fut le premier stage d’agrandissement du champ de la pensée. D’où vinrent les dénominations diversement proposées, le problème étant d’attacher d’abord aux choses des étiquettes de sonorité ? Combien de siècles purent se dépenser dans ce labeur diversement échelonné de tribu à tribu, de peuple à peuple, c’est une considération de moindre intérêt puisque la durée du temps ne nous fut pas marchandée.

Pendant que s’accomplissait ce labeur d’une évolution caractérisée, est-ce à dire que toutes les tribus, errantes ou fixées, s’appliquaient exclusivement à la création des racines pour en laisser l’usage et le développement aux hommes à venir ? Assurément non. Dénommer fut l’acte décisif par lequel l’activité mentale du pithécanthrope ouvrit peut-être la porte de l’histoire humaine. Mais l’entreprise n’en pouvait rester là. De la même vie que leurs fabricateurs, les mots se trouvaient choses vivantes, avec des réserves de devenir. Ils allaient, dès leur apparition, réagir les uns sur les autres, emportés dans les tourbillons du rêve et de la pensée, en quête de formes d’inconnu à déterminer par des classements de rapports.

Comment ce labeur s’accomplit selon les chances d’innombrables langues, dont beaucoup disparurent après avoir eu de longs jours, c’est une histoire d’inductions plus ou moins scientifiquement fondées. Pour en venir aux racines des langues futures, on s’embarrassa moins d’une doctrine à construire que d’une acceptation de spontanéités concurrentes, favorisées ou entravées par toutes circonstances extérieures. Une seule manière de réaliser, d’organiser la parole, c’était de projeter des sonorités sur toutes choses dans le dessein de les y fixer pour un ordre de repères. À tous moments, d’innombrables répétitions, avec ou sans variantes, allaient inaugurer la mise en marche des mécanismes d’expression dans les complexités croissantes d’un mécanisme d’assouplissement.

On a reconnu que les premières désignations se firent par des mots exprimant l’attribut[7]. Le qualificatif, c’est-à-dire la sensation avant la substance, pour les successives déterminations de l’objet par des attributions de caractères. Le soleil éclaire, échauffe et fait vivre. Le soleil, aussi, dessèche, flétrit et tue. Fragmentés par les besoins de la respiration, les mots, édifices de sons, évoquant l’appareil de nos châteaux de cartes, vont se composer, se décomposer, se recomposer en des séries d’assemblages ou le verbe audacieux ne craindra pas d’indiquer des mouvements de rapports — obsession de notre réceptivité nerveuse hantée de raffinements d’analyses, après les synthèses d’absolu auxquelles elle se sera tout d’abord attachée.

Des rudiments de grammaire se font, se défont, se régénèrent pour des coordinations de rapports dont l’expression soutient, développe, devance même la pensée en voie de formation. La grammaire, œuvre inconsciente d’un consentement commun, est, me semble-t-il, le chef-d’œuvre de l’espèce humaine en action sur elle-même pour des évolutions de mentalité organiques en voie de s’intégrer. L’homme parlant tirera de l’homme pensant des achèvements de pensées que le cri est incapable de déterminer chez les animaux.

Évoluées ou non, les racines, avides de formations nouvelles, ne pouvaient manquer de se faire concurrence, et par conséquent de diminuer le nombre de celles qui sont parvenues jusqu’à nous. « Les dictionnaires sanscrits, écrit Max Muller, nous donnent cinq mots pour main, onze mots pour lumière, quinze pour nuage, vingt pour lune, trente-trois pour carnage, trente-cinq pour feu, etc… » Qu’est-ce à dire ? On nous parle de 500 mots pour le lion, de 5 744 mots pour le chameau, etc., etc. Ce simple fait éclaire singulièrement les phénomènes de la vie des langues, faites simultanément par tout le monde, selon les besoins du jour, comme le démontrent encore nos quotidiennes formations d’argot, devant lesquelles cèdent parfois les plus obstinées résistances d’académie.

J’étais contraint par mon sujet d’indiquer nos premiers éléments de clartés sur les origines du langage qui ne se peuvent disjoindre des origines et surtout des accomplissements de la pensée. Mais de même que je ne me suis pas laissé entraîner aux séduisantes tentations de la psychologie — puisqu’il faut se borner, hélas ! — j’ai dû résister, de même, au plaisir de soulever le rideau qui cache encore à trop de gens « cultivés » le magnifique tableau des conquêtes de la philologie comparée.

Si j’avais réussi à donner au lecteur l’envie de pousser plus avant, il ne pourrait pas trouver de guide mieux informé que Max Muller. L’heureuse surprise lui serait réservée de découvrir les lois naturelles de la formation organique du langage, que l’onomatopée soit, ou non, une résonnance de l’homme, comme le veut Renan. Il comprendrait comment, cherchant à fixer la synthèse avant d’en venir à l’analyse, nous offrons toutes chances aux aberrations de mots, promptes à nous engager en de dangereux détours. Il admirerait les infinies complexités d’une évolution générale ou chaque homme parlant vient fournir son apport, plus ou moins conscient, à l’œuvre grandiose des développements de la pensée, selon la qualité de l’expression qu’il s’efforce d’y attacher. Point d’étonnement si le langage et la pensée de l’homme se commandent l’un l’autre, puisqu’ils sont l’œuvre organique par laquelle l’homme en vient à se construire lui-même, dans les accomplissements de sa plus haute évolution. Il se trouve ainsi que la vie du langage articulé n’est rien de moins que la vie de l’être humain en effort continu de croissance, pour vivre pleinement de la pensée qui fut à la pensée qui sera.

Il s’agit d’étudier les mécanismes, c’est-à-dire les activités vitales du langage, comme nous étudions la vie de la plante ou de la bête. « À cet effet, remarque Max Muller, des patois qui n’ont jamais produit d’œuvre littéraire, les jargons de tribus sauvages, les modulations vocales des Indo-Chinois et les claquements de langue des Hottentots, sont aussi importants et, pour certains problèmes, plus importants que la poésie d’Homère ou la prose de Cicéron. » On compte près de neuf cents langues[8] issues de l’organisme humain, qui, toutes, présentent des traits, communs à grouper, à classer, à interpréter, non seulement dans la formation des racines mais encore dans toutes les activités constructives de leurs évolutions, de leurs aberrations.

Max Muller qui nous dit sérieusement que l’homme parle encore la langue, ou les dérivés de la langue, dans laquelle il s’entretint avec le Jahveh de la Bible, n’en a pas moins dû fonder ses leçons sur les dispositions anatomiques des organes vocaux (dont il a soin de donner des planches) et sur les conjugaisons de leurs activités biologiques. Il nous permettra de nous en tenir à sa méthode, sans en venir, pour la rendre plus acceptable, à la défigurer bibliquement.

Le langage apparaît ainsi comme une procédure naturelle d’expression qui, par des signes de voix articulée, permet de déterminer, d’associer, de dissocier des sensations humaines, c’est-à-dire des images sensorielles tissées en une trame qui constitue la table d’harmonie de notre pensée. Les manifestations de sensations animales tantôt s’emprisonnent de silence, tantôt jaillissent au dehors par des gestes ou des cris qui sont plus souvent d’émotions que de connaissance, selon que leur organisme le permet ou l’exige.

Variés à l’infini, nos gestes accompagnent les signes vocaux pour des accentuations de nuances où la diversité des caractères avive de force, ou estompe de douceur, les traits d’une analyse vocale plus ou moins poussée. Sans rumeur perceptible, l’amibe se déforme pour atteindre l’aliment qui tente chimiquement sa « volonté ». Aux chaînons de vie qui vont suivre, l’animalité s’inscrira dans les luttes pour l’existence par des émissions de voix couronnant le tumulte des activités contrariées ou exaltées. C’est ce lourd héritage d’impressions et d’expressions d’émotivités que l’innocent père pithécanthrope a recueilli, accru, développé, pour le transmettre à des générations humaines qui l’ont porté, en suite de temps incalculables, au point que nous pouvons aujourd’hui constater. Progrès de mentalité dont nous voyons l’un des points de départ dans les insuffisantes coordinations de l’habitude simiesque, et certains points d’arrivée soit dans le pontife à l’autel, soit dans le savant au laboratoire, suivis du métaphysicien aux trop belles foulées.

Comment cette épreuve merveilleuse a-t-elle pu s’instituer, se poursuivre jusqu’à ce jour ? Ce qu’il nous est possible d’en connaître s’insère aux fonctions organiques des entendements en cours d’évolution. Malgré des tentatives qui ne sont point négligeables, nous n’en sommes qu’au seuil d’une psychologie comparée. Au lieu de procéder des premiers états de sensations, dans la série vivante, aux degrés supérieurs de mentalité croissante, on s’est plu à rapporter nos états de mentalité humaine aux successives réactions de sensibilité animale, ce qui nous fait passer du composé au simple, comme pour dérouter l’observation. Notre émerveillement de l’intelligence chez les animaux consiste dans le contraste de leurs accomplissements voisins des nôtres, coïncidant avec l’insuffisance de leur mentalité présumée. Il faudrait simplement voir en eux la manifestation d’entendements primitifs en activité dans les directions du nôtre, et produisant, par conséquent, d’analogues effets par de moindres moyens, comme le paysan qui tait ses calculs autrement que par nos règles, pour d’identiques résultats. Le besoin suggère à l’oiseau qui fait son nid, l’activité des dispositions nécessaires dans la mise en œuvre de ses facultés. En d’autres formes, c’est ce qui se produisit inévitablement chez nos lointains ancêtres, anxieux de conservation. Tout un monde passe ou a passé par les mêmes stages de progressions, et n’a pu survivre que par les successions d’organismes réalisant les procédures d’une continuité d’évolution.

Quelle sévère leçon, cependant, pour la métaphysique de voir l’instinct animal produire les mêmes effets que l’âme divinisée dont nous est échu le privilège. L’âme et l’instinct ne seraient-ils à des degrés divers que des mêmes manifestations organiques ? Entre la fiction et le réel il faut avoir le courage de choisir. « À un crochet peint au mur on ne peut accrocher qu’une chaîne en peinture, » a dit je ne sais plus quel philosophe anglais cité par Taine. L’effort de la métaphysique est d’accrocher son irréel aux réalités de l’organisme vivant.

L’analogie des organes veut que les sensations de l’animal soient de même nature que de l’humain. Je n’y puis voir qu’une distinction de degrés. Dans l’ensemble, nous nous trouvons placés au plus haut point des évolutions accomplies à ce jour. Ce qui n’empêche pas que, par maint diverticulum d’évolution, certains animaux possèdent des affinements de sensations fort au-dessus des nôtres : carnassiers, abeilles, fourmis, oiseaux, et combien d’autres !

Nous parlons, et les animaux n’émettent point de voix articulée. Fondamentale distinction. Pour le langage il faut une puissance d’analyse, consciente ou non, qui permette l’emploi de signes correspondant à des images fixées en des instantanés de notations. Processus spontanés de l’empirisme formateur du langage qui suscita et développa la puissance de classer des mouvements de rapports, c’est-à-dire de penser.

Essayons de concevoir l’état mental d’un être bloqué de perceptions sensorielles à l’enchaînement desquelles les analyses mnémotechniques du langage n’apportent pas leur secours. Comment s’en pourrait dégager ce que nous appelons la pensée, qui veut une liaison d’états de sensibilité ? Les premiers chaînons d’images, sans doute, demeureraient coordonnés dans les premières successions du phénomène mental, mais pour être bientôt rompus, faute de repères, comme en témoignent les animaux par des impulsions à court terme, subitement dissociées.

Les pensées sans paroles, comme dans le cadre de l’animalité, pourront être ainsi de courtes impulsions successives sous la pression de nécessités. Pour les développer, il y faudrait la puissance du signe vivifié par l’abstraction et fixé par la mémoire. La fonction fait l’organe, a dit Lamarck, en ce sens que l’impulsion spontanée du besoin à satisfaire ne s’arrête qu’au besoin satisfait[9], en attendant des sollicitations nouvelles. En suite de quoi l’organisme, progressant, amènera l’araignée à filer sa toile, comme la fourmi-lion à l’établissement de son piège — tous résultats d’une attentive observation, avec des adaptations héréditaires de moyens. Une puissante impulsion de sauvegarde conduira l’oiseau à se défier du grain dans des lignes d’arrangements qui ne sont pas ceux de son expérience. Enchaînements rigoureux qui s’interrompent tout à coup, par carence des jalons verbaux de mnémotechnie, aux moindres changements. C’est ainsi qu’une abeille, à quelques pas de sa ruche déplacée, ne peut retrouver sa demeure, et qu’un pigeon voyageur récemment installé dans mon colombier y revint, après deux jours d’absence, mais sans pouvoir rejoindre sa femelle sur ses œufs, parce que l’entrée oblique, à vingt centimètres de distance, exigeait un degré d’observation au-dessus de ses moyens. Nous ne savons rien des repères de l’oiseau migrateur impliquant des achèvements de sensations inconnues.

Tout animal a ses cris d’appel, d’intonations appropriées, sans doute, à toutes nuances de relations. Peut-on inférer de l’oiseau que la parole de l’homme ait commencé par un chant ? Le verbe, d’une composition de cadences, serait un son que, pour les besoins d’une activité supérieure, nous aurions cessé de filer. La recherche d’une netteté de propos manifesterait le sens de l’évolution.

Un très long temps, sans doute, fut nécessaire à l’assouplissement des cris rauques du premier sauvage, par des gymnastiques du gosier permettant des flexions représentatives d’un enchaînement de sensations à transposer sur un clavier d’émissions vocales. Issue des conformités d’organismes différenciés, l’œuvre dut se poursuivre par des traits communs et différents à la fois dans tous les groupements d’humanité.

Le point à retenir est de la spontanéité générale de la procédure organique qui mit successivement tous les peuples au chantier, sous l’impulsion d’une recherche générale des combinaisons vocales de plus en plus complexes pour répondre à toutes les nuances d’expression. On ne peut qu’admirer la puissance d’un ensemble d’évolutions organiques où l’inconscient et le conscient mêlèrent leurs plus hautes activités en vue d’ouvrir la voie au potentiel humain d’une pénétration des rapports. L’enchaînement des phénomènes organiques fera celui de la procédure verbale tendant à les transposer.

Les langues se trouvent ainsi le produit d’un effort commun des volontés humaines dûment coordonnées. Nous avons, tous les jours, sous les yeux le spectacle des courants de mentalité populaire par l’effet desquels les manifestations du vocable, communément surgi, imposeront des directions particulières de pensée. À tout moment, ainsi, les langues continuent de se faire sous nos yeux. Produits d’évolutions liées, elles poursuivront leurs développements sans relâche dans l’effort incessant de connaître, jusqu’au jour où, pour quelque cause que ce soit, s’arrêteront nos destinées.

Les hommes d’intelligence éclairée ont eu et auront toujours plus de part dans les structures supérieures de l’œuvre évolutive. Mais il est assez visible que, par la multiplicité et les répétitions de l’usage, le nombre n’a pas manqué de faire prévaloir, pour un temps, ses lois du parler[10]. On n’en devait venir de l’argot aux académies de grammaire que lorsque celles-ci étaient déjà superflues. Toutes ces sensations, productrices d’images simultanées ou successives, se précipitent en flots pressés, s’écoulent comme un torrent irrésistible qui entraîne et détermine, par toutes composantes de concours et de résistances, les coordinations de notre vie mentale, de notre personnalité.


Les images associées ou dissociées.


Chacun peut voir que la sensation se résume en des vibrations de l’organisme nerveux qui arrivent à l’état de conscience grâce au véhicule de l’image par des pénétrations accélérées. Ces images synthétisent le phénomène, le manifestent en des aspects qui permettent et même commandent toutes combinaisons dont le classement nous serait interdit sans le recours des signes vocaux. C’est en ce sens que la parole articulée est la condition primordiale de notre pensée d’homme en évolution.

Nos idées abstraites (dissociations d’images) n’étant de compte que par les signes vocaux qui les figurent, et nos associations d’images ne révélant que les produits de sensations répétées, l’office de la parole sera principalement de les coordonner. La bête demeure court, faute de pouvoir abstraite et parler. Apparue l’abstraction, la généralisation ne se trouvant possible que grâce au concours de la voix articulée, l’homme sera pensant et parlant d’un même effort de volonté.

La dissociation (l’abstraction) détache de l’instantanéité de sensation certains caractères fictivement isolés par des mots évocateurs, pour des constructions verbales de rapports. Formules d’une algèbre qui nous fournit subjectivement la solution de problèmes d’objectivité. Nous savons très bien qu’il n’existe ni a, ni b, ni x. Et pourtant, a, b, x et autres signes congénères, considérés comme valeurs, nous conduisent à des mouvements de connaissance que nous pouvons rapporter aux objets. De ce point de vue, l’algèbre elle-même n’est qu’un système de généralisations poussées jusqu’à l’abstraction. Avec cette différence que c’est un système élaboré pour le calcul, tandis que l’abstraction, opérée sur le phénomène sensoriel, est d’une inconsciente spontanéité de réaction organique.

Caractéristique de la mentalité humaine (on ne saurait trop le redire), l’abstraction a les notations de la parole pour condition nécessaire. Les animaux pensent à leur manière, mais puisqu’ils ne parlent pas, ils sont dans l’impossibilité d’abstraire, et par conséquent d’instituer les mouvements de pensées par l’activité desquels nous pénétrerons dans des subtilités de rapports dont l’accès leur est interdit.

Max Muller, en reconnaissant qu’on ne peut penser sans mots, a simplement constaté que l’expression exige l’entrée en jeu du signe représentatif. Que pourrait être une pensée sans formule limitative ? Rien de plus qu’un court enregistrement de réactions sensorielles, comme chez les animaux. Autant dire des à-coups d’expression en rupture de continuité, faute d’une liaison de signes, mais conservant une valeur cogitative par une liaison des premiers enchaînements. Ni l’observation, ni l’imagination ne font défaut à l’animal. Mais pour l’enchaînement continu, il faut attendre l’évolution d’humanité.

L’évolution apporte toutes accentuations de l’individualité au cours de la série des êtres. Le Moi grandit par les classements de la généralisation couronnés de la procédure abstractive, pour des assouplissements d’imagination qui nous permettent, grâce aux signes de voix articulés, des finesses d’analyses dont la ténuité nous fera pénétrer en de nouvelles profondeurs de rapports. De là le juste orgueil d’une subjectivité croissante qui s’empare du monde pour le comprendre, pour le juger.

Nous n’en serions pas moins promptement à bout d’entreprise, si nous essayions de parler — c’est-à-dire de penser dans les conditions ou la parole nous a portés — en renonçant à tout usage de l’abstraction. C’est donc une activité d’imagination, une évocation d’irréel, dont la mise en œuvre nous ramène, comme en algèbre, à des positivités de rapports. Je ne m’aventure qu’avec une extrême prudence en ces considérations redoutables. Une élémentaire probité ne m’a pas permis de m’y dérober.


L’abstraction.


Ayant pris acte du phénomène organique et des vertus d’un subtil accomplissement où se découvre le plus haut effort de l’homme pensant, quoi de plus naturel que de se demander si la délicatesse du mécanisme ne comporte pas d’inévitables dangers ! L’abstraction qui fixe d’un signe vocal un caractère fictivement détaché de l’image sensorielle — blancheur, bonté, vertu, etc., — ne va-t-il prolonger cette dénomination d’existence apparente au delà des nécessités de l’opération mentale qui la justifie ? En d’autres termes, l’effort d’imagination qui, par une procédure de fiction, nous ouvre un champ d’assimilation dans le monde élémentaire, pourra-t-il s’arrêter de lui-même au point où l’œuvre de subjectivité s’achève au butoir de l’objectivité ?

Le mot abstrait est, simplement, au fond, la représentation d’une hypothèse provisoire que la loi même de son effort — et, à plus forte raison, de son succès — tend inévitablement à prolonger, à fixer le plus longtemps possible. La même faculté qui, par un artifice verbal, extrait arbitrairement un des caractères de l’image sensorielle pour la réaction vocale, évocatrice d’une apparence concrète, n’est-elle pas invinciblement conduite, par les facilités ainsi obtenues du langage, à pousser, sans arrêt, la fiction d’une réalisation commencée ?

La grammaire, qui devra donner plus tard un premier avertissement, ne peut que suivre la formation du langage, non le précéder. Quand l’homme s’avisera d’une analyse grammaticale pour donner forme de règles aux coordinations spontanées de l’organisme mental, l’installation d’accoutumance du conscient dans l’inconscient nous aura d’avance accommodés à toutes déviations.

C’est ainsi que la qualité, distinguée fictivement de la « subs » tance par le vocable, a fatalement pris rang d’existence objective, dans les coordinations de notre pensée. Nous tenons là l’ultimité du phénomène, l’abstraction réalisée de Locke, qui, par la personnification du verbe abstrait, va devenir mère des théologies de tous dogmes et des métaphysiques de toute ingéniosité. Une déviation de la pensée dans l’inconscience du glissement des mots. Cette aberration de la parole et de la pensée enchaînées, personne ne se fera faute de lui faire confiance pour la développer à l’infini. Des savants eux-mêmes n’en sont-ils pas venus à nous parler d’une dématérialisation de la matière pour instituer un culte « scientifique » de l’énergie, c’est-à-dire d’un vocable d’abstraction qui ne nous représente rien en dehors de la substance hors de laquelle il ne peut se manifester.

La nécessité où je me trouve d’entrer dans le mécanisme des abstractions divinisées, est mon excuse pour appuyer sur les circonstances du phénomène dans l’espérance d’accroître toutes chances de clarté. Car il faut pénétrer jusqu’au cœur de nos disciplines de transpositions et d’interprétations, subjectivement compartimentées, qui donnent vie à nos pensées, et que, pour cela précisément, nous tendons à réaliser au delà de nous-mêmes. Allez donc dire aux gens que le mot n’a pas nécessairement une correspondance d’objectivité, et qu’il ne suffit pas de nommer Dieu pour le réaliser[11]. Nos imaginatifs hausseront les épaules. Que font-ils, cependant, sinon de se prendre avec ferveur à des sonorités de verbalisme leur permettant d’exprimer l’absolu, c’est-à-dire l’inexprimable, par de simples négations de relativités[12]. Ils peuvent fabriquer des mots qu’ils adorent, mais cela n’en fait pas des réalités.

En résumé, sous mille formes d’inconscience, nous nous efforçons de penser notre vie dans un monde d’entités magiquement substituées au monde de réalités positives où nous sommes survenus. Fabricateur de son propre miracle, l’homme se laisse prendre puérilement à la virtuosité du mécanisme par lequel il s’écarte du réel pour le mieux aborder, sans comprendre que sa condition lui commande de se mouvoir dans le cercle élémentaire où sa loi le tient attaché.

Par l’élan d’imagination qui devance nos moyens de connaître, comme par les contrôles incessants de l’observation, nous nous acheminons peu à peu vers une approximation plus serrée des mouvements de rapports. De notre propre effort s’accomplit ainsi l’évolution vivante, de notre pensée. Nos approximations au jour le jour constituent le corps de notre connaissance. La loi de l’homme, inséparable des lois du monde, se trouve ainsi d’incohérer de moins en moins à la recherche de la cohérence absolue dont l’accès lui est interdit. Que sont nos hypothèses scientifiques les plus sévèrement établies, sinon des échelles de fortune pour atteindre chanceusement des degrés d’expérience provisoire à consolider ? C’est l’installation de notre « connaissance », et le débat demeure ouvert entre ce que nous pouvons dire et ce que nous pouvons contrôler.

Quel plus noble emploi de notre vie que cet ingrat et magnifique labeur ! L’insuffisance de nos moyens, n’est-ce pas notre titre d’honneur devant l’œuvre en accomplissement ? Sans s’être donné la peine d’apprendre, notre Divinité, nous dit-on, connaît tout. Pauvre mérite, en vérité. Parce que l’effort m’est réservé avec ses joies, ses déceptions, ses douleurs, n’ai-je pas le droit de juger plus noble et plus belle ma destinée d’homme au labeur de grandir ?

Pour la reconnaissance du « caractère divin » qui s’annonce comme définitive par les voies de la Révélation, elle ne peut progresser puiqu’elle ne veut pas reconnaître qu’elle puisse défaillir. Le Dieu de l’homme primitif n’en peut pas savoir plus long que son humain créateur : cela se voit à ses déclarations. De même pour tous les Dieux qui vont suivre. Moyennant quoi, « la science » de nos livres sacrés ne put obtenir que boules noires au certificat d’études positives. De plain-pied, nous voyons, en revanche, la connaissance humaine, toujours de relativité, errer, choir, et se relever par des suppléments d’expérience constante qui frayeront la voie aux interprétations à venir.

Le dogme se déclare infaillible. Regardez-le se contredire, comme l’humain lui-même, en tous âges, en tous pays. Il devait réaliser dans tous les esprits l’unité de la connaissance humaine. Les cultes, jusqu’à ce jour, n’ont pu que s’entre-déchirer. Cependant, l’enquête d’expérimentation poursuit sa route, impassible, et sur ses relativités mêmes se fonde ce consensus universel que la « Révélation » grandiloquente n’a pu réaliser. La philosophie positive du monde et de l’homme s’est donné pour tâche de coordonner les doctrines de généralisations parmi lesquelles la métaphysique exerce encore ses ravages. Fera-t-elle un jour l’unité parfaite du monde pensant ? La libre disposition des moyens organiques et la diversité des caractères ne me permettent pas de le croire. Relativité et unité totale s’excluent trop clairement.

La connaissance humaine veut le courage de différer. Les divergences ancestrales des esprits sont encore trop profondes pour être ramenées, en des temps accessibles, à d’universelles prévisions de cohérence générale dont on puisse faire état. Prenons acte de ce qui est. Et, contrairement aux apparences, la difficulté sera peut-être moins encore des doctrines elles-mêmes que des intérêts généraux qui viennent s’y agglomérer. Les opinions les plus bruyantes ne poussent pas nécessairement leurs racines jusque dans les ultimes profondeurs du Moi conscient. Contradictions d’intérêts ou de croyances, rien ne donne à penser, dans l’histoire des évolutions accomplies, que les hommes pourront cesser un jour, puisque divers, d’être intellectuellement divisés. Dans l’ordre dispersé se déroule la marche à la connaissance. Le mobile consensus ne peut se faire que sur des parties d’observation vérifiée.

Dans les champs de l’imagination, comme sur les interprétations mêmes de l’expérience, l’occasion de se contredire ne cessera d’être prodiguée à nos neveux jusqu’aux éclats de lumière sur quelque point que ce soit. Ce n’est pas la science, c’est l’Église qui a besoin d’un assentiment silencieux. Sur les données acquises de la connaissance, qui vont toujours croissant, l’accord universel continuera de se faire, de se développer, sans aucune peine, tandis que la « Révélation » cherchera vainement des auditeurs à foudroyer. Dans la complète liberté de dire, la science, impassible, poursuivra son chemin.


Le nom personnifié, divinisé.


Le ciel s’offrait à tous les yeux avec son soleil, ses astres, ses nuages mouvants. Aussi l’océan tourmenté, la terre avec ses animaux, ses plaines, ses montagnes, ses fleuves, ses tempêtes. Les premières réactions de l’intelligence, quand se présenta l’idée de la plus vague analyse, ne pouvaient être, aussitôt le stage de la parole franchi, que d’assigner aux choses un nom pour des ébauches de classements. Aux livres saints le souvenir en est demeuré. Dans la Genèse d’Israël, c’est l’homme lui-même qui impose ce nom par la vertu de sa voix articulée, tandis que dans les cosmogonies de l’Inde, c’est le Dieu lui-même qui donne cette première leçon de langage à l’homme désemparé.

« C’est en noms que nous pensons », remarque Hegel, ainsi que j’ai déjà noté. Mais ce nom, sur quoi le fonder ? De premier mouvement, la question se trouva résolue. Quelle autre désignation possible, en effet, que celle de notre sensation ? L’attribut, le qualificatif, exprimant l’effet produit sur nos sens, s’imposait en l’absence de toute autre ressource d’expression. Pour l’Aryen des Védas, le ciel fut Dyaus, c’est-à-dire rayonnant, brillant : qualification pour dénomination.

Il s’agissait d’abord de distinguer l’objet. Mais le même qualificatif pouvait aussi bien convenir, selon les circonstances, à d’autres phénomènes. Le soleil n’est pas seul à briller. C’est ainsi que l’adjectif, sans ombre d’analyse, se trouva bientôt promu à la dignité de substantif dénominateur. Dyaus devient le rayonnant, le brillant, par excellence. Dès lors, le ciel aura son nom particulier ; donc les contours d’une réalité individuelle. Ainsi le mot Dyaus qui n’est que le nom d’un astre éblouissant, passera, avec les migrations du sanscrit, au grec Zeus[13], Theos ; au latin, Deus ; Dies, le jour ; Dies-Pitar, Jupiter, le Jour-Père ; au français, Dieu, etc… Ironie de penser qu’un de nos premiers Dieux fut de la voûte lumineuse. (Varouna dans l’Inde, Ouranos chez les Grecs), qui n’est qu’une apparence. Mais que faut-il de plus pour une Divinité ?

Ce déplacement verbal, d’inadvertance imposée, ne fut qu’un simple écart de langage, mais entraînant avec lui, par la fixation du nom dominateur, la suggestion d’une figure de personnalité en action. Avoir un nom, c’est s’individualiser, être d’une vie particulière. Quoi de plus naturel que d’assimiler les énergies ambiantes, dont le tumulte nous harcèle, à l’énergie personnelle d’un Moi, comme celle que chacun sent vivante au fond de lui-même ?

Les rudimentaires intelligences y coururent d’élan. Et, du même coup, toutes les puissances mondiales, passées, par le glissement des mots, de l’état d’attributs au rang de personnalités, prirent aspects de volontés maîtresses de l’homme et de son univers. Redoutable déviation du verbe, entraînant celle de la pensée. Une originelle doctrine des choses surgit par là d’emblée, suivie d’une obsession de rites qui vont prendre possession de nos émotivités.

Tout cela par la vertu des abstractions réalisées[14] — réalisées jusqu’à la personnification — donnant une apparente forme d’existence individuelle à la simple déformation d’un mot qui n’exprime rien qu’une réaction de notre subjectivité. Capitale ressource du langage demeure cette faculté d’abstraire, c’est-à-dire d’isoler subjectivement un caractère, une qualité de l’objet par le moyen d’un verbe sans correspondance objective. Il y a des objets blancs : il n’y a pas de blancheur. Il y a des hommes honnêtes : l’honnéteté n’est qu’un nomvsans existence particulière.

Les abstractions réalisées sont ainsi devenues des abstractions personnifiées, divinisées. La sagesse, la justice, par exemple, qui n’expriment que des caractères d’humanité, se sont trouvées Déesses avec des temples et des honneurs — encore aujourd’hui figurées par des statues, tombées des célestes hauteurs au rang modeste de symboles ou d’allégories — caput mortuum de Divinités déchues. C’est ce que Locke appelait : « prendre des noms pour des choses ». Combien plus de périls encore à prendre des noms pour des Dieux[15] !

Max Muller lui-même, qui se donna tant de mal pour ajuster sa haute science aux conditions du Dieu officiel de nos jours, s’est vu contraint de souscrire à l’observation de Locke en ces termes formels : « Les nations de l’antiquité ont laissé prendre le caractère de puissances surnaturelles ou de personnalités divines aux noms des objets naturels, tels que le ciel, le soleil, la lune, l’aurore, les vents. Elles ont offert un culte et des sacrifices à des noms abstraits, comme le Destin, la Justice, ou la Victoire. » Que de grâces si le mal n’eût été que des « nations de l’antiquité » ! Le savant mythologue n’a pas voulu pousser son investigation jusqu’à nos jours. Notre laissé-pour-compte de statues animées n’a qu’insuffisamment retenu son attention. Mieux que personne, pourtant, il eût pu voir comment les abstractions continuent de s’incarner à nos yeux en des personnages de mythes divinisés. L’Immaculée Conception, représentée par une statue offerte aux adorations, est l’une des plus notables au présent jour.

On comprend ainsi que Démocrite, devançant Locke, ait comparé les mots à des statues vocales, c’est-à-dire à des formations de sonorité revêtues des apparences d’une vie dont notre inconsciente puissance de réalisation aura bientôt fait des personnalités divines. Statues d’abstraction, personnages de mots déifiés. « La langue, cette mère des Dieux », a dit un Allemand ! Nomina, Numina, avaient prononcé les Romains. Ce sont les noms qui nous ont fait des Dieux. Le phénomène est d’une telle clarté qu’Hésiode ne songe pas même à feindre de s’y tromper. Loin de là, le chantre des dieux se plaît à montrer tout à nu l’impénitente candeur d’une âme de poète dans ses crises d’hallucinations : « Hys, fille de l’Océan, s’unit à Pallas et eut de lui l’Ambition, la Victoire, la Force, la Puissance, glorieux satellites de Zeus. » Où peut-on voir plus clairement la dérivation du mot abstrait à la réalité ?

Nous sommes à la source de la fameuse lutte des Nominalistes et des Réalistes qui dressa les uns contre les autres, au Moyen Âge, ceux qui ne voyaient dans les mots que des verbes correspondant à des formes de pensées, et ceux qui y voulaient faire vivre l’absolu d’une réalisation. Tout le scénario de la théologie se trouvait en cause, et, de ce point de vue, rien n’est plus instructif, dans l’histoire de l’esprit humain, que l’analyse, même sommaire, des arguments échangés. On peut dire que l’avenir de la pensée humaine se joua dans cette partie. Il nous paraît, aujourd’hui, que la position des Réalistes ne pouvait pas être sérieusement défendue. En ce temps-là, c’était une autre affaire, et les invectives et les excommunications prouvaient assez que le dogme était en jeu. Abélard ne put sauver sa position que par le distinguo du conceptualisme, et sa déplorable fin fut jugée châtiment du Ciel.

Plus tard, pour se moquer des réalistes, après avoir été des leurs, Occam s’amusait à dire : « Ne créons pas plus d’êtres qu’il n’est nécessaire ». On en avait créé autant qu’on avait pu. On continue encore — syncrétisés en un Dominateur unique, qui ne fait qu’assumer toutes les responsabilités de l’univers pour s’en décharger allègrement sur nous.

Y a-t-il, enfin, un plus bel exemple d’abstraction divinisée que le culte laïque de la Déesse Raison, célébré à Notre-Dame par de puérils « révolutionnaires » qui, prétendant bouleverser de fond en comble la vie mentale du genre humain, n’avaient rien trouvé de miens, pour faire pièce à l’Être suprême de Robespierre, que de diviniser une faculté de l’intelligence, c’est-à-dire un état organique de l’homme, sous la figure d’une Déesse plus proche de l’humanité : la Raison[16]. Fut-il jamais tel aveu d’impuissance de « révolutionnaires » à qui la faillite de l’ancien régime avait imposé le devoir de réviser leurs propres conceptions pour se faire une nouvelle destinée ? Seizième et dix-huitième siècles avaient dûment préparé le labeur. D’un terrible fracas de paroles, que vit-on sortir ? Une métaphysique révolutionnaire, une métapolitique à blanc. Des principes divinisés, sans que personne s’enquît si le problème n’était pas moins de les proclamer que de savoir comment l’homme se trouvait en état de se les assimiler pour une pratique ultérieure. Liberté, Égalité, Fraternité !

Pour la révolution totale de l’humanité présente et future, la Déesse Raison faisait simplement reparaître les anciennes visions d’apparences où notre trop faillible faculté de connaître s’était laissé dévoyer. Dans l’espérance de nouveaux chemins on revenait bruyamment à l’ancienne impasse d’une idéologie sans substratum profond. Trop significative leçon ! Les hommes qui se proposaient de substituer le gouvernement des idées aux violences de la Divinité déchue ne découvraient rien de mieux que de rendre hommage à d’autres vocables pour l’imprévu maintien des effets condamnés, quand la question était d’agir les « idées », au lieu de les parler.

Sous ce titre : Le Triomphe de la République[17], une gravure en couleur, d’après Boissieu, nous révèle avec une touchante candeur l’idylle rationnaliste de ces temps. Du Sinaï révolutionnaire, le buisson ardent, couronné d’un cartouche où s’inscrivent, dans les éclairs, l’Acte constitutionnel et les Droits de l’Homme, lance des foudres qui vont frapper l’hydre symbolique de toutes les abstractions ennemies dont les représentants tendent hors de la mare infernale des mains désespérées. Cependant, sur des plateaux champêtres, autour de l’abstraction Liberté (réalisée sous la figure d’un arbre paradisiaque) des villageois, les yeux au ciel, dansent joyeusement en rond, imités d’une troupe d’enfants, tandis que d’autres préfèrent le classique déjeuner sur l’herbe, en quoi le réalisme de l’idéologie finit par s’affirmer. Toute la nouveauté était que la Déesse au bonnet phrygien avait remplacé Jahveh. Une révolution, sous les espèces d’un recommencement. Quand vint le temps de faire autre chose que de danser, l’action « humanitaire » ne put que reparaître avec les violences dont l’Église et, par elle, l’État, avaient donné l’enseignement[18]. Les enfants quitteront donc leur ronde pour aller mourir, sous Napoléon, dans les neiges de la Russie, sans même se demander ni pourquoi, ni comment.

On avait voulu délivrer le monde. On n’avait même pas pu se délivrer soi-même des primitives procédures d’intelligence qui avaient immobilisé l’homme dans le culte des entités. Le Triomphe de la République avait changé le nom des idoles. Bientôt, au travers des batailles, une autre idole brutalement personnalisée allait frayer ses voies. Quand l’homme aura fait justice de toutes tonnes d’idolâtries, peut-être se résoudra-t-il à se contenter d’être pleinement lui-même, avec le regret de n’avoir pas commencé par là.


Les mythes.


Pour nous achever, voici que la métaphore, légitime et magnifique opération de l’esprit, va créer et faire vivre les mythes en des aventures de rêves dont le pullulement et la confusion nous installeront au cœur d’un monde imaginaire où des conjugaisons de Dieux et de Déesses figureront des phénomènes cosmiques personnalisés[19]. La métaphore n’est rien qu’une comparaison plus ou moins suggestive, qui, par des évocations d’analogies, nous permet de substituer des mouvements de figures vivantes aux successions d’images venues de la sensation.

Point d’abstraction, point de métaphore, et notre pensée serait sans ailes, et notre langage articulé n’aurait pas conquis pour nous des hauteurs de domination. Cependant, il y a des contreparties de tout, et la beauté de cette prodigieuse envolée d’images vivantes se rachète par la difficulté de nous retenir sur les pentes des fictions, où trébuche notre raison raisonnante au contact des figures de sonorité.

Si nous en devons croire des auteurs, cette automystification du langage, signalée chez les peuples aryens, ne se rencontrerait pas au même degré dans les langues sémitiques à cause de la racine du mot, toujours dominante, qui ne permettrait pas l’illusion. Ici, ce serait l’idée de la Puissance abstraite sans forme, sans couleur, et, partant, sans images, qui resterait souveraine.

Je vois bien, en effet, que le sémitisme n’a point de mythes au sens hellénique du mot, et semble même, comme l’Asie primitive, proscrire les figurations — sa poésie aptère se refusant à cette transposition du rêve. Mais il n’en a pas moins personnifié la manifestation des phénomènes, séparément ou dans leur ensemble — polythéisme ou monothéisme — après avoir passé par la suite des originelles idolâtries. La structure de la langue me paraît simplement demander une procédure différente des mêmes opérations de mentalité profonde pour arriver aux mêmes fins.

Comme je l’ai noté, la manifestation des phénomènes suscite en nous l’idée d’une Puissance que nous supposons volontaire par analogie avec ce qui se passe en nous. Pour l’exprimer, l’Aryen peut prendre l’attribut physique à dramatiser, et le Sémite, l’attribut non figuré, faute d’une suffisante fertilité d’imagination. Sans le secours des images pour rêver, le Sémite se donnera (et nous a même donné) un Dieu hors des déterminations de l’Indo-Européen, qui a pris sa revanche avec sa Trinité, sa sainte famille, et son peuple innombrable de saints évoquant le souvenir des héros légendaires de l’Hellade. Combien d’analogies dans ce qui paraît superficiellement différer !

Le caractère des premières idolâtries sémitiques fut nécessairement conforme, comme partout, aux données provisoires d’une superficielle observation. L’idée abstraite de Puissance demeure, à travers tout, de même effet, puisqu’elle ne diffère de l’anthropomorphisme mythique que par des contours moins précis d’une personnification supérieure où demeurent attachées toutes les violences d’un arbitraire sans frein.

Max Muller nous fait toucher du doigt le contraste d’Eschyle montrant « la pluie qui tombe du ciel amoureux pour féconder la terre », et de Job qui, pour le même effet, charge son Dieu prosaïquement « de crever lui-même les outres du ciel ». Qu’y a-t-il au fond de cette différence ? Richesse, ou pauvreté d’images. De formations diverses, les mêmes états de mentalité ne pouvaient manquer de se rejoindre pour suivre le même cours. Combien plus simple et plus difficile en même temps de dire tout uniment : « Il pleut[20]. »

Le mythe n’est donc que l’affabulation métaphorique des phénomènes représentés par de fictifs personnages d’abstraction vivifiée, dont les activités individuelles manifesteront les rapports des mouvements du monde qui se déroulent sous nos yeux. C’est ce qu’exprime ainsi M. Decharme : « Le mythe est l’acte inconscient et nécessaire par lequel l’esprit de l’homme, encore incapable d’abstraction mais non de métaphores, en vient à concréter les mouvements des phénomènes pour les faire vivre en figures de surhumanité ». Poème des exploits divins, où l’homme, toujours victime de sa propre duperie, se laissera détourner des phénomènes impersonnels par les vocables de personnalités qui vont traduire en action dramatique tous phénomènes mondiaux dont l’observation positive se trouve, à ce moment, hors de portée. Qui ne sait aujourd’hui, par exemple, que le mythe de Démèter et de Hadès, avec le séjour de Perséphone partagé entre la terre et les enfers, n’est qu’un schéma dramatisé de l’alternance des saisons.

Selon les lieux et les temps, le même Dieu se trouvait le héros de mythes différents, parfois inconciliables, et, malgré tout, souvent confondus. J’ai déjà fait remarquer que le soleil éclaire, échauffe, féconde la terre, ou dessèche, brûle et tue. Pour dire ces œuvres contradictoires, ne lui faut-il pas des noms différents, puis des fables tout opposées ? Jaillissant de l’homme en une effervescence de rêves, tous les mythes, en foule pressée, s’élancent éperdument à la rencontre les uns des autres, pour

s’entre-croiser, se rejoindre, se superposer, se séparer et reprendre la suite d’aventures dont la trace souvent s’est perdue. Comment se reconnaître dans cette folle jungle de végétations emmêlées[21] ?

En ces âges de jeunesse, la connaissance était de poésie, c’est-à-dire d’une action fictive qui ne pouvait pas se distinguer encore de notre actuelle conception de la positivité. La joie pour le poète était de voir fuser des Divinités de ses lèvres, comme perles, diamants, rubis, aux princesses de féeries. Rien pour

régler l’essor de ces folles envolées. Les poètes chantaient, et les hommes se laissaient ravir à l’extase. Mais il fallait retomber sur la terre, où la prose attendait son jour.

Peut-on vraiment s’étonner si la morale de l’Olympe n’était pas exemplaire ? En pouvait-il être autrement, lorsqu’une simple conjugaison de phénomènes se traduisait en l’union, plus ou moins scandaleuse, de personnages divinisés ? Pour expliquer l’immoralité des mythes helléniques et les unions trop libres dont les chrétiens faisaient si grand tapage, on a voulu que les cultuels de ces âges n’aient vu dans leurs Divinités que les objets ou les phénomènes représentés : astres, nuages, vents, mers, fleuves, montagnes, forêts, dont les rencontres symboliques étaient, comme un problème de mécanique, étrangères à toutes questions de moralité. Pour les obscurs débuts du mythe, cela ne paraît pas probable, puisque ce serait renverser l’opération mentale qui fit un Dieu d’un fleuve ou d’une montagne. Il fallait, au contraire, qu’avec le temps, la dépersonnalisation du mythe en vînt à s’accomplir. La moralité grecque peu différente de la nôtre, mais moins prompte à s’alarmer, peut-être, était exempte de tartuferie. Mêmes spectacles de l’Olympe et de la terre habitée.

Avec les âges, la foi active des païens vint sans doute à décroître, comme celle des chrétiens d’aujourd’hui, ainsi que l’exige la loi d’universelle évolution. Mais, de tout temps, quand l’Hellène disait Arès, Aphrodite, Héphaistos ou Poseidon, il voyait une magnification du personnage humain, comme en témoigne le théâtre d’Aristophane, et le voulait humain de tous les points de vue. Pourquoi s’étonner des folles amours de Zeus, ou de la fameuse surprise d’Arès et d’Aphrodite sous le filet d’or de l’époux offensé ? Mêmes organismes, mêmes activités de la vie.

L’évolution de la morale est depuis assez longtemps reconnue, pour que nous n’éprouvions pas trop de surprise à voir les humains, créateurs de mythiques Divinités, s’accommoder paisiblement de mœurs dont la pratique était alors, comme aujourd’hui, de la commune humanité. Les monarques d’Asie nous ont donné de leur éthique de regrettables témoignages. Les Ptolémée se faisaient un devoir d’épouser leur sœur. Et quand Auguste envoyait simplement sa litière aux grandes dames romaines qu’il voulait honorer de ses faveurs, il ne faisait que préluder à tous les débordements de la décadence que son sort fut d’inaugurer. Comment donc s’étonner si l’homme, fabricateur de Dieux, ne put que les faire à son image ? Corneille flétrissait, avec Polyeucte, les adultères de l’Olympe. On ne voit pas que Louis XIV l’ait scandalisé.

Le mythe n’était point de dogme. Voilà ce qu’on oublie. Ses légendes fantastiques avaient probablement moins de dangers, pour des peuples poètes, que tels de nos romans modernes dont la licence ne s’arrête pas toujours où il faudrait. Que les inconscients créateurs de personnages mythiques se soient laissé entraîner par l’affabulation de leurs romans divins, jusqu’à symboliser mythiquement toutes manifestations d’humanité, une impérieuse logique devait les y contraindre. Ils ont conçu et fait en hommes de leur temps. Et les mêmes lois d’atavisme, qui leur ont permis de résister si longtemps aux interprétations d’expérience, les ont contraints, par force d’accoutumance, à se présenter à nous tels qu’ils furent aussitôt après la feuille de figuier.

Si je n’étais en danger d’offenser trop de mes contemporains, je rappellerais à quelles défaillances la mythique chrétienne eut le malheur d’aboutir. On ne peut ignorer que les couvents de l’ancien régime ont fini dans d’incroyables licences. Qu’eût dit notre bon Polyeucte d’Alexandre VI et de tant d’autres ? Quelle innocence du cornélien briseur d’idoles de prendre pour des romans d’éducation, de simples fictions de langage adaptées à la figuration des phénomènes mondiaux ! Avant de se livrer à ses débordements d’intolérance, que n’avait-il médité en compagnie de Lucrèce, de Cicéron, de Varron ? Que ne s’éclairait-il dans la conversation de ses contemporains ? Je ne dis rien des philosophes grecs, maîtres de la pensée romaine, dont toute parole eût dissipé sa méprise d’enfant. Des hommes qui allaient diviniser Auguste et ses successeurs avaient pris la trop juste jauge de leurs Dieux.

Par la métaphore vivante du mythe, les personnages divins se sont mis en mouvement. Ils étaient puissances impersonnelles avant d’être dénommés. Avec le nom, nous leur avons donné la vie, une vie personnelle, fictivement supérieure à celle qui nous fut mesurée. Ils en ont fait usage. Notre histoire ne sera pas moins des mouvements de l’homme que de ses Divinités.

En l’absence d’un dogmatisme de l’Hellène — pour qui (je le répète) le mythe ne fut jamais un article de foi[22] — les peuples, les tribus, les familles, par leurs aèdes, purent librement imaginer, chanter, développer toutes inspirations à leur guise, et ne s’en firent pas faute. Nos mythes des présents jours sont de même source et de même qualité. Seulement, ils sont devenus dogmes, et, à ce titre, ont prétendu s’imposer par des violences de « charité divine » auxquelles notre simple pitié humaine s’est heureusement substituée.

Ces figures célestes sont là depuis des âges. Et si l’évolution des émotivités a fait succéder des temples à des temples, et ces temples eux-mêmes à des constructions de métaphysique — dernier asile des Divinités en mal d’analyse — l’accoutumance héréditaire aux déviations mentales, aggravées de la générale faiblesse des caractères, maintiendra, longtemps encore, les coutumes d’implorations, les demandes de propitiation, les offrandes mystiques qui constituent, hors des proses de l’empirisme, la familiarité des rapports de l’homme primitif avec son monstre d’inconnu divinisé.

Sur la création[23] des mythes et de leur vie hyperboliquement romanesque, il y aurait trop à dire : des encyclopédies n’y suffiraient pas. L’institution doctrinale d’une mythologie est ce qui nous fait pénétrer le plus avant jusqu’aux originelles formations de la pensée. Qui voudra consulter Max Muller, A. Maury, Michel Bréal, Preller, Decharme, Lang, sur ces premières formations de la connaissance au contact des phénomènes en figurations de puissances personnifiées, se verra bientôt débordé par le pullulement sans frein d’extravagances propres à dérouter tout effort d’observation suivie. À ne considérer que l’évolution du phénomène depuis l’Iran et l’Inde jusqu’aux sectes chrétiennes, on devra reconnaître que les « progrès » des âges n’en ont pas sensiblement affiné l’affabulation.

je ne puis suivre ici les mythes de leur naissance à leurs développements, même en me bornant à quelques-uns des plus notables. Dans l’ordre des religions indo-européennes, l’Inde, la Perse, la Grèce nous en apportent une telle profusion en de si étranges successions d’aventures, que l’esprit en est déconcerté. Les savantes études de l’école allemande nous ont ouvert une abondante source d’interprétations positives par d’incomparables travaux sur la formation et l’évolution du langage. De magnifiques légions de chercheurs ont diversement contribué à l’établissement d’une science de la parole articulée qui nous fournit les plus sûrs fondements d’une science de la pensée. J’en ai indiqué quelques traits quand j’ai montré comment la formation des mots nous avait inconsciemment conduits à l’apparition, à la création des Dieux.

Max Muller rend un éminent hommage à Locke qui s’est bravement attaqué aux problèmes des mots, inaugurant la révolution de connaissances d’où la philologie comparée a fait jaillir d’éclatants faisceaux de lumières sur l’évolution de la parole articulée[24]. Bien que Max Muller, à la façon de Bunsen, demeure embarrassé dans les liens du primitif a priori qui a précédé l’observation du Cosmos, ces deux savants ont tracé de si lumineux sillons dans les champs de l’histoire de l’entendement humain que, du premier coup, une merveilleuse coordination de connaissances positives s’est définitivement imposée. On peut dire que, tous les jours, le soc de la charrue fait apparaître de nouvelles traces d’un passé où plongent les racines de notre vie cogitative. C’est l’homme qui se découvre lui-même dans l’acte des constructions mentales objectivant des aspects d’univers où les mouvements de son moi se trouvent englobés.

Faute de n’avoir pu saisir, dès le premier jour, les éléments, ni l’ensemble, nous avons dû nous en tenir à des conclusions hâtives sur le monde et sur nous-mêmes, hors desquelles nous n’aurions pu conduire nos premiers pas dans la vie primitive que des ancêtres, comme ceux de Néanderthal et de la Chapelle-aux-Saints, avaient inaugurée. Nous avons couru d’abord à la synthèse divine qui s’offrait à nos méconnaissances, et nous nous y sommes si bien attachés que les acquisitions fragmentaires de positivité ont dû s’y accommoder pour maintenir verbalement des conclusions de théologie dont les prémisses s’effritent sous nos pas.

L’état d’esprit de Max Muller et de Bunsen, à cet égard, est des plus significatifs. Incomparablement assoupli aux disciplines de l’observation, Max Muller est le véritable fondateur, aussi bien de la mythologie comparée que de la philologie comparée qui ne sont, au fond, qu’une seule et même science. Emporté par l’ardeur de sa recherche, il suit imperturbablement le filon des étymologies, prêt à toutes conclusions d’analyse, quitte à les raccorder, selon l’occasion, aux a priori de la synthèse divine dont il ne veut pas se séparer. On ne saurait douter de sa parfaite bonne foi. Mais combien plus obstinément s’empresse-t-il aux inférences de sa philologie qu’aux vulgaires formules des sous-penseurs experts dans l’art d’accommoder les contraires. À des moments choisis, il s’arrêtera pour poser une pierre milliaire de la Divinité, comme le petit Poucet jetait ses cailloux, en témoignage du chemin parcouru. Acquit de conscience envers le lecteur comme envers lui-même, sans qu’il s’attarde trop à distinguer.

Tout différemment procède Bunsen, généralisateur et philosophe autant que savant. Moins versé que Max Muller dans les profondeurs de sa philologie, il prend une éclatante revanche dans l’enchaînement, dans les développements de ses mythes à travers les âges chez les différents peuples, de l’histoire. Il s’agit, pour lui, de retrouver « la conscience de Dieu » dans toutes les religions de la terre[25]. Qu’est-ce, exactement, que la conscience de Dieu ? On ne peut sauver la formule qu’à la condition de ne pas la préciser. Bunsen est un savant, d’esprit religieux, qui trouve et retrouve son Dieu en toutes choses, après l’y avoir préalablement installé. Il n’attendra pas même jusqu’à Socrate pour trouver l’unité dans la confusion des mythes helléniques. Et j’en suis, moi-même, à me demander si la fiction étrange de l’Inde, qui tenait momentanément pour la Divinité supérieure celle que tout hymne se faisait gloire d’invoquer, n’avait pas projeté jusque chez les Grecs quelque chose de cet accommodement universel de toutes les Divinités concurrentes dans la synthèse des énergies plus ou moins clairement déterminées. Le passage lointain du panthéisme polythéiste de l’Inde à la prolifération des Dieux de la Grèce, sous l’autorité de Zeus, laisse trop souvent dans l’obscurité les points de soudure, et la parenté même des noms divins révélée par la philologie n’emporte pas toujours l’identité de conceptions en perpétuels changements.

Ce que Bunsen appelle « la conscience de Dieu » dans des cultes qui s’excluent, c’est, au fond, l’idéalisme originel qui a successivement personnifié toutes les énergies du monde, distinguées par l’analyse ou confondues par la synthèse, en vue d’un traitement de magie cultuelle favorisé par l’omission de tout contrôle. Il se comprend donc, sans aucune peine, que Bunsen ait rencontré des signes d’un idéalisme originel jusque dans l’aride sécheresse de la religion romaine qui finit aux vilenies du culte impérial.

Si j’insiste sur les vues de Bunsen à cet égard, c’est que je ne les juge pas aussi éloignées qu’on pourrait croire des conceptions d’une philosophie expérimentale. Sans doute, nous serons toujours séparés par l’idée primaire d’une personnalisation des énergies mondiales, qui a conduit nos pères à de fâcheuses aberrations hors du cadre de l’expérience. Mais le panthéisme a si bien rapproché l’être et le non-être, le Je suis celui qui est de Jahveh du « Je suis ce qui est du Cosmos », que, par une suite de dégradations insensibles, notre rudimentaire Dieu biblique en viendra peut-être à s’atténuer, à se dissiper. La théologie ne peut pas finir par des coups de théâtre comme le culte de la Déesse Raison. Elle ne s’évanouira que dans des régressions d’anémie, par l’effort séculaire des pénétrations de l’expérience. L’effondrement de l’inconcevable absolu sous les coups répétés de la connaissance relative.

Nous pouvons dire, non concevoir l’univers infini, puisque nous n’avons pour mesure que notre relativité. De cet univers infini, nous sommes un élément de passage dont le propre est de refléter certains aspects fuyants des choses qui nous échappent par d’autres côtés. Notre évolution est des degrés d’une connaissance laborieuse, non moins que de la conscience des limites qui s’imposent à notre pénétration de l’inconnu.

Et comme le besoin de savoir est principalement ce qui nous tourmente, et que nous voyons chaque jour notre connaissance d’observation s’accroître, nous prenons difficilement notre parti des relativités dans le cadre desquelles notre organisme nous enclôt. L’abîme de l’absolu au relatif nous sollicite, nous harcèle : nous aspirons à le combler. C’est la raison d’être de cet idéal auquel nous tendons, sans relâche, par-dessus les conquêtes de la positivité. Comme tout ce qui est de nous, l’idéal évolue du grossier fétiche du sauvage aux démesures de l’élan vital de M. Bergson, expression particulariste de l’universelle énergie. Il n’y a pas d’homme si bas qu’il n’ait un idéal à sa mesure. Il n’y a pas d’homme de si haute pensée qu’il ne cherche à s’élancer au delà. Et l’idéal a cela de beau que, ne se sentant pas sous la dépendance du Cosmos, il s’offre à chacun pour l’animer à sa guise et en obtenir toutes satisfactions étrangères aux pâles réalités.

S’il faut dire toute ma pensée, c’est plutôt la conscience de ce qui lui manque que la sensation de ce qu’il possède, qui place l’homme au-dessus des reptations de l’animalité. Nous ne sommes vraiment complets que par la sensation d’inachèvement que nous apporte l’imperfection de notre connaissance. De la connaissance animale à la connaissance humaine, il n’y a que des degrés. L’aspiration au delà de lui-même est ce qui met l’homme pensant au-dessus de tout. Quand Bunsen, de si vaste intelligence, borne ataviquement sa tension d’espérance au contact d’un anthropomorphisme divinisé, il ne fait tort qu’à sa pensée, coupant les ailes de l’imagination au moment même de l’envolée parce qu’il s’obstine à vouloir trouver dans l’homme un objet d’anticipations supérieures aux réalités du Cosmos.

L’absolu de l’univers que nous ne sommes pas destinés à connaître, est-ce donc autre chose qu’une simple constatation d’existence, et ne pouvons-nous pas prendre notre parti d’un univers sans fin, quand nous découvrons que l’idée de limite n’est qu’un jeu de nos sensations ? N’est-ce pas cette fusion du rêve et de la pensée qui suscite, dans tous les ordres de nos activités, des suppléments d’efforts au profit de ce qui peut être l’inaccessible. La connaissance de rapports nous permet d’en mouvoir quelques-uns en vue de buts déterminés. Par là nous agissons sur le Cosmos et sur nous-mêmes pour des effets d’appropriation qui vont toujours croissant. Quoi de plus propre à nous encourager dans la persévérance des efforts dont nous touchons des résultats ? Où serait le prétexte au renoncement oriental qui a trop longtemps détaché l’Asie de ses destinées ?

Si l’homme se trouve en voie de perdre irrémédiablement son Dieu, l’heure est venue pour lui de se chercher lui-même et, s’étant retrouvé, de tenter une vie d’évolution au delà des premiers stages de ses hérédités. Peut-être sommes-nous meilleurs que ne nous le fait croire la puérilité de notre commun personnage. Débarrassé de ses mythes, l’idéalisme appelle l’épreuve de nos facultés. Nous n’avons plus besoin de personnifier les énergies du monde pour les interroger, et nous y accommoder. Les grandes batailles des Titans contre les Olympiens s’achèvent dans la défaite universelle du surhumain.

Anciens ou modernes, les mythes ne sont plus que vaines images en voie de s’effacer. Zeus, Héra, Déméter, Héraklès, Héphaïstos, Apollon, Artémis, l’Aurore, Pandore, Prométhée et tous autres, leur jour venu, n’auront déjà plus qu’une valeur d’épisodes dans l’histoire de l’esprit humain. Pour un temps de notre intelligence, nous leur avons donné la vie. Dès lors l’abîme qui nous guette les attendait au premier tournant. Tôt ou tard, les personnalités célestes ne seront plus qu’un souvenir de féeries. Face à face avec l’univers, l’homme seul témoignera de la suprême audace de ses rêves divins, puisque sa Divinité, vainement poursuivie, c’est lui.

Il est dès à présent reconnu que la mythologie fut des premières formes des manifestations linguistiques de la connaissance humaine. Max Muller, traduisant Hésiode, éclaircit notablement le sujet quand il remarque que la formule archaïque, « Séléné tenait sous ses baisers Endymion assoupi », doit être simplement traduite en langage moderne par ces mots : « Il faisait nuit ». Rien n’éclaire mieux l’histoire des successions de phénomènes mentaux s’essayant aux interprétations du monde qui s’offre et se refuse en même temps. De premier élan, l’imagination ne pouvait nous apporter que des affabulations de métaphores, et dès que nous fûmes aux prises avec des personnalités surhumaines diversement caractérisées, notre animation évolutive s’installa dans le poème d’un rêve d’apothéose qui se substituait aux activités organiques de la vie pensante objectivement déterminée. De l’homme courbé sous la main impérieuse de ses Divinités volontaires, une immense épopée allait surgir, qui ne se proposait rien de moins, pour l’heur ou le malheur de nos jours, que la conquête de l’éternité. L’intervention du mythe a changé, dès l’abord, le sens même de la vie humaine. Il a pesé d’un poids mortel sur notre besoin, sur notre volonté de connaître, sur la liberté de notre œuvre de vérifications. Combien loin sommes-nous encore d’en être affranchis !

Je n’ai envisagé que l’heure poétique où le mythe apparut, alors que s’imposait, jusque dans la terreur de sa flèche ou de sa foudre, l’irrésistible séduction de sa jeune beauté. Osons le considérer tel qu’il se présentait, avec le charme du secours surhumain qui nous conquiert d’abord par les facilités d’un rêve hors des contre-parties de positivité. Plus tard, qui voudra réaliser aura besoin de connaître, c’est-à-dire de se prendre, non plus aux formes de nos fabrications subjectives mais à l’objectivité positive, pour vivre de déterminations contrôlées, au lieu de promener dans des palais de rêves des hallucinations de joies et d’épouvantes.

Apollon, l’un des innombrables Dieux solaires, a eu son jour à Délos et à Delphes[26]. Cependant, après avoir vainement interrogé l’oracle de la Pythie, il faudra en venir à la prose de l’analyse spectrale du rayon lumineux, dont les indications, à l’inverse du mythe, se fixeront dans l’objectivité. Qu’importe la défaite de Julien, si le problème demeure, en un verbalisme nouveau, de s’abandonner à l’insaisissable, ou d’accepter l’âpre corps à corps de l’homme et du Cosmos pour des accomplissements de connaissance sur lesquels notre compréhension des choses se pourra fonder ? Ce n’est pas l’apparition d’une Divinité mythique, ni le récit de ses aventures, qui pourra nous éclairer sur les rapports des valeurs de subjectivité ou d’objectivité parmi lesquelles nous avons tant de mal à frayer notre voie. Du mythe le plus barbare jusqu’au plus raffiné, la succession n’atteste que des recherches de lumières ou le rayon visuel de prime saut se laisse dévier.

Les heureuses enquêtes de nos savants ont commencé de déblayer le chaos des abords de la mythologie. Échappant au contrôle, nos mythes se trouvent superlativement doués d’une puissance qui confère aux fidèles la tentation d’abuser. Les plus doux, comme notre Galiléen lui-même, portent le poids d’inouïes persécutions[27]. Pour l’histoire particulière des grands mythes je renvoie le lecteur aux savants. Non que la biographie de chaque personnage mythique ne soit un merveilleux sujet de commentaires, surtout à l’heure des cosmogonies. Mais je ne sortirais pas vivant d’un tel fourré. Toute la mythique est d’affabulations juxtaposées qui n’ont cessé de réagir les unes

sur les autres, au hasard des migrations ou des simples déplacements d’aèdes créateurs.

De par leur propre loi, les mythes ne peuvent être d’une inspiration doctrinale. L’aède n’aura besoin que de sa propre inspiration pour les dire. Et dès qu’ils seront dits, ils prendront place de vivants dans les hallucinations de l’inconnu. Ce qui a tenté le génie de l’un repousse le génie de l’autre pour toutes diversités de poétiques interprétations, dont l’arbitre sera nécessairement la masse flottante des ignorances selon les dispositions obscures du moment. Les foules sont diverses et les aventures des personnages mythiques se croisent, s’entremêlent à tous moments. Des régions d’émotivités cultuelles, des patries mythiques se détermineront, aux fortunes des noms confondus avec les phénomènes. Qui donc oserait seulement tenter de faire le compte des mythes solaires ?

Le cas étant de linguistique, des érudits ont dépensé leur existence à pratiquer des voies d’accès dans cette confusion de légendes et de personnages partout et toujours emmêlés. Michel Bréal sur le mythe solaire d’Héraklès et de Cacus, Decharme dès ses premières pages sur les mythes de la Grèce, vous montreront, cependant, qu’à travers toutes les voies brouillées, des pistes d’objectivité peuvent être suivies. Que dire de l’Inde ? Où trouver les moyens de rapprocher, de lier, d’ordonner une telle matière en vue d’une synthèse des procédures de l’esprit humain, quand il faut remonter jusqu’aux sources de la pensée humaine pour retrouver, la trace mystérieuse des parentés de tous les Dieux de tous les temps. Quoi qu’il arrive, de grandes avenues de lumières sont déjà pleinement amorcées.

Il faudrait pousser jusqu’aux extrêmes frontières des origines lointaines, au temps où la subconscience des mentalités primitives portait plus aisément les intelligences à concevoir l’invisible en action sur le monde, que des objectivités de rapports qui demanderont des millénaires pour être imparfaitement débrouillés. Par le moyen des débris de langages, quelles monographies reconstruire des mythes assyriens, chaldéens, hindous, persans, égyptiens, grecs, latins même, pour ne citer que les plus notoires, avec des superfétations d’empiétements réciproques à constater, à interpréter ! Quels classements, quels développements à poursuivre ! Quelles fables, disparates ou similaires, vont s’entre-croiser, se confondre, se dénaturer ! Quels assauts d’hypothèses ! Quelles inductions de cinématographie ! Quelles inférences des élans de métaphysique qui ont donné, par le moyen du mot, toutes formes de personnalité à de simples appellations ! Tout cela, cependant, n’est rien de moins que le signe des premières réactions de sensibilité humaine dont la trame profonde réalise les directions originelles des connaissances et des méconnaissances mêlées.

Regardez-les dérouler leurs cortèges, ces personnages de surhumanité en qui s’expriment majestueusement notre arrogante insuffisance, sous l’obsession des mouvements du monde et des interprétations théâtrales où s’attachent les puérilités de nos méconnaissances. C’est le début de nos « compréhensions » imaginatives dont l’évolution doit nous conduire aux installations ultérieures d’expérience confirmée. C’est la grande assemblée de tous les Dieux, déchus Ou prospères, qui ont si puissamment réagi et réagissent encore sur l’homme, leur créateur, aux spectacles de l’univers. Morts, ou animés encore à ce jour, ils avaient reçu tous les dons des figurations de la vie, sauf l’organisme d’existence qui en fait la réalité. Tels quels, ils sont le miroir ou l’homme, les yeux mi-clos, a pu se voir passer, car il s’est dit spontanément lui-même en les Dieux par lui suscités. Pour arriver à se comprendre, il faut qu’il juge d’abord l’œuvre vraiment créatrice en laquelle il s’est manifesté. Dans ses Divinités cruelles ou bienfaisantes, il a marqué des temps de son évolution. Remontant la piste des âges, il nous appartient de retrouver la suite des concordances qui révèlent, dans nos Dieux, nos passages d’humanité, pour induire une vue de l’homme réel d’après les contours du personnage divin figuré.

Des enchaînements reconnus, d’autres devront s’ensuivre. Car nous ne sommes jamais qu’un moment qui s’écoule, et, puisque tous nos moments se commandent, il nous en faut venir à les déterminer d’ensemble par leurs effets. C’est ainsi que nos interprétations relatives demeurent du plus haut prix pour l’accomplissement de nos destinées. Nos personnalités mythiques ont pu charmer les voies, au risque de les brouiller. En elles nous avons dénommé des façons de non-être imaginativement animées. Aussi, du jour où l’observation a pu produire ses témoignages, la cause fut-elle jugée. Quelle qu’ait été votre histoire, ô mythes tantôt couverts de sang, tantôt rayonnants d’impeccable beauté, vous avez exprimé des passages d’idéal qui vous assurent, païens ou chrétiens, une place de premier rang dans l’histoire de la pensée. Vous avez connu tour à tour grandeurs et défaillances, mais vous jalonnez encore le lumineux sillon ou les profondes aspirations de l’homme se sont développées. Avec reconnaissance, il nous plaît de nous en souvenir quand Isis ne nous montre plus qu’un voile pour jamais déchiré. Saluons le crépuscule des mystères. L’heure de connaître a sonné.


Les Dieux évoluent.


Du jour où l’affabulation divine du monde eut conquis l’assentiment universel, toutes envolées d’imagination devaient se donner carrière dans le libre champ des poésies effrénées. Mais, avant même que la plus timide observation eût réclamé ses droits, des inquiétudes, des doutes, — honneur de l’esprit humain, — spontanément surgirent, par lesquels commença la grande bataille des idées qui ne connaîtra pas de fin. C’est la gloire de l’Inde d’avoir hardiment, dès le premier jour, aiguisé d’un doute ses divinisations spontanées. Grâce aux méthodes d’expérience, l’avenir nous apparaît aujourd’hui comme l’œuvre indéfinie d’un cheminement résolu de la connaissance vers des approximations toujours plus serrées de rapports — fenêtres closes sur l’absolu. « Vérités » d’imagination, « vérités » d’observation, où subsistent des retentissements d’émotivités ataviques dont nous ne nous détacherons pas tout à coup par le simple effort d’un raisonnement. Jadis on se convertissait en coup de foudre :

Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée.

Aujourd’hui, l’obligation nous est venue d’apprendre lentement, dans une pénible tension de labeur. Et le plus vif du drame restera de ce heurt des puissances dans notre effort audacieux d’une pénétration de la pensée humaine, dans les profondeurs d’un monde planétaire que le moindre accident de chauffage aux fournaises solaires pourrait soudain anéantir.

Ce fut tardivement qu’Athéna symbolique — sagesse et science réunies — put jaillir, tout armée, de la tête de Zeus. Depuis des âges inconnus, nos premiers Dieux avaient pris possession des primitives activités du rêve où se perdait la connaissance. Avec leur culte propitiatoire, les plus séduisantes Divinités ne pouvaient avoir qu’une valeur momentanée d’improvisation soumise aux contrôles d’une expérience à venir.

Seulement, en cette affaire, d’autres questions se trouvaient engagées que la recherche d’une interprétation de l’univers, pour l’avantage de connaître et ses conséquences utilitaires. « La crainte a fait les premiers Dieux ». Soit. Mais en quelles formes d’aspirations, en quels dynamismes d’émotivités ? Sous les mêmes dénominations, les mêmes Divinités, issues des mêmes émotivités humaines, se différencieront, pour manifester des aspects de correspondances avec les mêmes activités cultuelles en d’autres lieux. L’Héraklès de Tirynthe, la Héra de Samos avaient des congénères, comme toutes nos « Notre-Dame » d’aujourd’hui. Nos diversités d’accommodations se préciseront même jusqu’à nous engager, aujourd’hui encore, dans la familiarité de quelque personnage des légendes sacrées comme truchement auprès de la Divinité. Nés de l’homme, les Dieux s’adaptent à leur humain créateur en vue d’une entente réciproque à réaliser. Avec les activités des intelligences en évolution, les Divinités, par nous modelées dans la substance de nos pensées, de nos sentiments, n’étant et ne pouvant être que des figurations agrandies de nous-mêmes, se trouvent dans l’obligation de suivre nos développements. Il faut qu’elles évoluent, puisque nous évoluons. Dis-moi quel Dieu tu as et je te dirai qui tu es, ou plutôt qui tu te dis, qui tu te crois, sans pouvoir te réaliser. Le Dieu suscité de nous pour nous guider, nous suit à tout moment comme l’ombre qui ne peut se détacher de nos gestes, et se voit tenue de se conformer, d’âge en âge, aux développements de nos propres réactions en perpétuel devenir.

En notre compagnie, nos Dieux évoluent donc selon la mesure précise où nous évoluons. Il n’est nul besoin d’entrer dans des raisonnements pour faire comprendre que la cruauté des Dieux primitifs est simplement le reflet de l’état d’esprit qui les fit naître, et que des annales des mentalités divines doit sortir une histoire correspondante des évolutions de l’humanité. En fait, chaque croyant se fait une idée de son Dieu en accord direct avec ses propres états de mentalité, d’émotivité. Si bien qu’il y a vraiment autant d’adaptations de la Divinité, autant de Dieux, que de fidèles en oraisons.

Je n’oserais pas dire qu’il en résulte des figurations de pensées et de sentiments propres à nous gonfler d’orgueil, puisque nous ne découvrirons au fond de tout cela que des évolutions de sensibilité humaine en des formes de servitude apitoyée sous une omnipotence irrésistible. De la dalle de l’antre de Délos, avec sa rigole où coulait le sang des victimes, jusqu’aux bûchers où prétendait s’exprimer la grande charité chrétienne venue du malheureux Galiléen, ou donc fut le progrès ? C’est que les Dieux, dits immuables, n’expriment que des états passagers d’évolutions humaines, tandis que, tour à tour conscients et inconscients de nous-mêmes, nous mettons plus aisément nos fixités provisoires dans des formules verbales, qu’en des réalités vécues. Et puis, il n’y a pas que le sang de Délos et les bûchers. Il y a le Bouddha, il y a Socrate, il y a Jésus et son François d’Assise. Du délire du mal au plus beau sacrifice de soi, extrêmes oscillations d’un pendule, dont nous cherchons l’amplitude difficile à déterminer.


Compositions de résistances.


Depuis combien de temps serions-nous affranchis des primitives terreurs, si nos plus hautes facultés d’analyse et de synthèse n’avaient trouvé devant elles la résistance obstinée des émotions obscures d’aïeux inadaptés aux disciplines de l’observation ? C’est qu’aux premières tentations de la connaissance positive s’oppose l’atavisme puissant des émotivités originelles, dont l’ébranlement profond retentit encore en nos pères, en nous-mêmes, en nos enfants, Et quelle force irrésistible quand des puissances d’organisations dogmatiques viendront les formuler, les imposer ! Pour exhaler de justes plaintes sur nous-mêmes, il faudrait que nous commencions par nous comprendre, et si, nous avions pu nous comprendre, ne nous serions-nous pas épargné une très notable partie des plaintes à exprimer ?

Nos investigations du monde vont s’accroissant chaque jour en étendue, comme en profondeur. Il en est résulte un perpétuel devenir d’activités changeantes, à inférer logiquement d’acquisitions successives. Pouvons-nous dire que ces merveilleux progrès de notre entendement aient vraiment abouti à des évolutions d’activités morales correspondantes ? La question peut paraître délicate à poser. Nous n’en sommes pas moins tenus de nous y arrêter.

Il est bien entendu que l’émotion, la pensée, l’acte d’hier, sont l’engrenage naturel de l’émotion, de la pensée, de l’acte d’aujourd’hui, caractérisés par l’élan éventuel des impulsions successives. Ainsi le veut l’inconscience des activités héréditaires où les premiers mouvements de notre vie trouvent toutes commodités pour les fâcheuses douceurs du moindre effort. Paresse d’esprit, difficulté de rompre l’ancien ajustement d’accommodations spontanées pour s’aventurer aux pénibles réalisations d’idées qui dérangent l’ordre de nos accoutumances organiques. Ajoutez la défiance des hardiesses mentales nécessairement choquantes pour la foule inerte que ses passivités d’ignorance induisent à se ranger d’abord sous l’autorité des puissances établies. Malgré notre naturelle curiosité des choses, tout conspire donc ainsi à nous figer dans les primitives stupeurs de l’inconnu par une appréhension spontanée de troubler la paix atavique du non-savoir.

On a cru fort longtemps que l’instruction profusément répandue[28] allait faire évoluer l’homme d’une façon presque instantanée, comme il se faisait dramatiquement autrefois par le coup de théâtre des conversions religieuses. Le résultat n’a pas correspondu aux espérances. De cela, plusieurs raisons. D’abord, la sorte d’instruction distribuée à notre jeunesse, malgré de notables progrès, est encore trop d’a priori pour qu’on en puisse attendre une évolution de positivité à bref délai. Il ne suffit plus de dire : « je crois. » Le problème est de s’assimiler des connaissances expérimentales, et d’en tirer courageusement des conclusions personnelles pour l’activité d’une vie nouvellement orientée. Une telle entreprise est à répercussions fatalement lointaines. Elle veut du temps, beaucoup de temps, pour la formation d’esprits affranchis de la rigidité des ascendances, et surtout pour les changements de réflexes qui sont l’armature de la vie.

Jusqu’ici, notre principal effort a été de rapprocher, de « concilier » deux sortes d’éducations contradictoires. L’une, d’a priori, offerte comme fondement universel de toutes les décisions capitales de l’existence. L’autre, d’un répertoire de connaissances positives d’où toute conclusion positive est bannis, pour ne point heurter les contreparties du dogmatisme ancestral auquel, par tant d’intérêts d’ordre social, les familles demeurent attachées.

Qu’en advient-il ? C’est que le plus clair résultat se trouve d’un enseignement d’existence à double face dont l’enfant saisit trop vite les commodités générales pour être tenté de s’en départir. N’est-ce pas la famille qui a formé le foyer par la réglementation implicite de toutes émotivités ? Est-ce donc de la famille, et surtout des influences féminines profondément inspirées de l’esprit de conservation, qu’on peut attendre des initiatives d’audacieux changements ? On ne manquera jamais de raisons pour justifier la trop facile défaillance des caractères, et l’ajuster aux permanences d’intérêts par lesquelles le monde social est dominé.

Et puis, chacun va-t-il vraiment se donner tant de peine pour établir rigidement le bilan de sa propre pensée au risque de toutes conséquences ? Il est si commode de se laisser vivre, quand, des deux pôles de la vie humaine, l’imagination et l’avantage prochain, toutes les puissances concourent, avec les séductions du moindre effort, en faveur d’une « paix » de l’heure présente, à travers les incessantes déceptions de la vie.

— Laissez-nous espérer, gémit une dolente plèbe. Si votre vérité nouvelle doit nous paraître dure, n’empêchez pas qu’on la ménage aux faiblesses de nos âmes. Qu’importe l’hallucination d’une autre destinée si c’est la source même de notre force de vivre celle-ci ? Dans l’intérêt du bon ordre sur la terre, nous nous résignerons à la menace des tortures de l’autre monde, car il « faut » que les méchants y croient, bien qu’on les y voie des moins inclinés. Pour les félicités éternelles, nous nous y jetons d’une ardeur sans seconde. Il nous serait si doux de retrouver ailleurs les félicités de la terre sans ses maux, et s’il y a des maux éternels, nous voulons faire confiance aux atténuations de la providentielle bonté. Tout ou partie des réparations de nos misères, voilà ce que nous voulons espérer. N’est-ce donc rien que déjà nous puissions jouir, en deçà de la mort, de joies anticipées ? Qu’on nous laisse les fantômes de la nuit plutôt que de nous aveugler de soleil.

Quels arguments pour répondre à qui refuse d’argumenter ? De forts et de faibles l’humanité se compose. Si la vie terrestre est aussi misérable qu’on nous la représente, quelle accusation contre ce Dieu créateur de qui nous voulons attendre une chanceuse réparation du mal qu’il a, lui-même, causé ! En retour, si la loi de l’homme est de penser, de chercher à connaître, tandis que la pathologie de sa faiblesse le condamnerait à se contenter des rêves à peine dégrossis de l’enfance, que chacun suive donc la fortune de son courage. Au-dessus des défaillances inévitables, il y aura des hommes de volonté, des caractères de puissance, pour dominer d’un éclair de conscience l’inexorable inconscience du Cosmos. Et ceux-là seuls vivront d’une noble espérance, qui auront accepté des luttes sans trêve en direction d’un idéal de notre destinée.

Remarquablement, arrive-t-il encore que l’irréductible antinomie des deux impulsions opposées se réalise dans les mêmes esprits, parfois de l’ordre le plus élevé. Il suffit de citer les noms de Pasteur et de Claude Bernard. « Quand je sors de mon laboratoire, aurait dit l’un d’eux, j’entre dans mon oratoire. » Personne ne voudrait contester le génie de Newton. Il n’en est pas moins vrai que cet incomparable savant passa les dix dernières années de sa vie dans le mysticisme le plus déconcertant. L’effort démesuré des plus puissants cerveaux aura toujours des formes de contre-parties. En dépit des poussées individuelles d’atavisme ainsi manifestées, l’élite générale des humains ne pourra toujours consentir à interroger simultanément le monde par deux méthodes qui s’excluent.

Cela n’empêche pas qu’une démonstration d’expérience universellement acquise peut demeurer longtemps comme annulée en des esprits, même supérieurs, qu’une ancestrale puissance retient solidement rivés aux carcans des vieilles geôles. L’Église a paru gagner la partie au procès de Galilée. Victime de sa propre propagande, l’Inquisition, naïve, s’obstinait farouchement à empêcher la terre de tourner, parce qu’il lui paraissait que la victoire de l’observation renverserait irrémédiablement l’autorité des « Saintes Écritures ». Pauvres clercs qui se méconnaissaient eux-mêmes jusqu’à croire que la foi pouvait dépendre d’un fait d’expérience, d’un raisonnement. La même Bible, en sa Genèse, ne fait-elle pas apparaître le soleil trois jours après la lumière[29] ? Qui s’en soucie ? La terre, obstinée, finit donc par recevoir de l’Église la permission d’accomplir sa loi de nature, et tout bon croyant d’en prendre aussitôt son parti. Car les fidèles, en ces matières, ne s’embarrassent guère de la preuve. Ne leur a-t-on pas enseigné que moins il y a de preuves, plus la foi est méritoire. Galilée put avoir raison, mais l’Église ne peut avoir tort.

Lorsque, par la légèreté d’un simple, le génie du conte arabe fut sorti de sa bouteille, c’est en vain que l’imprudent entreprit de l’y faire rentrer. Créer des Dieux, il n’est que trop commun. J’en ai vu fabriquer, dans l’Inde, à la centaine[30]. Pour les contenir, et les faire rentrer dans l’ordre de la culture ultérieure, il est plus malaisé. Qu’importe, si chacun s’arroge le privilège de s’en accommoder ?

Et qu’il s’agisse de tous les Dieux qui furent jamais, ou du Créateur unique en qui Moise et Mahomet vinrent à les concréter, la philosophie de cette histoire de l’homme n’en peut être changée. Très tiers d’avoir centralisé les Puissances du ciel, à l’exemple des administrations de la terre, nos innocents chrétiens, après avoir reçu tout fait le Dieu de Moïse — jadis exclusif apanage du peuple juif — n’ont pas su se débarrasser de la Trinité hindoue et de ses divines cohortes.

Sans images peintes ou sculptées — car, pour les grands émotifs de l’Asie, l’image est une trop grossière dégradation de l’invisible — synagogues et mosquées sont demeurées tout au Dieu Un[31], tandis que nos églises s’encombrent encore de figures d’un fétichisme tombé jusque dans le culte d’un cœur sacré qui aurait accompli, chez le Dieu, les fonctions que lui attribuait, dans l’homme, la langue des temps antérieurs aux observations de la biologie. Et pour n’être pas en reste, notre moutonnement laïque s’empresse-t-il encore d’attribuer un culte de Panthéon, au cœur de nos « grands hommes », en dépit de la science élémentaire qui met définitivement cet organe hors de cause dans les manifestations du sentiment aussi bien que de la volonté.

Renan, grand ecclésiastique de laïcité, a cru que le monothéisme répondait spontanément aux besoins des populations nomades. « Le désert est monothéiste », a-t-il dit, oubliant qu’il restait au moins la voûte céleste et ses astres à regarder. La religion des juifs aurait ainsi, selon lui, commencé par le monothéisme, « produit d’une race qui a peu de besoins religieux ». Rien ne paraît moins scientifiquement établi. Dans le désert, comme partout, l’homme a besoin du feu. Il n’y a pas de raison pour que les Sémites eussent échappé à la fatalité d’un culte du foyer, aussi bien que du soleil et de son satellite qui, au désert précisément, ne peuvent être oubliés. Lorsque Moise fut appelé au mont Horeb, « la forme de la gloire du Seigneur était, au sommet de la montagne, comme un feu ardent » devant les yeux des enfants d’Israël. Le feu de l’autel, les holocaustes, le chandelier à sept branches du tabernacle, ne sont-ils pas d’assez clairs prolongements du culte primitif ?

« Tu ne fabriqueras pas d’images taillées », dit l’Exode. Cet ordre de Jahveh nous permet de prendre acte des Dieux qui l’ont précédé. C’est de Jahveh, indescriptible, informulable, qu’est venue sans doute, l’horreur, apparemment tardive, d’Israël pour toute représentation anthropomorphique de la Divinité. L’interdiction d’adorer les idoles « d’argile et de fonte » y compris le fameux veau d’or, en l’absence de Moïse, occupé à recevoir les Tables de la Loi[32], ne montre-t-elle pas le peuple s’adonnant à l’idolâtrie, sous la conduite d’Aaron. On sait comment Jahveh dut noyer dans le sang cette révolte impie. Ne voyons-nous pas encore Rachel « dérober les idoles qui étaient à son père ? » Et Laban de lui dire : « Pourquoi as-tu dérobé mes Dieux ? »[33]. L’histoire des juifs nous les montre toujours à la veille de revenir aux cultes primitifs ou de se laisser entraîner aux cultes de l’étranger. Le Baal d’Athalie en porte témoignage. Josué reproche expressément aux Hébreux de vouloir rester fidèles aux Dieux que leurs pères adoraient au delà de l’Euphrate. Quoi de plus éloigné d’un monothéisme instinctif ?

Max Muller, qui a vivement combattu la thèse de Renan, veut que le polythéisme ait été précédé primitivement d’un déisme universel. Rien de plus contraire à la simple constatation des faits. Dans la pierre, dans l’arbre, dans l’herbe, nous rencontrons partout les Dieux individuels de la primitivité. Sans s’arrêter à l’embarras du savant mythologue qui veut obstinément installer son Dieu biblique au plus profond de l’âme humaine, il est manifeste que le déisme primitif, qui place un Dieu dans une pierre ou dans le soleil, a plus tôt fait de mettre un autre Dieu dans une autre pierre ou dans la lune, que de centraliser philosophiquement toutes les Puissances d’un système du monde sous le commandement d’un suprême inspirateur de toutes les énergies différenciées.

Dans la réalité, il fut même besoin d’une longue incubation pour que « Jahveh » devînt simplement le Dieu final des juifs. Et les luttes sanglantes qui s’ensuivirent eurent moins pour objet d’agrandir son domaine que de préserver son culte. C’est à « Allah », successeur des idolâtries dans les tribus arabes, qu’échut le rôle du plus puissant soutien de la foi sémitique, tandis que Jahveh, pour sa conquête des « Gentils », eut besoin des déviations aryennes de l’hérésie du Golgotha. L’évolution des Dieux continue.

Par la multiplicité des personnages exigeant des adorations, nos chrétiens de Rome en sont arrivés à distinguer deux cultes : le culte d'adoration totale, dit de latrie, et le culte de vénération dont nos sous-Divinités ont à se contenter : le culte de dulie. Il y a plus d’actes de dulie que de latrie aux autels polythéistes de nos temples, où le Fils et la Mère, avec leur cortège d’apôtres et de saints, ont peu à peu éliminé « le Père éternel » dont les images sont devenues l’exception. De même au pays des Védas, où Brahma, le vieux créateur, qui n’a plus qu’un seul temple, s’est vu distancer dans la faveur publique par Siva et Vichnou, émanés de lui. À Saint-Pierre de Rome, allez voir une statue de bronze, décorée du nom de l’apôtre Pierre, dont l’orteil est usé par les baisers des fidèles. Quel Dieu fut honoré d’un plus fervent hommage ?

Mieux encore, à l’arrière-garde du culte chrétien, le Sacré-Cœur, Lourdes, la Salette et tous miracles du dernier cri, en sont venus à balancer la fortune d’un monothéisme verbal fâcheusement démembré. Cherchez à qui s’adresse tout dévot réclamant la faveur d’un service personnel. Tel saint fait retrouver les objets perdus. Tel autre a la spécialité de guérir le bétail. C’est le bon saint Corneille qui expose vaniteusement dans une église de Bretagne, où j’ai pu les lire, les lettres d’imploration et de reconnaissance qui lui sont adressées. Les répliques sont absentes. Le fidèle suppléera de lui-même à la modestie de la Divinité. Et l’événement dût-il n’être point suivi d’effet, ne restera-t-il pas au croyant le plaisir d’avoir, au moins, espéré ?

Si Peau d’Ane m’était conté,
J’y prendrais un plaisir extrême,

disait le Bonhomme, qui savait trop bien que les hommes passent le plus beau de leur existence à se conter réciproquement Peau d’Ane, et, quand ils ont fini, à recommencer. N’est-ce pas ce que nous faisons quand nous introduisons, de notre chef, le miracle dans la nature, pour nous éblouir, comme si l’ordre naturel des choses ne nous offrait pas une assez belle occasion d’admirer ?

Toutes facilités pour le rêve, libre oiseau de l’espace infini. Tout le poids du plus ingrat labeur pour soutenir et régler l’élan de la pensée dans le cadre rigide où l’enferme l’inflexible loi de nos relativités. En faut-il davantage pour expliquer que les intelligences de tout ordre se trouvent généralement prêtes à suivre le vol des rêveries, et que la sévérité de la connaissance positive nous rejette à l’ambition vulgaire d’une Révélation d’emblée, hors des douleurs d’infructueux efforts. Trop bien s’explique-t-il ainsi que l’indolence orientale s’attache, de prime élan, aux enivrantes épopées de ses théologies, dût-elle s’aider du pavot et du chanvre, tandis que notre empirisme se contente de réduire à nos mesures les hallucinations de l’Asie.

Quoi de plus tentant que le rêve pour nous porter de la naissance à la mort sur le fragile pont de l’abîme, sans le fastidieux recours du balancier de la pensée ? À nous les drogues magiques qui nous donneront la vie heureuse vainement sollicitée du Cosmos indifférent. Avec ou sans poison, n’est-ce pas la conclusion à laquelle on nous mène, quand on repousse les données positives de la connaissance en alléguant qu’elles ne nous procurent pas les satisfactions souhaitées ? Que ces satisfactions nous viennent du narcotisme ou des pompes cultuelles, qu’importent les artifices d’émotivités ? Le rêveur cherche l’épanouissement de son rêve le plus loin possible du modeste horizon planétaire auquel il ne peut échapper. Les développements artificiels d’émotivités qui amènent l’homme à opposer ingénument son recours de faiblesse aux déterminations du Cosmos ne sont que jeux du moindre effort, c’est-à-dire victoires de lâcheté.

  1. Nos métaphysiciens en sont demeurés là.
  2. M. Boule, Les Hommes fossiles. Le pluriel est ici nécessaire pour réserver la question des origines multiples de la créature humaine, en dépit de la Bible qui fait sortir toutes les races d’un schéma d’unité.
  3. J’emploie cette formule courante pour abréger. Mais il demeure entendu que l’homme ne descend pas du singe. La doctrine positive est simplement d’un tronc commun.
  4. Max Muller lui-même prend acte de ce que « Locke a le premier remarqué que tous les mots exprimant des conceptions immatérielles ont été dérivés métaphoriquement de mots qui signifiaient des idées sensibles ». Toutes les racines expriment des sensations.
  5. La Science du langage.
  6. « Si les éléments constitutifs du langage étaient ou de simples cris, ou des imitations des bruits de la nature, il serait difficile de comprendre, écrit Max Muller, pourquoi les bêtes ne posséderaient pas le langage ? » C’est peut-être surtout parce que leur font défaut les organes de mentalité nécessaires. Si nous avions des ailes, nous volerions sans doute, Mais nous n’en avons pas.
  7. On verra plus loin que l’adjectif « dyaus » (brillant) désigna le soleil, pour devenir un substantif, ce qui permit de l’élever plus tard au rang d’une Divinité.
  8. Je ne parle pas des dialectes.
  9. Aussi la vraie formule me paraît-elle être : « Le besoin fait l’organe ", puisque la fonction, c’est-à-dire l’activité de l’organe, ne peut précéder l’organe lui-même. Le besoin, c’est ce que le sanscrit dénomme Karma, la destinée, et le grec Éros, le désir, soit l’activité même de l’organe en réalisation du devenir. L’expression d’un moment du mouvement cosmique, aujourd’hui dénommée l’énergie évolutive, qui fait jaillir le présent du passé en fonction de ce qui a été et de ce qui va suivre. Cette abstraction désigne, en somme, par un pur artifice de verbalisme, tout ce que nous pouvons atteindre de l’ultimité des choses. Encore faut-il, pour cela, séparer activement le substratum (que nous ne pouvons saisir lui-même en dehors de l’énergie) de cette énergie que nous ne saurions concevoir en dehors du substratum. En cette forme de subjectivité le besoin universel commande l’élément et, par là, l’organe, dans les lignes de l’évolution pour d’universels changements d’accommodations. Le besoin fait la liaison des évolutions.
  10. En ce sens, le penser théologique et les premières formules du parler sont deux manifestations presque simultanées d’une souveraineté de la foule qu’une oligarchie métaphysique se proposera plus tard de systématiser, jusqu’au jour ou s’imposera l’évolution de connaissance positive.
  11. Descartes lui-même a reculé devant le problème.
  12. Tout ce qu’on peut exprimer de la substance universelle, dit l’Hindou, c’est de répondre à toute qualification proposée : « Ce n’est pas ça, ce n’est pas ça ».
  13. En proposant cette étymologie qui vient de Max Muller, je n’ignorais pas qu’elle avait été contestée, mais je n’avais rien lu, d’une autre étymologie, qui peut me donner satisfaction. Un lecteur érudit et bienveillant a bien voulu me faire part de ses doutes à cet égard, et je me suis trouvé ainsi amené à examiner la question d’un peu plus près.

    J’ai eu d’abord recours au dictionnaire étymologique de M. L. Clédat, où j’ai lu que Θεός n’a aucun rapport avec Deus, authentiquement dérivé du sanscrit Dyaus, brillant. Notons que si Θεός ne vient pas de Dyaus, l’étymologie de Zeus (gén. Διός) Deus, dies, venant du mot sanscrit qui signifie brillant, n’en est pas affectée. Le seul mot de Θεός demeurerait en suspens dans la série de ses congénères. Mais qu’en pouvons-nous croire ?

    M. Clédat veut bien m’écrire à ce sujet : « Le Θ que nous prononçons T, après les Latins, mais qui avait à l’origine un son bien différent, s’apparente, non au d, mais à l’f. Deus ne peut pas être rapproché de Θεός, parce que, dans tous les mots communs au grec et au latin (à l’exception, bien entendu, des mots d’emprunt) ce n’est jamais le d qui correspond au Θ. C’est ainsi que poids ne peut pas être tiré de pondus, parce que, dans aucun autre mot, la diphtongue oi ne correspond au on latin, tandis qu’elle succède normalement à en devant s (Mensem, mois). »

    Est-il besoin de dire que je ne discute pas la leçon ? La ressemblance de Θεός et de Deus, serait, en ce cas, purement fortuite, et j’en prendrais mon parti si après m’avoir enseigné que Θεός ne vient pas, comme Deus, du sanscrit Dyaus, on voulait bien me dire d’où le mot est dérivé. Hélas ! voici précisément qu’on me laisse, à cet égard, dans le doute le plus cruel. Ne me propose-t-on pas, de faire dériver Θεός de Τιθημί dont il faut, pour cela, dénaturer le sens en lui faisant dire : je façonne, je crée, au lieu de : « je pose. » J’aime à croire que cette prétention ne sera pas maintenue.

    « Les peuples de langue indo-européenne, dit M. Meillet, n’ont connu l’écriture que très tard, à un moment ou elle était pratiquée à Babylone et en Égypte depuis beaucoup de siècles : seuls de toutes les langues indo-européennes, le sanscrit, l’iranien, le grec et les dialectes italiques dont le latin est le principal, sont attestés avant l’époque chrétienne. Toutes les autres langues, slave, baltique, germanique, celtique, arménien, ne sont attestées qu’après le quatrième siècle de notre ère — en partie, beaucoup après — et par des textes chrétiens… Il est donc impossible de faire l’histoire ancienne des religions pour les peuples de langue indo-européenne. Il est bien connu que certaines langues de l’Asie et presque toutes les langues de l’Europe, appartiennent à un même groupe qu’on est convenu d’appeler indo-européen… Dire que le sanscrit, le perse, le slave, le germanique, le celtique, le grec, l’arménien sont des langues du groupe indo-européen, c’est affirmer que ces langues sont des transformations d’une seule et même langue.

    « De cette langue, on n’a aucun témoignage direct, puisqu’elle n’a pas été écrite. Mais l’identité d’origine des langues en question se traduit par certaines ressemblances et ces ressemblances ne sont pas capricieuses et fortuites. Comme le développement des langues est soumis à des lois, il existe des systèmes réguliers de correspondances de chacune des langues attestées avec toutes les autres langues du même groupe. On appelle langue indo-européenne, ou tout simplement l’indo-européen, l’ensemble de ces systèmes de correspondances. On ne sait pas par quels hommes elle était parlée… On ne sait pas où elle était parlée… On ne sait pas quand elle était parlée (a), " ou si même elle le fut jamais intégralement dans le raccourci d’un temps de civilisation.

    Venues des foules primitives, inconscientes et irresponsables, les formations des mots n’ont connu d’autres règles que des réactions organiques sujettes à variations selon les lieux, selon les temps. En tirer une règle absolue, n’est-ce pas trop hardi ? Où prenons-nous licence de faire un dogme de relativités ? L’embarras est fort grand. Aussi la sagesse de M. Clédat se formule-t-elle en cette parole : « L’étymologie de Θεύς me paraît terriblement compliquée. »

    J’ouvre le dictionnaire étymologique de la langue grecque par Boisacq, et voici qu’au mot Θεός, je lis : « Θεός. brillant. Οδοντες λευϰα θεύντες (Hésiode), Des dents brillantes de blancheur. » C’est donc que M. Boisacq, acceptant le Θ de Θεός pour dérivation du D Dyaus, admet pour Θεός le sens de « brillant », et appuie son opinion d’un exemple d’Hésiode qui ne peut être écarté. Il est vrai que dans son dictionnaire de la langue grecque, M. Bailly évoquera Θεω, je cours, pour origine de Θέοντες, alléguant qu’on ne peut comparer les dents à des coureurs, tandis qu’elles ne représentent, au vrai, qu’alignements d’immobilité. Ajoutons que « briller de blancheur » a un sens, tandis que « courir de blancheur » n’en a pas.

    En somme, la filiation Dyaus, Deus, par Ζεύς génitif Διός, n’est donc pas douteuse. Même si les règles des correspondances linguistiques ne permettent pas d’insérer Θεύς dans la série, la dérivation de l’idée de la Divinité à la représentation du Soleil demeure impeccablement ajustée.

    (a) A. MEILLET, Linguistique historique, linguistique générale.

  14. L’expression est de Locke, ai-je déjà dit. Voltaire a signalé ce glissement de l’abstraction. Locke, Max Muller n’ont pas craint d’analyser le phénomène. Les métaphysiciens eux-mêmes évitent de le contester. Tout leur effort est d’en parler le moins possible.
  15. Il est curieux de voir comment l’esprit humain, dans ses élans de métaphysique, ne se laisse arrêter par aucune contradiction d’expérience. Berkeley professait que « la terre et l’univers n’existent point hors de nos esprits », parce que les qualités des corps n’étant pas nécessairement, dans l’objet ce qu’elles sont dans le sujet, l’objectivité se trouve ainsi de création humaine. « Il suffisait, disait-il, d’ouvrir les yeux pour s’en apercevoir. » Il suffisait aussi d’ouvrir les yeux pour reconnaître que le sujet n’est qu’un aspect de l’objet, grâce à quoi les qualités de l’un et de l’autre se confondent.
  16. Tout le monde a signalé le conservatisme profond du révolutionnaire inculte qui ne peut rien voir au delà d’un changement de noms ou de personnage. C’est le mot du Romain de Shakespeare : « Brutus a tué César, faisons Brutus César ». Et Brutus succomba pour avoir cru que son coup de poignard suffirait pour rendre la liberté au peuple romain qui accomplirait, de lui-même, sa propre révolution, tandis que la plèbe obnubilée ne voyait rien qui pût l’intéresser au delà d’un simple changement de maître.
  17. Musée Carnavalet.
  18. Donnons acte aux révolutionnaires de ce que, s’ils ont prodigué la mort, ils ont aboli l’esclavage, et la torture où se complaisait la juridiction de l’Église.
  19. On s’est demandé si les peuples indo-européens ont eu les mêmes mythes originellement, je n’ai point à entrer ici dans une question qui demande des études approfondies d’histoire et de mythologie. Je le regrette d’autant plus qu’il en jaillirait nécessairement de vives lumières sur la formation mentale des peuples de premier rang dans l’ordre de la civilisation.
  20. Jupiter pleut disait le Latin. Notre Il, sans que les chrétiens s’en tourmentent, est resté là pour rappeler le Dieu païen. Il semble bien, en effet, que la métaphore ait dû précéder l’abstraction. En quelque forme que ce soit, nous assistons là à la mise en train du même phénomène : la vivification d’une image réalisée.
  21. Un distingué correspondant m’écrit à ce sujet : « Apollon, l’un des innombrables Dieux solaires… Est-ce qu’il fut à l’origine, ou devint-il avec le temps, un dieu solaire, le Dieu solaire par excellence ? N’était-ce pas aussi le Dieu d’une tribu déterminée, quelque fétiche personnifié ? Il était surtout vénéré par les Lyciens d’Asie Mineure. Comment vint-il à Delphes ? On connait la légende crétoise. À Delphes il tua le serpent Python, une de ces nombreuses Divinités pythoniennes qui assurent la fécondité des champs, accueillent les âmes des morts, connaissent l’avenir. Pluton est du nombre : c’est lui qui donne la richesse (ploutocratie). C’est cette Divinité locale qu’Apollon supplante à Delphes, il en garda les attributs après l’avoir absorbée. C’était, comme tous ses collègues, un Dieu à tout faire (voir Kreglinger, t. V, p. 71). Pourquoi s’est-il spécialisé dans l’emploi de Dieu solaire ? Quand il tint cet emploi, il absorbe, d’autres Divinités locales d’autres tribus.

    « Un Dieu de la lumière est un Dieu purificateur, il devient facilement un Dieu guérisseur, et Apollon est aussi le Dieu de la médecine. Esculape dut lui céder sa place, et se contenter dorénavant de passer pour son fils. Mais Esculape lui-même absorba en lui d’autres Divinités locales qui devinrent ainsi ses fils : Machaos (le masseur) et Podaleirios, ou ses filles : Hygée et Panacée. Dans toute la Grèce, Lykos était aussi un dieu de la lumière. Mais le mot lykos signifiait aussi le loup (lupus), et Apollon qui supplanta Lykos devint par la confusion des deux mots le tueur de loups. Si le célèbre gymnase d’Athènes était consacré à Apollon Lukeios, ce n’est pas Apollon, c’est Lukos qui est la Divinité première. Un autre purificateur, Phébus, (φοιϐάωϐν, purifier) fut aussi adjoint à Apollon : Phébus Apollo. En somme ce n’est pas l’adjectif qui se détacha du nom d’un Dieu devenu peu à peu un nom particulier et le nom d’un Dieu nouveau, c’est le nom d’un Dieu ancien supplanté, le nom d’un Dieu local quelconque que, comme adjectif, accapara le Dieu vainqueur.

    « Dans le polythéisme primitif il y eut des vaincus et des vainqueurs. Le panthéon grec du temps d’Homère ne nous présente sans doute que ces Dieux victorieux. La religion officielle était constituée, mais le peuple n’en resta pas moins fidèle aux traditions anciennes. Si Apollon, qui doit peut-être aussi à l’action calmante exercée sur les nerfs par les accords apaisants de la lyre, d’être aussi le Dieu de la musique, comme il est celui de la médecine et, parce qu’il voit tout, celui de la justice, s’il a eu d’humbles origines, il a fait brillamment son chemin : le Sol Invictus sous l’empire romain n’a-t-il pas évincé Jupiter lui-même ? Sa fête au solstice d’hiver a dû faire place à la Noël…

    « Socrate fut jugé par le tribunal des Héliastes. Héliastes, Hélios. Usener prétend aussi que Hélios fut un Dieu solaire : Apollon hérita de sa gloire et s’y substitua.

    « Il en est de ces Dieux locaux qui descendirent au rang de demi-Dieux, de héros : c’est ce qui semble être arrivé à Héraklès. Bréal voit aussi dans l’aventure d’Hercule et de Cacus un mythe solaire. Achille, Siegfrid, Samson, ne seraient rien que des Dieux solaires.

    « Il y avait à Athènes un temple du héros Iâtros, encore un Dieu local et guérisseur. Esculape le supplanta comme il dut lui-même céder le premier rang à Apollon. Et le héros Iatros avait lui-même évincé un Dieu plus ancien commun à toute la Grèce : Paian. Dans un temple de Syracuse, dit Usener, on trouve sa statue à côté de celle d’Aisklepios. Du temps de Pindare il a encore son existence à lui. Plus tard on accola son nom à celui d’Apollon : Apollon Paiôn. Le péon, le chant en l’honneur d’Apollon, lui doit son nom. »

    Tout ceci pour aboutir clairement aux évolutions de l’idée divine et de ses représentations — phénomène inévitable puisque c’est l’homme, évoluant, qui en est porteur. Dans la remarquable étude de M. Kreglinger sur la religion d’Israël ; lisez le chapitre intitulé : « Les objets et les êtres divins ».

    Pour l’histoire des mythes, voir les Mythologies de Decharme et de Preller.

  22. Ce mot même de foi n’avait pas le sens déterminé de nos jours. Aristophane, conservateur, montrait les Dieux sur la scène en fâcheuse posture et les réquisitoires contre Socrate et Anaxagore furent bien plus d’une tendance générale que d’une incrimination précisée. On en était encore, plus ou moins consciemment, aux hésitations de l’Inde, en dépit desquelles l’homme s’attache d’abord à quelque mythe particulier, mais dans un sentiment de tolérance universelle dont les chrétiens se sont si fâcheusement départis.
  23. Le mot de création est véritablement ici de mise puisque le personnage mythique, né d’un glissement de la langue, n’est fabriqué d’aucune autre substance que d’une dénomination d’humaine sonorité. À ce titre, l’homme, si prompt à se dire « créé », mérite justement ici la qualification de créateur.
  24. J’aurais voulu pouvoir donner en note une page ou deux de Max Muller pour montrer comment ce savant aborde les problèmes des mythes par les méthodes de la philologie. Mais je dus reconnaître qu’il ne me faudrait pas beaucoup moins qu’un chapitre pour donner une idée à peine suffisante du sujet. Je ne puis donc que renvoyer à l’Essai sur la mythologie comparée du même auteur, ou à sa onzième leçon des Nouvelles leçons sur l’origine du langage particulièrement consacrée à l’étude du mythe de l’Aurore. Le lecteur ne pourra se tenir d’admirer la savante ingéniosité de l’effort et l’heureuse ordonnance des résultats.
  25. Bunsen, Dieu dans l’histoire.
  26. La multiplicité des épithètes louangeuses prodiguées aux phénomènes personnifiés devait déterminer une prolifération de Divinités selon l’aspect sous lequel on les envisageait. Le soleil, remarque Michel Bréal, est, tour à tour, le brillant (Dyaus), l’ami (Mithra), le généreux, le bienfaisant, celui qui nourrit, le Créateur, le Maître du ciel, etc… Des multiplications de mots allaient susciter autant de personnages divins mythiquement apparentés. Que de Dieux naquirent ainsi et même disparurent, sans avoir eu le temps de nous laisser l’éphémère vanité d’un nom évanoui !

    On peut, à ce propos, remarquer que chez les peuples des pays chauds qui s’enferment en plein midi et déplacent leurs troupeaux la nuit, le culte de la lune amie a précédé celui du soleil. Tel fut apparemment le cas des Babyloniens, par exemple. Ce n’est que vers le milieu du siècle dernier qu’on reconnut le soleil pour la source de toute vie. On l’avait adoré parce qu’il se voilait d’éblouissante lumière. On avait adoré la lune parce qu’elle se dévoilait. Il fallait adorer à tout prix.

  27. La noble victime du Golgotha, comme le Bouddha lui-même, rentre plutôt dans la catégorie des héros divinisés d’Evhémère. Cependant, dès les premiers essais de coordinations, le pullulement mythique s’est emparé du Crucifié. Le Sacré-Cœur et Lourdes en sont encore d’assez bruyants témoignages. Au moins ceux-là, jusqu’ici, n’ont-ils pas fait couler le sang.
  28. Chez nous, jusqu’ici, cette « profusion » s’est surtout manifestée par une loi sur l’enseignement obligatoire qui n’a jamais été appliquée. Il nous suffit, en général, de réformes parlées. Dans l’enseignement supérieur, nous avons gardé des parties d’éminence. Cependant, comme je demandais à M. Boule s’il ne pourrait pas trouver un de ses élèves pour étudier le mécanisme anatomique et physiologique du redressement humain, il me répondit tristement : « Nous n’avons plus d’élèves. Tout le monde veut gagner de l’argent… » Je ne suis pas sûr que le recrutement ait fléchi dans les séminaires.
  29. Dans la Genèse mosaïque, Dieu créa la lumière le premier jour et le soleil le quatrième jour, en séparant la lumière des ténèbres. Il y a là, simplement l’effet de deux textes mal cousus. De même pour la création de l’homme et de la femme, à deux reprises, pour des résultats fort différents.
  30. Une tache de peinture rouge sur un rocher, sur une pierre et voilà une Divinité avec qui conférer.
  31. La religion aryenne de Zoroastre, aussi, s’est passée d’images, comme le christianisme lui-même fut sur le point de faire avec Léon l’Isaurien. La Perse se trouvait trop proche du grand foyer sémitique (qui l’a finalement absorbée) pour n’en point subir l’influence. Son originalité fut surtout d’un agrandissement d’Ahriman (le Dieu du mal) jusqu’aux abords d’un dualisme de Divinités. Le Bouddhisme originel proscrivait ces images qui lui furent imposées par un retour du fétichisme populaire inspiré des sculptures hellénistiques du Gandhâra.
  32. On se demande pourquoi les préceptes à l’usage de l’homme ne lui furent donnés que si longtemps après sa création. Étonnez-vous si la créature commença par faillir.
  33. Il n’y avait pas moins de 365 idoles dans la Kaaba. C’est de là qu’est sorti le monothéisme musulman.